Union pour l'action morale (p. 51-57).


VIII
D’UNE OBJECTION CAPITALE AUX THÉORIES DE TOLSTOÏ


Je ne trouve point convenable qu’on se serve contre Tolstoï des arguments ordinaires, et propres à une discussion en forme. Il est manifeste que sa doctrine repose, comme une religion, sur un acte de foi ; peu importe si, d’aventure, il le fait à la raison : la grâce n’y a pas moins de part qu’en tout abandon de l’amour-propre à l’amour de Dieu.

L’objection la plus forte qu’il y ait aux théories de Tolstoï, — c’est Tolstoï lui-même. Non pas sa vie, ses défaillances, — qu’il avoue d’un cœur si admirable ; ni ce passé, magnifique en œuvres de toute sorte, qu’il désavoue, pour nous le rendre plus cher ; et, glorieux vieillard, dont il accroît la gloire, en ne s’y bornant pas. Cette difficulté capitale vient de son caractère. En un mot, sans ce que Tolstoï condamne, il n’eût jamais trouvé en lui la force ni la grandeur d’âme nécessaires pour le condamner. S’il n’avait été un des plus passionnés entre les hommes, il n’aurait pas eu de quoi combattre les passions comme il le fait. S’il n’était point né riche en force, voire en violence, il n’eût pas été ce soldat héroïque du vrai qu’on le voit être. Les saints qui répandent la sainteté sont ces mêmes violents que leur sainteté réprouve. Et ceux qui les suivent sont ces tièdes et ces indifférents, qu’ils détestent quand ils n’en sont pas suivis. La même force, qui s’égare et fait le mal, anime le juste, le pousse dans la voie droite, et lui fait faire le bien.

Pour ne parler que de la guerre, si Tolstoï n’avait pas été capable de s’y livrer, comme à la chasse, avec toute l’ardeur de l’homme prêt à sacrifier sa vie, il ne l’eût pas été d’en avoir cette horreur profonde, où il montre un égal courage. Le lieutenant de Sébastopol est la caution du vieillard pacifique, avide de souffrir persécution pour la justice. C’est le jeune homme, délicat sur l’honneur et l’amour-propre, jusqu’à la sottise, qui peut seul humilier l’orgueil, comme Tolstoï a fini par faire : l’ardeur qu’il mit à ressentir les offenses, il l’a mise depuis à les pardonner. Il faut avoir voulu tuer un homme, sur un regard insolent, pour prendre sur soi de tendre l’autre joue au second soufflet.

Quiconque raisonne de la violence, sans réfléchir à la nature de l’homme, n’a pas de peine à la noircir, et à la prouver absurde. Il est absurde, en effet, de faire le mal, surtout sous prétexte du bien : ce qui est le cas de la guerre et des révolutions. Mais il n’est absurde que s’il est possible de faire autrement. La nature humaine, seule, est juge de ses moyens. Or, le fait est que la violence est un signe de la force. Les actes de l’homme ne se calculent pas à la machine arithmétique. Ce ne sont point des raisons multipliées les unes par les autres qui déterminent les actions. L’homme n’est pas uniquement raisonnable. Il serait, plutôt, uniquement le contraire, parfois. Souvent, des droits qui se multiplient ont pour résultat de terribles injustices : voilà des opérations que la mathématique ne connaît pas.

Je vois bien que la faiblesse, la corruption, la lâcheté, et les états les plus infirmes de l’être humain, prennent, à l’occasion, les dehors de la violence. Mais quoi ? — c’est un masque qu’ils se mettent, — et celui précisément de la force. Parfaite et bien réglée, la force suit un cours, d’où la violence semble exclue : un fleuve, cependant, n’est pas moins un fleuve et la vie d’une contrée, pour rompre ses digues. Il est fâcheux qu’il les arrache ; il l’est plus encore qu’on ne les lui ait pas mises. Mais le point capital est que ce fleuve coule, et qu’il existe. Personne, même de ses victimes, ne préférerait qu’il ne fût pas. On ne peut persuader aux Siciliens de Catane de ne point planter leurs vignes, cent fois détruites par la lave, sur les flancs enchantés de l’Etna : la beauté de la terre, sa fécondité, et la qualité du vin qu’elle nourrit de son feu, font pardonner au volcan, et oublier ses fureurs, quand il est dans son humeur de précipiter le ravage et la misère.

