Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 12

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 233-246).

CHAPITRE XII.



JONES POURSUIT SON VOYAGE, CONTRE L’AVIS DE PARTRIDGE. CE QUI LUI ARRIVE EN CHEMIN.

En ce moment nos voyageurs découvrirent une lumière dans le lointain. Elle causa autant d’effroi à Partridge que de plaisir à Jones. Le pédagogue, qui se croyoit ensorcelé, ne douta pas que ce ne fût un feu follet, ou quelque chose de plus terrible encore.

Mais combien redoubla sa frayeur, lorsqu’en approchant de cette lumière, ou plutôt de ces lumières (car on en distinguoit alors plusieurs), il entendit un bruit confus de voix humaines, de chants, d’éclats de rire et de cris, accompagnés de sons étranges qui sembloient provenir de quelques instruments. En entrant un peu dans les idées de Partridge, on auroit pu donner à ce concert le nom de musique infernale.

L’horreur inexprimable dont il fut saisi se communiqua au guide. Le poltron, qui n’avoit pas perdu une seule des paroles du pédagogue, se joignit à lui pour engager M. Jones à rebrousser chemin, l’assurant qu’il croyoit fermement, comme Partridge, que les chevaux, malgré leur marche apparente, n’avoient pas fait un pas en avant depuis une demi-heure au moins.

Jones, en dépit de la contrariété qu’il éprouvoit, se prit à rire de la peur de ces pauvres diables. « Il faut pourtant bien, leur dit-il, que nous avancions vers les lumières, ou que les lumières aient avancé vers nous, car nous y touchons presque. Comment pouvez-vous avoir peur d’une troupe de gens qui paroissent ne songer qu’à se divertir ?

— À se divertir, monsieur ! dit Partridge. Eh ! qui pourroit y penser à cette heure de la nuit, dans un tel lieu, et par un tel temps ? Ce sont, n’en doutez pas, des esprits, des sorciers, des démons, ou autres mauvais génies.

— Qu’ils soient ce qu’ils voudront, je vais leur demander la route de Coventry. Tous les sorciers, Partridge, ne ressemblent pas à la maudite vieille que nous avons eu le malheur de rencontrer hier au soir.

— Eh ! monsieur, qui peut dire de quelle humeur ils sont ? Le mieux est toujours d’être poli avec eux ; mais quoi, si nous allions trouver pis que des sorciers, des diables incarnés… Oh, soyez prudent, monsieur, soyez prudent, je vous en conjure. Si vous aviez lu comme moi les terribles histoires qu’on raconte de ces gens-là, vous ne seriez pas si téméraire. Dieu seul sait où nous sommes et où nous allons. On n’a jamais vu sur terre une pareille obscurité, et je doute qu’il fasse plus noir dans l’autre monde. »

Malgré ces représentations, Jones marchoit aussi vite qu’il pouvoit, et le pauvre Partridge étoit obligé de le suivre. S’il avoit peur d’avancer, il craignoit encore davantage de rester seul en arrière.

Enfin ils arrivèrent au lieu d’où partoient l’éclat des lumières et le bruit des voix ; c’étoit une grange où une troupe nombreuse d’hommes et de femmes se livroit à la joie.

Dès que Jones parut devant la porte qui étoit ouverte, une voix mâle et passablement rude cria de l’intérieur : « Qui va là ? — Ami, » répondit Jones avec douceur, et il demanda le chemin de Coventry.

« Si vous êtes un ami, dit une autre voix, vous feriez mieux de mettre pied à terre, et d’attendre ici la fin de l’orage (la pluie tomboit alors avec une extrême violence). Vous serez le bien venu parmi nous ; et il y a de la place pour votre cheval, au bout de la grange.

— Je vous remercie, répondit Jones. J’accepte votre offre pour quelques minutes, et j’ai avec moi deux compagnons qui seront fort aises d’obtenir la même faveur. » Elle leur fut accordée de meilleure grace qu’ils ne la reçurent. Partridge auroit mieux aimé endurer les injures de l’air, que de se mettre à la merci de gens qu’il prenoit pour des esprits. Le guide se sentoit retenu par la même inquiétude. Cependant ils suivirent Jones, bon gré mal gré, l’un parce qu’il n’osoit quitter son cheval, l’autre parce qu’il craignoit de demeurer seul.

