Tournées d’Artistes

Tournées d’Artistes
Le Figaro31 juillet 1906 (p. 1).

Tournées d’Artistes




Je voudrais qu’on me permît de suggérer une solution pour le cas de Mme Sarah Bernhardt. Ce serait une solution élégante, ainsi qu’il convient ; mais elle aurait en plus le mérite moins fréquent d’être parfaitement conforme à la vérité des faits. Que l’Alliance française, en reconnaissance des éminents services rendus à la cause qu’elle défend par la grande tragédienne, veuille bien tout simplement nommer celle-ci membre d’honneur, et le Conseil des légionnaires n’ayant plus de prétexte d’abstention s’empressera sans doute de glorifier un mérite incontestable. Ce sera d’autant mieux ainsi que de tous les titres acquis par Mme Sarah Bernhardt il n’en est pas qui ait été moins souvent rappelé et qui soit pourtant plus digne de l’être.

Qu’est en effet l’Alliance francaise ? Une ligue d’intérêt public créée en vue de la propagation de notre langue et de notre littérature nationales au dehors. Autrefois, quand nos missions florissaient et que les congrégations enseignantes multipliaient au loin les fondations d’écoles, les Français pouvaient se désintéresser quelque peu de la question. Leur langue et leur littérature se propageaient sans qu’ils eussent à s’en mêler. Aujourd’hui, cette œuvre immense dont s’exaspéraient les convoitises de nos rivaux a été entravée et risque d’être supprimée par une initiative destinée à compter parmi les actes les plus fabuleusement imbéciles que la politique ait jamais fait commettre. Force est bien aux bons citoyens de s’inquiéter des ruines probables et de s’efforcer d’y remédier dans la mesure de leurs moyens. L’Alliance française, dirigée en dehors de tout esprit sectaire, de toute préoccupation de parti, répond à ce besoin. Elle vise à étendre son action sur tout l’univers. Elle suscite une quantité de bonnes volontés locales qui, sans son concours, ne trouveraient point à s’employer. Elle subventionne toutes sortes d’entreprises qui, privées de son appui, péricliteraient. Elle accomplit, en un mot, tout le bien possible. Mais il est évident qu’elle l’accomplit dans un cercle un peu restreint. Le prestige monastique n’étant plus là pour agir au profit des influences françaises sur les populations lointaines, il faut bien ne compter désormais que sur le seul prestige national. Il est grand certes, mais l’intérêt prime de nos jours. Pour pousser de nombreux auditeurs aux cours et aux conférences de l’Alliance française un sérieux motif de vouloir apprendre le français est indispensable. Or, nous ne pouvons nous le dissimuler, les « sérieux motifs d’apprendre le français » ont diminué en nombre et en puissance dans le monde actuel.

La venue d’artistes comme Sarah Bernhardt ou comme Coquelin, l’annonce d’une tournée de la Comédie-Française agissent précisément sur ceux qu’on ne peut atteindre par un enseignement dont ils n’ont cure. Pensez-vous donc que lorsque les prestigieuses affiches apparaissent sur les murs d’une ville étrangère elles n’attirent pas l’attention de tous ? Et qu’importe de ne pas comprendre les finesses du texte ! le geste, l’expression, la silhouette sont à portée de tous, et tous veulent avoir vu. L’Australie est probablement un des pays civilisés du globe où le français est le moins parlé. C’est là pourtant que Sarah Bernhardt remporta ses plus beaux triomphes et souleva les enthousiasmes les plus formidables. Parmi les jeunes Australiens qui naguère dételèrent, paraît-il, les chevaux de sa voiture pour avoir l’honneur de la traîner eux-mêmes jusqu’à son hôtel, combien en était-il qui ne savaient pas un mot de français ! Elle les avait quand même « emballés ». De ces emballages-là il reste toujours quelque chose et ce quelque chose profite à la nation et alimente son prestige. Peut-être ne savez-vous pas l’anglais ou l’italien. Pensez-vous pourtant que vous seriez restés indifférents en présence d’Irving ou de la Duse ? Et d’entendre ces grands artistes interpréter des chefs-d’œuvre nationaux n’équivaut-il pas à se trouver un instant en contact avec l’âme immortelle d’un peuple, avec toutes ces forces secrètes qui constituent son génie propre, qui ont orienté sa pensée et dirigé son bras ? Le mot échappe, soit. Mais derrière le mot se lève tout un monde d’idées et d’émotions, de vibrations intellectuelles, pourrait-on dire, dont le spectateur recueille malgré lui et subit l’influence.

Voilà comment Mme Sarah Bernhardt a aidé l’Alliance française et pourquoi cette société devrait l’en remercier en lui décernant le titre de membre d’honneur… afin qu’en tant que membre d’honneur de l’Alliance française Mme Sarah Bernhardt devînt décorable !

Il y aurait encore cet heureux résultat d’attirer l’attention publique sur les tournées artistiques et sur l’intérêt qu’elles offrent au point de vue de la propagande nationale. La suprématie de notre théâtre passé et présent est à peu près indiscutable. Aucune des races modernes n’a fourni en art dramatique une carrière si longue et si remplie que la nôtre. Or les progrès matériels sur lesquels repose la civilisation actuelle ont fait un produit d’exportation de ce qui semblait le moins transportable ; en peu de temps une troupe d’artistes peut aller interpréter à l’autre bout du monde tout un lot d’œuvres illustres et venir reprendre, à l’ouverture de la saison suivante, la série de ses succès métropolitains. Pourquoi n’en pas profiter ? Qu’au budget un petit chapitre soit ouvert pour subventionner ces utiles voyages, et qu’au besoin quelque paquebot de l’État soit aménagé en vue de porter au delà des océans lointains les interprètes qualifiés de l’art français par excellence.

Voilà, dira-t-on, un projet bien somptueux et propre à faire sourire. Je me souviens d’en avoir au contraire senti la forte utilité un soir qu’à l’Opéra français de la Nouvelle-Orléans je voyais se franciser autour de moi, comme par enchantement, les Louisianais dont j’avais cru remarquer ailleurs l’américanisation rapide. Sous l’influence du lieu, sous l’action de la poésie et de la musique de France on eût dit que germaient de ce sol, où les avait enfouis le vaillant labeur de nos pères, les sentiments et les idées, la joie et l’esprit français. Tous ceux qui ont goûté, là ou autre part, une émotion similaire reconnaitront que nous possédons un levier robuste dont nous ne nous ingénions point à tirer le parti désirable. Si nos rivaux avaient à leur disposition un théâtre comme le nôtre, ils en rempliraient le monde.


Pierre de Coubertin.