Flammarion (p. 141-162).

VIII

L’INVASION MAROCAINE

En ce xvie siècle, la prospérité du Soudan, ses richesses, son commerce, aisé, réglementé et sûr, furent connus au loin. Les caravanes revenant sur le littoral chargées d’or, d’ivoire, de cuivre, de musc et de dépouilles d’autruches, proclamaient son opulence par le seul déchargement de leurs chameaux. C’est le temps où les Portugais, qui étaient alors les grands commerçants de l’Europe, s’efforçaient de prendre contact avec les pays du Niger. Cette splendeur devint proverbiale dans le nord de l’Afrique. Aujourd’hui encore ce dicton court sur la côte barbaresque : Comme le goudron guérit la qale des chameaux, ainsi la pauvreté a son remède infaillible : le Soudan.

Tant de faveurs épandus sous un même ciel ne devaient pas manquer d’attirer l’attention des États voisins, et bientôt leurs convoitises. Le pays le plus rapproché du Soudan, le Maroc, prit les devants.

Dès le premier jour ces convoitises eurent leur forme définitive et un caractère aigu. Pour le Maroc il ne s’agit et il ne s’agira jamais ni de coloniser, ni de développer le commerce, ni même de faire de la propagande musulmane. Il ne voit dans le Soudan qu’une mine d’or. Toutes ses aspirations premières comme tous ses efforts ultérieurs se résument en un drainage du métal précieux. Pour le Soudan, le danger marocain se présente sous un aspect autrement intéressant. Il prend un caractère capital, vital même, car il met en jeu la question du sel.

L’Afrique intérieure est en effet privée de ce produit de toute première nécessité. Le sel représentait, et représente toujours, le principal article du commerce. Pour le Soudanais le véritable or, la matière précieuse par excellence, c’est le sel. On le tirait des mines de Thegaza, en plein Sahara, à une distance moindre du Maroc que du Niger. Et Thegaza, ainsi que nous l’avons vu en fixant les limites de l’empire d’Askia le Grand, était une terre songhoï : l’émir y avait un représentant.

Les premières hostilités se dessinent au milieu du xvie siècle. En 1545 le sultan Mouley Mohammed El Kébir envoie une ambassade au roi songhoï pour revendiquer la propriété de Thegaza sous prétexte que ce point était peu éloigné de ses frontières. Askia Ishak Ier ne goûta ni la prétention, ni l’argument, et accompagna son refus d’une armée de Touaregs. Il envoya ces auxiliaires piller Draa, une ville frontière du Maroc, montrant au Sultan qu’il était assez fort pour défendre sa propriété et tout disposé à le faire, si on tentait de la lui contester par la force.

Cette attitude décidée vaut au Soudan un répit d’une vingtaine d’années. La question est remise à un autre règne, celui de Mouley Abdallah. Il la reprend en lui donnant une autre forme : au lieu de Thegaza même, il réclame seulement une redevance pour l’exploitation des mines. Askia Daoud gouvernait alors le Songhoï. Il ne voulut point entendre parler de tribut, mais se montra plein de conciliation en envoyant un présent de dix mille mitkals d’or (150 000 fr). Le sultan admira la magnificence de ce cadeau et n’insista pas (1547).

Avec l’avènement du sultan El Mansour, l’échéance fatale approche. Une réforme très importante en la circonstance s’était accomplie sous son prédécesseur. L’armée marocaine s’était mise à la hauteur des progrès de l’époque : elle avait été pourvue de canons et d’armes à feu.

Dès le début de son règne, El Mansour s’occupa avec un soin tout particulier du Soudan. En 1583, sous les dehors d’une ambassade chargée de présents magnifiques, une mission est envoyée au Niger pour en reconnaître les routes, les villes principales, et étudier l’armée songhoï. Les ambassadeurs viennent jusqu’à Gaô où Askia el Hadj II leur remet des présents plus magnifiques encore. C’était attiser le feu des convoitises. Dans son impatience, sans autres préparatifs, El Marsour lance vingt mille hommes sur la route de Tombouctou. Comme celle-ci est longue, traverse déserts sur déserts, et ne se prête guère à recevoir à l’improviste une armée aussi considérable, la soif et la faim arrêtent bientôt l’envahisseur. Un corps de 200 mousquetaires s’installe cependant à Thegaza. Aussitôt les Soudanais abandonnent la place et les mines, ayant découvert d’autres gisements à Taoudenni, où ils vont désormais chercher le précieux produit.