Dans un siècle superstitieux, nous aurions moins tardé, par pitié pour nos lecteurs, à bannir de leur esprit l’effrayante idée de voir apparoître sur la scène Belzébuth ou Satan, avec son hideux cortége ; mais ce genre de croyance étant tombé de nos jours dans un grand discrédit, nous n’avons pas craint de leur causer de pareilles terreurs. Depuis long-temps les poëtes de théâtre se sont approprié tout l’appareil du ténébreux empire. Ils semblent même le négliger aujourd’hui, comme un ressort usé, qui n’est propre qu’à émouvoir la galerie du cintre, où nous supposons que peu de nos lecteurs vont se placer.

Cependant, si nous croyons ne leur avoir inspiré aucune peur des esprits infernaux, nous appréhendons d’exciter en eux, sans le vouloir, une autre espèce d’alarmes : c’est qu’ils ne nous prêtent le dessein de faire un voyage dans le pays des fées, et de mêler aux personnages de cette histoire des êtres à l’existence desquels personne n’a jamais eu la simplicité de croire, quoique bien des gens aient eu la folie de s’amuser à écrire ou à lire leurs aventures.

Pour prévenir des soupçons si préjudiciables à la réputation d’un historien qui fait profession de puiser tous ses matériaux dans la nature, nous dirons, sans plus de préambule, quels étoient ces inconnus dont la soudaine apparition avoit glacé d’effroi Partridge, consterné le guide, et surpris même un peu notre héros.

Les individus rassemblés dans la grange, n’étoient autres qu’une troupe d’Égyptiens, vulgairement nommés Bohémiens, qui célébroient les noces d’un de leurs compagnons. À en juger par la joie empreinte sur tous les visages, ils paraissoient jouir d’un bonheur parfait. Leur réunion offroit plus d’ordre et de décence que n’en présente souvent une fête de village. Car ils sont soumis à un gouvernement régulier, ils ont des lois de leur façon, et obéissent à un magistrat suprême, auquel ils donnent le nom de roi.

La grange étoit abondamment pourvue de provisions. On ne remarquoit nulle recherche dans l’apprêt des viandes, et l’appétit des convives n’en exigeoit point. Il y avoit une grande quantité de jambons, de gigots de mouton, de volailles. Chacun s’occupoit à préparer, pour soi, une sauce meilleure que n’auroit pu la faire le plus habile et le plus cher des cuisiniers françois.

Énée ne demeura pas plus frappé de surprise dans le temple de Junon[1] à l’aspect des tableaux de la guerre de Troie, que notre héros à la vue de ce qui se passoit dans cette grange. Tandis qu’il promenoit autour de lui des regards étonnés, un vénérable personnage vint à lui et l’aborda d’une manière trop cordiale et trop franche, pour n’être qu’une simple marque de politesse. C’étoit le roi des Bohémiens. Son habillement différoit peu de celui de ses sujets. Aucun ornement extérieur ne relevoit sa dignité ; et cependant, au dire de M. Jones, il y avoit dans son air quelque chose qui annonçoit l’autorité, et qui inspiroit la crainte et la soumission : soit que cette idée vînt de l’imagination de notre ami, soit qu’elle découle naturellement du pouvoir et en soit comme inséparable.

La physionomie ouverte, les manières polies de Jones, jointes à l’agrément de sa personne le recommandoient au premier abord. L’impression favorable qui en étoit l’effet ordinaire fut encore augmentée par le profond respect qu’il témoigna au roi des Bohémiens, dès qu’il eut connoissance de sa dignité. Sa majesté bohémienne y parut d’autant plus sensible, qu’elle n’étoit accoutumée à recevoir un pareil hommage que de ses propres sujets.

Le roi donna l’ordre de dresser une table pour Jones, et de la couvrir de mets choisis : puis se plaçant à sa droite, il lui tint le discours suivant :

« Je ne doute pas, monsieur, que vous n’ayez souvent rencontré des bandes éparses de mes sujets ; car il s’en trouve par tout le monde ; mais vous nous croyiez, je pense, moins nombreux que nous ne le sommes, et vous serez encore plus surpris d’apprendre que les Bohémiens ont un gouvernement aussi régulier, aussi sage qu’aucun peuple de la terre.

« J’ai l’honneur d’être leur roi ; nul monarque ne peut se vanter de commander à des sujets plus dociles et plus affectionnés. J’ignore jusqu’à quel point je mérite leur amour : ce que je puis dire, c’est que je ne m’occupe qu’à les rendre heureux ; et je ne m’en fais pas un mérite. Puis-je m’empêcher de contribuer au bonheur de pauvres gens qui courent tout le long du jour de côté et d’autre, et ne manquent pas de m’apporter la meilleure part de ce qu’ils gagnent ? Ils m’aiment et m’honorent, parce que je les aime et que je prends soin d’eux. Voilà tout, je n’en sais pas d’autre raison.

