Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur l’Œdipe à Colone

Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. 197-200).


NOTICE
SUR L’ŒDIPE À COLONE.




L’Œdipe à Colone est, nous l’avons déjà dit, la pièce où Sophocle s’est élevé à la plus grande hauteur, par la portée et la pureté des idées morales. Elle a une couleur profondément religieuse. Elle roule tout entière sur l’oracle qui a annoncé à Œdipe sa mort prochaine, et promis que son tombeau assurerait la victoire au peuple qui le posséderait. Ses malheurs ont expié ses crimes involontaires : les dieux, qui l’avaient tant poursuivi, se réconcilient avec lui, et lui accordent une mort paisible, glorieuse même, dans le sanctuaire des Euménides. C’est au milieu de leur bois sacré, dans le bourg de Colone, près d’Athènes, qu’il trouve enfin un éternel repos.

Ici, Œdipe est toujours victime de la fatalité, mais il n’en conserve pas moins un caractère hautement moral. Un enchaînement de circonstances extérieures, tout à fait indépendantes de son libre arbitre, l’a rendu criminel, mais sans qu’il l’ait voulu ; et cette absence de participation de sa volonté rassure sa conscience : il parle de ses crimes involontaires sans embarras, ils sont l’œuvre des dieux. Il établit nettement, et à plusieurs reprises, que c’est l’intention qui fait la faute, et qu’il n’y a pas culpabilité s’il n’y a participation de l’agent. La culpabilité n’est reconnue que dans l’intention de faire le mal ; le crime involontaire n’est plus un crime. L’homme a pu servir d’instrument dans la main des dieux ; mais si sa conscience est pure, il n’est pas vraiment coupable. Voilà donc le dogme de la fatalité épuré, ou plutôt dégagé de la moralité qui ne lui appartient pas ; voilà la ligne de démarcation profondément tracée entre le domaine moral de la conscience, où règne la liberté humaine, et le domaine de la fatalité, qui n’est plus que l’enchaînement des faits extérieurs placés en dehors de notre action, et derrière lesquels la liberté de l’homme reste entière. Ainsi du triste dogme de la prédestination, le poète n’a pris en quelque sorte que la partie étrangère à l’homme ; il en retranche toute la partie odieuse, celle qui répugne le plus à la nature humaine, c’est-à-dire l’imputabilité.

Certes, une pareille transformation de l’idée du Destin dans la tragédie grecque marque un progrès assez important dans l’histoire des idées morales, pour autoriser à dire que Sophocle avait pressenti quelques-unes des vérités que le christianisme devait mettre en lumière, quelques siècles plus tard. Il suffit de citer toute la réponse d’Œdipe à Créon (v. 950-1003), trop longue pour être’ rapportée ici ; on y verra toutes ces notions parfaitement éclaircies, et en accord avec la conscience la plus pure et le bon sens le plus élevé.

À la composition de l’Œdipe à Colone se rattache une anecdote rapportée par un assez grand nombre d’écrivains, entre autres Cicéron (de Senectute), Plutarque (An seni ger. resp.), Apulée (Apolog.), Lucien (Macrob.), etc. Voici en quoi s’accordent leurs diverses relations : Sophocle, paraissant négliger son patrimoine pour se livrer à la poésie tragique, fut cité en justice par ses fils, ou bien par son fils Iophon, dans l’intention de lui faire enlever l’administration de ses biens, comme n’ayant pas l’esprit sain, et ne possédant plus l’usage de toutes ses facultés. Alors Sophocle lut devant les juges son Œdipe à Colone, qu’il venait de composer, et il demanda aux juges si un tel poème était l’ouvrage d’un homme qui radote. Le tribunal le renvoya de la plainte.

De cette anecdote, il est naturel de conclure que Sophocle, lorsqu’il composa cette tragédie, était déjà dans une vieillesse avancée : l’auteur de la première préface grecque le dit formellement ; et, selon le biographe anonyme, il était accusé de radoter, à raison de son grand âge. D’autres raisons concourent à confirmer cette opinion. De nombreux passages de la pièce donnent à penser qu’à cette époque les hostilités étaient flagrantes entre les Athéniens et les Thébains ; on y trouve de fréquentes allusions à divers incidents relatifs à la guerre du Péloponnèse. Ainsi Œdipe, dans sa scène avec Thésée, prédit l’inimitié future des deux États, et il promet aux Athéniens la victoire sur les Thébains. Son tombeau, recueilli sur le sol de l’Attique, doit être une sauvegarde pour le pays. Dans un autre passage (v. 651-655), Thésée défie les Thébains et méprise leurs menaces ; plus loin (v. 699) se trouve l’éloge de la puissance navale, qui devait plaire particulièrement à Athènes. On a vu une difficulté dans ce vers où il est dit que le territoire d’Athènes ne saurait être ravagé par les Thébains : sans doute il l’avait été plus d’une fois, dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, par les Thébains unis aux Lacédémoniens. Mais lorsque, après la troisième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade (dixième année de la guerre), la paix fut conclue avec Lacédémone, les Thébains seuls continuèrent les hostilités contre les Athéniens, il n’y eut qu’une trêve de dix jours (Thucydide, v. 26, 32) ; et Sophocle présage à ses concitoyens que l’Attique ne peut plus être ravagée par les Thébains. Cet augure dut être alors d’autant plus agréable aux Athéniens, que, la première année de cette quatrevingt-neuvième olympiade, ils avaient été battus à Délium par les Thébains.

Il résulte de tout cela, que nulle date ne paraît mieux cadrer pour la composition de l’Œdipe à Colone, que la quatrième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, ou la première année de la quatre-vingt-dixième (ce qui répond aux années 421 et 420 avant notre ère), époque où Euripide travaillait à ses Suppliantes, pièce qui se distingue par une animosité très-prononcée contre les Thébains. Sophocle avait alors soixante-quinze ou soixante-seize ans.

Toutefois, cette pièce ne fut représentée sur le théâtre d’Athènes qu’après la mort de Sophocle, arrivée l’an 406 (Ol. 93, 3), l’année même où furent jouées les Grenouilles d’Aristophane. Ce fut son petit-fils, nommé Sophocle comme lui, qui la fit représenter sous l’archonte Micon, Ol. 94, 3 ; l’an 402.

Les critiques ont cru remarquer dans cet ouvrage les traces de la vieillesse du génie. Et en effet, bien qu’on n’y sente aucune langueur, bien que la grâce s’y joigne toujours à la gravité, et que l’ensemble comme les détails portent le cachet de la perfection, cependant, en général, le ton en est beaucoup plus calme, et l’on n’y trouve plus l’ardeur et l’impétuosité de la jeunesse. Sans doute la nature du sujet y entre pour beaucoup, ainsi que l’âge et la condition des personnages ; mais Sophocle a bien fait de le réserver pour sa vieillesse.