Flammarion (p. 51-68).

III

LA VALLÉE DU NIGER

L’ancienne et persistante renommée de Tombouctou, son commerce vanté dans tout le nord de l’Afrique, son prestige de métropole riche et puissante, auraient permis d’affirmer, à priori, que les régions aux abords desquelles s’élève la grande cité nigritienne, inconnues encore, se composent de pays remarquablement fertiles.

Une réputation telle que celle de Tombouctou ne pouvait être usurpée. Une erreur qui se serait propagée à travers quatre ou cinq siècles, un trompe-l’œil qui aurait abusé aussi longtemps le monde civilisé sans que rien vint détruire l’illusion dans la suite des temps, serait sans exemple dans l’histoire. Dans son cabinet, entre une carte moderne d’Afrique et les œuvres d’EI Bekri, de Ca da Mosto, de De Barros, de Léon l’Africain, ou de tel autre voyageur de jadis, le géographe pouvait donc raisonner ainsi :

Le grand marché de Tombouctou est au seuil du désert. Du sable au nord. Du sable à l’est. Du sable à l’ouest. Ce n’est pourtant pas avec du sable que s’alimente un grand trafic !

Reste le sud… Pour que Tombouctou ait joué le rôle commercial qui lui est attribué il faut que le sud offre — comme une presqu’île de fertilité s’avançant dans la mer des sables stériles — une étendue de riches territoires ; il faut aussi que cette étendue soit vaste puisqu’elle a pourvu longtemps à un négoce considérable, et suffi à des débouchés multiples tant dans la direction du Maroc que dans celle du Touat et de la Tripolitaine, sans compter les populations nomades qui sillonnent le Désert.

Ces fertiles régions dont l’heureux privilège aurait pu être découvert par la seule logique, comme certaines planètes par le calcul, existent-elles en réalité ? C’est ce qu’il est possible de vérifier, depuis que l’occupation de Tombouctou en a ouvert les routes, et qu’elles sont accessibles, non seulement à l’explorateur proprement dit, qui traverse le pays, souvent malade de privations, prisonnier de ses guides, et ne peut guère tracer que des itinéraires, lignes presque imperceptibles dans le blanc des cartes, mais aussi au voyageur qui séjourne, et recueille librement des renseignements complets et exacts.

Le sud de Tombouctou ? C’est le Soudan, autrement dit la vallée et la boucle du Niger : la région est donc incontestablement vaste puisqu’elle est traversée par l’un des plus grands fleuves du globe, dont le cours mesure plus de 4.000 kilomètres. Au milieu de la stérilité du nord, de l’est et de l’ouest, comment peut-elle être remarquablement fertile ? Grâce au merveilleux système hydrographique du Niger. Hérodote a donné cette définition heureuse : « L’Égypte est un présent du Nil. » Avec non moins de justesse on peut dire : « Le Soudan est un présent du Niger. »

Et puisque le nom de l’Égypte est venu sous ma plume, je veux Île retenir. Seule cette terre de proverbiale richesse pourra donner une exacte idée du Soudan, et des phénomènes qui lui valent sa fertilité.

Amrou, le conquérant arabe qui s’empara de l’Égypte au viie siècle, en a fait cette incomparable et complète description dans une lettre qu’il adressait à son maître le khalife Omar : « Ô prince des fidèles ! Peins-toi un désert aride et une campagne magnifique. Telle est l’Égypte. Un fleuve béni coule avec majesté au milieu d’elle. Le moment de la crue et de la diminution de ses eaux est aussi régulier que le cours du soleil ou de la lune. Il y a un temps fixe où toutes les sources de l’univers viennent payer tribut à ce roi des fleuves : alors, les eaux augmentent, elles sortent de leur lit et elles couvrent la surface de l’Égypte pour y déposer un limon productif. Ensuite, lorsqu’arrive le moment où les eaux cessent d’être nécessaires à la fertilisation du sol, ce fleuve docile rentre dans les bornes que le destin lui a prescrites pour laisser recueillir les trésors qu’il a cachés dans le sein de la terre.

« Un peuple protégé du ciel ouvre légèrement les entrailles de la terre et y dépose des semences dont il attend la prospérité de la bienfaisance de cet être suprême qui fait croître et mûrir les moissons.