« Il y a environ mille, ou deux mille ans (je ne puis dire au juste l’époque, ne sachant ni lire ni écrire), il arriva chez les Bohémiens ce que vous appelez une révolution. Il existoit alors parmi eux des seigneurs qui se faisoient une guerre continuelle pour la préséance. Le roi abolit leurs privilèges et rendit tous ses sujets égaux. Depuis ce temps, ils vivent ensemble dans une parfaite harmonie. Aucun d’eux n’ambitionne la royauté, et ils ont bien raison. Rien, je vous assure, n’est plus pénible que d’être roi, et de rendre sans cesse la justice. J’ai souvent envié le sort du dernier de mes sujets, quand j’ai été forcé de punir un parent, ou un ami ; car bien que nous n’infligions jamais la peine de mort, nos châtiments sont très-sévères. Ils obligent le coupable à rougir de lui-même, et c’est une punition terrible. Un bohémien s’y expose rarement deux fois. »

Le roi témoigna ensuite quelque surprise qu’il n’y eût pas dans les autres gouvernements une punition telle que la honte. Jones l’assura que dans les lois angloises, elle s’attachoit à un grand nombre de crimes, et qu’elle étoit la conséquence naturelle de tous les châtiments.

« Vous m’étonnez, reprit le roi. Sans avoir vécu parmi les Anglois, j’en connois beaucoup, et j’ai ouï dire que la honte étoit la conséquence ainsi que la cause d’une infinité de vos récompenses. Vos récompenses et vos punitions sont donc la même chose ? »

Tandis que sa majesté bohémienne s’entretenoit de la sorte avec Jones, il s’éleva tout-à-coup un grand tumulte dans la grange. Voici à quelle occasion. Partridge rassuré peu à peu par la courtoisie des bohémiens, s’étoit enfin décidé à partager leur festin, et à goûter de leurs liqueurs. Il en but une telle quantité, qu’insensiblement la crainte fit place dans son cœur à des sensations très-différentes.

Une jeune bohémienne plus remarquable par ses manières engageantes que par sa beauté, avoit attiré dans un coin l’honnête pédagogue, sous prétexte de lui dire sa bonne aventure. Or, soit que les liqueurs fortes n’allument jamais plus promptement le feu de la concupiscence qu’après un exercice modéré, soit que la bohémienne, mettant de côté la modestie de son sexe, eût tenté la jeunesse de Partridge par des avances positives, le mari les surprit ensemble dans une situation fort équivoque. Animé en apparence d’un sentiment de jalousie, il avoit épié et suivi sa femme d’un œil attentif, jusqu’à l’endroit où il la trouva dans les bras de son galant.

À la grande confusion de Jones, Partridge fut conduit devant le roi qui écouta tour à tour l’accusateur et l’accusé. Celui-ci ne put alléguer pour sa défense que de misérables excuses. L’évidence elle-même déposoit contre lui, et servoit à le confondre. Le roi se tournant vers Jones : « Vous avez entendu, dit-il, ce dont votre compagnon est accusé. Quelle punition jugez-vous qu’il mérite ?

— Je suis désolé, répondit Jones, de ce qui vient d’arriver, Partridge fera au mari toutes les réparations qui dépendent de lui. Quant à moi, je n’ai pour le moment que très-peu d’argent dans ma poche. » Il en tira une guinée et l’offrit au Bohémien. Celui-ci la refusa, en disant qu’il espéroit qu’on ne lui en donneroit pas moins de cinq.

Cette somme fut réduite à deux, par accommodement. Jones, après avoir stipulé la grace de Partridge et celle de la femme, se disposoit à payer les deux guinées, quand le roi lui retint la main, et demanda au témoin produit par le mari, dans quel instant il avoit surpris les coupables.

Le témoin répondit que le mari l’avoit chargé d’épier les démarches de sa femme, dès qu’elle étoit entrée en conversation avec l’étranger, et qu’il ne l’avoit pas perdue de vue jusqu’à la consommation du crime.

Le roi demanda encore au témoin, si le mari étoit caché avec lui pendant tout ce temps.

