Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur l’Œdipe roi

Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. 127-130).
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NOTICE
SUR L’ŒDIPE ROI.




L’Œdipe Roi est la plus belle pièce de Sophocle et le chef-d’œuvre de l’art dramatique chez les Grecs, comme l’Œdipe à Colone est la première pour l’élévation de la poésie et pour la pureté des idées morales. Nulle part la puissance du Destin, telle que les anciens la concevaient, n’apparaît sous un jour plus redoutable. Un homme est conduit irrésistiblement, par la seule fatalité qui s’attache à sa race, à commettre les crimes les plus effroyables et les plus inouïs, à tuer son père, à devenir l’époux de sa mère, et cela, sans cesser d’avoir le cœur pur et d’être innocent d’intention : tous ces crimes sont involontaires, il les commet sans le savoir. D’anciennes prédictions annoncent ces événements funestes, mais en apparence, ils ont été démentis par le fait. Cependant, à la fin, ces oracles se trouvent vérifiés, les inévitables arrêts du Destin sont accomplis dans toutes leurs terribles menaces.

C’est ici le lieu de remarquer le rôle important que jouent les oracles dans toutes les tragédies de Sophocle ; presque partout ils sont le principal ressort de l’action. Ici une peste cruelle ravage la ville de Thèbes ; Œdipe envoie au temple de Delphes consulter l’oracle sur les moyens de la faire cesser ; le dieu répond par l’ordre de chercher le meurtrier de Laïus, qui se cache dans la ville, et de l’en bannir ou de le mettre à mort. De là naissent, comme autant de conséquences, et les imprécations d’Œdipe, qui doivent retomber sur lui-même, et les révélations successives, qui amènent la catastrophe.

Œdipe lui-même est sous le coup des oracles qui ont présidé à sa naissance, et qui planent sur la destinée de toute sa race. Du reste, cet Œdipe, sur lequel le destin épuise ses rigueurs, est bon, humain, compatissant ; il sympathise avec les souffrances de son peuple, son premier vœu est de soulager ses misères ; et cependant le poète ne l’a pas montré tout à fait irréprochable, il lui a donné des défauts attachés à la puissance et au génie : il est présomptueux, irritable, la prospérité a grandi sa foi en lui-même, l’exercice du souverain pouvoir l’a rendu fier et impérieux. C’est bien le représentant de l’humanité, avec sa confiance sans bornes en sa propre raison : une fois engagé dans une voie, rien ne saurait le faire reculer ; dès la première lueur jetée sur son obscure destinée, il la suit jusqu’au bout, quoiqu’il pressente déjà la funeste issue de ses recherches.

C’est une belle conception que celle du devin Tirésias, qui sait tout, et qui redoute de révéler la vérité. Quelle profondeur dans cette tristesse sans égale que lui laisse la connaissance du passé et de l’avenir ! Il est aveugle, comme si cette privation de la vue extérieure le rendait plus clairvoyant dans les choses qui échappent aux yeux des mortels. Objet de la vénération publique, la voix du Chœur, qui est ici celle du peuple, le met de pair avec Apollon : « Tirésias partage avec Phœbus la science prophétique. » La qualification d’ᾶναξ (prince) est donnée à l’un et à l’autre. Il répond fièrement à Œdipe : « Sujet d’Apollon, je ne suis pas le tien. » Est-ce donc que l’ordre religieux était indépendant de l’ordre civil ? Il est certain qu’on ne voit ailleurs nulle autre trace de cette indépendance, dans l’histoire de la société grecque. Serait-ce une réminiscence de l’antique sacerdoce, aboli depuis des siècles ?

Le rôle de Jocaste est aussi une création originale qui porte l’empreinte du siècle de Sophocle. Son incrédulité pour les oracles est fondée sur sa propre expérience ; des prédictions qui lui ont été faites ne se sont pas réalisées : « Crois-moi, dit-elle à Œdipe, aucun mortel ne dévoile les secrets du ciel. » Et ailleurs : « Que sert à l’homme de craindre, puisqu’il est le jouet de la fortune, et qu’il ne peut lire dans l’avenir ? Le mieux est de s’abandonner au hasard et de jouir de la vie. »

Quand le poète osait prêter à Jocaste un pareil langage, déjà, sans doute, des germes de scepticisme s’étaient manifestés au sein des peuples ; déjà, en effet, les sophistes avaient prêché publiquement leurs doctrines. Si d’ailleurs nous voulions tirer du drame de Sophocle quelque induction sur l’état religieux des esprits à cette époque, on pourrait dire, ce me semble, qu’ils en étaient alors, en matière de religion, au même point que chez nous, vers la fin du dix-septième siècle ; et le polythéisme grec, malgré l’éclat dont il brillait encore dans les fêtes publiques, touchait au moment de sa décadence. Élevés sous la tutelle de l’antique religion, les hommes d’alors devaient à leur éducation de comprendre et de respecter le culte national ; mais déjà le doute et l’examen ébranlaient les vieilles croyances. Derrière eux grandissait une jeune génération, possédée par l’amour des nouveautés et par l’esprit de moquerie. Ce que Voltaire et les philosophes firent en France, Anaxagor, Socrate, Aristophane, quoique dans un esprit bien différent des philosophes du dix-huitième siècle, le firent à Athènes. Tout en employant des procédés très-divers, ils mirent en saillie les erreurs, les contradictions, les absurdités du polythéisme, et préparèrent de loin la grande révolution religieuse qui devait renouveler le monde.

