Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 05

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 31-39).

CHAPITRE V.



OÙ L’ON VOIT QUI ÉTOIENT L’AIMABLE DAME, ET SA DÉSAGRÉABLE SUIVANTE.

Pareille à la rose printanière, éclose par hasard au milieu d’une touffe de lis, et mêlant son vermillon à leur éclatante blancheur, ou à la superbe genisse qui exhale, dans de gras pâturages, un souffle embaumé du parfum des fleurs, ou enfin à la tendre tourterelle cachée sous le feuillage, et ne songeant qu’à sa fidèle compagne, Sophie, car c’étoit elle-même, parée de mille attraits, l’haleine douce et pure, l’esprit occupé de son cher Tommy, le cœur aussi sensible, aussi innocent que sa figure étoit belle, Sophie reposoit sur son bras sa tête charmante, quand mistress Honora (pour lui rendre son nom) entra dans sa chambre, et courant droit à son lit : « Madame, madame, lui dit-elle, devinez qui est ici à l’heure où je vous parle ?

— Ô ciel ! s’écria Sophie saisie d’effroi, seroit-ce mon père ?

— Non, madame, non, c’est cent fois mieux qu’un père… C’est… c’est monsieur Jones. Il est ici dans ce moment même.

M. Jones ! cela est impossible, je serois trop heureuse.

— Rien n’est plus vrai, madame.

— Chère Honora, va, cours le chercher, je veux le voir à l’instant. »

Mistress Honora étoit à peine sortie de la cuisine, comme on l’a dit dans le chapitre précédent, que l’hôtesse l’accommoda de toutes pièces. La bile de la pauvre femme, contenue pendant quelque temps, se déborda avec violence. Partridge donna aussi une libre carrière à sa langue ; et ce qui surprendra le lecteur, non content de médire de la suivante, il osa même tenter de noircir la réputation sans tache de Sophie. « Tous les harengs d’une caque se ressemblent, dit-il, le proverbe a raison, noscitur a socio[1]. La dame aux beaux habits est la plus polie des deux, j’en conviens ; mais à tout prendre, l’une ne vaut pas mieux que l’autre. Ce sont, je gage, deux aventurières de Bath. Des femmes de qualité ne courent pas seules les grands chemins, au milieu de la nuit.

— Par ma foi, vous avez deviné juste, reprit l’hôtesse ; des femmes de qualité, qu’elles aient faim ou non, ne s’arrêtent point dans une auberge, sans y commander à souper. »

Tels étoient leurs propos, lorsque Honora vint prier l’hôtesse d’aller éveiller sur-le-champ M. Jones, et de lui dire qu’une dame demandoit à lui parler.

« Adressez-vous à monsieur, repartit l’hôtesse en montrant du doigt Partridge, c’est l’ami de l’écuyer. Je ne me charge pas de pareille commission. » Et elle sortit avec humeur de la cuisine.

Honora eut recours à Partridge, qui ne la reçut pas mieux. « Mon ami, dit-il, s’est couché fort tard cette nuit, et il ne trouveroit pas bon qu’on l’éveillât de si grand matin. » Honora insista, l’assurant que, loin d’être fâché, il seroit au comble de la joie, quand il sauroit pour quel motif on le réveilloit.

« Dans un autre temps peut-être, répliqua Partridge ; mais non omnia possumus omnes[2]. Une femme à la fois suffit pour un homme raisonnable.

— Qu’entendez-vous par là, impertinent ? s’écria Honora.