El Mansour eut donc du sel dont il ne savait que faire, mais d’or point. Aussi le Soudan resta-t-il sa grande préoccupation. Un nouveau souverain régnant au Songhoï, il tenta de relever l’ancienne prétention de tribut, et lui fit demander un mitkal d’or par charge de sel qui entrerait au Soudan. Askia el Ishak II refusa sans ambages, et pour exprimer toute sa pensée, accompagna sa réponse d’un envoi de javelots et d’épées. Il eut seulement le tort de ne pas suivre l’exemple qu’Ishak Ier avait donné en semblable circonstance : il n’envoya pas un corps de Touareg montrer sa force sur la frontière marocaine. Ce fut El Mansour qui prit l’offensive.

Les hommes d’expérience et de bon conseil ayant été convoqués en une grande assemblée à Marrakesch, il leur exposa ses plans sous la forme suivante : « J’ai résolu d’attaquer le maître du Soudan. C’est un pays fort riche. Il nous fournira d’énormes impôts : nous pourrons donc donner une importance plus grande aux armées musulmanes. » Le sultan ayant vidé son carquois, et chassé la bile de son foie, comme dit un historien marocain, l’assemblée ne se montra pas très enthousiaste de semblables projets : « Prince, il y a entre notre pays et le Soudan un immense désert, privé d’eau et de végétation, si difficile à franchir que les oiseaux eux-mêmes s’y égarent. » El Mansour répliqua : « Si telles sont vos objections, je ne vois en quoi elles peuvent même effleurer ma résolution. Vous parlez de déserts dangereux et de solitudes mortelles. Mais ne voyons-nous pas tous les jours des négociants, faibles et pauvres en ressources, pénétrer dans ces régions et les traverser à pied, à cheval ou à chameau, en groupe ou isolés ? Ce que font les caravanes ne pourrais-je pas le faire, moi, qui suis riche en toutes chose ? La conquête elle-même sera ensuite des plus aisées. Les Soudanais ne connaissent ni la poudre, ni les canons, ni les mousquets au bruit terrifiant. Ils ne sont armés que de lances et de sabres. Que peuvent-ils contre nos engins nouveaux ? Plutôt que de guerroyer contre les Turcs qui nous donneraient beaucoup de mal pour un profit médiocre, mieux vaut cette conquête facile, car le Soudan est plus fertile que tout le nord de l’Afrique. » Les conseillers se laissèrent convaincre : « Seigneur, conclurent-ils, Dieu vous a inspiré la vérité, et personne de nous n’a rien à ajouter, tant il est vrai que les esprits des princes sont les princes des esprits. »

El Mansour mit un soin extrême à organiser une armée, non plus nombreuse, mais d’élite. Parmi ses soldats et ses auxiliaires nomades, il choisit les hommes les plus vaillants et les plus dévoués, les pourvut de vigoureux chameaux, de robustes chamelles, de chevaux de race, et rassembla ainsi trois mille mousquetaires et un millier de combattants à l’arme blanche, tant cavaliers que fantassins. Le commandement suprême fut confié au pacha Djouder qui avait sous ses ordres des chefs ou caïds. Et l’expédition quitta le Maroc à la fin de l’année 1590.

Elle pénétra au Soudan par l’ouest et déboucha dans la région des lacs au sud de Tombouctou. L’heureuse arrivée au Niger fut considérée comme une première victoire et l’armée s’en réjouit dans un grand festin. Puis elle se dirigea droit sur Gaô, la capitale. Quand Ishak II connut l’arrivée des Marocains, il rassembla 30 000 fantassins et 12 000  cavaliers et se porta au-devant de l’envahisseur. La rencontre eut lieu non loin de Tombouctou, à Toundibi, en février 1591.

El Mansour n’avait pas faussement préjugé de son armement perfectionné. Les Songhoïs furent mis en déroute sans combat, « en un clin d’œil », est-il dit. L’apparition soudaine de la fumée, le bruit de la poudre, les balles « tombant comme la grêle », produisirent un effet si terrifiant que beaucoup né s’enfuirent même pas, jugeant que c’était inutile, que rien n’était capable de les préserver de pareils phénomènes. On en trouva assis sur leur bouclier, les jambes croisées, attendant ainsi les vainqueurs qui les tuaient sans qu’ils tentassent un mouvement de défense. Les Marocains sabrèrent impitoyablement cette foule démoralisée, même ceux qui criaient : « Nous sommes musulmans ! Nous sommes vos frères en religion. »

La panique se répandit, dura, plana sur tout le pays comme elle avait régné durant la bataille. Ishak, qui était allé au combat plein de confiance, entouré de magiciens, de souffleurs de nœuds et de sorciers, ne songea même pas à résister dans sa capitale. Ordre fut donné de l’évacuer et le roi se réfugia avec la foule des fuyards dans le sud-est, au Bornou, sans tenter les chances d’une seconde bataille.