« À la plus abondante récolte succède tout à coup la stérilité. C’est ainsi que l’Égypte offre successivement, ô prince des fidèles ! l’image d’un désert aride et sablonneux, d’une plaine liquide et argentée, d’un marécage couvert de limon noir, d’une plaine verte et ondoyante et d’un vaste champ de moissons Jaunissantes. Béni soit à jamais le nom du créateur de tant de merveilles ! »

Ce que le Nil fait pour l’Égypte, le Niger le fait semblablement pour le Soudan : c’est, à travers l’année, la même succession de tableaux si divers et si opposés, c’est la même culture, facile au Soudanais comme à l’Égyptien, c’est les mêmes crues et décrues régulières et annuelles. Seulement le Niger montre, dans ses largesses, une magnificence plus grande encore. L’œuvre bienfaisante du Nil a dû être complétée depuis des milliers d’années par le travail des hommes. Sans qu’il ait été construit des digues et d’énormes barrages, ni creusé de nombreux canaux, le spectacle de la vallée du Niger est plus émerveillant que celui de la vallée du Nil. Tandis que ce dernier, coulant encaissé entre deux chaînes de montagnes, ne porte la fertilité qu’à quelques centaines ou milliers de mètres de ses rives, le Niger, grâce à ses immenses plaines basses, dispense ses bienfaits sur une largeur de plus de cent kilomètres — et sans que l’homme vienne l’aider en rien !

Dès lors, Tombouctou, son passé prestigieux et son commerce vanté se trouvent expliqués, puisqu’elle est située au seuil d’une autre Égypte, aussi favorisée par la nature, mais beaucoup plus vaste, dont le seul désavantage est de n’avoir pas été développée par quatre ou cinq mille ans de civilisation et de n’être pas aux portes de l’Europe, comme la vallée du Nil.

Le Niger prend sa source dans un massif montagneux qui s’étend du pays de Sulima, au nord, jusque dans le Kono au sud, et envoie ses ramifications vers l’extrême Kissi à l’est.

Contrairement à l’opinion accréditée, ce massif ne dépend pas, géologiquement parlant, du soulèvement rocheux du Fouta-Diallon qui passe pour le centre d’un vaste mouvement, étendant ses ramifications bien au delà des sources du Niger.

Tout au contraire, c’est le massif des sources du Niger ou Massif de Kouranko qui est le centre du soulèvement. Dans les pays de Negaya et de Kono les altitudes atteignent, en effet, 1,170 mètres (sources du Niger) et 1,500 mètres plus au sud, alors que l’altitude moyenne du plateau du Fouta-Diallon n’est que de 800 mètres environ.

Les sommets principaux du Massif de Kouranko sont, en partant du nord : le mont Bondi, le mont Ma, le mont Keiné, le mont Konko-Kouroua, les deux Kolas, les deux Soullous,

le mont Kokonante (sources du Niger), le mont Darou, les aiguilles de Kinki, le Songoula, le Banka, le Fingui, le
LA VALLÉE DES SOURCES DU NIGER
Sou-fou, le Tinki, le Oualou, le Koré, le Toumbé, ces quatre derniers dans le pays de Kono.

Dans le pays de Kissi deux rivières, le Faliko et le Timbi, coulent parallèlement vers le nord et se rencontrent bientôt à Laya où elles n’ont plus qu’un même lit.

Dès lors elles s’appellent le Niger ou Dialiba, le fleuve des griots (Diali, griot ; Bà, fleuve). Tous les griots (chanteurs, bardes, troubadours), que l’on rencontre au Soudan, en Guinée et au Sénégal se disent, en effet, originaires des régions du Niger, comprises entre ses sources et Kouroussa, c’est-à-dire des pays de Kouranko, Sangaran, Soulima Baleya et Oulada.

La principale des deux rivières est le Timbi, considéré par les indigènes comme le « père du Dialiba ».

Le Timbi naît dans un petit col à l’est du mont Kokonante et non au pied du mont Darou, situé à dix kilomètres.

Le col d’où descend le Timbi n’offre rien de remarquable au point de vue topographique. Dénudé à son sommet, il se couvre, à quelques pas de là, d’une végétation qui devient de plus en plus épaisse à mesure que l’on descend dans le thalweg. C’est l’indice de la présence de l’eau.

