Tolstoï intime/Tolstoï et l’art populaire

Serge Persky
Tolstoï intime : souvenirs, récits, propos familiers
Librairie des Annales (p. 113-117).

TOLSTOÏ ET L’ART POPULAIRE


Ce fut vers 1890, que Sarah Bernhardt, accompagnée de toute sa troupe, vint donner, à Moscou, des représentations au Grand Théâtre. Elle avait été précédée d’une réclame monstre, telle que Moscou n’en avait jamais vue. Ce fut un coup de folie : la liste d’abonnement fut couverte en deux jours ; la veille de l’arrivée de la tragédienne, on rachetait au triple de leur valeur les billets que quelques privilégiés étaient parvenus à acquérir.

Au moment où la chasse aux billets battait son plein, nous allâmes chez les Tolstoï qui habitaient alors Moscou. Le comte, indigné, racontait à ses visiteurs assis autour de la table à thé, qu’une famille noble de la ville, liée avec le gouverneur général, prince Dolgorouky, avait usé de son crédit pour se faire délivrer une loge-baignoire qu’elle avait vendue ensuite à un prix fort élevé. Et Tolstoï, surexcité, se mit à parler de l’art dramatique.

Ce n’était plus la conversation familière de chaque jour, ce fut une véritable conférence sur un sujet visiblement étudié, une allocution faite avec beaucoup d’art et prononcée d’une voix vibrante. Le comte s’éleva véhémentement contre le théâtre contemporain. Il nous montra, en étayant sa thèse de preuves solides, combien l’art dramatique en général était factice et distant de la réalité. Quand il se tut, un silence plana quelques instants. Tolstoï le rompit en s’adressant à l’un de nous :

— Et vous, irez-vous voir Sarah Bernhardt ?

— Certainement, répondit l’interpellé.

Cette réponse arracha au comte une sourde exclamation de colère qu’il accompagna même d’un léger coup de poing sur la table. Mais une seconde après, le visage illuminé par un bon sourire, il déclara au milieu du silence général :

— Eh bien ! je regrette beaucoup de ne pouvoir y aller.

Quelques années plus tard, Rubinstein, l’illustre pianiste et compositeur russe, donnait à Moscou un de ses derniers concerts, et comme pour Sarah Bernhardt on s’arrachait les billets. Tolstoï était un de ses plus fervents admirateurs. Il plaçait Rubinstein au premier rang des musiciens qu’il avait entendu jouer. Mais l’auteur de Qu’est-ce que l’art ? ne pouvait oublier que le célèbre virtuose ne représentait pas l’art populaire, le « seul vrai » et le comte ne prit pas de billet pour le concert. Nous le crûmes fermement résolu à ne pas y assister ; aussi notre surprise fut-elle grande lorsque nous entendîmes Tolstoï, la veille de l’audition, se plaindre de ne pouvoir entendre le musicien et demander s’il était encore temps de se procurer une place, quelle qu’elle fût.

— Vous êtes un auditeur assez célèbre, lui répondit un jeune musicien présent, pour qu’il y ait toujours place pour vous. Si vous le désirez, je vous obtiendrai un billet.

Il parut enchanté de la proposition et remercia le jeune homme. Celui-ci alla trouver Rubinstein qui donna aussitôt l’ordre de réserver un fauteuil pour Tolstoï.

Le billet lui fut envoyé et la place réservée ; mais le comte ne parut pas au concert.

Quelques jours plus tard, nous rencontrâmes la sœur de l’écrivain, la comtesse Marie Nicolaïéwna. Elle nous apprit que son frère avait été enchanté de recevoir le coupon ; le soir, il s’était habillé dans l’intention d’assister au concert et déjà il se disposait à partir quand des doutes l’assaillirent. Devait-il, pouvait-il paraître à cette soirée, sans renier ses idées ? Le problème fut résolu par une violente attaque de nerfs ; il fallut faire chercher le médecin.

Mais Rubinstein s’invita lui-même chez Tolstoï et joua toute une soirée devant lui, pour la plus grande joie du maître et de ses invités.