Tout en Dieu/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 28 (p. 91-102).


TOUT EN DIEU
COMMENTAIRE
SUR MALEBRANCHE
PAR L’ABBÉ DE TILLADET[1].
(1769)

In Deo vivimus, et movemur, et sumus.
Tout se meut, tout respire, et tout existe en Dieu.

Aratus, cité et approuvé par saint Paul[2], fit cette confession de foi chez les Grecs.

Le vertueux Caton dit la même chose dans Lucain :

Jupiter est quodcumquo vides, quocumque moveris.

(Phars., liv. IX, v. 580.)

Malebranche est le commentateur d’Aratus, de saint Paul, et de Caton. Il a réussi en montrant les erreurs des sens et de l’imagination ; mais quand il a voulu développer cette grande vérité, que Tout est en Dieu, tous les lecteurs ont dit que le commentaire est plus obscur que le texte.

Avouons avec Malebranche que nous ne pouvons nous donner nos idées.

Avouons que les objets ne peuvent par eux-mêmes nous en donner : car comment se peut-il qu’un morceau de matière ait en soi la vertu de produire dans moi une pensée ?

Donc l’Être éternel, producteur de tout, produit les idées, de quelque manière que ce puisse être.

Mais qu’est-ce qu’une idée ? Qu’est-ce qu’une sensation, une volonté, etc. ? C’est moi apercevant, moi sentant, moi voulant.

On sait enfin qu’il n’y a pas plus d’être réel appelé idée que d’être réel nommé mouvement ; mais il y a des corps mus.

De même il n’y a point d’être réel particulier nommé mémoire, imagination, jugement ; mais nous nous souvenons, nous imaginons, nous jugeons.

Tout cela est d’une vérité incontestable.


LOIS DE LA NATURE.
Maintenant, comment l’Être éternel et formateur produit-il tous ces modes dans des corps organisés ?

A-t-il mis deux êtres dans un grain de froment, dont l’un fera germer l’autre ? A-t-il mis deux êtres dans un cerf, dont l’un fera courir l’autre ? Non sans doute ; mais le grain est doué de la faculté de végéter, et le cerf, de celle de courir.

Qu’est-ce que la végétation ? C’est du mouvement dans la matière. Quelle est cette faculté de courir ? C’est l’arrangement des muscles qui, attachés à des os, conduisent en avant d’autres os attachés à d’autres muscles.

C’est évidemment une mathématique générale qui dirige toute la nature, et qui opère toutes les productions. Le vol des oiseaux, le nagement des poissons, la course des quadrupèdes, sont des effets démontrés des règles du mouvement connues.

La formation, la nutrition, l’accroissement, le dépérissement des animaux, sont de même des effets démontrés de lois mathématiques plus compliquées.

Les sensations, les idées de ces animaux, peuvent-elles être autre chose que des effets plus admirables de lois mathématiques plus subtiles ?

MÉCANIQUE DES SENS.

Vous expliquez par ces lois comment un animal se meut pour aller chercher sa nourriture : vous devez donc conjecturer qu’il y a une autre loi par laquelle il a l’idée de sa nourriture, sans quoi il n’irait pas la chercher.

Dieu a fait dépendre de la mécanique toutes les actions de l’animal : donc Dieu a fait dépendre de la mécanique les sensations qui causent ces actions.

Il y a dans l’organe de l’ouïe un artifice bien sensible : c’est une hélice à tours anfractueux, qui détermine les ondulations de l’air vers une coquille formée en entonnoir. L’air, pressé dans cet entonnoir, entre dans l’os pierreux, dans le labyrinthe, dans le vestibule, dans la petite conque nommée colimaçon ; il va frapper le tambour légèrement appuyé sur le marteau, l’enclume, et l’étrier, qui jouent légèrement en tirant ou en relâchant les fibres du tambour.