Djouder entra sans coup férir à Gaô où Ishak s’empressa de lui faire parvenir des propositions de paix, acceptant de payer un tribut annuel et offrant en outre 100 000 mitkals d’or et 1 000 esclaves. Le pacha ayant jugé ces conditions acceptables, les transmit au sultan en même temps qu’un convoi d’or et d’esclaves, puis revint sur ses pas et s’empara, sans lutte également, de Tombouctou, où il attendit la réponse de son maître.

Mais El Mansour n’entendait plus s’en tenir à ses revendications premières. Ce succès, qu’il avait prévu cependant, le grisa. Il reçut tant de poudre d’or, d’esclaves, de musc ; de bois d’ébène et autres objets précieux, racontent les chronique, que les envieux en étaient tout troublés et les observateurs fort stupéfaits. Aussi ne paya-t-il plus ses fonctionnaires qu’en métal pur et en dinars de bon poids, ce qui laisse entendre qu’il ne dédaignait pas le faux-monnayage. Il y avait à la porte de son palais 14.000 marteaux qui frappaient chaque jour des pièces d’or. Une autre partie des trésors fut transformée en bracelets et en bijoux. Et l’on donna au Sultan le surnom de El-Déhébi — le Doré.

De grandes réjouissances publiques se prolongèrent trois jours durant à Marrakesch. De toutes parts des députations vinrent le féliciter. Des poètes se mirent en frais pour célébrer sa gloire, invitant « les oiseaux du bonheur à gazouiller sans cesse en son honneur », l’appelant « la racine de la gloire à laquelle tout se rattache » et résumant ce triomphe de la race blanche sur la race nègre en cette pittoresque image : « L’armée du jour s’est précipitée sur l’armée de la nuit et la blancheur de celle-là a effacé la noirceur de celle-ci. »

C’est avec toute raison que les Marocains exultaient ainsi. « Ils trouvèrent, dit le Tarik, le Soudan égal aux pays de Dieu les plus fortunés, sous le rapport de l’abondance, du bien-être, de la sécurité, de la santé dans tous les lieux et endroits. C’étaient là des bienfaits qui résultaient du règne béni de l’Émir des croyants, Askia El Hadj. »

Dès lors tout changea. La sécurité devint de la crainte, le bien-être se changea en ruines et en douleurs, la santé en maladies et angoisses. Les hommes commencèrent partout à se combattre, à se piller, la misère vint.

Mécontent de la modération de Djouder, El Mansour lui enleva le commandement suprême et le plaça sous les ordres d’un nouveau pacha du nom de Mahmoud qui partit aussitôt.
dienné.
Ses instructions étaient formelles : poursuivre à outrance Askia Ishak et faire du Soudan une possession marocaine.

Quand Mahmoud eut atteint Tombouctou, il y laissa une garnison et emmena l’armée à la recherche du roi songhoï. Celui-ci ayant appris que ses propositions avaient été rejetées par le sultan, se résigna à reprendre les armes. Le désastre de Bamba ne fut pas moindre que lors de la première rencontre. Ishak dut s’enfuir à nouveau vers le sud.

En des circonstances aussi critiques, les Songhoïs s’avisèrent de s’affaiblir encore par des discordes intérieures. Askia Kaghou fut proclamé roi par une partie de l’armée. Totalement démoralisé, Ishak ne tenta rien pour reprendre la suprématie. Celui qui le dernier régna sur le grand royaume de Songhoï disparut sur une scène, sinon héroïque, du moins très tragique. « Quand il eut pris la résolution de céder la place à son rival, les grands de l’armée qui lui étaient restés fidèles rassemblèrent tous les insignes royaux et les brûlèrent en un lieu nommé Téra. Ensuite ils prirent congé d’Ishak, et l’on se demanda mutuellement pardon. Le roi pleura. Les grands pleurèrent. Et ce fut la dernière fois qu’ils se virent. » Peu de temps après, Ishak mourait obscurément et abandonné au Gourma où il s’était réfugié (1592).

Le pacha Mahmoud procéda alors à la conquête et à la pacification avec une férocité qui est restée légendaire au Soudan. Le prétendant Askia Kaghou étant venu se rendre, il le fit périr avec son entourage en faisant écrouler sur eux la maison dans laquelle ils avaient été enfermés. Quatre-vingt-trois membres de la famille royale subirent les supplices les plus divers : décollation, noyade, mise en croix.

Tombouctou qui s’était soulevée à la suite des mauvais traitements que la garnison infligeait à ses habitants, fut cruellement châtiée. Deux personnages considérables moururent les pieds et les mains tranchés, d’autres furent massacrés, et tous les savants, ces marabouts qui étaient l’orgueil de la grande ville, furent emprisonnés, puis conduits et internés au Maroc, d’où bien peu revinrent.