À trente mètres du sommet du col on ne tarde pas à découvrir une petite cuvette d’un mètre de diamètre et 0m30 de profondeur pleine d’une eau limpide et tranquille, dormant sur un lit de cailloux.

C’est là la vraie source, Timbi-Kounda, (la tête du Timbi) comme on dit dans le pays : elle ne tarit à aucune époque de l’année.

Si l’on dépasse la source, plus de trace d’eau. Mais à trente mètres plus loin apparaît une deuxième cuvette, plus vaste. On ne l’atteint qu’avec peine. La végétation, devenue très dense, cache la voûte céleste : c’est un fouillis inextricable de rotins épineux, de lianes enchevêtrées, d’arbres abattus par les tornades, de fougères arborescentes.

L’eau de cette crique s’écoule sous bois pour apparaître au grand jour à 200 mètres plus bas dans la vallée. En ce point le Timbi n’est encore qu’un infime ruisselet.

À 800 mètres en aval de sa source, au village de Timbi-Kounda, il offre l’aspect d’un gentil ruisseau. Sa largeur et sa profondeur croissent très rapidement à mesure qu’il avance vers le nord. À Nélia (13 kilomètres des sources) il atteint plus de 25 mètres de largeur et à Faranna (100 kilomètres des sources) il en mesure près de cent.

Quinze cents mètres avant d’arriver à Nélia se trouve la perte du Timbi. La rivière disparaît momentanément sous un amoncellement de roches ferrugineuses.

Le bois enchevêtré où naît le Timbi est un lieu réputé comme sacré dans le pays et il encadre mille légendes et superstitions. L’accès en est interdit aux profanes. De grands malheurs surviendraient si on y touchait à quelque chose ou si on y prononçait une parole. Tout guerrier ou autre ayant répandu du sang, meurt en approchant de la source. Ses eaux servent aussi à une sorte de jugement de Dieu : quelqu’un est-il accusé d’un crime qu’il nie, on lui en fait boire. S’il est réellement coupable, son ventre enfle et il succombe aussitôt.

LE TIMBI DANS LE BUIS-SACRÉ.

Les indigènes racontent encore qu’au milieu de la petite crique du Timbi s’élèverait un ilot rocheux, résidence de l’Esprit de la source et retraite mystérieuse du grand-prêtre qui le représente parmi les mortels. Le devin s’y rendrait en plongeant sous les eaux. La légende veut qu’au fond de la crique il ait une demeure toute en or dans laquelle il se retire pendant ses disparitions. Ses acolytes, les devins minores, prétendent avoir entendu le bruit qu’il fait en ouvrant ou fermant la porte de cette habitation féerique.

Grand-prêtre et petits devins gardent jalousement les abords
UNE CASCADE DANS LE PAYS DES SOURCES


des sources et le mystère qu’ils en font leur a donné grande renommée et autorité dans le pays. Les roilelets voisins les interrogent avant d’entreprendre une guerre ou en d’autres circonstances importantes ; le vulgaire de même les consulte. Mais l’Esprit de la source, qui est évidemment un esprit pratique, ne daigne s’occuper des uns comme des autres que moyennant des sacrifices.

Ils n’ont rien de bien féroce, ces sacrifices. Point de victimes humaines comme au Dahomey voisin, des bœufs seulement, mais Jeunes, car l’Esprit aime la chair tendre. Les immolations se pratiquent non à la source, mais au village de Nélia, en amont duquel se trouve la perte du Timbi. Là habitent les devins, leurs femmes et leurs enfants.

La bête étant égorgée on en dépèce les bons morceaux qui sont, naturellement, pour les serviteurs de l’Esprit et leurs familles. Cependant on a laissé la tête et les jambes intactes et adhérentes à l’ensemble de la peau. Celle-ci est alors empaillée et recousue, puis le mannequin est précipité dans le Timbi qui passe devant le lieu des sacrifices. À quelques pas de là, la rivière disparaît momentanément dans un souterrain rocheux. Le bœuf empaillé s’engouffre à sa suite. Lorsqu’il reparaît plus loin, en même temps que le Timbi, on le voit fièrement dresser la tête au milieu des eaux, semblant plein de vie, sautant, plongeant et reparaissant dans le bouillonnement du courant, jusqu’à ce qu’il coule. Alors tous se retirent satisfaits : l’Esprit de la source et ses coryphées par la perspective de quelques repas excellents, et le vulgaire, qui a fait les frais du spectacle, réjoui par les gambades du bœuf-mannequin.

