Tour en fer de 300 mètres de hauteur destinée à l'Exposition de 1889
de la Société des Ingénieurs civils
M. Eiffel explique que ses collaborateurs, MM. Nouguier et Koechlin, ingénieurs de sa maison, ont été conduits à l’idée d’édifier une tour en fer par les études faites en commun sur les hautes piles métalliques des viaducs. La partie architecturale a été étudiée par M. Sauvestre, architecte.
Le principe consiste à permettre la suppression des grandes barres de treillis des faces verticales destinées à résister à l’action du vent. Pour cela, la pile est disposée de manière que tout l’effort tranchant dû au vent passe dans l’intérieur des montants d’arête de la pile, qui, pour la tour dont il s’agit, reçoivent une courbure telle que les tangentes à ces montants, menées en des points situés à la même hauteur, viennent toujours se rencontrer au point de passage de la résultante des actions que le vent exerce sur la partie de la pile au-dessus des deux points considérés. Il y a là un principe nouveau de construction qui forme une des particularités de ce système.
M. Eiffel passe ensuite à la description de la tour, qui se compose essentiellement de quatre montants formant les arêtes d’une pyramide à faces courbes : chaque montant a une section carrée, variant depuis 15 mètres de côté à la base jusqu’à 5 mètres au sommet ; l’écartement des pieds des montants est de 100 mètres d’axe en axe. Au 1er étage, à environ 70 mètres au-dessus du sol, se trouvent des salles en galeries, de 4 200 mètres carrés de surface, destinées à servir de restaurant et de lieu de réunion. Au sommet, est une coupole vitrée, avec des balcons extérieurs, de 250 mètres carrés, d’où l’on découvrira un panorama de 120 kilomètres d’étendue et où l’on procédera à des observations scientifiques. Ce sommet recevra également un foyer électrique destiné à l’éclairage de l’Exposition.
À la partie inférieure, est une grande arche grandiose de 80 mètres d’ouverture et de 50 mètres de hauteur, qui forme le principal élément de la décoration.
Les calculs de résistance ont été établis en comptant la presque totalité de la tour comme pleine, et dans la double hypothèse, soit d’un vent uniforme de 300 kilogrammes par mètre carré, soit d’un vent variant de 200 kilogrammes à la base jusqu’à 400 kilogrammes au sommet. Ces deux hypothèses donnent à peu près les mêmes résultats, et conduisent à un moment de renversement d’environ 300 000 tonnes-mètres.
Le poids de la tour est de 6 500 tonnes dont 4 800 tonnes pour le métal et 1 700 tonnes pour les hourdis des planchers. Le moment de stabilité est de 325 000 tonnes-mètres.
La stabilité est ainsi assurée sans aucun amarrage ; néanmoins, on double cette sécurité en ancrant les montants dans les massifs qui les supportent.
La charge sur le sol de fondation inférieur est de 4kg,60 par centimètre carré, du côté le plus chargé, et les fondations ne présentent aucune difficulté. Le coefficient de travail adopté pour le fer est de 10 kilogrammes par millimètre carré, dont 5 kilogrammes pour la charge et 5 kilogrammes pour le vent. Le coefficient de 10 kilogrammes se réduirait, pour les vents violents ordinaires, à 6 ou 7 kilogrammes.
La seule flèche que l’on ait à considérer est celle qui se produit par les vents violents ordinaires, au delà desquels le sommet de la tour n’est plus abordable.
Par les très fortes brises, cette flèche est de 4 à 5 centimètres.
Elle est de 9 centimètres pour un vent très fort,
— 15 — — impétueux,
— 22 — pour une tempête.
Ce sont là des flèches très faibles, et leur effet sera d’autant moins sensible que l’oscillation qui se produira sera d’une très grande lenteur en raison de la hauteur de la tour.
Ces flèches seraient bien plus importantes avec une tour en maçonnerie.
Les ascenseurs, étudiés par M. Heurtebise, présenteront une solution originale du problème et donneront une sécurité absolue.
L’ascension, dont la vitesse est volontairement réduite, durera 15 minutes et 400 personnes par heure pourront arriver à la plate-forme supérieure.
Les dispositions de l’éclairage électrique ont été indiquées par MM. Sautter et Lemonnier, de manière à éclairer largement un cercle de 1 000 mètres de diamètre.
M. Eiffel donne le sous-détail des prix de cet ouvrage, qui se traduit par une dépense totale de 3 155 000 francs, y compris les fondations, les ascenseurs et leurs moteurs[1]. Il faut faire observer que, pour la destination de l’œuvre dont il s’agit, il n’y a pas lieu de tenir compte du prix du terrain.
Il n’y a, du reste, de réellement occupée que la surface des quatre massifs d’angle formant la base de la pyramide.
Le montage ne présentera pas de difficultés particulières et n’exigera pas plus d’une année.
Comme matière, l’emploi du fer ou de l’acier est tout indiqué, et M. Eiffel le justifie par des considérations développées dans son mémoire.