À l’effondrement du Songhoï, un grand nombre de chefs s’étaient soulevés dans les pays conquis depuis Sunni Ali, Le sud et l’ouest avaient été pillés et dévastés par eux. Toute une partie du royaume fut en proie à l’anarchie. Foulbés, Maures, Touaregs et Bambaras se distinguèrent en cette circonstance. Des colonnes marocaines, commandées par des caïds durent parcourir le Baghena, le Diaka, Dienné et les pays du Haut-Niger : naturellement, ils ravagèrent à leur tour ces contrées.

Pendant ce temps, le pacha Mahmoud était occupé de semblable besogne à l’autre extrémité du royaume, au Houmbouri, et dans le Dandi où s’étaient réfugiés les Songhoïs irréductibles groupés autour d’Askia Noé.

Vers 1595, le gros œuvre de la conquête était achevé. Les Marocains s’étant rendu compte que le Niger était l’âme du Soudan, avaient échelonné des garnisons, tant sur la partie occidentale de son cours qu’en la partie orientale : à Dienné, Tindirma, Tombouctou, Bamba, Gaô et Koulani, à l’extrême sud-est. Chacun de ces postes était commandé par un caïd.

Le gouverneur de la colonie avait le titre de pacha ; le sultan le nommait et l’envoyait du Maroc. Il détenait le pouvoir et l’administration civils seulement. Le commandement supérieur des troupes était dévolu à l’un des caïds. Puis venait un Hakim ou Kahia détenant à la fois les services de trésorerie et d’intendance. D’autre part le sultan avait institué deux Amin qui étaient des sortes de contrôleurs de la couronne, dont l’un résidait à Tombouctou et l’autre à Dienné. Ces deux villes et Gaô étaient les grands centres de l’occupation. Dienné et Gaô le cédaient cependant à Tombouctou qui devint la capitale de la colonie. Placée en tête de ligne sur la route du Maroc, elle était la résidence du gouverneur, et le centre des forces militaires ; là arrivent les renforts ; de là partent les expéditions.

Tel fut le cadre marocain de la colonie. Elle avait d’autre part un cadre indigène. Mahmoud, après avoir assis le prestige des vainqueurs sur les cruautés que l’on sait, s’était rendu compte que l’administration du pays serait impossible s’il en détruisait toute l’organisation. Dès le début de l’invasion quelques membres de la famille royale étaient venus à lui. II distingua parmi eux Askia Suleiman et le nomma roi du Songhoï, sous sa tutelle, avec résidence à Tombouctou. Toute l’administration créée par Askia le Grand, vice-royautés et gouvernements, fut rétablie de même, le pacha se réservant de nommer les titulaires de ces postes. Il laissa également aux princes feudataires Touaregs, Foulbés, etc., le gouvernement de leurs tribus, se contentant de leur donner l’investiture. Songhoïs comme feudataires étaient tenus de fournir des troupes auxiliaires, et chaque fois que les mousquetaires partaient en expédition, ils étaient accompagnés de contingents indigènes que commandait le roi ou quelque vice-roi, sous les ordres du caïd.

Pendant une vingtaine d’années cette organisation fonctionna assez régulièrement. Alors, contre-coup des événements qui se passent au Maroc, la désagrégation commence. El Mansour est mort empoisonné en 1604. Ses successeurs, très préoccupés d’intrigues de palais et de luttes intestines, ne songent au Soudan qu’en voyant arriver les convois d’or et ne se soucient pas davantage de ce qui s’y passe.

À partir de 1613 le gouverneur du Soudan n’est plus nommé ni envoyé par la métropole. Les troupes d’occupation le choisissent parmi leurs caïds. Ces troupes avaient été jusqu’alors renforcées périodiquement ; vers 1605 il était ainsi venu 23 000 Marocains au Niger. Les envois diminuent, puis cessent en 1620. L’autorité et les soins du sultan ne se manifestent que si on lui dénonce des malversations ou quand les envois d’or ne sont pas assez considérables : aussitôt il donne l’ordre de pendre ou noyer un certain nombre de prévaricateurs. Pour le reste, il laisse la colonie se débrouiller comme elle peut. Et peu à peu, elle se débrouille fort mal, elle s’embrouille.

