Tolstoï intime/Que vos descendants ne vous ressemblent pas

Tolstoï intime : souvenirs, récits, propos familiers
Librairie des Annales (p. 269-271).

QUE VOS DESCENDANTS
NE VOUS RESSEMBLENT PAS


Dans les premiers jours de janvier 1908, une société choisie d’écrivains et d’artistes se trouvait réunie à la table de Tolstoï. De toutes parts on lui présentait des vœux formés pour sa santé et son bonheur. Le comte souriait et remerciait.

— Et vous, Léon Nicolaïéwitch, lui demanda un des invités, que souhaitez-vous à la société russe à l’occasion de la nouvelle année ?

Tolstoï réfléchit un instant, puis, en guise de réponse, conta la légende suivante :

« Une fois, un savant s’approcha d’un sage et lui demanda sa bénédiction.

— Écoute, répondit le sage. Un pèlerin avait erré longtemps dans le désert. Il souffrait de la faim, de la soif et de la fatigue. Un jour, il aperçut un arbre qui portait de gros fruits bien mûrs. Sous l’arbre jasait un ruisseau limpide ; la fraîcheur était délicieuse. Le pèlerin, harassé, assouvit sa faim en mangeant de ces fruits, étancha sa soif en buvant de l’eau, et se délassa à l’ombre de l’arbre. Lorsqu’il se sentit réconforté, il se leva, et, avant de partir, parla ainsi à l’arbre : — « Que puis-je te souhaiter ? Que tes fruits soient savoureux ? Ils le sont. Que ton ombre soit fraîche ? Elle l’est. Qu’un ruisseau d’eau limpide coule à tes pieds ? Il en coule un. Voici ce que je te souhaiterai : Que tes rejetons soient pareils à toi ! »

Je te dirai la même chose, mon savant ami, continua le sage. Quelle bénédiction puis-je te donner ? Que tu sois célèbre dans les sciences ? Tu l’es. Te souhaiter des honneurs ? Tu en es comblé ! La richesse ? Tu possèdes de grands biens. Une famille nombreuse ? Tu as le bonheur d’en avoir une. Mon vœu est donc que tous tes descendants te ressemblent. »

— À nos contemporains prêchant l’assassinat et la violence, ajouta le comte, je ne puis, à l’occasion du nouvel an, que présenter un souhait contraire : « Que vos descendants ne vous ressemblent pas ! Dieu les en garde ! »