Sur sa réponse affirmative, sa majesté bohémienne dit au mari : « Je suis fâché de voir qu’il existe un bohémien assez vil pour trafiquer de l’honneur de sa femme. Si vous aviez aimé la vôtre, vous auriez prévenu son crime, au lieu d’y prêter les mains, pour avoir ensuite le droit de l’accuser. Je vous défends de prendre l’argent de cet étranger ; vous méritez un châtiment, et non une récompense. J’ordonne de plus qu’en punition de votre infamie, vous portiez sur le front, durant un mois, une paire de cornes ; que votre femme soit traitée de prostituée et montrée au doigt pendant le même temps ; car si vous êtes un Bohémien infâme, elle est aussi une infâme prostituée. »

Les Bohémiens procédèrent aussitôt à l’exécution de la sentence, et laissèrent Jones et Partridge seuls avec sa majesté. Jones applaudit à l’équité du jugement. « Vous paroissez surpris, lui dit le monarque. Vous aviez, je le suppose, une fort mauvaise opinion de nous. Peut-être nous preniez-vous tous pour des voleurs ?

— J’avoue, repartit Jones, qu’on ne rend pas aux Bohémiens la justice qu’ils semblent mériter.

— Voulez-vous que je vous dise, répliqua le roi, la différence qu’il y a entre vous et nous ? mes sujets volent vos compatriotes, et vos compatriotes se volent les uns les autres. »

Jones se mit alors à vanter d’un ton sérieux le bonheur d’un peuple soumis à un pareil magistrat. Son bonheur étoit effectivement si parfait, qu’il est à craindre que quelque avocat du pouvoir arbitraire ne le cite, un jour, comme une preuve de la supériorité du gouvernement bohémien sur tous les autres.

Nous ferons ici une concession qu’on n’attend probablement pas de nous ; c’est qu’aucune forme de gouvernement tempéré n’est susceptible de recevoir le même degré de perfection, ou de procurer à la société les mêmes avantages que le gouvernement absolu. Jamais le genre humain n’a été aussi heureux que dans le temps où la plus grande partie du monde connu obéissoit aux lois d’un seul maître. Cette félicité se perpétua sous les règnes consécutifs de cinq empereurs[2]. Ce fut là le véritable âge d’or, le seul qui, depuis l’expulsion d’Éden jusqu’à ce jour, ait existé ailleurs que dans l’imagination des poëtes.

Nous ne connoissons qu’une objection solide contre l’excellence de la monarchie absolue, c’est la difficulté de trouver un chef propre à en remplir les fonctions. Il faut dans ce cas que le monarque possède trois qualités extrêmement rares, si l’on en juge par l’histoire : assez de modération pour renfermer l’exercice de son pouvoir dans les bornes de la raison ; assez de sagesse pour sentir son propre bonheur ; assez de bonté pour souffrir celui des autres, quand, loin de nuire au sien, il y contribue.

Si un prince avec de telles qualités peut devenir le bienfaiteur de l’humanité, on conviendra que sans elles il doit en être le fléau.

La religion nous offre dans la peinture du ciel et de l’enfer une image sensible des biens et des maux qui peuvent naître du pouvoir absolu. Quoique le prince des ténèbres n’ait d’autre puissance que celle qu’il tient originairement de Dieu, l’Écriture nous enseigne qu’il jouit dans son noir empire d’un pouvoir absolu, et que l’Éternel n’a communiqué cet excès de pouvoir qu’à lui seul. Si donc les divers despotes qui oppriment le monde prétendent s’appuyer sur une autorité divine, leur droit ne sauroit venir que de la concession primitive faite au monarque infernal ; et ces puissances inférieures sont filles de celui dont elles portent si évidemment l’empreinte.

Comme il est démontré par l’histoire de tous les siècles, que les hommes n’aspirent, en général, au pouvoir que pour faire le mal, et qu’ils ne l’emploient qu’à cet usage, quand ils l’ont obtenu, ce seroit une haute folie de nous exposer aux chances d’un gouvernement où nous n’aurions que deux ou trois exceptions pour nous rassurer contre mille exemples effrayants. Il est beaucoup plus sage de se résigner au petit nombre d’inconvénients qui résultent de l’impassible surdité des lois, que de vouloir y remédier, en portant ses griefs à l’oreille toujours ouverte d’un tyran soupçonneux.

Qu’on ne nous oppose pas l’exemple des Bohémiens. Malgré la longue félicité dont ils ont joui sous cette forme de gouvernement, leur bonheur fut l’effet du caractère particulier qui les distingue de tous les autres peuples. Ils ne se font point de fausses idées de gloire et d’honneur, et regardent la honte, comme le plus cruel des châtiments.


  1. Dum stupet obtutuque hæret defixus in uno.Virgile.
  2. Nerva, Trajan, Adrien et les deux Antonin.