VII

POSTFACE À LA BROCHURE DE BIRUKOV


« Vous aurez des afflictions dans le monde, mais prenez courage, j’ai vaincu le monde. » (Jean, xvi, 35.)


Les Doukhobors installés au Caucase ont subi de cruelles persécutions de la part des autorités russes, et ces persécutions, décrites dans ces pages, d’un homme qui est allé sur place pour en étudier tous les détails, durent jusqu’à présent.

Les Doukhobors ont été battus, fouettés, piétinés par les chevaux ; les Cosaques qui ont été cantonnés chez les Doukhobors se sont permis contre eux, avec l’assentiment des autorités, des violences de toutes sortes. Et enfin, torturés physiquement et moralement, ces hommes qui, après dix années de travail, s’étaient fait un certain bien-être, ont été chassés de leurs demeures et installés sans terre et sans ressource dans les villages des Grouzines.

La cause de ces persécutions est celle-ci. Grâce à diverses influences, au cours de l’année 1895, les trois quarts des Doukhobors, c’est-à-dire 15.000 hommes, revenant avec une nouvelle force à leur ancienne croyance chrétienne, ont décidé de réaliser la loi du Christ, la loi de non-résistance au mal par la violence. Cette décision les a conduits, d’une part à détruire leurs armes, estimées comme si nécessaires au Caucase, et, par suite, à renoncer à toute possibilité de résistance par la violence, et à s’abandonner au pouvoir de toute violence, et, d’autre part, à ne participer en aucun cas à aucune œuvre de violence exigée d’eux par le gouvernement, c’est-à-dire à ne participer ni au service militaire, ni à tout autre service qui demande la violence.

Le gouvernement ne pouvait admettre que quelque mille hommes s’affranchissent des obligations établies par la loi, et la lutte commença. Le gouvernement demande le respect de ses lois, les Doukhobors n’obéissent pas, il ne peut céder, d’autant qu’au point de vue terrestre, ce refus des Doukhobors de se plier aux exigences du gouvernement n’a aucune excuse loyale et s’oppose à tout l’ordre existant consacré par le temps. On ne peut pas admettre un tel refus, car si on l’admet pour dix, demain, mille, cent mille ne voudront plus trainer le fardeau des impôts et du service militaire. On ne peut l’admettre car au lieu de l’ordre, de la garantie de la vie sociale, le despotisme, l’anarchie triompheront, et ni la propriété ni la vie ne seront protégées. Ainsi doivent raisonner les gouvernants. Et ils ne peuvent raisonner autrement, et ils ne sont pas coupables de raisonner ainsi. Abstraction faite de cette pensée égoïste que de semblables refus le priveraient des moyens de subsister, qu’il arrache au peuple par la violence, abstraction faite de tout sentiment égoïste, tout fonctionnaire du tsar, tout garde champêtre doit jusqu’au plus profond de son âme se révolter de voir quelques paysans illettrés refuser d’accomplir ce qu’exige le gouvernement. « De quels droits ces hommes si humbles vont-ils se permettre de nier ce qui, reconnu et fait par tous, est consacré par la loi. » Et les gouvernants ne peuvent sembler coupables d’agir comme ils le font. Ils emploient la violence, mais il leur est impossible de faire autrement. En effet, peut-on avec des moyens raisonnables, humains, forcer des hommes qui professent la doctrine chrétienne à entrer dans une corporation d’hommes qui apprennent l’assassinat et s’y préparent ?

On peut maintenir dans l’erreur les hommes trompés par mille moyens : le serment, les sophismes ecclésiastiques, philosophiques et juridiques. Mais aussitôt que la tromperie est dévoilé par un moyen quelconque — et les hommes comme les Doukhobors, en appelant les choses par leur vrai nom, disent : « Nous sommes des chrétiens, c’est pourquoi nous ne pouvons pas tuer » —, on ne peut plus convaincre de tels hommes par des preuves raisonnables : il n’y a qu’un moyen de les faire obéir : les coups, les supplices, l’emprisonnement, la faim, le froid, pour eux et leurs parents.

