IV

MA CONNAISSANCE AVEC LES DOUKHOBORS


Avant de connaître les Doukhobors, j’avais entendu dire d’eux ce qui en est dit dans les manuels de l’histoire de l’Église, où la secte des Doukhobors est mentionnée comme l’une des plus grossières et des plus nuisibles. Je trouvai des renseignements plus intéressants et plus exacts dans l’histoire de l’Église de F. Ternovsky[1], et j’en eus surtout de D. A. Khilkov, qui connut personnellement les Doukhobors lors de son service dans le Caucase, et qui a écrit La doctrine des chrétiens spirituels qui rappelle beaucoup celle des Doukhobors.

Mon intérêt pour eux augmentait de plus en plus, mais l’occasion de les connaître personnellement ne se présentait pas encore.

Au commencement des années 90, dans le journal Niediéla, parut l’information, empruntée à un journal du Caucase, que parmi les Doukhobors se manifestait un mouvement communiste très sérieux, si bien que le gouvernement venait d’arrêter et de déporter leur chef, P. V. Veriguine, et quelques autres membres influents de leur commune, dans la province Arkhangel. Cette nouvelle accrut l’intérêt que notre cercle portait aux Doukhobors, avec lesquels nous n’avions encore aucune relation personnelle, bien qu’un de nos amis, D. A. Khilkov, envoyé de nouveau au Caucase et non plus en service, mais en déportation, fût en relations plus ou moins directes avec eux.

Pendant l’hiver 1894-1895, une de nos connaissances, Izumtchenko, condamné à la déportation en Sibérie pour refus du service militaire, fut amenée dans la prison de Moscou, pour y attendre l’étape du printemps. Nous allions voir Izumtchenko le jeudi et le dimanche, jours de visites. Au commencement, nous le vîmes à travers les grilles et plus tard, quand il fut transporté dans la tour des prisonniers politiques, nous continuâmes à visiter un prisonnier de droit commun, D…, qui, dans la prison, s’était lié d’amitié avec lui et avait ressenti sa bonne influence.

Un jour de visite à la prison, E. I. Popov alla voir D… De retour à la maison, il raconta qu’il avait vu P. V. Veriguine derrière la grille, avec les prisonniers, et qu’il avait fait connaissance avec trois Doukhobors venus pour voir Veriguine.

Nous résolûmes de nous rendre tous à la prison, au prochain jour de visite. Mais Popov avait appris, des Doukhobors, que Veriguine partirait le lendemain en Sibérie par une étape spéciale, et qu’ainsi nous ne pourrions le voir. Il ne nous restait plus qu’une ressource : nous rendre chez les amis de Veriguine, c’est ce que nous fîmes. Le soir du même jour, vers trois ou quatre heures, nous allâmes à l’hôtel de Saint-Pétersbourg près de la Porte-rouge. L. N. Tolstoï qui, lui aussi, connaissait fort peu les Doukhobors, mais qui s’intéressait à eux, parce qu’il avait entendu parler du mouvement religieux qui s’accomplissait dans leur milieu, nous accompagnait.

Dans une vaste chambre de l’hôtel, nous rencontrâmes trois hommes de haute taille, vêtus d’habits fort beaux, mi-campagnards, mi-cosaques. et qui nous saluèrent avec amabilité et même avec quelque solennité. C’étaient les Doukhobors : le frère de Pierre Veriguine, V. V. Veriguine, V. G. Verischaguine, mort depuis en se rendant en Sibérie, et V. I. Obietkov.

Nous fûmes tous frappés de l’air digne de ces hommes, en qui se décelait sinon une particularité de race, au moins une particularité nationale. Aucun de nous n’a rencontré de tels hommes en dehors du milieu doukhobor.

L. N. Tolstoï les interrogea beaucoup sur leur vie et leurs opinions. Le temps passait très vite et le peu que nous savions de leur passé ne nous permettait pas d’entrer dans beaucoup de détails ; nous ne pouvions qu’échanger des phrases générales. À la plupart des questions de L. Tolstoï, sur la violence, la propriété, le végétarianisme, leurs réponses se trouvèrent en accord avec les idées de leur interlocuteur. Mais quand Tolstoï leur demanda comment ils mettaient cela en pratique, ils répondirent avec quelque mystère, que, chez eux, tout cela ne faisait que commencer, que, pour le moment, un petit nombre seulement pensait et vivait ainsi, mais que bientôt tous seraient d’accord.

Ils nous donnèrent quelques renseignements sur P. V. Veriguine. Nous apprîmes que sa déportation datait de sept ans, que son séjour à Chenkoursk avait semblé dangereux et que maintenant on l’envoyait en Sibérie (P. V. Veriguine y est actuellement). Un de ces trois Doukhobors, V. Obietkov, l’accompagna en Sibérie, et les deux autres retournèrent au Caucase en apportant à leurs frères Doukhobors le testament spirituel de leur guide.

Après une heure d’entretien avec eux, et leur ayant donné quelques livres et manuscrits qui nous semblaient pouvoir les intéresser, par exemple : Le royaume de Dieu est en vous, de L. Tolstoï, nous nous préparâmes à revenir à la maison. En leur disant adieu, L. Tolstoï leur demanda de nous tenir au courant de leur sort. Veriguine tira un carnet et, s’adressant à Tolstoï, demanda : « Veuillez, je vous prie, me dire qui vous êtes et à quelle adresse il faut écrire. » Tolstoï écrivit son adresse. J’ai maintes fois observé les rencontres de Tolstoï avec d’autres hommes et j’ai toujours remarqué une certaine émotion provoquée par son nom, je fus surpris de voir qu’il ne faisait aucune impression sur les Doukhobors. Évidemment, si même ils avaient déjà entendu le nom de Tolstoï, ils considéraient celui-ci comme un homme tout à fait ordinaire, comme chacun de nous, c’est-à-dire, comme tout homme leur exprimant quelque sympathie. Nous ne les revîmes jamais.

Bientôt nous apprenions, je ne sais plus par quelle voie, que nos trois connaissances étaient arrêtées : Veriguine et Verischaguine, peu après leur retour au Caucase, et Obietkov en revenant de Sibérie.

Leurs prédictions mystérieuses se sont réalisées. Au printemps 1895, nous apprîmes par les journaux le refus du service militaire de Lebediev et de ses compagnons, l’arrêt du conseil les condamnant au bataillon disciplinaire. Au mois d’août de la même année, Khilkov nous fit savoir qu’ayant brûlé solennellement leurs armes, les Doukhobors avaient été massacrés par les Cosaques. Cette nouvelle provoqua mon voyage au Caucase, chez les Doukhobors, et, dès lors, se sont établies entre nous les relations les plus intimes, ininterrompues jusqu’à ce jour.

Paul Birukov.

Onex, 3 décembre 1900.

  1. F. Ternovsky, professeur de l’Histoire de l’Église au séminaire et à l’Université de Kiev, au fur et à mesure de ses études, se sépara de l’orthodoxie ; ses cours, empreints de cet esprit, attirèrent l’attention des autorités ; il fut privé de sa chaire et mourut dans la pauvreté. Ses ouvrages sont une rareté bibliographique. — P. B.