— De grace, point d’invectives, reprit Partridge. »

Il lui dit alors que Jones n’étoit pas couché seul, et il le lui dit en termes trop crus, pour que nous nous permettions de les répéter. Honora indignée de son effronterie, le traita d’impudent maroufle, et se hâta d’aller retrouver Sophie. Elle l’instruisit du succès de son message, ainsi que des détails fort étranges qu’elle venoit d’apprendre, et qu’il lui plut encore d’exagérer, se sentant aussi irritée contre le maître, que s’il eût proféré les paroles malhonnêtes sorties de la bouche de son valet. Elle se répandit en discours injurieux sur le compte de Jones, rappela l’histoire de Molly Seagrim, et conseilla à sa maîtresse d’oublier un amant qui ne s’étoit jamais montré digne d’elle. Pour mieux exciter son courroux, elle donna à la manière dont il l’avoit quittée elle-même, une interprétation maligne trop justifiée, il faut en convenir, par la circonstance actuelle.

Sophie, accablée d’un coup si cruel, n’eut pas d’abord la force d’imposer silence à sa femme de chambre. À la fin pourtant, elle l’interrompit. « Je ne puis croire de lui cette infamie ! s’écria-t-elle ; quelque scélérat l’aura calomnié. Vous tenez, dites-vous, le fait de son ami ; mais un ami trahit-il de pareils secrets ?

— Je suppose, reprit Honora, que le drôle est le confident de ses plaisirs. Je n’ai vu, de ma vie, un coquin de plus mauvaise mine ; et puis, l’on sait assez que des libertins comme M. Jones ne rougissent point de ces sortes de choses. »

Dans le vrai, la conduite de Partridge n’étoit guère excusable ; mais il n’avoit pas fini de cuver la liqueur qu’il avoit bue la veille au soir, et à laquelle il avoit ajouté le matin une pinte de vin, ou plutôt d’eau-de-vie ; car le poiré donné par l’hôtesse pour du vin de champagne, n’étoit rien moins que pur. Cet excès de boisson spiritueuse, en troublant sa foible raison, avoit ouvert les écluses assez mal fermées de son cœur, et tous les secrets qu’il renfermoit s’en étoient échappés soudain. Rendons toutefois justice à sa probité naturelle. On ne pouvoit lui contester le titre d’honnête homme. S’il étoit d’une excessive curiosité et sans cesse occupé à dérober les secrets des autres, il leur communiquoit fidèlement, en revanche, tous les siens.

Tandis que Sophie, en proie à la plus douloureuse anxiété, ne savoit que croire, ni que résoudre, Susanne entra avec une tasse de sack-whey. Honora conseilla tout bas à sa maîtresse d’interroger cette fille, qui pourroit probablement l’instruire de la vérité. Sophie approuva cette idée. « Approchez, mon enfant, dit-elle à Susanne, répondez avec franchise à la question que je vais vous faire, et je vous promets de vous bien récompenser. « Y a-t-il dans cette maison un jeune homme, un beau jeune homme…? » En prononçant ces mots, Sophie rougit et demeura interdite.

« Un jeune homme, reprit Honora, arrivé ici avec cet impudent coquin qui est à présent dans la cuisine ? »

Susanne répondit que oui.

« Savez-vous quelque chose, continua Sophie, d’une dame… d’une certaine dame ? Je ne vous demande point si elle est belle. Peut-être ne l’est-elle pas. Peu importe ; mais savez-vous quelque chose d’une certaine dame ?

— Mon Dieu, mademoiselle, dit Honora, que vous vous entendez mal à questionner ! Laissez-moi faire, je vous prie. Écoutez, mon enfant, ce jeune homme dont nous vous parlons, n’est-il pas dans ce moment avec une femme de mœurs suspectes ? »

Suzanne sourit et se tut.

« Répondez à la question, mon enfant, reprit Sophie, et voici une guinée pour vous.

— Une guinée ? répéta Susanne. Mon Dieu, qu’est-ce qu’une guinée ? Si ma maîtresse savoit que j’ai reçu de l’argent, je perdrois sur-le-champ ma place.

— Tenez, voici encore une guinée, dit Sophie, et je vous assure que votre maîtresse n’en saura rien. »

Susanne, après une courte hésitation, prit l’argent et conta toute l’histoire. « Mademoiselle, dit-elle en finissant, je puis, pour vous satisfaire, me glisser doucement dans la chambre du jeune homme, et voir s’il est dans son lit, ou non. » Elle fit aussitôt, du consentement de Sophie, ce qu’elle proposoit, et revint avec une réponse négative.