Cette région du Kissi, sous le 9e parallèle, où le Niger prend sa source, est par excellence le pays des grandes pluies. De février à Juillet, l’eau tombe du ciel en véritables torrents. Aussi les pentes du massif de Kouranko sont-elles striées d’innombrables cascades, ruisselets, ruisseaux et rivières qui drainent les célestes inondations.

La plus grande partie de cette masse d’eau énorme est ainsi dirigée vers le Niger. Rien d’étonnant qu’à Kouroussa, où il n’a encore reçu que trois affluents importants, le fleuve se soit déjà aménagé un lit imposant, 150 mètres de large. Plus il avance, plus nombreux et plus considérables deviennent les cours d’eau qui s’y déversent. Vers le 12e degré, en amont de Bammakou, ces renforts cessent brusquement. De là il coule presque solitaire jusqu’à Diafarabé.

De Timbi-Kounda à Diafarabé nous avons une première zone hydrographique, homogène et assez semblable : la rive gauche, très étroite, descend en pente vers le Niger, les rameaux des monts du Fouta-Diallon le côtoyant de près et ne le quittant qu’après Koulikoro ; la rive droite, au contraire, est libre et forme une grande plaine admirablement arrosée par la foule des affluents qui coulent parallèlement vers le grand fleuve.

Celui-ci ne prodigue pas ses miracles dans cette première zone. Elle est si richement dotée de l’eau précieuse que son concours est superflu. Ces pays du Haut-Niger sont néanmoins des plus riants. La végétation tropicale s’y étale dans toute sa prodigalité. L’oranger, le citronnier, le kolatier, le bananier, le manguier y ravissent l’européen.

En traversant ces régions le Niger se recueille. Ses inondations sont peu importantes : à peine empiète-t-il d’un kilomètre sur les rives. Le géant réserve tous ses efforts pour transformer en plaines opulentes les immenses étendues de sable qui attendent son secours au delà de Diafarabé. Avant de les aborder il s’arrête un instant en aval de Bammakou, devant le barrage rocheux de Sotouba, rassemble, concentre les formidables masses liquides que le ciel lui a envoyées pendant cinq mois, puis, en plénitude de sa force et de ses moyens, s’élance de nouveau vers le nord, et passe devant Niamina, Ségou, Sansanding.

Ayant franchi Diafarabé, il parvient, ainsi gonflé et irrésistible, vers le mois de septembre, à Mopti où il rencontre le Bani, un affluent monstre, qui vers le même moment arrive, en ce même point, avec un volume d’eau presque aussi formidable que le sien. Ainsi renforcée, l’armée des eaux est devenue innombrable, immense, infinie. Le lit du fleuve est trop étroit. Il étouffe entre ses rives. En avant, en arrière même, de toutes parts il cherche des issues, se rue dans Îla moindre dépression, envahit le plus petit passage. Alors se produit ce que J’appellerai : l’affolement du Niger.

Affolement heureux, s’il en est. Le fleuve se précipite sur toute cette région basse de Diafarabé à Tombouctou, la couvre, la noie — et d’un steppe de sables stériles fait une des régions les plus fertiles de l’univers. Dans cette vaste dépression il a charrié, depuis des siècles, un bienfaisant limon végétal, effacé les sables, et l’a transformée en un véritable grenier d’abondance. Ce n’est pas comme en Égypte un seul delta que nous trouvons, mais trois.

Le premier va de Diafarabé aux abords du lac Débo. Sur sa rive gauche, le Niger ayant trouvé deux exutoires propices, forme les marigots de Diaka et de Bourgou. La branche principale et ses deux bras suivent une direction parallèle et vont se Jeter tous trois dans le Débo. Malgré ces dérivations, les eaux restent tellement abondantes que les trois lits communiquent entre eux par des canaux naturels. Sur la rive droite, le Bani est, de la même manière, relié au Niger.

C’est là un véritable et complet système d’irrigation pour lequel l’homme n’a pas eu à accomplir le moindre travail. La fécondité est répandue ainsi à travers les terres sur plusieurs milliers de kilomètres carrés. La hausse et la baisse des eaux est aussi régulière qu’entre les digues du Nil, mais elle s’étend infiniment plus au loin. En septembre on compte de l’est à l’ouest, à Mopti par exemple, cent quarante kilomètres

inondés à deux ou trois mètres de profondeur. Dans
LA RÉGION DES TROIS DELTAS.
ce delta sont situés les pays de Sano, de Bourgou, le Massina, le Dienneri et le Kounari.