Cet artifice de tant d’organes, et de bien d’autres encore, porte les sons dans le cervelet ; il y fait entrer les accords de la musique sans les confondre ; il y introduit les mots qui sont les courriers des pensées, dont il reste quelquefois un souvenir qui dure autant que la vie.

Une industrie non moins merveilleuse lance dans vos yeux, sans les blesser, les traits de lumière réfléchis des objets : traits si déliés et si fins qu’il semble qu’il n’y ait rien entre eux et le néant ; traits si rapides qu’un clin d’œil n’approche pas de leur vitesse. Ils peignent dans la rétine les tableaux dont ils apportent les contours. Ils y tracent l’image nette du quart du ciel.

Voilà des instruments qui produisent évidemment des effets déterminés et très-différents, en agissant sur le principe des nerfs, de sorte qu’il est impossible d’entendre par l’organe de la vue, et de voir par celui de l’ouïe.

L’Auteur de la nature aura-t-il disposé avec un art si divin ces instruments merveilleux, aura-t-il mis des rapports si étonnants entre les yeux et la lumière, entre l’air et les oreilles, pour qu’il ait encore besoin d’accomplir son ouvrage par un autre secours ? La nature agit toujours par les voies les plus courtes : la longueur du procédé est une impuissance ; la multiplicité des secours est une faiblesse.

Voilà tout préparé pour la vue et pour l’ouïe ; tout l’est pour les autres sens avec un art aussi industrieux. Dieu sera-t-il un si mauvais artisan que l’animal formé par lui pour voir et pour entendre ne puisse cependant ni entendre ni voir si on ne met dans lui un troisième personnage interne qui fasse seul ces fonctions ? Dieu ne peut-il nous donner tout d’un coup les sensations, après nous avoir donné les instruments admirables de la sensation ?

Il l’a fait, on en convient, dans tous les animaux ; personne n’est assez fou pour imaginer qu’il y ait dans un lapin, dans un lévrier, un être caché qui voie, qui entende, qui flaire, qui agisse pour eux.

La foule innombrable des animaux jouit de ses sens par des lois universelles ; ces lois sont communes à eux et à nous. Je rencontre un ours dans une forêt ; il a entendu ma voix comme j’ai entendu son hurlement ; il m’a vu avec ses yeux comme je l’ai vu avec les miens ; il a l’instinct de me manger comme j’ai l’instinct de me défendre, ou de fuir. Ira-t-on me dire : Attendez, il n’a besoin que de ses organes pour tout cela ; mais pour vous, c’est autre chose : ce ne sont point vos yeux qui l’ont vu, ce ne sont point vos oreilles qui l’ont entendu, ce n’est pas le jeu de vos organes qui vous dispose à l’éviter ou à le combattre ; il faut consulter une petite personne qui est dans votre cervelet, sans laquelle vous ne pouvez ni voir ni entendre cet ours, ni l’éviter, ni vous défendre ?

MÉCANIQUE DE NOS IDÉES.

Certes si les organes donnés par la Providence universelle aux animaux leur suffisent, il n’y a nulle raison pour oser croire que les nôtres ne nous suffisent pas, et qu’outre l’Artisan éternel et nous il faut encore un tiers pour opérer.

S’il y a évidemment des cas où ce tiers vous est inutile, n’est-il pas absurde au fond de l’admettre dans d’autres cas ? On avoue que nous faisons une infinité de mouvements sans le secours de ce tiers. Nos yeux, qui se ferment rapidement au subit éclat d’une lumière imprévue, nos bras et nos jambes, qui s’arrangent en équilibre par la crainte d’une chute, mille autres opérations démontrent au moins qu’un tiers ne préside pas toujours à l’action de nos organes.

