Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 14

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 255-261).

CHAPITRE XIV.



CE QUI ARRIVA À M. JONES EN ALLANT À SAINT-ALBANS.

Ils étoient à environ deux milles au-delà de Barnet, et le jour commençoit à baisser, lorsqu’un homme d’une belle figure, monté sur une méchante mazette, s’avança vers Jones et lui demanda s’il alloit à Londres ?

Jones répondit que oui.

« Vous m’obligeriez, monsieur, lui dit l’inconnu, si vous vouliez me permettre de vous accompagner. Il est tard, et je ne sais pas le chemin. »

Jones consentit volontiers à sa demande, et ils marchèrent à côté l’un de l’autre, s’entretenant ensemble comme font d’ordinaire les voyageurs. La conversation roula principalement sur les voleurs. L’inconnu montra une grande peur d’en rencontrer. Jones déclara qu’il avoit peu de chose à perdre, et par conséquent peu de chose à craindre.

« Peu de chose à perdre ! dit Partridge, qui ne put résister à la démangeaison de parler. Monsieur est bien le maître d’appeler cela peu de chose. Pour moi, si j’avois comme lui, dans ma poche, un billet de banque de cent livres sterling, je serois très-fâché de le perdre. Ce n’est pas, au reste, que j’aie peur. Grace à Dieu, je n’ai jamais été plus tranquille de ma vie. Nous sommes quatre. Si nous nous tenons bien serrés les uns contre les autres, le plus hardi coquin d’Angleterre ne viendroit pas à bout de nous voler. Eût-il un pistolet, il ne pourroit tuer qu’un de nous, et on ne meurt qu’une fois, c’est ma consolation. On ne meurt qu’une fois. »

Outre la confiance dans la supériorité du nombre, à laquelle une nation moderne doit en partie sa gloire, il étoit une autre cause du courage extraordinaire que montroit Partridge. Le vin lui avoit inspiré tout celui qu’il peut donner.

Nos voyageurs n’étoient plus qu’à un mille de Highgate, quand l’inconnu se tournant brusquement vers Jones, un pistolet à la main, lui demanda le petit billet de banque dont Partridge avoit parlé.

Jones fut d’abord un peu étourdi de cette attaque imprévue ; mais il retrouva bientôt son sang-froid, et dit au voleur que tout l’argent qu’il avoit dans sa poche étoit à son service. En même temps il en tira trois guinées qu’il lui offrit. L’autre répondit en jurant que cela ne faisoit pas son compte. « J’en suis fâché, » répartit Jones tranquillement, et il remit l’argent dans sa poche.

Le voleur dirigeant alors son arme sur la poitrine de notre héros, le menaça de le tuer s’il ne lui donnoit à l’instant même le billet de banque. Jones saisit la main du brigand, qui trembloit si fort qu’à peine pouvoit-il tenir son pistolet, et en détourna le canon. Dans la lutte qu’il eut ensuite à soutenir contre lui, il parvint à le désarmer. Tous deux tombèrent de cheval, le voleur sur le dos, et Jones sur le voleur.

Le pauvre diable implora la clémence du vainqueur. Il n’étoit pas capable de résister à un si redoutable champion. « Monsieur, lui dit-il, je ne pouvois avoir l’intention de vous tuer ; mon pistolet n’est pas chargé. C’est le premier vol que j’aie tenté de commettre ; le désespoir m’y a poussé. »

Dans ce moment, environ à cent cinquante pas de distance, un autre homme étendu tout de son long, crioit merci encore plus fort que le voleur. C’étoit Partridge qui, en cherchant à se sauver de la bataille, avoit été jeté à bas de son cheval. La face collée contre terre, il n’osoit lever la tête, et s’attendoit de minute en minute à recevoir le coup de la mort. Il étoit encore dans cette attitude, quand le guide, qui ne s’inquiétoit que de ses chevaux, après s’être hâté de les rattraper, vint lui dire que son maître avoit terrassé le brigand.