Les caïds se disputent le titre de pacha et se déposent les uns les autres. Ils règlent leurs rivalités les armes à la main. Le pacha du jour fait décapiter ou jeter en prison le pacha de la veille. Deux ou trois seulement parviennent à mourir au pouvoir, et encore n’est-ce pas de vieillesse. En trente ans l’on compte une vingtaine de gouverneurs (1620-1650). Il en est qui ne conservent le pouvoir que sept ou huit mois. Dans la suite on comptera leur règne par semaines et par jours. Certains ne gouvernent qu’un seul jour. Parfois il n’y a pas de pacha du tout. Quoique discutée et entourée d’un prestige éphémère et tragique, l’unité de commandement subsiste cependant assez longtemps et toute révolte indigène trouve les Marocains unis.

Cette solidarité ne tarde pas à être entamée à son tour. Des garnisons se mutinent et livrent bataille aux troupes du pacha. Des rivalités divisent les troupes comme leurs chefs. Parmi les soldats les uns sont de Fez, les autres de Marrakech ou du sud marocain. Ces éléments divers n’ont pas été fondus à leur arrivée au Soudan. Ils se sont groupés dans des garnisons différentes, et ces groupes se jalousent. Peu à peu les garnisons se rendent indépendantes et forment de petits gouvernements qui régissent les pays avoisinants. Le titre de pacha reste au commandant de Tombouctou, mais il est purement nominal : son autorité n’est reconnue que dans sa région. Il n’est ni plus ni moins que les gouverneurs des autres régions. Le seul lien qui unit dès lors la colonie à sa métropole est le tribut au sultan, payé du reste le plus irrégulièrement possible.

Au xviiie siècle l’indépendance du Soudan est complète. Il n’est même plus question du mot « Marocains » pour désigner les maîtres du pays. Par des mariages avec les Songhoïs, les premiers conquérants s’étaient multipliés sur place, et abondamment, car les guerres leur avaient livré des épouses à leur fantaisie. On appela leurs descendants des Roumas, du nom des mousquetaires d’El Mansour qui avaient fait si terrible impression à leur arrivée au Soudan.

L’administration indigène (les Askia, vice-rois et Koïs) a disparu. Nombre de pays sont devenus indépendants sous l’autorité de chefs locaux. Les Roumas détiennent principalement les rives du Niger, où leurs ancêtres s’étaient surtout implantés. Chaque groupe de Roumas n’a souci que de sa région, et ne prête aucun secours au groupe voisin, quand il n’est pas en hostilité avec lui.

Profitant de ce désarroi et de cet affaiblissement deux éléments s’affirment dans la Boucle du Niger et viennent y augmenter l’anarchie : les Touaregs et les Foulbés.

Les Touaregs exploitent les premiers la situation. Ils franchissent le fleuve et échangent leurs domaines de sable du Sahara contre les pâturages opulents et les plaines cultivées du nord et de la Boucle. En 1770 ils prennent Gaô aux Roumas, puis se répandent dans la Boucle vers 1800.

Leur division en tribus distinctes, très souvent rivales et ennemies, les empêcha d’organiser leur conquête. Tout autres les Foulbés.

Contrairement à l’opinion répandue parmi les Européens au Soudan comme au Sénégal et mentionnée jusqu’à ce Jour dans de nombreux ouvrages, les Foulbés n’ont pas pénétré au Soudan par l’est. D’aucuns les faisaient venir de la vallée du Nil et les identifiaient avec les Fellahs. Il n’y a pas entre eux le moindre rapport. C’est de l’ouest, de l’Adrar Sénégalais qu’ils sont arrivés, des pays de sable qui s’étendent au nord du Sénégal. Le Tarik dit formellement : « Les Foulbés sont originaires du pays de Tischitt » Ils se rattachent à la race blanche comme les Touaregs, et, comme eux encore, sont des Berbères, nomades et pasteurs.

Les Foulbés avaient été refoulés vers le Soudan, très probablement au moment où les Maures, chassés d’Espagne, envahirent l’Adrar. Leur second exode, vers l’est, ne fut ni une émigration, ni une invasion, ni une conquête. Ce fut plutôt un glissement de bergers et de troupeaux. Le Massina, admirable pays de pâturages, en fixa un grand nombre. C’est de là que nous voyons surgir tout à coup un empire redoutable et organisé (1813).


dienné : une rue.

Cheikou-Ahmadou, son fondateur, évince partout les Roumas en une trentaine d’années et met définitivement fin à leur domination, en leur prenant Tombouctou en 1827.