Tant qu’ils n’auront pas reconnu leur erreur, les gouvernements ne pourront agir autrement et ainsi ne seront pas coupables.

Mais encore moins coupables sont les chrétiens qui refusent de participer aux leçons du meurtre et de s’adjoindre à ces hommes élevés pour tuer tous ceux désignés par les autorités. Le chrétien baptisé et élevé dans l’orthodoxie, dans le catholicisme, ou dans le protestantisme peut contribuer à la violence, à l’assassinat tant qu’il n’a pas compris la tromperie dont il est dupe, mais aussitôt qu’il a compris que chaque homme est responsable de ses actes devant Dieu, et que cette responsabilité ne peut être rejetée sur un autre par le serment, et qu’il ne doit ni tuer, ni se préparer au meurtre, alors la participation dans l’armée lui devient moralement aussi impossible qu’il lui est impossible physiquement de soulever un fardeau de mille kilos. En cela est la terrible tragédie des rapports du christianisme au gouvernement, tragédie en ce sens que les gouvernements doivent gouverner les peuples chrétiens, incomplètement éclairés, mais qui sont de plus en plus chaque jour, chaque heure, grâce à la doctrine du Christ. Tous les gouvernements, depuis Constantin, le savaient et le sentaient d’instinct, et ont fait, pour leur propre sauvegarde, tout ce qu’ils pouvaient, afin d’obscurcir le vrai sens du christianisme et d’en altérer l’esprit. Ils savaient que si les hommes adoptaient cet esprit, la violence se détruirait et par suite le gouvernement lui-même. Aussi, les gouvernements ont-ils travaillé pour eux, en établissant leurs institutions et leurs lois de façon à ensevelir sous elles cet esprit du Christ qui ne meurt pas et qui est dans le cœur des hommes. Les gouvernements ont fait leur besogne, mais la doctrine chrétienne a également fait la sienne en pénétrant de plus en plus dans l’âme et le cœur de l’homme. Et voici qu’est venu le temps où l’œuvre du Christ — comme cela devait être, parce que l’œuvre chrétienne c’est l’œuvre de Dieu, et que l’œuvre gouvernementale, est l’œuvre humaine — a dépassé l’œuvre du gouvernement.

Dans l’embrasement d’un bûcher, il arrive un moment où la flamme, après avoir travaillé longtemps et sourdement à l’intérieur, ne se montrant que par instants et ne se révélant que par la fumée, s’élance enfin de toutes parts, il devient dès lors impossible d’arrêter l’incendie ; de même, dans la lutte de l’esprit chrétien contre les lois et les établissements païens, à un moment donné cet esprit chrétien rayonne de tous côtés, il ne peut plus être étouffé, et à chaque instant menace de détruire les édifices entassés sur lui.

En effet, que peut faire le gouvernement contre ces quinze mille Doukhobors qui refusent d’accomplir leur service militaire ? Que faire contre eux ? Les laisser agir ainsi, c’est impossible. Déjà, au début du mouvement, des orthodoxes ont suivi l’exemple des Doukhobors ; qu’arriverait-il encore après si les Molokhans, les Stundistes, les Chalapoutis, les Illistes, les Straniskis, qui voient du même œil le gouvernement et le service militaire et qui n’agissent pas comme les Doukhobors pour ne pas donner l’exemple et par peur des souffrances, se décidaient à les imiter ? Et il y a de tels hommes par millions non seulement en Russie, mais dans tous les États chrétiens, et non seulement dans les pays chrétiens, mais dans les pays musulmans, en Perse, en Turquie, en Arabie, comme les Haridjistes et les Babistes. Il faut donc rendre inoffensifs pour les autres, les quelques milliers d’hommes qui ne reconnaissent pas le gouvernement et ne veulent pas participer à l’action gouvernementale. Mais comment faire ? les tuer, c’est impossible, ils sont trop nombreux ; les emprisonner, c’est aussi difficile ; on ne peut que les tourmenter : c’est ce qui a lieu. Mais qu’arrivera-t-il si ces persécutions n’ont pas les suites attendues, si ces hommes continuent à propager la vérité et à exciter un grand nombre d’autres hommes à suivre leur exemple ?

