Tolstoï intime/L’Escorte imprévue

Serge Persky
Tolstoï intime : souvenirs, récits, propos familiers
Librairie des Annales (p. 135-138).

L’ESCORTE IMPRÉVUE


Entre 1885 et 1890, Tolstoï passa l’hiver à Moscou, dans le quartier de Diévitché-Polié. Il aimait à flâner à travers la ville, pour étudier la vie extérieure de la capitale.

Observateur né, il ne peut vivre sans observer. En outre, comme à tous les gens sanguins et robustes, l’exercice lui est nécessaire. Et Tolstoï rôdait dans Moscou, sans s’apercevoir que souvent il attirait l’attention des passants.

« C’est à cette époque, nous dit un de nos amis, M. L… avocat à Moscou, que j’eus l’honneur de le voir pour la première fois et cela de la façon la plus inattendue. Désireux de savoir comment se divertissaient les ouvriers moscovites, je m’étais rendu le jour du Mardi-Gras à Diévitché-Polié où une fête populaire avait lieu. Je m’ennuyai copieusement pendant une heure. Déjà je me disposais à rentrer, lorsque j’aperçus Tolstoï. Je vous le répète : c’était la première fois que je le voyais. Et pourtant, je n’eus pas un instant d’hésitation. Son portrait était gravé dans ma mémoire : je le reconnus dans la foule, aussi facilement qu’un ami de vingt ans. Il était coiffé d’un vaste chapeau de feutre et vêtu d’une blouse neuve qui lui donnait l’apparence d’un bon moujik endimanché venu à la ville pour se divertir à peu de frais. Sa belle barbe de patriarche s’étalait superbement sur sa poitrine, comme la première neige de l’automne sur le versant d’une montagne. Ignoré de la foule à laquelle il se mêlait, Tolstoï s’avançait d’un pas lent, en regardant d’un œil amusé les bruyantes réjouissances populaires. Tout de suite, je me sentis attiré vers lui comme par un aimant. Je jouai des coudes pour le rejoindre. Lorsque je ne fus plus qu’à deux mètres de lui, j’eus l’envie folle de prononcer son nom à haute voix et de me découvrir. Mais je me contins, par crainte de l’effrayer et me bornai à le suivre pas à pas.

Derrière lui, je m’arrêtai devant toutes les baraques foraines. Il me parut prendre plaisir aux boniments exhilarants des clowns, à l’appel des montreurs de phénomènes, à la lourde musique brutale des orgues et des orchestres.

Une demi-heure s’écoula. Tolstoï quitta la fête, sans m’avoir aperçu et s’engagea dans une ruelle qui conduisait à son logis. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs personnes de ma connaissance qui l’avaient reconnu au passage et qui se joignirent à moi. Nous fûmes une vingtaine à l’accompagner jusqu’à sa porte. Le bon « grand-père » ne se douta pas un seul instant que nous formions, à quelques pas de lui, une véritable escorte d’honneur. Il arriva devant sa maison d’un pas leste, franchit son seuil sans se retourner et referma la massive porte d’entrée derrière lui. À notre tour, nous regagnâmes nos pénates, joyeux comme des collégiens en vacances. Et le soir, après le dîner, nous fûmes cinq ou six à nous entretenir de lui, de sa gloire radieuse, de ses livres dont nous relûmes, à haute voix, jusqu’à minuit, les pages les plus émouvantes ».