À part les autres genres de beautés, il y a encore dans ce drame un intérêt de curiosité ménagé avec beaucoup d’art : cet intérêt, habilement suspendu, va toujours croissant ; une première clarté, jetée sur le sombre mystère, en amène de nouvelles, et tous les faits se dévoilent successivement avec une progression terrible. D’abord, les paroles de Tirésias ont jeté le trouble dans l’âme d’Œdipe ; puis, dans le récit de Jocaste, la description des lieux où Laïus fut tué réveille ses souvenirs : cette lueur subite éclaire une partie des événements ; déjà il se reconnaît, selon toute apparence, pour le meurtrier de Laïus, et les imprécations terribles qu’il a lancées contre le coupable doivent retomber sur lui-même. Bientôt, le messager venu de Corinthe lui révèle que Polybe n’était pas son père, et qu’il a été recueilli sur un rocher désert, où il était abandonné. Quelle impression de terreur produit un seul mot, quand le messager prononce ces simples paroles : « Je t’avais trouvé sur les rochers déserts du Cithéron ! » Enfin, avec l’arrivée du berger, commence l’admirable scène où se dévoile l’accomplissement de l’oracle qui l’avait destiné à devenir parricide et incestueux ; chaque mot est un pas de plus vers la révélation complète de son sort, et à mesure qu’il pressent la catastrophe suspendue sur sa tête, il semble que sa curiosité redouble. Là le chef-d’œuvre du génie tragique se reconnaît encore, même à travers une traduction décolorée, d’où a disparu tout le charme de la poésie.

Cependant, si l’on en croit Dicéarque, cité par l’auteur de la préface grecque, ce chef-d’œuvre fut vaincu par Philoclès, poète médiocre, souvent bafoué par Aristophane. Il n’obtint que le second prix, du moins si l’on s’en rapporte à ce passage du biographe anonyme de Sophocle : « Il remporta vingt victoires, il eut souvent la seconde place, jamais la troisième. »

Quant à la date de l’Œdipe Roi, tous les indices qu’il est possible de recueillir se bornent à des données purement conjecturales, et qui ne s’accordent pas toutes ensemble. Ainsi, la description de la peste, si énergiquement tracée dans la première scène, pourrait donner à penser que les souvenirs du fléau qui ravagea Athènes, la seconde année de la guerre du Péloponnèse (troisième année de la quatre-vingt-septième olympiade, ou 430 avant notre ère), n’étaient pas étrangers à ce morceau ; ce qui autoriserait à mettre la représentation vers l’an 429. D’un autre côté, tout ce qui est dit dans le troisième chant du Chœur (v. 851-898) sur la tyrannie et sur la profanation des temples et des choses saintes doit, selon toute apparence, avoir trait aux affaires publiques d’Athènes. Le Chœur, qui représentait le peuple, avertit ici les Athéniens, que sans la piété et le respect des lois divines, il n’y a pas de salut pour l’État. Dans l’opinion de Musgrave, tous ces traits sont dirigés contre Alcibiade. Ainsi le vers 861, « l’outrage (c’est-à-dire la violation des lois) enfante le tyran, » s’appliquerait à lui, et l’on trouve dans sa vie, par Plutarque, un passage qui est comme le commentaire de ce mot de Sophocle : « Les grands redoutaient et supportaient avec impatience et avec dégoût son insolence et son mépris des lois, comme tyranniques et monstrueux. » — On connaît le fait de la mutilation des Hermès, et d’autres excès qui rendirent Alcibiade odieux, et le firent soupçonner d’aspirer à la tyrannie. Dans la deuxième strophe de ce chœur, presque chaque mot s’appliquerait à lui : qui fut en effet plus outrageux dans ses actes comme dans ses paroles ? quel plus grand contempteur de la justice ? qui fut plus livré aux voluptés sensuelles ? qui a plus que lui profané les images des dieux ? et plus loin (v. 1505), à la fin de la pièce, ce serait encore lui qu’on accuserait d’être jaloux des citoyens, car alors, selon Plutarque (c. XIV), il était jaloux de Nicias. Mais si réellement toutes ces allusions tombent sur Alcibiade, la représentation de l’Œdipe Roi aurait été beaucoup plus récente, puisque le fait de la mutilation des Hermès, et l’accusation de sacrilège portée contre Alcibiade sont de la deuxième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, ou 415 ans avant notre ère, et Sophocle aurait été octogénaire lorsqu’il composa cette pièce.

Enfin, Hermann pense que l’Œdipe Roi doit avoir été donné après la Médèe d’Euripide, c’est-à-dire après la deuxième année de la quatre-vingt-septième olympiade, ou 431 ans avant notre ère ; et voici sur quoi il le conjecture : selon Athénée (l. X, p. 453), Euripide avait imité dans les chœurs de sa Médée un certain Callias ; et après lui, Sophocle, dans son Œdipe, imita de ce Callias l’élision d’une voyelle à la fin du vers ïambique : cette licence s’y trouve au moins cinq fois (v. 20, 332, 785, 1184, 1224) ; et dans toutes les pièces de Sophocle antérieures à l’Œdipe, elle ne se trouve pas. Entre toutes ces suppositions, quelle que soit celle qu’on adopte, il en résultera toujours que Sophocle avait au moins soixante-quatre ans, et peut-être plus de quatre-vingts, lorsqu’il fit jouer cette tragédie.