Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur l’Antigone
Ici encore nous retrouvons une nouvelle preuve du mérite éminent de Sophocle dans la peinture des caractères. Après la tendre Déjanire, après l’intrépide Électre, Antigone est un nouveau type, le plus pur peut-être sous lequel les anciens aient représenté la femme, avec son dévouement aux affections de la nature. Antigone, en qui nous avons vu, dans Œdipe à Colone, l’héroïsme de la piété filiale, va nous montrer ici l’héroïsme de la piété fraternelle : elle bravera la mort, pour rendre à Polynice les honneurs funèbres, comme elle a bravé la misère et l’exil, pour soutenir et consoler son vieux père. Elle est la seule, dans Thèbes opprimée, que la tyrannie du nouveau maître n’ait pas soumise. En vain Créon, armé des lois les plus sévères de l’État, défend d’inhumer celui des fils d’Œdipe qui a porté les armes contre sa patrie ; elle méprise toutes les menaces, et, après s’être acquittée de ce pieux devoir, elle s’avance vers le froid lit de pierre qui est préparé pour elle. Remarquons en même temps dans ce caractère un heureux mélange d’idéal et de réalité : sublime par ses actes, elle est touchante par les sentiments qui vivent au fond de son cœur ; tout en saisissant notre admiration pour l’énergie de sa résolution, néanmoins elle paye le tribut à la faiblesse de son sexe, et c’est par là qu’elle excite notre sympathie : une fois que l’arrêt de sa mort est irrévocable, elle s’abandonne à sa douleur, elle pleure sa jeunesse et toutes les joies inconnues de la vie, elle regrette qu’elle lui soit ravie, avant d’avoir goûté les douceurs de l’hymen et de la maternité. Un mot qui est resté comme l’expression la plus fidèle de son âme, est cette réponse qu’elle adresse à Créon : « Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr. »
Il y a dans cette pièce un amour mutuel d’Hémon et d’Antigone, qui suffirait à marquer une des différences profondes qui distinguent la tragédie antique et la tragédie moderne. Dans Sophocle, cet amour est à peine indiqué par quelques mots ; le poète n’a pas même ménagé de rencontre entre les deux jeunes gens ; c’est que de pareils entretiens auraient été contraires à l’esprit des mœurs grecques. Sans doute, aux yeux des Athéniens, l’aveu de l’amour le plus innocent, une simple conversation avec Hémon, eût altéré la pureté d’Antigone. Seulement, le Chœur, interprète poétique des sentiments que le jeune homme renferme dans son sein, chante un hymne ravissant à l’Amour, et au dénoûment, Hémon révèle sa passion d’une manière éclatante, en se perçant de son épée, sur le corps même d’Antigone. Si donc on est peu fondé à prétendre que l’amour ait été ignoré des anciens, il est plus exact de dire que, chez eux, l’état social, la vie tout extérieure, les relations des deux sexes telles qu’elles existaient alors, laissaient à l’amour une moindre place ; il y était moins développé, moins raffiné, et des idées de convenances très différentes des nôtres n’en permettaient pas l’expression directe sur le théâtre.
Quant au personnage de Créon, il est esquissé avec beaucoup d’art. On voit en lui un ambitieux, jaloux de son pouvoir, et perverti par l’exercice de l’autorité absolue. Au goût de la tyrannie, il joint l’esprit sophiste qui prétend la justifier ; il veut convaincre les citoyens, que le salut de l’État se confond avec l’exécution de ses volontés les plus arbitraires : de là cet étalage de maximes morales et politiques, dont il entremêle ses discours ; il s’efforce de prêter à son décret inhumain les apparences de la justice et la sanction de la légalité. Enfin, pour dernier trait, l’obstination de l’orgueil : plus son projet rencontre d’obstacles, plus il y persiste avec opiniâtreté, et l’inexécution de ses ordres excite en lui un ressentiment, qui le porte aux derniers excès, et finit par amener la ruine de toute sa famille.
Au milieu de ces conflits, le Chœur joue un rôle bien passif : les vieillards thébains qui le composent sont d’humeur débonnaire, complaisante, servile même, ils donnent toujours raison à celui qui parle ; d’abord à Créon, qui prêche l’absolutisme et l’obéissance passive, et bientôt à son fils, qui proteste en faveur de la justice et de la liberté humaine. Malgré sa compassion pour Antigone, le Chœur reste frappé de crainte devant son persécuteur, et n’essaie pas même de le fléchir par des prières. Cet abandon fait d’autant plus ressortir le courage d’Antigone. Quand nous la voyons marcher à la mort, sans être un objet de regrets, comment ne pas partager son indignation contre la lâcheté de ses concitoyens, qui ne lui accordent pas même une larme ?