À cette nouvelle, Partridge sauta de joie et courut au lieu où Jones, l’épée nue à la main, tenoit en respect le timide voleur. « Point de quartier ! monsieur, lui cria-t-il dès qu’il vit briller le fer, tuez-le, passez-lui votre épée au travers du corps, tuez-le à l’instant. »

Le misérable étoit heureusement tombé au pouvoir d’un homme plus compatissant que le pédagogue. Jones, s’étant assuré que le pistolet n’étoit point chargé, commença à croire tout ce que le voleur lui avoit dit avant l’arrivée de Partridge : savoir qu’il étoit novice dans le métier ; qu’il y avoit été entraîné par la plus affreuse misère, par le cruel spectacle de cinq enfants mourant de faim, et d’une femme en couche d’un sixième. L’infortuné attestoit avec force la vérité de ces tristes détails, et il offroit d’en convaincre M. Jones, s’il vouloit prendre la peine de l’accompagner jusqu’à sa maison qui n’étoit pas éloignée de plus de deux milles ; il ajouta qu’il ne demandoit sa grace qu’à condition de prouver tout ce qu’il avançoit.

Jones feignit d’abord de le prendre au mot et de vouloir le suivre. Il lui déclara en même temps que son sort dépendoit entièrement de l’exactitude de son récit : sur quoi le pauvre homme fit éclater tant de joie, que Jones ne douta plus de sa sincérité, et se sentit touché de pitié pour lui. « Reprenez votre pistolet, lui dit-il, et cherchez à l’avenir des moyens plus honnêtes de soulager votre misère. Voici deux guinées pour subvenir aux premiers besoins de votre femme et de vos enfants. Je voudrois pouvoir vous donner davantage ; mais les cent guinées dont on vous a parlé ne m’appartiennent point. »

Il est probable que nos lecteurs seront partagés de sentiment sur cette action. Quelques-uns y applaudiront, comme à un acte sublime d’humanité ; d’autres plus sévères n’y verront qu’un dangereux oubli de cette justice que chacun doit à son pays. Partridge l’envisagea sous cet aspect. Il en montra un grand mécontentement, cita un vieux proverbe, et dit qu’il ne seroit pas surpris que le drôle ne revînt les attaquer avant leur arrivée à Londres.

Le voleur se répandit en protestations de reconnoissance ; il versa, ou fit semblant de verser des larmes d’attendrissement. Il jura qu’il alloit retourner à l’instant chez lui, et qu’il ne retomberoit jamais dans un si coupable égarement. On saura peut-être par la suite s’il tint, ou non, sa parole.

Nos voyageurs étant remontés à cheval, arrivèrent à Londres sans autre accident fâcheux. Leur dernière aventure fut entre eux, pendant la route, le sujet d’un entretien fort intéressant. Jones témoigna beaucoup de compassion pour les voleurs de grand chemin, auxquels l’excès de la misère fait embrasser un genre de vie contraire aux lois, et qui les conduit d’ordinaire à une mort infâme. « Je ne parle, dit-il, que de ceux dont le crime se borne au simple vol, et qui ne se rendent coupables ni de violence ni de cruauté. Cette circonstance, il faut l’observer à l’honneur de notre pays, distingue les voleurs d’Angleterre de ceux des autres nations, où le meurtre accompagne presque toujours le vol.

« Nul doute, répondit Partridge, qu’il ne soit moins criminel d’ôter à quelqu’un sa bourse que la vie. Malgré cela, il est bien dur que d’honnêtes gens ne puissent voyager pour leurs affaires, sans être exposés aux attaques de ces brigands. Mieux vaudroit que les coquins fussent tous pendus au bord du grand chemin, que de voir un seul honnête homme victime de leur rapacité. Je ne voudrois pas, je l’avoue, tremper mes mains dans le sang d’aucun d’eux ; mais c’est aux lois à en faire justice. Quel droit un homme a-t-il de me prendre, ne fût-ce que six pences, contre mon gré ? Est-ce là une action honnête ?

— Pas plus honnête, répliqua Jones, que celle de prendre des chevaux dans une écurie, ou de garder l’argent qu’on trouve, et dont on connoît le vrai propriétaire. »

Cette maligne allusion ferma la bouche à Partridge. Il ne la rouvrit que pour répondre aux plaisanteries que lui fit Jones sur sa poltronnerie, et chercha une excuse dans la supériorité des armes à feu. « Mille hommes sans armes, dit-il, ne sauroient tenir contre un pistolet. Chaque coup, à la vérité, ne peut tuer qu’un individu ; mais qui m’assurera que cet individu ne sera pas moi ? »