Examinons tous les automates dont la structure interne est à peu près semblable à la nôtre ; il n’y a guère chez eux et chez nous que les nerfs de la troisième paire, et quelques-uns des autres paires qui s’insèrent dans des muscles obéissants aux désirs de l’animal ; tous les autres muscles qui servent aux sens, et qui travaillent au laboratoire chimique des viscères, agissent indépendamment de sa volonté. C’est une chose admirable, sans doute, qu’il soit donné à tous les animaux d’imprimer le mouvement à tous les muscles qui servent à les faire marcher, à resserrer, à étendre, à remuer les pattes ou les bras, les griffes ou les doigts, à manger, etc., et qu’aucun animal ne soit le maître de la moindre action du cœur, du foie, des intestins, de la route du sang, qui circule tout entier environ vingt-cinq fois par heure dans l’homme.

Mais s’est-on bien entendu quand on a dit qu’il y a dans l’homme un petit être qui commande à des pieds et à des mains, et qui ne peut commander au cœur, à l’estomac, au foie et au pancréas ? Et ce petit être n’existe ni dans l’éléphant, ni dans le singe, qui font usage de leurs membres extérieurs tout comme nous, et qui sont esclaves de leurs viscères tout comme nous.

On a été encore plus loin ; on a dit : Il n’y a nul rapport entre les corps et une idée, nul entre les corps et une sensation ; ce sont choses essentiellement différentes : donc, ce serait en vain que Dieu aurait ordonné à la lumière de pénétrer dans nos yeux, et aux particules élastiques de l’air d’entrer dans nos oreilles pour nous faire voir et entendre, si Dieu n’avait mis dans notre cerveau un être capable de recevoir ces perceptions. Cet être, a-t-on dit, doit être simple ; il est pur, intangible ; il est en un lieu sans occuper d’espace ; il ne peut être touché, et il reçoit des impressions ; il n’a rien absolument de la matière, et il est continuellement affecté par la matière.

Ensuite on a dit : Ce petit personnage qui ne peut avoir aucune place, étant placé dans notre cerveau, ne peut, à la vérité, avoir par lui-même aucune sensation, aucune idée par les objets mêmes. Dieu a donc rompu cette barrière qui le sépare de la matière, et a voulu qu’il eût des sensations et des idées à l’occasion de la matière. Dieu a voulu qu’il vît quand notre rétine serait peinte, et qu’il entendît quand notre tympan serait frappé. Il est vrai que tous les animaux reçoivent leurs sensations sans les secours de ce petit être ; mais il faut en donner un à l’homme : cela est plus noble ; l’homme combine plus d’idées que les autres animaux : il faut donc qu’il ait ses idées et ses sensations autrement qu’eux.

Si cela est, messieurs, à quoi bon l’Auteur de la nature a-t-il pris tant de peine ? Si ce petit être que vous logez dans le cervelet ne peut, par sa nature, ni voir ni entendre, s’il n’y a nulle proportion entre les objets et lui, il ne fallait ni œil ni oreille. Le tambour, le marteau, l’enclume, la cornée, l’uvée, l’humeur vitrée, la rétine, étaient absolument inutiles.

Dès que ce petit personnage n’a aucune connexion, aucune analogie, aucune proportion, avec aucun arrangement de matière, cet arrangement était entièrement superflu. Dieu n’avait qu’à dire : Tu auras le sentiment de la vision, de l’ouïe, du goût, de l’odorat, du tact, sans qu’il y ait aucun instrument, aucun organe.

L’opinion qu’il y a dans le cerveau humain un être, un personnage étranger qui n’est point dans les autres cerveaux, est donc au moins sujette à beaucoup de difficultés ; elle contredit toute analogie, elle multiplie les êtres sans nécessité, elle rend tout l’artifice du corps humain un ouvrage vain et trompeur.

DIEU FAIT TOUT.

Il est sûr que nous ne pouvons nous donner aucune sensation ; nous ne pouvons même en imaginer au delà de celles que nous avons éprouvées. Que toutes les académies de l’Europe proposent un prix pour celui qui imaginera un nouveau sens, jamais on ne gagnera ce prix. Nous ne pouvons donc rien purement par nous-mêmes, soit qu’il y ait un être invisible et intangible dans notre cervelet, soit qu’il n’y en ait pas. Et il faut convenir que, dans tous les systèmes, l’Auteur de la nature nous a donné tout ce que nous avons : organes, sensations, idées, qui en sont la suite.