Le deuxième delta s’étend du lac Débo à El Oual’ Hadj. Le Niger repart en trois nouvelles branches : la moins importante, le Koli-Koli, se forme au sud du lac Débo, le Bara-Issa ou Niger noir, et l’Issa-Berr ou Niger blanc sortent tous deux au nord du lac. Le Koli-Koli traverse le lac de Korienzé et à Saréféré rejoint le Niger noir qui, à son tour, se réunit près de EI Oual’ Hadj au Niger blanc.

Comme le Bani et le Niger, comme le Niger et les marigots de Diaka et de Bourgou, les trois bras du fleuve communiquent entre eux par des canaux variés et sinueux. C’est toujours le même et merveilleux système d’irrigation naturelle accompagné de crues fertilisantes.

Mais il y a plus. Sur la rive gauche — à la limite extrême des inondations — le fleuve trouve une formule nouvelle à ses bienfaits : c’est une admirable série de lacs. Ils sont au nombre de douze, séparés les uns des autres par des chaînes de collines. Voici les noms de onze d’entre eux, énumérés du sud-ouest au nord-est : le Kabara, le Tenda, le Soumpi, le Takad]i, le Gaouaki, le Horo, le Fati, le Goro, le Daouna, le Télé et le Faguibine.

Les inondations remplissent ces lacs au moyen de goulets plus ou moins larges. Ceux de Fati, de Horo et de Takadji sont particulièrement spacieux et pourraient être en toute saison ouverts au commerce fluvial. D’autres goulets sont grands ouverts pendant quelques mois (octobre à mars) puis s’obstruent d’herbes, sans empêcher cependant le passage de petites pirogues. Les bords de ces lacs ne le cèdent en rien comme fertilité aux rives du fleuve et de ses branches, élant comme elles inondés et découverts tour à tour sur des largeurs de quelques centaines de mètres.

Les lacs Télé, Faguibine et Daouna forment des dépressions dont la profondeur peut atteindre dix mètres au-dessous du niveau moyen du Niger. Ils ne semblent pas seulement alimentés par leurs goulets, mais aussi par des infiltrations souterraines. Aux hautes eaux, paraît-il, on trouve entre la ligne des lacs et le Niger, l’eau à fleur de terre, en creusant simplement avec la main.

Ce chapelet de lacs constitue une série d’ingénieux réservoirs aux formidables masses d’eau chassées par le Niger et le Bani réunis : quand les inondations se sont retirées, ils renvoient par leurs goulets et par les canaux naturels, une partie de leurs eaux au grand fleuve. Dans ce deuxième delta nous trouvons les pays de : Guimbala, Farimanké, Aoussa-Kattaoual, Seno-Nrourkou, Fitouka et Soboundou-Samba.

Le troisième delta commence à El Oual’ Hadj et finit à Kabara, le port de Tombouctou. À El Oual’ Hadj, le Niger reprend son cours unique et le conservera désormais jusqu’à son embouchure. La zone d’irrigation est formée ici : sur la rive gauche, par les nombreux canaux naturels qui relient les lacs Télé et Faguibine au fleuve et dont le principal porte le nom de marigot de Goundam ; sur la rive droite, par les marigots de Gouaki et de Kouna, ainsi que par une nouvelle série de lacs dont est piqué tout le nord-ouest de la boucle. Malheureusement on ne les connaît guère que de nom. D’après les derniers renseignements ils seraient au nombre de vingt-trois, parmi lesquels les lacs de Kangara, Dinéguira, Doumba, Labou, Hongouta, de Fatta, Tahetent, Tibouraguine, Dô, Gakoré, Tenguerel, Titoulaouine, Aguébada, Garo, Haribongo, Kherba, Tibouraghine, Dadji, Fankouré et Marmar. Ce delta comprend : le Kissou, le Killi, le Saramayo, l’Aribinda et le Gourma.

