Tombeau de Che-houang-ti

Journal asiatiquesérie 11, tome 7 (p. 447-453).

Tombeau de Che-houang-ti.[1] — Dans l’histoire de la Chine, Che-houang-ti tient une place dominatrice. Il est l’unique souverain légitime d’une dynastie qu’il fonde et que sa mort précipite dans une brève agonie. Et pourtant cette dynastie, mieux que nulle autre, a marqué de son sceau les siècles postérieurs. Le nom de Che-houang-ti qu’il s’est décerné lui-même signifie « Souverain-Empereur 1er ». Ses actes, ses fondations, ses voyages, ses désirs, le moindre de ses gestes empreignent les textes qui les décrivent d’une puissante grandeur. Ainsi de son tombeau, célèbre entre tous.

Cependant, en nous approchant du lieu qu’au village de Sin-fong[2] un vieillard nous avait indiqué comme son emplacement, nous avions la crainte, trop souvent justifiée en Chine, d’une déception : nous attendions un quelconque tas de terre étiqueté d’une stèle moderne, un kiosque ruiné portant le nom attendu. Il n’y a pas de kiosque ni de stèle, mais il n’en est point besoin. Car, lorsqu’on découvre la montagne funéraire, on voit soudain qu’elle occupe sur le sol la même place souveraine que Che-houang-ti dans les mémoires écrits. Ce tumulus, le plus ancien parmi ceux qui sont identifiés avec certitude et ne semblent pas remaniés, est aussi le plus grand, celui dont la forme indique le plus de recherche et exprime le plus de beauté.

Il est situé à 3 kilomètres et demi à l’est de la sous-préfecture de Lin-t’ong, dans la préfecture de Si-ngan. Une longue montée mène de la vallée de la Wei à la base de la montagne Li, développée parallèlement à elle. La pente, faible jusqu’au pied du tumulus, diminue encore en arrière de lui, formant un profond plateau. Jusqu’à la montagne, il y a ondulation de terrain plutôt que relief véritable, mais cet ample mouvement, que la nudité des champs accuse, suffit à élever l’œuvre au-dessus de la plaine, tout en la dégageant avec netteté du paysage montagneux. Celui-ci couvre presque toute la moitié sud de l’horizon. Un éperon, qui a son pendant à gauche, vient à droite accoter les remparts de Lin-t’ong[3]. Entre les deux avancées limitantes, le Li-chan tend un arc selon lequel s’alignent les pyramides de roche qui étayent, de leurs contreforts réguliers et roides, la masse montagneuse. Juste en arrière du tombeau, au sud, — un pic renflé se lève comme un écusson sur l’épaulement de deux cônes jumelés. De ce motif central, symétrique, la ligne faîtière s’étend vers l’est et vers l’ouest. Il était hardi, devant cette ordonnance superbe de monts, de dresser, sans autre piédestal que le sol, une œuvre de terre.

L’empereur l’exigea pourtant de ses architectes. Lui-même, la 26e année de son règne, lorsqu’il établit l’appareil de sa souveraineté, désormais étendue jusqu’aux pays barbares, avait fixé pour son tombeau cet emplacement où il se pose sur la vallée conquise comme un sceau au bas d’un décret. Lui-même, sans doute, arrêta les plans de l’hypogée, et nous savons qu’il en hâta l’exécution à renfort de myriades de travailleurs. Pour la première fois, nous avons devant ce tombeau l’occasion de juger une grande figure de l’histoire chinoise par autre chose qu’une dissertation littéraire. Et l’œuvre vue ne fait qu’ajouter à la grandeur historique : alentour, la puissante montagne est contrainte au rôle subalterne. Ce n’est plus qu’un encadrement, un écran ouvert, un décor.

Un poète de la dynastie des Ts’ing décrit le tumulus : « trois collines superposées ». Sur l’assise naturelle, en croupe longue, probablement remaniée d’ailleurs sur une large étendue, le terrassement dessine d’abord, selon les côtés d’un carré de six cents mètres, des bandes creuses qui bordent la première saillie nette, l’embase du tumulus, établie sur un carré concentrique de trois cent cinquante mètres. Au-dessus, la terre monte en une vigoureuse ondulation concave, raccordée à mi-hauteur à un méplat horizontal sur lequel s’épaule la colline supérieure, au sommet tronqué. En gravissant les faces, on s’aperçoit que le modelé est plus complexe encore : afin, sans doute, de ménager une silhouette moins déformée au tumulus obliquement aperçu, on a renflé à partir de la base le milieu de chaque face, tandis qu’au-dessus une saillie au nord et au sud s’oppose à une rentrée à l’est et à l’ouest.