La situation des gouvernements est terrible surtout parce qu’ils n’ont sur quoi s’appuyer. Il est impossible de reconnaître mauvais les actes de ces hommes dont les uns, comme Drogine, sont torturés en prison jusqu’à la mort, et dont les autres, comme Izumchenko, souffrent maintenant en Sibérie, ou comme le Dr  Skarvan, condamné à la prison en Autriche, ou comme tous ces hommes qui sont actuellement en prison, prêts à subir la mort plutôt que de renoncer à la doctrine religieuse, simple, compréhensible, approuvée de tous, qui défend l’assassinat et la participation au crime. Aucun sophisme ne peut faire trouver mauvais ou non chrétiens, les actes de ces hommes, et non seulement on ne peut les blâmer, mais on est forcé de les admirer, car il est impossible de ne pas reconnaître que les hommes qui agissent ainsi, le font au nom des plus hautes qualités de l’âme humaine, au nom de ces qualités qu’on ne peut méconnaître sans rabaisser la vie humaine au niveau de l’existence animale.

C’est pourquoi, de quelque façon que le gouvernement agisse envers ces hommes, inévitablement il aidera non à leur destruction, mais à la sienne propre. Si le gouvernement ne persécute pas les Doukhobors, les Stundistes, les Nazaréens et les individus particuliers qui refusent de participer à ses œuvres, alors les avantages de la vie chrétienne, pacifique, de ces hommes attireront à eux non seulement les chrétiens convaincus, mais aussi des hommes qui pour les seuls avantages accepteront les conséquences extérieures du christianisme, et c’est pourquoi le nombre de ceux qui ne se soumettront pas aux exigences du gouvernement augmentera de jour en jour. Mais si le gouvernement, comme il le fait maintenant, agit cruellement envers ces hommes, alors cette cruauté envers des hommes coupables seulement de mener la vie la meilleure, la plus morale, éloigne de plus en plus les peuples des gouvernants, et, prochainement, le gouvernement ne trouvera plus d’hommes prêts à le soutenir par la violence. Les Cosaques demi-sauvages, qui ont battu les Doukhobors sur l’ordre de leurs chefs, ont été vite « ennuyés » comme ils disaient quand ils sont venus dans les villages doukhobors ; c’est-à-dire que la conscience commençait à les tourmenter, et les autorités, craignant pour eux l’influence nuisible des Doukhobors, se hâtèrent de les rappeler.

Aucune persécution d’hommes innocents ne finit sans que des oppresseurs ne passent au camp des opprimés, comme il arriva avec le guerrier Simon, qui combattit les Pauliciens et ensuite embrassa leur religion. Plus le gouvernement sera doux envers les hommes qui professent le vrai christianisme, plus vite augmentera le nombre des vrais chrétiens. Plus le gouvernement sera cruel, plus rapidement le nombre de ceux qui servent le gouvernement diminuera. Ainsi, que le gouvernement soit doux ou cruel envers les hommes qui professent le christianisme, il aidera à sa propre destruction. « C’est maintenant que se fait le jugement de ce monde, c’est maintenant que le prince de ce monde va être écrasé. » (Jean, xii, 31.) Et ce jugement se réalisait il y a 1900 ans, c’est-à-dire quand à la place de la vérité et de la justice extérieure s’était mise la vérité de l’amour. Quelque quantité de bois qu’on jette sur le tas de morceaux enflammés pour étouffer la flamme, la flamme ne s’éteindra pas ; la flamme de la vérité s’étouffera pour un moment mais se ravivera encore plus fort et détruira tout ce qui avait été jeté sur elle.