Puisque nous sommes ainsi sous sa main, Malebranche, malgré toutes ses erreurs, a donc raison de dire philosophiquement que nous sommes dans Dieu, et que nous voyons tout dans Dieu, comme saint Paul le dit dans le langage de la théologie, et Aratus et Caton dans celui de la morale.

Que pouvons-nous donc entendre par ces mots : voir tout en Dieu ?

Ou ce sont des paroles vides de sens, ou elles signifient que Dieu nous donne toutes nos idées.

Que veut dire recevoir une idée ? Ce n’est pas nous qui la créons quand nous la recevons : donc c’est Dieu qui la crée ; de même que ce n’est pas nous qui créons le mouvement, c’est Dieu qui le fait. Tout est donc une action de Dieu sur les créatures.

comment tout est-il action de dieu ?

Il n’y a dans la nature qu’un principe universel, éternel, et agissant ; il ne peut en exister deux : car ils seraient semblables ou différents. S’ils sont différents, ils se détruisent l’un l’autre ; s’ils sont semblables, c’est comme s’il n’y en avait qu’un. L’unité de dessein dans le grand tout, infiniment varié, annonce un seul principe ; ce principe doit agir sur tout être, ou il n’est plus principe universel.

S’il agit sur tout être, il agit sur tous les modes de tout être : il n’y a donc pas un seul mouvement, un seul mode, une seule idée, qui ne soit l’effet immédiat d’une cause universelle toujours présente.

Cette cause universelle a produit le soleil et les astres immédiatement. Il serait bien étrange qu’elle ne produisît pas en nous immédiatement la perception du soleil et des astres.

Si tout est toujours effet de cette cause, comme on n’en peut douter, quand ces effets ont-ils commencé ? Quand la cause a commencé d’agir. Cette cause universelle est nécessairement agissante, puisqu’elle agit, puisque l’action est son attribut, puisque tous ses attributs sont nécessaires : car s’ils n’étaient pas nécessaires, elle ne les aurait pas.

Elle a donc agi toujours. Il est aussi impossible de concevoir que l’Être éternel, essentiellement agissant par sa nature, eût été oisif une éternité entière qu’il est impossible de concevoir l’être lumineux sans lumière[3].

Une cause sans effet est une chimère, une absurdité, aussi bien qu’un effet sans cause. Il y a donc eu éternellement, et il y aura toujours des effets de cette cause universelle.

Ces effets ne peuvent venir de rien : ils sont donc des émanations éternelles de cette cause éternelle.

La matière de l’univers appartient donc à Dieu tout autant que les idées, et les idées tout autant que la matière.

Dire que quelque chose est hors de lui, ce serait dire qu’il y a quelque chose hors de l’infini.

Dieu étant le principe universel de toutes les choses, toutes existent donc en lui et par lui.

DIEU INSÉPARABLE DE TOUTE LA NATURE.

Il ne faut pas inférer de là qu’il touche sans cesse à ses ouvrages par des volontés et des actions particulières. Nous faisons toujours Dieu à notre image. Tantôt nous le représentons comme un despote[4] dans son palais, ordonnant à des domestiques ; tantôt comme un ouvrier occupé des roues de sa machine. Mais un homme qui fait usage de sa raison peut-il concevoir Dieu autrement que comme principe toujours agissant ? S’il a été principe une fois, il l’est donc à tout moment, car il ne peut changer de nature. La comparaison du soleil et de sa lumière avec Dieu et ses productions est sans doute imparfaite ; mais enfin elle nous donne une idée, quoique très-faible et fautive, d’une cause toujours subsistante, et de ses effets toujours subsistants.

Enfin je ne prononce le nom de Dieu que comme un perroquet, ou comme un imbécile, si je n’ai pas l’idée d’une cause nécessaire, immense, agissante, présente à tous ses effets, en tout lieu, en tout temps.