Ces courbures opposées sont une raison d’éliminer l’hypothèse d’une déformation complète du tumulus par le tassement et les pluies, qui eussent agi avec uniformité peut-être, mais non avec cette diversité dans la symétrie, si le solide originel avait été une simple pyramide à base quadrangulaire. La fine poussière de lœss est l’une des matières les plus fidèles à garder la forme voulue par l’architecte[4].

Haut de quarante-huit mètres au-dessus de l’embase, de près de soixante au-dessus de la limite antérieure des travaux de terrassement, le tertre a un volume d’un demi-million de mètres cubes. Comme on dut creuser d’abord pour établir les substructions de l’hypogée, le volume remué fut beaucoup plus considérable encore. Un passage capital de Sseu-ma Ts’ien, dont nous empruntons la traduction à M. le professeur Chavannes[5], nous renseigne sur le contenu et sur la construction du tumulus

« Dès le début de son règne, Che-houang avait fait creuser et arranger la montagne Li. Puis, quand il eut réuni dans ses mains tout l’empire, les travailleurs qui y furent envoyés furent au nombre de plus de sept cent mille ; on creusa le sol jusqu’à l’eau ; on y coula du bronze et on y amena le sarcophage ; des palais, des (bâtiments pour) toutes les administrations, des ustensiles merveilleux, des joyaux et des objets d’art y furent transportés et enfouis et remplirent (la sépulture). Des artisans reçurent l’ordre de fabriquer des arbalètes et des flèches automatiques ; si quelqu’un avait voulu faire un trou et s’introduire (dans la tombe), elles lui auraient soudain tiré dessus. On fit avec du mercure les cent cours d’eau, le Kiang, le Ho et la vaste mer ; des machines le faisaient couler et se le transmettaient de l’une à l’autre. En haut étaient tous les signes du ciel, en bas toute la disposition géographique. On fabriqua avec de la graisse de phoque des torches qu’on avait calculées ne pouvoir s’éteindre de longtemps. Eul-che[6] dit : « Il ne faut pas que celles des femmes de l’empereur décédé qui n’ont pas eu de fils soient mises en liberté. » Il ordonna que toutes le suivissent dans la mort ; ceux qui furent mis à mort furent très nombreux. Quand le cercueil eut été descendu, quelqu’un dit que les ouvriers et les artisans qui avaient fabriqué les machines et caché les trésors savaient tout ce qui en était, et que la grande valeur de ce qui était enfoui serait donc divulguée ; quand les funérailles furent terminées et qu’on eut dissimulé et bouché la voie centrale qui menait à la sépulture, on fit tomber la porte à l’entrée extérieure de cette voie, et on enferma tous ceux qui avaient été employés comme ouvriers ou artisans à cacher (les trésors) ; ils ne purent pas ressortir. On planta des herbes et des plantes pour que (la tombe) eût l’aspect d’une montagne. »

Il est difficile de distinguer dans ce passage si descriptif ce qui, des dispositions intérieures du tombeau de Che-houang-ti, est anormal et ce que l’on peut considérer comme rituel et classique. Il n’est fait, dans les aménagements et la décoration, aucune présomption d’une vie extraterrestre ; c’est une raison de croire que les Chinois, dès avant l’époque Han, ne traitaient, même dans les tombes, que des représentations de la vie humaine. L’existence d’un couloir semble impliquer que le palais souterrain n’occupait qu’une partie de l’aire couverte par les terres rapportées. Mais rien n’indique s’il existait, comme dans les sépultures Han du Chan-tong, une chambrette funéraire, c’est-à-dire un temple extérieur mais proche du tumulus et relié par un couloir souterrain au caveau. Il est fort probable au contraire que la disposition était autre, car, après la mort de l’empereur en 210 av. J.-C., son fils lui fit des sacrifices au temple ancestral Ki, lequel se trouvait sur la berge sud de la Wei, dans l’enceinte des murs de la capitale[7], à l’ouest du confluent du Pa-chouei. Ce temple était d’ailleurs relié au tumulus par un de ces « chemins suspendus[8] » que Che-houang avait fait établir à travers la plaine.

Au sud et à l’est du tumulus, au point où les grands axes coupent la limite extérieure des travaux de terrassement, on remarque des bosses de terre hautes de cinq à six mètres au-dessus du sol environnant[9]. Elles ne peuvent être accidentelles, car nous avons signalé qu’il en existe de semblablement placées autour des tumulus Tcheou et nous en noterons de plus typiques encore autour des tumulus Han. Nous y voyons les vestiges d’embases de piliers faisant eux-mêmes partie d’allées funéraires se dirigeant vers le tumulus normalement à ses faces[10]. Nous ne savons pas si l’entrée principale de la sépulture était au sud, comme il est d’usage général, ou bien au nord ou à l’ouest, côtés par lesquels on accédait en venant de Hien-yang. En tout cas, le plan de la pyramide est exactement orienté selon les directions cardinales.

