Tragédies de Sophocle (Artaud)/Avis sur cette cinquième édition


AVIS


SUR CETTE CINQUIÈME ÉDITION


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En rappelant l’attention des lecteurs français sur les chefs-d’œuvre du théâtre grec, on peut se proposer un double but. Après ces saturnales de la littérature auxquelles nous avons assisté, après les exemples de dévergondage et d’immoralité qui ont souillé chez nous les livres et la scène, peut-être y a-t-il quelque utilité littéraire à réveiller dans les âmes le sentiment du vrai et du naturel, et à reposer les esprits sur la vue des beautés classiques qui brillent dans les anciens. La pureté des formes et la grandeur des caractères, la simplicité antique et l’aspiration à l’idéal, tels sont les mérites qui recommandent en particulier les tragédies de Sophocle. L’admiration éclairée de cette poésie si noble, si élevée, ne sera-t-elle pas toujours la véritable école du bon goût ? Et si le beau est en effet le relief du bien, il est permis d’espérer que l’étude de ces brillants modèles laissera dans les âmes des impressions calmes, vivifiantes et pleines de fraîcheur, dont la bienfaisante influence tournera au profit de la moralité humaine. En même temps, ce commerce plus intime avec les productions de l’antiquité peut avoir une autre utilité, que j’appellerai historique. Elle nous aidera à mieux comprendre le passé. L’histoire n’est pas tout entière dans les historiens, tant s’en faut ! Les ouvrages des poètes sont aussi des monuments, que l’on peut consulter avec fruit sur l’esprit des peuples qu’ils ont charmés, sur leurs mœurs, sur leur état social, leurs idées morales et religieuses. C’est en les interrogeant qu’on entrera plus avant dans les secrets de la vie intérieure, et qu’on surprendra une foule de détails, que révèlent rarement les pages du simple annaliste. À ce titre, les tragédies d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et les comédies d’Aristophane sont le complément nécessaire d’Hérodote et de Thucydide. Cette étude, faite avec intelligence, détruira bien des idées fausses sur les siècles qui nous ont précédés. Ce serait comme le préambule obligé de la science nouvelle qui, sous le nom de philosophie de l’histoire, aspire à caractériser chaque âge du monde par les traits qui lui sont propres, et à distinguer, dans le développement de l’esprit humain, les lois générales qui président à sa marche, des formes particulières qu’impose à chaque nation la différence des climats, des gouvernements et des religions.

Cette traduction a été encore une fois soumise à une révision sévère sur les textes les plus récents. On ne s’étonnera pas de trouver ici encore bien des corrections, justifiées par la recherche d’une fidélité plus scrupuleuse. Un commerce plus assidu avec ces grands génies de l’antiquité nous familiarise davantage avec leur manière, avec la tournure de leur esprit et les caractères originaux de leur style. J’ai donc, sans hésitation, refait les passages où j’ai cru pouvoir rendre avec plus de vérité le tour de la pensée ou la vigueur de l’expression. On a suivi ici le même système que pour les traductions d’Aristophane et d’Euripide.

Malgré les soins que j’ai apportés à la révision de mon travail, nul ne sait mieux que moi toutes les imperfections qui y restent encore. Cependant je prie aussi les lecteurs instruits de ne pas se hâter de condamner tous les passages où je me suis écarté du sens généralement reçu. Quiconque a tant soit peu étudié le texte de Sophocle, sait que, malgré la noblesse et la pureté de son style , il s’y trouve bien des endroits où le sens flotte dans un vague qui permet les opinions les plus divergentes. Dans les chœurs particulièrement, les obscurités du style lyrique donnent souvent lieu à des interprétations très diverses. J’ai été frappé, en consultant dans ces passages douteux les plus savants éditeurs, de voir combien les érudits se travaillent l’esprit et torturent les textes, pour chercher les sens les plus éloignés, et préférer souvent celui qui s’écarte le plus de l’ordre naturel des idées.

Déjà le tutoiement, par lequel on a remplacé les formes cérémonieuses qui avaient introduit dans les siècles héroïques l’étiquette des cours modernes, a été généralement approuvé, comme plus conforme aux habitudes des anciens. Déjà la division par actes, que rien n’indique dans les auteurs grecs, et qu’on avait appliquée arbitrairement à leur théâtre, a été supprimée.