On ne peut m’opposer les objections faites à Spinosa. On lui dit qu’il faisait un Dieu intelligent et brute, esprit et citrouille, loup et agneau, volant et volé, massacrant et massacré ; que son Dieu n’était qu’une contradiction perpétuelle ; mais ici on ne fait point Dieu l’universalité des choses : nous disons que l’universalité des choses émane de lui, et pour nous servir encore de l’indigne comparaison du soleil et de ses rayons, nous disons qu’un trait de lumière lancé du globe du soleil, et absorbé dans le plus infect des cloaques, ne peut laisser aucune souillure dans cet astre. Ce cloaque n’empêche pas que le soleil ne vivifie toute la nature dans notre globe.

On peut nous objecter encore que ce rayon est tiré de la substance même du soleil ; qu’il en est une émanation, et que si les productions de Dieu sont des émanations de lui-même, elles sont des parties de lui-même. Ainsi nous retomberions dans la crainte de donner une fausse idée de Dieu, de le composer de parties, et même de parties désunies, de parties qui se combattent. Nous répondrons ce que nous avons déjà dit, que notre comparaison est très-imparfaite, et qu’elle ne sert qu’à former une faible image d’une chose qui ne peut être représentée par des images. Nous pourrions dire encore qu’un trait de lumière, pénétrant dans la fange, ne se mêle point avec elle, et qu’elle y conserve son essence invisible ; mais il vaut mieux avouer que la lumière la plus pure ne peut représenter Dieu. La lumière émane du soleil, et tout émane de Dieu. Nous ne savons pas comment ; mais nous ne pouvons, encore une fois, concevoir Dieu que comme l’Être nécessaire de qui tout émane. Le vulgaire le regarde comme un despote qui a des huissiers dans son antichambre.

Nous croyons que toutes les images sous lesquelles on a représenté ce principe universel, nécessairement existant par lui-même, nécessairement agissant dans l’étendue immense, sont encore plus erronées que la comparaison tirée du soleil et de ses rayons. On l’a peint assis sur les vents, porté dans les nuages, entouré des éclairs et des tonnerres, parlant aux éléments, soulevant les mers : tout cela n’est que l’expression de notre petitesse. Il est au fond très-ridicule de placer dans un brouillard, à une demi-lieue de notre petit globe, le principe éternel de tous les millions de globes qui roulent dans l’immensité. Nos éclairs et nos tonnerres, qui sont vus et entendus quatre ou cinq lieues à la ronde tout au plus, sont de petits effets physiques perdus dans le grand tout, et c’est ce grand tout qu’il faut considérer quand c’est Dieu dont on parle.

Ce ne peut être que la même vertu qui pénètre de notre système planétaire aux autres systèmes planétaires qui sont plus éloignés mille et mille fois de nous que notre globe ne l’est de Saturne. Les mêmes lois éternelles régissent tous les astres, car si les forces centripètes et centrifuges dominent dans notre monde, elles dominent dans le monde voisin, et ainsi dans tous les univers. La lumière de notre soleil et de Sirius doit être la même ; elle doit avoir la même ténuité, la même rapidité, la même force ; s’échapper également en ligne droite de tous les côtés, agir également en raison directe du carré de la distance.

Puisque la lumière des étoiles, qui sont autant de soleils, vient à nous dans un temps donné, la lumière de notre soleil parvient à elles réciproquement dans un temps donné. Puisque ces traits, ces rayons de notre soleil, se réfractent, il est incontestable que les rayons des autres soleils, dardés de même dans leurs planètes, s’y réfractent précisément de la même façon s’ils y rencontrent les mêmes milieux[5].

Puisque cette réfraction est nécessaire à la vue, il faut bien qu’il y ait dans ces planètes des êtres qui aient la faculté de voir. Il n’est pas vraisemblable que ce bel usage de la lumière soit perdu pour les autres globes. Puisque l’instrument y est, l’usage de l’instrument doit y être aussi. Partons toujours de ces deux principes que rien n’est inutile, et que les grandes lois de la nature sont partout les mêmes : donc ces soleils innombrables, allumés dans l’espace, éclairent des planètes innombrables ; donc leurs rayons y opèrent comme sur notre petit globe ; donc des animaux en jouissent.