C’était un petit personnage qui, sous le nom d’Ahmadou Lobo, régnait au pays de Noukouna (Massina). Il avait fait répandre le bruit qu’il était de la famille du Prophète, un de ses ancêtres ayant épousé l’arrière-petite-fille de Mahomet. Il se montrait musulman zélé comme tous les Foulbés, fanatique même. Et en Afrique, dans les pays du Niger comme dans ceux du Nil, le fanatisme peut mener à tout. Ce fut, en effet, l’origine de sa fortune. L’histoire en est assez curieuse. Elle comporte pour nous, les maîtres actuels du Soudan, plus d’un enseignement. Un écrit arabe trouvé à Tombouctou me l’a révélée. C’est une petite brochure de propagande, que Cheikou Ahmadou fit rédiger par un marabout influent, à sa dévotion, et répandre à travers le Soudan.

L’auteur s’adresse pompeusement à l’Afrique entière, « aux sultans du Maroc, d’Alger, de Tunis, aux Andalousses (nom des tribus maures réfugiées dans l’ouest africain après leur expulsion d’Espagne) ; aux peuples qui vivent près de la grande eau salée (l’Atlantique) ; à l’Égypte et aux peuples qui viennent après, jusqu’aux confins de l’Islam ».

« Le douzième des khalifes rénovateurs, Celui après lequel viendra le Màhdi est né, dit-il. C’est le cheik, l’Émir des croyants, Ahmadou ben Mohammed qui s’est levé pour faire renaître la Foi du Seigneur, et pour combattre dans le chemin de Dieu au Soudan. »

Mais encore fallait-il démontrer que notre homme était réellement le douzième khalife. Qu’à cela ne tienne ! « Si l’on me demande la preuve de ceci, continue le marabout dévoué, je répondrai : la preuve est dans le Fatassi, l’histoire de nos pays, écrite par le jurisconsulte et savant Mahmoud Koutou (ou Koti). »

Alors très habilement, sous prétexte de citation, l’auteur rattache son client au plus célèbre des princes songhoïs, à Askia le Grand tout simplement. Le but est double : d’abord faire rejaillir sur l’inconnu quelque chose du prestige et de la gloire d’un souverain aussi populaire ; ensuite, lui assurer sinon le concours, du moins la sympathie des populations songhoïs. Il expose donc au long le renom, le bonheur et la sagesse du grand Askia, puis détaille son pèlerinage à la Mecque, raconte qu’il devint khalife, mais ajoute qu’Askia était seulement le onzième des douze khalifes dont Mahomet a annoncé la venue.

Jusqu’ici tout est sinon conforme, du moins assez semblable à l’histoire. Nous allons maintenant entrer dans la fable, et dans la fable intéressée, dans la supercherie. Ayant rappelé qu’au Caire Askia s’entretient et se lie avec Essoyouti, l’auteur de la brochure prête au fameux cheik la prédiction suivante :

« Après toi, annonce-t-il au roi songhoï, le Soudan verra un douzième khalife. Mais il ne sortira pas de ta famille, Askia !

« II viendra un homme saint, prêtre, savant, actif, observateur de la Loi, nommé Ahmadou ben Mohammed, de la tribu des ulémas de Sankor, qui se manifestera dans l’île de Sibre-Massina. Celui-là sera ton héritier dans le khalifat. Il aura l’abondance des sourires, la beauté morale et la victoire, et sera ferme dans ses desseins. Ta grandeur sera dépassée par la sienne, car il aura approfondi les sciences, tandis que toi, tu ne connais que la Justice, la prière et les fondements de la foi. Tel sera le douzième khalife annoncé par Mahomet. »

Tout autre qu’Askia n’eût pas insisté, en présence de prédictions aussi peu agréables. Le grand roi, néanmoins (d’après la brochure), exigea d’en savoir davantage sur ce successeur, qui pourtant n’avait rien de commun avec sa famille et qui devait surpasser sa gloire !

« Le nouveau khalife trouvera-t-il la religion prospère ? » demanda-t-il, encore. — Non, aurait répondu le cheik-oracle. Il trouvera la religion abattue. Mais Ahmadou sera comme l’étincelle qui tombe sur l’herbe sèche. Dieu lui donnera la victoire sur tous les infidèles, et en retour bénira tous ceux qui le seconderont. Quiconque verra ce khalife et le suivra, sera bienheureux comme ceux qui ont suivi le Prophète. Quiconque lui obéira sera comme ceux qui ont obéi à Mahomet. »

Est-il besoin de l’ajouter ? La prophétie ne doit pas se trouver dans le Fatassi et a été inventée pour les besoins de la cause des Foulbés et de Cheikou-Ahmadou. Cependant il importait de mettre ce document en lumière. C’est probablement d’analogue manière que s’est accrédité, il y a quinze ans, le Mahdi du Soudan égyptien. C’est ainsi que sans tarder nous allons voir dans le Soudan nigritien, se lever d’autres ambitieux, El Hadj Omar et Samory ; enfin, c’est très certainement par le fanatisme religieux que procédera dans l’avenir celui qui appellera ces pays à la révolte contre notre domination.