S’étant ainsi attardé en lointaines et multiples dilapidations, en largesses grandes et petites, le Niger et ses hautes eaux n’arrivent qu’en janvier à la hauteur de Tombouctou. Refoulé par les dunes du Sahara, il fait un brusque coude vers l’est. Comme naguère les monts du Foula Diallon, les dunes suivent étroitement sa rive gauche et ne lui permettent pas de s’y répandre avec ampleur. Au contraire, sur la rive droite il trouve encore des terrains propices aux inondations, mais de moindre étendue que précédemment. Son action fertilisatrice se manifeste là aussi : des canaux et des lacs irriguent cette contrée naturellement, et le pays de Bamba est réputé par sa richesse.

Tout à coup le fleuve est arrêté dans sa marche vers l’est par le massif granitique de Taosay. Il s’y fraye un étroit passage, ensuite, lassé de lutter contre ces masses rocheuses ainsi que le montrent ses rives encaissées et abruptes, il se Jette droit vers le sud.

Ici encore la rive gauche lui reste inhospitalière, au contraire de la droite où il peut accomplir à l’aise ses habituelles et merveilleuses transformations. Il s’attarde de nouveau, si bien que sa crue et lui n’arrivent qu’en juillet à Saï et parviennent à son embouchure en septembre seulement.

Il a donc fallu un an et demi environ à l’énorme masse d’eau tombée dans les pays du Haut Niger pour atteindre, considérablement amoindrie, l’océan Atlantique.

Il est aisé de se rendre compte maintenant que la nature n’a rien négligé pour rendre ces régions du sud aptes à alimenter un commerce aussi important que le fut celui de la Tombouctou de l’histoire. On imagine les richesses qu’il est possible de tirer d’un pays ainsi architecturé. L’élevage comme la culture y peuvent atteindre un degré de prospérité extrême.

Au moment des inondations, autour des villages, devenus des îles, ce ne sont que rizières. À la limite des inondations, sur les terres que le retrait des eaux laisse les premières à découvert, on cultive du mil, gros et petit, du tabac et, au nord, du blé. Les années de faible crue ou de crue exagérée donnent des moissons médiocres. À la culture dominante des céréales, il faut ajouter celle du coton, de l’indigo, des arachides, de l’ignam, du manioc et de beaucoup d’autres légumineuses : courges, concombres, niébés ou haricots, oignons, piments, gingembre, etc.

D’autre part il y a des richesses végétales naturelles pour lesquelles l’homme ne se donne que la peine de la récolte. En première ligne l’arbre de karité, dont le beurre végétal est usité dans tout le Soudan et dans le Désert ; le caoutchouc, la gutta-percha, la soie végétale, le tamarin, le sésame, les fruits du baobab et ses feuilles qui donnent une farine recherchée.

L’élevage se pratique surtout dans les pays de Ségou, de Dia, dans le Massina et le Guimbala, ainsi que sur la bordure des lacs et des inondations : là paissent de magnifiques troupeaux de bœufs-à-bosse et des moutons innombrables, à belle et très longue laine. Ce sont les richesses des Foulbés, pasteurs nomades qui se retirent vers l’intérieur quand les eaux montent, et se rapprochent du fleuve à mesure qu’il descend. En outre, un peu partout entre Ségou et le Débo, les cultivateurs élèvent des chevaux très appréciés : le garrot fort, la croupe tombante, ils rappellent le type d’Abyssinie. Enfin, au centre de la Boucle, l’apiculture donne abondamment de la cire et du miel, tandis que dans le nord, l’autruche, souvent domestiquée, fournit des dépouilles précleuses.

Les ressources minières ne font pas défaut non plus. Les vallons du Haut Niger sont aurifères. Le Boundou et le Bouré, au sud de Bammakou, sont réputés pour leurs placers à fleur de terre : c’est de là qu’est venue cette grande quantité d’or que les Marocains drainèrent pendant deux siècles. Sur la rive droite du Bani, au sud de la ville de San, on trouve un minerai de fer remarquable, et, plus au nord, les monts de Houmbouri fournissent l’antimoine et des calcaires recherchés.

Tels sont les principaux produits que, dans la suite, nous retrouverons sur le marché de Tombouctou.

Depuis des siècles, ils y parviennent par l’intermédiaire de cinq grandes cités qui centralisent les produits de la vallée du Niger occidental : Bammakou, Niamina, Ségou, Sansanding et Dienné, — les cinq perles du Niger.

COIN DE MARCHÉ À SANSANDING.