Sophie trembla et pâlit. Honora l’exhorta à prendre courage, et à oublier un si mauvais sujet.

« Excusez-moi, mademoiselle, dit alors Susanne, puis-je vous demander sans indiscrétion, si vous ne seriez pas mademoiselle Sophie Western ?

— Comment me connoissez-vous, mon enfant ? répondit Sophie.

— Cet homme, reprit Susanne, qui est dans la cuisine, et dont mademoiselle (montrant Honora) vient de parler, nous a entretenus de vous hier au soir ; mais j’espère que mademoiselle n’est pas fâchée contre moi.

— Non, mon enfant. Dites-moi, je vous prie, tout ce que vous savez, et je vous promets une bonne récompense.

— Eh bien ! mademoiselle, cet homme nous a dit, dans la cuisine, que mademoiselle Sophie Western… Je ne sais en vérité comment le redire. » Ici elle s’arrêta ; mais encouragée par Sophie, et vivement pressée par Honora, elle continua ainsi : « Il nous a dit (c’est sans doute un mensonge) que mademoiselle aimoit éperdument le jeune écuyer, et que celui-ci n’alloit à la guerre que pour se débarrasser d’elle. Je pensai alors en moi-même que c’étoit un misérable sans ame ; mais à présent que je vois une dame aussi belle, aussi riche, aussi aimable que vous l’êtes, abandonnée pour une femme du commun, car sûrement ce n’est rien de mieux, et pour la femme d’un autre encore, je trouve que c’est une chose étrange et contre nature ! »

Sophie lui donna une troisième guinée, l’assura de sa protection, si elle gardoit le secret de son nom et de ce qui s’étoit passé, et l’envoya dire au postillon de seller à l’instant ses chevaux.

Lorsqu’elle fut seule avec sa femme de chambre : « Honora, lui dit-elle, jamais je n’ai été plus tranquille. J’ai maintenant la preuve qu’il est non-seulement un traître, mais encore le plus lâche et le plus méprisable des hommes. Je pourrois lui pardonner tout, hors l’indignité avec laquelle il a livré mon nom au mépris public. Rien ne l’avilit davantage à mes yeux. Oui, Honora, je suis maintenant tranquille… fort tranquille. » Et elle fondit en larmes.

Au bout de quelques instants, qu’elle employa à pleurer et à s’efforcer de convaincre Honora du calme de son cœur, Susanne vint lui dire que ses chevaux étoient prêts. Une idée vraiment extraordinaire se présenta soudain à l’esprit de notre jeune héroïne. Elle voulut que M. Jones ne pût ignorer qu’elle avoit passé dans l’auberge une partie de la nuit, et qu’il l’apprît de façon que s’il lui restoit une étincelle d’amour pour elle, il fût puni de sa perfidie.

Le lecteur se souvient d’un petit manchon qui a déjà eu l’honneur de figurer plus d’une fois dans cette histoire. Depuis le départ de M. Jones, Sophie ne le quittoit ni le jour, ni la nuit. Dans ce moment même elle l’avoit à son bras. Elle l’en arracha avec indignation, puis écrivant son nom sur un morceau de papier qu’elle y attacha avec une épingle, elle engagea Susanne à le porter sur le lit vide de M. Jones, et la chargea, s’il ne le trouvoit pas à son retour, d’imaginer un moyen de le mettre sous ses yeux dans la matinée. Ayant ensuite acquitté le mémoire du souper d’Honora, où se trouva compris, pour elle-même, celui d’un repas qu’elle n’avoit point fait, elle dit de nouveau qu’elle étoit parfaitement tranquille, monta à cheval, et continua son voyage.


  1. Dis-moi qui tu hantes ; je te dirai qui tu es.
  2. On ne peut pas suffire à tout.