Nos possessions soudanaises sont peuplées de races si diverses et sympathisant si peu entre elles, que l’on aura toujours raison des unes avec l’aide des autres. Mais à une condition : de briser partout, par tous les moyens et sans indulgence, l’influence religieuse, qui seule peut réprimer momentanément les jalousies et les dissensions des peuples, et en former un faisceau dangereux.

Cheikou Ahmadou mourut en 1844 et eut pour successeur son fils Ahmadou-Cheikou. Du vivant même de son fondateur, l’empire si rapidement édifié commença d’être ébranlé. Rapaces et insatiables, cruels pour leurs coreligionnaires comme pour les infidèles, les Foulbés eurent à défendre continuellement leur domination. Leur impopularité fut telle que les habitants de Tombouctou n’hésitèrent pas à appeler à leur secours et à introduire dans la boucle du Niger un troisième élément, arabe celui-là, les tribus kountas du sud tunisien.

Cependant, à la mort de Ahmadou-Cheikou (1852), une dynastie rivale se dessinait déjà dans les pays du Haut-Niger et du Haut-Sénégal. Son fondateur était de race toucouleur, métis de nègres et de foulbés. De naissance peu illustre, fils d’un marabout des environs de Podor, pour justifier de ses ambitions, lui aussi n’excipait que de sa sainteté. Il avait fait le pèlerinage de la Mecque : c’était El Hadj (le pèlerin) Omar. Comme Cheikou-Ahmadou, sous prétexte de mission divine et de guerre aux infidèles, il mit à feu et à sang tout le sud du Soudan. Les « infidèles » étaient surtout ceux qui ne venaient pas se soumettre à sa puissance. Avant pillé et ruiné le sud, il remonta vers le nord, et, de conquête en conquête, vint se heurter à l’empire foulbé, dont le nouveau roi était Ahmadou-Ahmadou.

À Sofara, les deux rivaux livrèrent une grande bataille qui décida de la suprématie dans la vallée du Niger. El Hadj Omar en sortit vainqueur. Ahmadou-Ahmadou, grièvement blessé, dut s’enfuir. Aussitôt son armée se dispersa, s’évanouit.
dienné.
Quelques fidèles seulement se jetèrent avec lui dans des pirogues sur lesquelles ils comptaient gagner Tombouctou.

Dès que le roi toucouleur sut la direction prise par le fugitif, il lança à sa poursuite des émissaires avec l’ordre de lui laisser momentanément la vie sauve et de le faire prisonnier. Il fut bientôt rejoint près de Kaka. Ses pirogues approchèrent alors de la rive. Le blessé voulait se battre encore. Ses derniers fidèles prirent la fuite à travers champs. Les piroguiers même se sauvèrent. Il se trouva seul en face des gens d’El Hadj Omar. Ceux-ci lui firent part des ordres de leur maître. Mais Ahmadou-Ahmadou répondit : « Je n’irai pas auprès d’Omar ! Je ne le verrai pas dans ce monde ! » Il retourna à sa pirogue et y prit ses biens, qu’il déposa à terre,
dienné : le barbier.
Puis il revêtit sa robe la plus blanche, s’agenouilla et fit son Salam. Ayant ainsi prié, il se retourna vers les Toucouleurs et dit : « Je ne serai pas le prisonnier d’Omar. Plutôt je me battrai contre vous. Mais faites plaisir à Dieu et exaucez mon dernier désir : tuez-moi. Tous ces biens, je vous les donne en récompense. Vous raconterez que je suis mort de ma blessure. » Et il se laissa égorger.

C’est ainsi que me fut contée, à Dienné, la fin du dernier roi foulbé (1861). El Hadj Omar voua à la famille une haine implacable et fit périr huit de ses membres. Deux neveux d’Ahmadou-Ahmadou parvinrent seuls à sauver leur vie. L’un d’eux, Ahmadou-Abdoulay, réfugié dans l’est de la Boucle, est devenu aujourd’hui le modeste seigneur qu’était le père du fondateur de la dynastie et règne sur le petit pays de Fiou.

À notre point de vue, la dynastie foulbée s’est surtout distinguée par sa haine de l’Européen. En 1854, Ahmadou-Ahmadou s’acharna à la perte de Barth qui raconte abondamment les dangers courus et ne dut la vie sauve qu’au chef des Kountas, le cheik El Bakay. Tout récemment encore, cette haine se manifesta. En 1891, un lieutenant d’infanterie de marine, M. Spitzer, ayant été envoyé en mission auprès d’Ahmadou-Abdoulay, faillit être assassiné pendant la nuit, et n’échappa que grâce à la vitesse de son cheval. Depuis, en présence de nos incessants progrès, ce roitelet a imploré très humblement son pardon et nous paye tribut.

