Union pour l'action morale (p. 105-110).


XIV
GLOIRE DE LA DOUCEUR


Vous voyez quel est cet homme, et quel héros. Quoi de plus beau que ce héros s’arrachant à lui-même, et se tournant en apôtre ? — C’est à la gloire de la douceur.

Vous avez senti sa violence ; elle ne périra qu’avec lui ; il le sait bien ; et il la fait servir à l’évangile de la doctrine la plus douce. Les grands violents sont doux. C’est ce qui les distingue des autres. Les hommes, entraînés par leurs appétits, inclinent à la violence ; et s’ils craignent de s’y livrer, s’ils n’ont pas la force de braver cette crainte, ils honorent en autrui cette violence, même s’ils la détestent, même si elle leur nuit. Car ils ont la superstition maladive de la force. Telles sont toutes les femmes, et presque tous les hommes aussi. Ils adorent dans la violence la force qu’ils n’ont pas de repousser la violence ; et s’ils l’avaient, en effet, à leur tour ils seraient violents. Ils exaltent ainsi dans les autres l’envie de leurs propres crimes ; on les dirait presque fiers de cette force qui les décime ; et peut-être croient-ils en participer, parce qu’elle les frappe et qu’ils en sont victimes. La foule immense des violents, depuis les bourreaux jusqu’aux femmes qui les admirent, adule secrètement son désir de l’injustice, et rougit de la douceur. Combien différente par là des grands violents…

Peut-être aussi les hommes sont-ils plus doux en Orient qu’ailleurs, et plus paisibles. Ils ont beaucoup souffert, et depuis plus de temps. Ils sont encore prêts à subir toute sorte de tortures. La même force les soutient dans les supplices, et dans l’amour de ceux qui les y arrachent. Là-bas, ni l’innocence ni la douceur ne sont tout à fait un objet de mépris. Mais on y voit des clartés divines.

Tous les prophètes ont été violents par douceur, et jusqu’à la mort. Dans son transport le plus sublime, Jésus garde le silence. Il ne répond à toute la force de l’univers, à Rome, à la mort, aux Juifs, à l’abandon de ses amis, aux soufflets, à la croix, à la moquerie même et aux épines, que par le mot unique d’une douceur unique : « Tu l’as dit. »

La douceur est un don de soi à la beauté du monde. Elle triomphe comme on s’humilie. On le fait beau, on l’aime divin, ce monde, — pour qu’il le soit. Humiliation incomparable, où tout l’être s’incline par amour.

La douceur naît dans le cœur des grands violents par une vue de la vanité de toutes choses. En ce peu, qu’est-ce que le plus ? ou la victoire ? ou l’empire ? — Le grand homme n’arrive point au terme de son œuvre, sans un amer sourire. Car il ne touche point au terme de son désir. Un dégoût, profond comme le repentir, voilà sa borne. Il a besoin d’être pardonné. Il cherche le pardon d’avoir été grand. Car, s’il l’a vraiment été, il sait ce que cette grandeur coûte. Ce comble de rien.



« Quelle œuvre vaut les larmes qu’elle a fait couler ? Quel bienfait peut s’égaler à celui d’avoir séché ces larmes, après celui de les avoir épargnées ? Quelle grandeur approche la bonté, dont la caresse chaste arrête la plainte sur les lèvres, et retient sur les yeux les pleurs qu’ils allaient répandre ?

« L’innocence seule peut connaître le bonheur ; car elle ignore le mal. Voilà des enfants rieurs, comme l’herbe au soleil ; et leur vue passe toute science.

« Ma grandeur, dit ce héros, ira jusqu’aux étoiles ; mais elle n’ira pas jusqu’au bonheur. Je verrai Dieu, peut-être ; mais, comme Moïse a vu les jardins de Chanaan : — du sein de sa propre mort, et sans mettre le pied sur la terre promise. Je serai grand. Et toujours triste.

« Mais la créature innocente vivra dans le cœur de Dieu, sans peine, et en riant. Toutes les bénédictions sont pour les doux. C’est à eux que vont les béatitudes. Heureux les pacifiques, est-il dit : la paix est douce. Heureux les pauvres d’esprit : ils ont la douceur, étant sans vanité. Heureux les affligés : s’ils souffrent, c’est qu’ils sont doux. Heureux les débonnaires : la douceur est en eux, au lieu de l’intérêt. Heureux les miséricordieux : le pardon est doux. Heureux les affamés du juste ; heureux les persécutés pour la justice ; heureux les purs : toute leur force vient de leur douceur ; heureux donc seuls les doux. »



Ainsi les grands violents, sans cesser de l’être, mettent toute leur violence, à la fin, dans l’admiration et l’amour des âmes douces. Une étrange envie, qui n’ose s’en croire elle-même, s’y mêle encore : ils chérissent dans la douceur la perte infinie qu’ils ont faite, — l’innocence et la joie de la vie.

Comme ils aiment, ces simples créatures, qui ont vécu sans se voir vivre ! Qui sont nées, ont crû, et se sont évanouies à leur jour dans la prairie de Dieu, comme les plus humbles herbes du pré, qui ne sont pas les moins vertes, ni les moins joyeuses. Ils jettent un regard passionné sur tous ces êtres qui sont passés en faisant le bien, — Transivit nulli faciendo : car, ne faire que le bien, c’est n’avoir rien fait, selon l’honneur du monde. La plupart des hommes ne connaît la vie que par l’abus qu’ils en font sur les autres, ou celui que la vie des autres fait d’eux.

Il n’y a point de mère que le rire d’un enfant pénètre comme il fait le cœur de cet homme, où il ressuscite un monde, dont l’innocence fait le délice. La plus pure des choses, et la plus heureuse, est celle qui connaît le moins sa pureté et son bonheur. Cette grande âme est donc pleine de tristesse : elle enseigne une joie, qu’elle sait comme personne, et qu’elle ne peut plus goûter à l’égal de la connaître. Et, sans doute, le plus grand des hommes se surprend à sentir le remords de sa grandeur.

Voilà Tolstoï, et la douceur où il met toute la gloire.