Le système de traduction qui prévaut aujourd’hui consiste à se tenir le plus près possible du texte, à tâcher de le reproduire exactement, avec ses qualités comme avec ses défauts, à conserver la physionomie de l’original, autant du moins que le comporte le génie de notre langue. C’est dans ce sens qu’un certain nombre de corrections ont été faites. Par exemple , dans Philoctète (v. 96-97), la première édition portait : « Moi aussi, dans les illusions du jeune âge, je savais moins parler qu’agir. » La nouvelle édition, élaguant les tours de phrase tout modernes, se tient plus près du texte : « Moi aussi, quand j’étais jeune, j’avais la langue paresseuse, et le bras prompt à agir. »

Il est une tentation assez fréquente, à laquelle le traducteur est forcé de résister, c’est d’adoucir quelques nuances trop heurtées, d’atténuer la brutalité de certains sentiments qui choquent nos habitudes et nos idées modernes. Il doit se tenir en garde contre ce penchant, sous peine de substituer une image de convention à une image fidèle. Il n’est pas chargé de corriger son auteur, et de le rendre irréprochable, ni de le travestir à la mode changeante des convenances locales. À la vérité, cette exactitude scrupuleuse qu’on exige aujourd’hui, impose une tâche délicate, et quelquefois très difficile. On conçoit que la plume hésite, par exemple, dans ce passage de l’Antigone, où le poète raconte qu’Hémon crache au visage de son père ; ou ailleurs, lorsque Électre, à propos des clameurs de Clytemnestre, dit qu’elle aboie. En pareils cas, nous reproduisons dans les notes la crudité du texte, que la susceptibilité du goût français nous a forcé d’adoucir.

D’un autre côté, il est un écueil en sens contraire, qui ne paraît pas moins à craindre. Prenons garde de murer l’esprit du poète, à force d’exactitude littérale. Parfois il est nécessaire d’expliquer, de compléter ce que les mots du texte ne font qu’indiquer. Ainsi Antigone (v. 820) dit, en se comparant à Niobé : « Le sort m’endort très semblable à elle. » Nous avons cru être aussi fidèle, et plus intelligible au lecteur français, en disant : « Ainsi qu’elle, le sort va m’endormir sous une enveloppe de pierre. » Quand Électre adresse ces mots au gouverneur d’Oreste (v. 136-137) : « Ô mains chéries, ô ministère très agréable de tes pieds ! » pour dire que ses mains ont enlevé Oreste, et que ses pieds l’ont porté sur une terre hospitalière, il serait bien difficile de conserver l’expression littérale, et il faut chercher un équivalent, en disant, avec un tour moins vif et moins concis : « Mains chéries ! ô toi dont les pieds nous ont prêté un si heureux ministère ! »

N’oublions pas d’ailleurs que la simplicité antique a aussi un cachet d’élégance, et que les beautés du style sont comme un reflet de l’âme des grands poètes. Les en dépouiller, c’est aussi les défigurer.

Ainsi, être simple sans trivialité, rendre le génie antique accessible à notre temps, sans le travestir à la moderne, être grec par l’esprit, tout en restant français par les formes, tel est le difficile problème que nous avons à résoudre, et malgré tous mes efforts, je ne me flatte pas d’y avoir complètement réussi.

J’ai pris pour base du texte l’édition de M. Boissonade ; mais je n’ai pas négligé les travaux plus récents d’Hermann, de Wunder, de Bothe, ceux de Reisig pour l’Œdipe à Colone, de Wex pour l’Antigone, etc. Cette cinquième édition a été revue sur le texte de Guillaume Dindorf adopté par M. A. F. Didot, dans sa belle collection des classiques grecs. Je ne puis oublier ici M. de Sinner, qui a si bien mérité de nos écoles par ses éditions classiques.

J’ai ajouté un grand nombre de notes. À chaque pas, en lisant les auteurs anciens, on est arrêté par des usages étrangers à nos habitudes, qui exigent des explications. Si quelques personnes trouvent que je n’en ai pas encore mis assez, surtout pour la variété des leçons adoptées par les différents philologues, je prie ces personnes de ne pas oublier que je ne donne pas ici une édition critique, et que le libraire, dans cette publication, a eu surtout en vue les jeunes gens et les gens du monde.