La mort d’Ahmadou-Ahmadou ne devait pas tarder à être suivie de celle de son vainqueur. El Hadj Omar s’était installé dans la capitale du vaincu, à Hamdallaï, lorsque les Foulbés se soulevèrent et vinrent l’y attaquer, renforcés d’une armée de Kountas.

Le Toucouleur résista plusieurs mois, mais la ville fut prise finalement. Étant parvenu à s’échapper, il se jeta dans les montagnes voisines de Bandiagara, et là connut à son tour l’abandon du vaincu et subit le sort d’Ahmadou-Ahmadou ; cependant sa mort ne fut pas aussi courageuse que celle du Foulbé. Poursuivi par l’ennemi, il se réfugia dans une caverne. On l’y cerna. Le feu fut mis à une grande quantité de poudre accumulée à l’entrée, et il périt sous l’écroulement des rochers (1863).

Les Toucouleurs restèrent néanmoins maîtres du nord de la Boucle sous le gouvernement de Tidiani, un neveu d’El Hadj Omar. Ahmadou, son fils, lui avait succédé au pouvoir suprême qu’il eut à défendre contre ses frères. Une série de guerres civiles s’engagea et dura jusqu’en 1877, où Ahmadou se trouva seul maître.

Vers le même temps surgit un nouveau prophète, lui aussi massacreur et pillard émérite au nom de Dieu et de Mahomet. Samory entre en scène et va ravager le centre et le sud de la Boucle et la rive gauche du Niger.

Mais peu à peu, sous l’impulsion du général Borgnis-Desbordes, alors colonel, nos forts se sont avancés vers le grand fleuve. Nous sommes installés sur ses rives en 1883, à Bammakou. Des canonnières nous font connaître dans le nord, tandis que nos colonnes pourchassent Samory dans le sud. Puis le colonel Archinard reprend notre marche le long du Niger. En 1892, la prise de Ségou marque la fin de l’empire toucouleur. En 1893, nous sommes à Dienné, enfin, au mois de décembre de la même année, le drapeau tricolore flotte sur Tombouctou.

Ces quelques pages d’histoire et les données nouvelles qui en découlent sont non seulement nécessaires pour expliquer Dienné et son décor égyptien, mais s’imposent à d’autres titres encore.

Elles montrent que nous avons pris possession du Soudan à un moment certes très favorable pour une conquête relativement facile, étant donnés l’étendue considérable de ce pays et nos modestes effectifs d’occupation. En revanche, nous y sommes arrivés dans les conditions les plus défavorables de prospérité, après une période d’histoire telle qu’il ne s’en était vu depuis douze siècles, — après deux cents ans des pires destinées.

Les Marocains ont été les premiers artisans de cette œuvre de perturbation qui est allée grandissant pendant les deux siècles de leur règne, pour atteindre son maximum d’intensité durant le siècle présent, dont le récit n’offre que tristesse et désolation accumulées.

Nous avons trouvé le pays dans la situation politique et économique la plus anormale, et cette double anormalité n’est pas partielle, localisée, elle est générale. Du nord, de l’est, du sud, Marocains, Touaregs, Foulbés, Toucouleurs, Kountas se sont
dienné : vue du haut du port.
rués en hordes faméliques sur cette terre promise. Ils apparaissent comme une monstrueuse association acharnée à faire expier les privilèges prodigués par la nature à ces riches contrées, et travaillant à anéantir les bienfaits d’une antique civilisation pour le plus grand triomphe de leur propre barbarie. Et cela, le plus souvent, au nom de Dieu l’Unique ! Cheikou-Ahmadou, El Hadj Omar, Samory ne sont pas les seuls prophètes dévastateurs. J’ai épargné le récit de maint autre météore fanatique et sanguinaire qui figure pour une part moindre dans la grande œuvre de mal. Enfin, à ces pseudo guerres religieuses viennent s’ajouter des guerres civiles et de races…

Pendant ce temps, les cultures étaient interrompues, le commerce coupé. Les pirogues désertaient le fleuve, la circulation des caravanes devenait impossible. Les marchés se vidaient et la population était décimée par la guerre, l’esclavage lointain et la famine. Des contrées entières se sont dépeuplées par l’émigration.

Mais telle est la fécondité des races nègres, grâce à la polygamie, telle est la fécondité de la terre, grâce aux inondations du Niger, que, tout considérables que soient ces maux, ils sont facilement réparables, et en peu d’années, avec l’ère de paix et de réorganisation par nous inaugurée.