S’il arrivait à quelques-uns de ceux qui luttent pour la vérité — comme il arrive toujours — de faiblir dans la lutte et d’obéir aux exigences du gouvernement, la situation ne serait en rien modifiée. Si aujourd’hui les Doukhobors du Caucase ne pouvaient supporter les souffrances infligées à eux et à leurs parents, demain, avec une nouvelle force, sortiraient de tous côtés d’autres lutteurs tout à fait prêts, qui, avec plus d’audace encore, proclameraient leurs volontés et seraient de moins en moins capables de reculer. La vérité ne peut cesser d’être la vérité parce que, sous le joug des souffrances, les hommes qui la défendent faiblissent ; le divin doit vaincre l’humain.

Mais qu’arrivera-t-il si le gouvernement est détruit ? J’entends cette question que posent toujours les partisans de l’autorité, en supposant que si l’ordre actuel ne se maintient pas, il n’y aura plus rien et que tout périra.

La réponse à cette question est toujours la même, il arrivera ce qu’il plaira à Dieu, ce qui concorde avec sa loi déposée dans nos cœurs et révélée à notre raison. Si le gouvernement se détruisait, comme c’est le but des révolutions, alors il est clair que la question : « Qu’y aura-t-il après la destruction du gouvernement ? » demanderait une réponse de la part de ceux qui détruisent le gouvernement. Mais la destruction du gouvernement, qui se fait maintenant, a lieu non parce que quelqu’un, quelques hommes veulent l’anéantir, il se détruit parce qu’il n’est pas en accord avec la volonté de Dieu, révélée à notre esprit et mise en nos cœurs. L’homme qui refuse de mettre ses frères en prison, de les tuer, n’a nullement l’intention de détruire le gouvernement, il veut seulement ne pas faire le contraire de la volonté de Dieu, ne pas faire ce que non seulement lui-même, mais tous les hommes sortis de l’état bestial reconnaissent absolument comme le mal. Et si avec cela se détruit le gouvernement, cela signifie seulement que le gouvernement exige le contraire de la volonté de Dieu, c’est-à-dire le mal, et qu’ainsi le gouvernement est le mal et doit être détruit. De notre temps, dans la vie sociale du peuple, se produisent des modifications et bien que nous ne puissions nous représenter nettement la forme nouvelle qu’elle prendra, elle ne pourra être mauvaise parce que le changement se fait et se fera non par le caprice des hommes, mais grâce à un désir intérieur et secret, commun à tous les hommes, désir d’essence divine et inné dans le cœur humain.

Des modifications se produisent et toute notre activité doit être dirigée non à les contrecarrer mais à les favoriser et cette aide se réalise non pas en reculant devant la vérité divine qui nous est connue, mais au contraire en la professant clairement et hardiment. Et cette profession de la vérité donne non seulement la pleine satisfaction de la conscience à ceux qui la professent, mais aussi le plus grand bien aux hommes, tant opprimés qu’oppresseurs. Le salut n’est pas derrière nous, mais en avant.

Le moment critique du changement de la forme sociale de la vie et du remplacement des gouvernements et de la violence par une autre force qui lie les hommes, est déjà passé. Et l’issue n’est pas dans l’arrêt du processus, ou dans le mouvement de recul, mais exclusivement dans la marche en avant, par cette voie qui, dans le cœur des hommes, montre celle du Christ.

Encore un petit effort et le Galiléen vaincra, non dans ce sens terrible que donnait à la victoire le roi païen, mais dans le vrai sens, celui dans lequel il a dit : « Vous aurez des afflictions dans le monde, mais prenez courage, j’ai vaincu le monde. » (Jean, XVI, 33). Parce qu’en effet, il a vaincu le monde, non dans le sens mystique de la victoire invisible sur les péchés que les ecclésiastiques attachent à ces paroles, mais au sens clair, simple et compréhensible que nous avons le courage de professer. Alors bientôt non seulement n’auront plus lieu les terribles oppressions que subissent maintenant tous les vrais disciples du Christ qui professent sa doctrine en réalité, mais il n’y aura plus ni prison, ni le gibet, ni la guerre, ni la dépravation, ni le luxe, ni l’oisiveté, ni la mendicité, dont souffre maintenant l’humanité chrétienne.

L. Tolstoï.