La lumière est de tous les êtres ou de tous les modes du grand Être celui qui nous donne l’idée la plus étendue de la Divinité, tout loin qu’elle est de la représenter.

En effet, après avoir vu les ressorts de la vie des animaux de notre globe, nous ne savons pas si les habitants des autres globes ont de tels organes. Après avoir connu la pesanteur, l’élasticité, les usages de notre atmosphère, nous ignorons si les globes qui tournent autour de Sirius ou d’Aldébaram sont entourés d’un air semblable au nôtre. Notre mer salée ne nous démontre pas qu’il y ait des mers dans ces autres planètes ; mais la lumière se présente partout. Nos nuits sont éclairées d’une foule de soleils. C’est la lumière qui, d’un coin de cette petite sphère sur laquelle l’homme rampe, entretient une correspondance continuelle entre tous ces univers et nous. Saturne nous voit, et nous voyons Saturne. Sirius, aperçu par nos yeux, peut aussi nous découvrir ; il découvre certainement notre soleil, quoiqu’il y ait entre l’un et l’autre une distance qu’un boulet de canon, qui parcourt six cents toises par seconde, ne pourrait franchir en cent quatre milliards d’années.

La lumière est réellement un messager rapide qui court dans le grand tout de mondes en mondes. Elle a quelques propriétés de la matière, et des propriétés supérieures ; et si quelque chose peut fournir une faible idée commencée, une notion imparfaite de Dieu, c’est la lumière : elle est partout comme lui ; elle agit partout comme lui.

RÉSULTAT.

Il résulte, ce me semble, de toutes ces idées, qu’il y a un Être suprême, éternel, intelligent, d’où découlent en tout temps tous les êtres, et toutes les manières d’être dans l’étendue.

Si tout est émanation de cet Être suprême, la vérité, la vertu, en sont donc aussi des émanations.

Qu’est-ce que la vérité émanée de l’Être suprême ? La Vérité est un mot général, abstrait, qui signifie les choses vraies. Qu’est-ce qu’une chose vraie ? Une chose existante, ou qui a existé, et rapportée comme telle. Or, quand je cite cette chose, je dis vrai : mon intelligence agit conformément à l’intelligence suprême.

Qu’est-ce que la vertu ? Un acte de ma volonté qui fait du bien à quelqu’un de mes semblables. Cette volonté est émanée de Dieu, elle est conforme alors à son principe.

Mais le mal physique et le mal moral viennent donc aussi de ce grand Être, de cette cause universelle de tout effet ?

Pour le mal physique, il n’y a pas un seul système, pas une seule religion qui n’en fasse Dieu auteur. Que le mal vienne immédiatement ou médiatement de la première cause, cela est parfaitement égal. Il n’y a que l’absurdité du manichéisme qui sauve Dieu de l’imputation du mal ; mais une absurdité ne prouve rien. La cause universelle produit les poisons comme les aliments, la douleur comme le plaisir. On ne peut en douter.

Il était donc nécessaire qu’il y eût du mal ? Oui, puisqu’il y en a. Tout ce qui existe est nécessaire, car quelle raison y aurait-il de son existence ?

Mais le mal moral, les crimes ! Néron, Alexandre VI ! Eh bien ! la terre est couverte de crimes comme elle l’est d’aconit, de ciguë, d’arsenic : cela empêche-t-il qu’il y ait une cause universelle ? Cette existence d’un principe dont tout émane est démontrée ; je suis fâché des conséquences. Tout le monde dit : Comment sous un Dieu bon y a-t-il tant de souffrances ? Et là-dessus chacun bâtit un roman métaphysique ; mais aucun de ces romans ne peut nous éclairer sur l’origine des maux, et aucun ne peut ébranler cette grande vérité, que tout émane d’un principe universel.