Le mal est qu’on ruine la force, le plus souvent, en faisant procès à la violence. Les forts, je le sais, y mettent toute la leur, — et c’est une de leurs marques les plus certaines. On dirait qu’ils se défient de toute force, en dehors de celle qu’ils ont, — ou qu’ils la voulussent toute pour eux.

Le préjugé contre la guerre vient de là. Elle révolte une âme pensante, qui éprouve largement les souffrances humaines. Mais l’erreur est de chercher si la guerre est juste, — ou non si elle est nécessaire. Il est trop aisé de répondre à des questions où l’on fait argument de la proposition même. Une certaine manière de poser les problèmes, les résout. Quant au juste, il ne le sera jamais, de s’entre-tuer par myriades, aveuglément, et de voler le bien d’autrui, en laissant derrière soi des amas de cadavres. Il n’est pas évident, non plus, qu’il y ait avantage, pour les hommes, de se tuer par monceaux, de promener la mort et l’incendie dans les champs et par les villes. Aussi, n’est-ce pas la question. Mais elle est de savoir si la guerre est dans la nature de l’homme à l’égal de l’envie, de la haine ou de l’avarice ; et si, quand il la fait, il obéit à son instinct, comme quand il fait son pain, ou l’amour, — ou comme lorsqu’il se lance sur la mer, voyage par le monde, et accomplit ses autres travaux.

Tolstoï ne pourra, lui-même, nier que les peuples font la guerre en raison de leur force. Quand ils ne la font plus, ils la subissent. Ils cèdent, — et Tolstoï le trouve bon. Il oublie de peser la rançon de cette bonté précaire, à quel prix elle s’achète. Rome conquérante est terrible ; mais Rome conquise est pourrie. Dans cette Rome corrompue, voici que l’on s’assassine beaucoup plus que dans la Rome sanguinaire. Supposé que la corruption et la paix de parti pris n’aillent point ensemble, — l’amour invétéré du repos et la faiblesse ne se séparent point. Et, selon mon goût, qui dit faiblesse dit impureté : elle n’est pas déclarée, mais elle est près de l’être. Rien n’est pur que ce qui résiste, et ne craint pas la lutte. Rien n’est mieux armé pour la vie, que ce qui ne redoute pas de la perdre, et brave la mort. Pour un saint qui s’humilie, il y a un nombre infini d’âmes lâches et serviles, qui s’endorment dans l’humiliation comme dans un lit de plumes. Tirez la couverture, et le drap de la mort sur ces corps inertes.

S’il fallait un exemple, on l’aurait dans l’Espagne. Ce pays n’est plus en état de faire la guerre ; et Tolstoï l’en louera. Mais il l’est encore moins de rien faire, — et non pas même des enfants. Ce peuple s’est cloîtré. Sa paresse est son cloître. Et déjà, bien qu’elle se cache, s’avance la mort, qui est le prieur.

La guerre est bien une violence. Mais la violence est le signe de la force, et la nature humaine le veut ainsi, quand même je ne le veux point. Or, rien ne vaut, qui ne vaille par sa force. Tolstoï en est la preuve vivante. Cette vie incomparable est celle d’un violent. Qu’il en convienne : c’est en violent qu’il combat la violence. Entre celui qu’il veut être et l’homme qu’il est, il y a cette différence émouvante, que l’homme humble et doux qu’il veut faire de soi, n’eût jamais voulu, ni même pensé, à dépouiller entièrement sa nature. Il fallait donc ce violent, ce pécheur, pour rêver d’une vie sans péché. Et voilà pourquoi il n’est point de plus grave difficulté à la doctrine de Tolstoï que Tolstoï même.