Aucune pièce de Sophocle n’excita plus d’applaudissements que l’Antigone. Le grammairien Aristophane de Byzance, à qui l’on attribue le second argument placé en tête du texte, la compte au nombre des plus belles tragédies de ce poète. Il ajoute même que le succès de l’ouvrage lui valut l’honneur d’être nommé un des généraux de l’expédition dirigée contre Samos. Au premier abord, on ne peut se défendre d’une certaine surprise, en voyant un mérite purement littéraire récompensé par les charges les plus importantes de l’État ; on est tenté de sourire aux bizarres caprices de cette démocratie, qui payait le talent dramatique par un commandement militaire ; on a beau jeu alors à plaisanter sur le caractère frivole des Athéniens, assez riche d’ailleurs sous ce rapport pour qu’il ne soit pas besoin de charger le portrait. Quant au fait que Sophocle fut réellement général une fois dans sa vie, il est attesté, non-seulement par son biographe anonyme, mais aussi par un grand nombre d’historiens. Il fut collègue de Périclès, comme stratège, selon Plutarque {Vie de Périclès, c. VIII) ; Cicéron (de Offic., I, 144) ; Valère Maxime (IV, III, 1). Nous lisons dans Pline (Hist. nat., XXXVII, 2) : « Sophocles tragicus poeta, tanta gravitale cothurni, et praeterea vitae fama, alias principe loco natus Athenis, rebus gestis, exercitu ducto...» Plusieurs même indiquent que le commandement de Sophocle tombe dans la guerre de Samos. Strabon (XIV, 18) : « Les Athéniens ayant envoyé Périclès stratège, et Sophocle le poète avec lui, maltraitèrent dans un siège les Samiens révoltés. » Le scholiaste d’Aristophane, sur la Paix (v. 696), parle aussi de son expédition de Samos. Suidas, au mot Mέλιτος, dit : « Ayant commandé pour les Samiens, il combattit sur mer, contre Sophocle, le poète tragique, dans la quatre-vingt-quatrième olympiade. » Enfin, nous lisons dans Athénée (1. XIII, p. 603) : « Le poète Ion, dans le récit de ses voyages, a écrit : « Je rencontrai le poète Sophocle à Chios, lorsqu’il faisait voile vers Lesbos, en qualité de général. »
Du reste, il ne faut pas oublier qu’à Athènes, les dix stratèges n’étaient pas seulement les commandants des troupes, mais qu’ils étaient employés aussi à l’administration des affaires publiques, et dans les rapports qu’on entretenait avec les États étrangers.
Pour ce qui est du motif qui fit élever Sophocle à ce poste important, il est assez probable que la poésie si riche, si élevée, si touchante de la pièce n’était pas l’unique mérite que les Athénien applaudissaient dans Antigone. On oublie trop le côté politique de la tragédie grecque, bien que ce ne fût pas là son caractère essentiel. Remarquez en effet avec quel soin particulier et de quel ton grave l’auteur expose (v. 175-190) des règles de gouvernement, des maximes sur les devoirs d’un citoyen, et sur l’obligation imposée au chef de l’État, de sacrifier ses amitiés particulières à l’intérêt public. Démosthène, dans son discours sur les prévarications de l’ambassade, a cité tout ce passage ; et il ajoute que ce sont non-seulement de beaux vers, mais qu’ils sont pleins de conseils utiles aux Athéniens. Plus bas (v. 659-676), le poète attaque l’anarchie, il recommande l’obéissance aux lois, la soumission aux magistrats ; de la stricte observation de ce devoir dépend le salut de l’État, comme l’insubordination de quelques-uns peut amener la perte de tous. De plus, tout en prenant dans cette pièce la défense des lois divines et du culte dû aux dieux infernaux , ce qui fait du dévouement d’Antigone, non-seulement un acte de piété fraternelle, mais aussi un acte essentiellement religieux, Sophocle a su néanmoins traiter ce sujet avec tant de mesure, qu’il se garde bien de porter la moindre atteinte à l’autorité des lois civiles. Enfin, une autre cause qui a pu valoir à l’auteur la faveur populaire, c’est la haine de la tyrannie qui respire dans cette pièce, et qui, bien que formellement exprimée dans tel passage particulier, comme v. 729- 735, se révèle encore plus par l’impression générale de tout l’ouvrage, comme un sentiment qui s’exhale de l’âme même du poète. On conçoit très bien que cette aversion pour la tyrannie fut de nature à agir vivement sur l’esprit de la multitude, à provoquer ses acclamations et son enthousiasme, et à inspirer le désir de récompenser l’auteur, en l’élevant à de hautes fonctions politiques.
Selon Suvern, Sophocle aurait en outre introduit dans cette pièce certaines allusions relatives a l’état politique et au gouvernement d’Athènes à cette époque (v. 662, 572, dans le premier discours de Créon à son fils) ; il suppose que le poète exhorte les Athéniens à mettre fin aux divisions des partis de Périclès et de Thucydide, et à n’obéir qu’au seul Périclès, qui, vers ces temps-là, écrasa le parti de son rival, et devint le chef de la république. Il est permis d’avoir quelques doutes sur la réalité de cette intention ; mais , dans ce système, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Sophocle eût été donné pour collègue à Périclès.
Quoi qu’il en soit, la phrase d’Aristophane de Byzance, que nous avons citée plus haut, a été le fondement de toutes les conjectures qu’on a formées sur la date de la représentation d’Antigone. L’époque de la guerre de Samos sert à la fixer d’une manière approximative ; cependant les opinions varient entre celles de M. Bœckh, qui s’arrête à la troisième année de la quatre-vingt-quatrième olympiade, ou 442 avant notre ère, et celle de Seidler, qui propose la première année de la quatre-vingt-cinquième olympiade, ou 440 avant Jésus-Christ. Wex et Suvern adoptent une opinion intermédiaire, c’est-à-dire l’olympiade 84, 4, ou 441 avant Jésus-Christ. Enfin Bothe pense qu’il faut entendre ici la seconde guerre de Samos, qui eut lieu sous l’archonte Morychidés, olympiade 85, 1=439 ; et que la pièce fut jouée cette année-là même.
Selon Aristophane de Byzance, l’Antigone était la trente-deuxième pièce de Sophocle. Si l’on admet l’opinion la plus accréditée, qui place sa naissance à l’an 495 , il aurait eu cinquante et quelques années lorsqu’il fit jouer cette tragédie. Il était alors dans la force de son génie, qui d’ailleurs se maintint longtemps dans tout son éclat, puisque la plupart des chefs-d’œuvre qui nous restent de lui, sont postérieurs a l’Antigone.