M. Eiffel ne croit pas que l’on arrive, pour la maçonnerie, soit seule, soit combinée avec le fer, à une possibilité d’exécution, à moins qu’on ne veuille mettre de côté toute question de prix. Il fait remarquer que ce qui limite pratiquement la hauteur de la tour en maçonnerie, c’est la résistance des mortiers, tout à fait indépendante de la résistance même de la pierre.
Les édifices considérés comme les plus hardis, et dont il cite des exemples d’après Navier, ne travaillent pas à plus de 15 à 20 kilogrammes par centimètre carré ; exceptionnellement, les piliers de la tour de l’église Saint-Merri et ceux du dôme du Panthéon travaillent à 29kg,40.
Il cite, comme autre exemple, le monument qu’on vient d’inaugurer à Washington, et qui est un obélisque en granit de 169 mètres de hauteur, actuellement le plus haut monument du monde.
C’est une pyramide carrée qui a 16m,80 de côté à la base, et 10m,50 de côté au sommet ; l’épaisseur des maçonneries varie de 4m,57 à 0m,50. L’effort de compression sur la base est de 20 kilogrammes par centimètre carré et, en tenant compte de l’effet du vent, de 25 kilogrammes.
L’exemple de cette tour n’est pas très encourageant pour la construction d’une Tour en maçonnerie de 300 mètres : en effet, commencée en 1848, la pyramide arriva en 1854 à une hauteur de 46 mètres et s’inclina de telle façon qu’on dut suspendre les travaux et reprendre toute la fondation en sous-œuvre, en se résolvant en même temps à réduire la hauteur, primitivement prévue à 183 mètres, pour la ramener à 169 mètres.
En 1880, les travaux d’élévation recommencèrent et marchèrent régulièrement depuis, à raison de 30 mètres par année. La dépense s’élève actuellement à 6 222 000 francs et sera portée à 7 100 000 francs avec les travaux complémentaires.
Une pyramide analogue, de 300 mètres de hauteur, ne pourrait coûter moins de 16 000 000 de francs, y compris les fondations, et ce ne serait encore en somme qu’une sorte de haute cheminée, sans aucune ornementation.
Le fer ou l’acier semblent donc la seule matière susceptible d’être employée pour une tour de cette hauteur.
M. Eiffel justifie l’utilité de cette tour, non seulement en rappelant la faveur du public pour les ascensions du ballon captif Giffard, mais encore en signalant toutes les applications scientifiques qu’elle peut recevoir, et il cite, à ce sujet, l’opinion de M. Hervé-Mangon et de M. l’amiral Mouchez, au point de vue spécial de la météorologie ; de M. P. Puiseux, au point de vue de l’astronomie physique et de la spectroscopie, et de M. le colonel Perrier, pour la télégraphie optique.
Ces applications sont ainsi résumées par ce dernier :
Astronomie. — Loi des réfractions, spectroscopie, raies telluriques.
Chimie végétale. — La végétation à 300 mètres, composition de l’air, acide carbonique.
Physique. — Déviation d’un corps qui tombe, électricité atmosphérique. Expérience de Foucault.
Guerre. — Télégraphie optique.
Ces savants attachent un très grand prix à la réalisation de cette tour en fer et insistent sur les inconvénients d’une tour en maçonnerie, dont la masse, par suite de l’impossibilité où elle serait de se mettre en équilibre de température avec l’atmosphère, rendrait toute observation impossible.
M. Eiffel résume sa communication comme il suit :
La possibilité d’exécution, avec l’emploi du métal, ne peut faire l’objet d’un doute sérieux. Les grands progrès réalisés dans les constructions métalliques assurent la réussite.
Le prix de 3 155 000 francs peut être considéré comme ne donnant place à aucun aléa et n’est pas disproportionné avec les services que l’on peut attendre de la tour.
Cette tour serait une des grandes attractions de l’Exposition et resterait ensuite un des monuments les plus intéressants de Paris.
Enfin, elle peut sembler digne de personnifier l’art de l’ingénieur moderne et le siècle d’industrie et de science, dont les voies ont été préparées par la révolution de 1789, à laquelle ce monument serait élevé comme un témoignage de la reconnaissance de la France.
M. le Président remercie M. Eiffel de sa communication si intéressante, qui sera d’ailleurs insérée dans le Bulletin et contiendra alors les détails de calcul que M. Eiffel a dû supprimer aujourd’hui dans son exposé.
- ↑ Si l’on cherche ce que deviendrait la dépense, dans le cas d’une réduction dans la hauteur, on trouve qu’une tour de 250 mètres de hauteur et 85 mètres de base coûterait 2 000 000 de francs, et qu’une tour de 200 mètres de hauteur et 70 mètres de base coûterait 1 400 000 francs.
Dans le cas où l’une de ces tours serait, après la durée de l’Exposition, transférée en un point plus élevé de Paris, les dépenses relatives à ce déplacement seraient de :
Pour la tour de 250 mètres ............ 500 000 francs et pour celle de 200 mètres ............ 375 000 francs.