Mais si notre raison est une portion de la raison universelle, si notre intelligence est une émanation de l’Être suprême, pourquoi cette raison ne nous éclaire-t-elle pas sur ce qui nous intéresse de si près ? Pourquoi ceux qui ont découvert toutes les lois du mouvement, et la marche des lunes de Saturne ; restent-ils dans une si profonde ignorance de la cause de nos maux ? C’est précisément parce que notre raison n’est qu’une très-petite portion de l’intelligence du grand Être.

On peut dire hardiment, et sans blasphème, qu’il y a de petites vérités que nous savons aussi bien que lui : par exemple, que trois est la moitié de six, et même que la diagonale d’un carré partage ce carré en deux triangles égaux, etc. L’Être souverainement intelligent ne peut savoir ces petites vérités, ni plus lumineusement, ni plus clairement que nous ; mais il y a une suite infinie de vérités, et l’Être infini peut seul comprendre cette suite.

Nous ne pouvons être admis à tous ses secrets, de même que nous ne pouvons soulever qu’une quantité déterminée de matière.

Demander pourquoi il y a du mal sur la terre, c’est demander pourquoi nous ne vivons pas autant que les chênes.

Notre portion d’intelligence invente des lois de société bonnes ou mauvaises ; elle se fait des préjugés ou utiles ou funestes ; nous n’allons guère au delà. Le grand Être est fort ; mais les émanations sont nécessairement faibles. Servons-nous encore de la comparaison du soleil. Ses rayons réunis fondent les métaux ; mais quand vous réunissez ceux qu’il a dardés sur le disque de la lune, ils n’excitent pas la plus légère chaleur.

Nous sommes aussi nécessairement bornés que le grand Être est nécessairement immense.

Voilà tout ce que me montre ce faible rayon de lumière émané dans moi du soleil des esprits ; mais sachant combien ce rayon est peu de chose, je soumets incontinent cette faible lueur aux clartés supérieures de ceux qui doivent éclairer mes pas dans les ténèbres de ce monde.

FIN DE TOUT EN DIEU.
  1. L’édition originale de Tout en Dieu a vingt-quatre pages in-8°, sans frontispice et sans millésime. Voltaire parle de cet opuscule dans sa lettre à d’Alembert du 15 auguste 1769 ; d’Alembert, dans la sienne du 29 du même mois.

    Deux ans après, Voltaire, dans la septième partie de ses Questions sur l’Encyclopédie, donna un extrait de cet écrit.

    C’était déjà sous le nom de Tilladet que Voltaire avait donné son Dialogue du Douteur et de l’Adorateur (voyez tome XXV, page 129). (B.)

    — Dans cet écrit, Voltaire démontre que la métaphysique de Malebranche se rapproche du spinosisme, et il affirme dès la première ligne que l’auteur de la Recherche de la vérité n’a fait pourtant qu’interpréter saint Paul. La brochure fut publiée sans millésime, et Voltaire la signa du nom de Tilladet afin de donner à croire qu’elle remontait au temps du père Malebranche. J.-M. de La Marque, abbé de Tilladet, avait été, en effet, contemporain du rêveur de l’Oratoire, et il était mort la même année que lui, 1715. Malgré les habiletés de Voltaire, la cour de Rome ne prit pas le change sur l’auteur, et elle mit à l’index, en 1770, la petite brochure qui faisait un panthéiste du Platon chrétien. (G. A.)

  2. Acta apostol., chap. xvii, verset 28.
  3. Voltaire, dans son Traité de métaphysique, admettait la création.
  4. Voyez ci-après les Adorateurs, ou les Louanges de Dieu.
  5. Cette conjecture de M. de Voltaire, que la lumière des étoiles est de la même nature que celle du soleil, a été rigoureusement vérifiée par les expériences de M. l’abbé Rochon, qui est parvenu à la décomposer. (K.)