Le successeur dé Che-houang-ti (d’ailleurs par usurpation), Eul-che, qui eut un lamentable règne de deux années, fut enterré « comme un simple particulier » dans un coin du parc, après avoir été mis à mort par l’eunuque même à la trahison duquel il devait le trône. Il n’est donc pas étonnant que nous n’ayons pu trouver sa tombe, bien que, selon une tradition, l’empereur Wou-ti des Han lui en ait fait élever une sur les conseils du philosophe Sseu-ma Siang-jou. Quant à son successeur, Tseu-ying, égorgé par Hiang Yu après le forcement des Passes par les rebelles coalisés, il est peu probable qu’on se soit occupé de son chétif cadavre.

Ce Hiang Yu, homme de guerre violent et grossier, mit à sac les palais des Ts’in et viola la sépulture de Che-houang-ti. Il est difficile d’évaluer l’importance de la profanation. A-t-il seulement fait extraire pour l’insulter la dépouille impériale, ou détruisit-il tout le contenu du caveau ? Il semble qu’il n’ait pas ordonné une subversion complète, qui eût laissé à l’extérieur des traces d’affaissement. De même le brigand Houang Tch’ao, qui passe pour avoir de nouveau violé la tombe à la fin des T’ang, a dû y pénétrer par le couloir d’accès dont il avait réussi à repérer le parcours, et se contenter de faire main basse sur les objets précieux aisément transportables.

  1. Fig. 27, γ, et fig. 33, 34 et 35.
  2. Village muré que traverse la route mandarine. Il garde le nom de l’ancienne ville construite en commémoration de la première capitale des Tcheou, Fong.
  3. Le lieu était, dès le temps des Ts’in, éminemment historique : le piton de roches qui se dresse au-dessus de Lin-t’ong, au tournant de la montagne comme une tour de veille, servait de poste de signaux sous les Tcheou. On y allumait en cas d’alerte des feux qui faisaient converger les chefs d’année. On sait que, par jeu, la troublante Sseu de Pao, favorite du roi Yeou, ordonnait d’allumer les signaux pour assister à la déconvenue des vassaux fidèles. Et, dans le retrait que la montagne dessine entre la Tombe et Lin-t’ong, le roi Yeou, cerné par les barbares, périt de male mort, en juste retour de ses débauches (771 av. J.-C.).
  4. Nous avons fait du tumulus de Che-houang-ti un levé complet, où les lignes de niveau sont tracées sans retouche. On remarquera que le centre de gravité du solide est nettement au sud du centre de la base. Tout l’édifice est rejeté — d’une façon volontaire sans doute — du côté du Li-chan. S’il avait été d’aplomb sur l’horizontale, étant assis sur une surface déclive, il aurait paru pencher sur l’avant. L’allongement de la pente antérieure assure l’équilibre optique.
  5. Se-Ma Ts’ien‎, Mémoires historiques, traduction Edouard Chavannes ; t. II, p. 193.
  6. (Qin Er Shi) Fils et successeur éphémère de Che-houang-ti.
  7. Hien-yang était sur la rive gauche, mais une seconde ville s’étendait sur la rive opposée, avec laquelle un grand pont de pierre l’unissait.
  8. Nous ne savons pas précisément de quelle façon il faut imaginer les chemins reliant les divers palais et résidences de l’empereur. Les premiers devaient être des viaducs, les seconds des routes défilées aux vues par des murs.
  9. Elles sont bien visibles sur la photographie du tumulus. Il devait en exister de semblables à l’ouest et au nord, qui ont été arasées par le labourage.
  10. Ces blocs de terre sont nommés Chouang-k’iue par les chroniques du Chen-si, à propos de la sépulture de T’ang-kao-tsong qui en possède de semblables : l’archéologie chinoise les assimile par conséquent aux « piliers funéraires » de pierre, classiques pour les archéologues européens depuis les travaux de M. le professeur Chavannes (cf, aussi le numéro de mai juin 1915 du Journal asiatique, supra, p. 918). Nous pensons donc, malgré l’absence de piliers subsistant dans la province du Chen-si, que les sépultures impériales en étaient munies, et nous pouvons même affirmer que ces piliers faisaient partie de l’enceinte de la tombe, rempart carré dont nous avons trouvé souvent des traces.