Contes bruns/Tobias Guarnerius

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Tobias Guarnerius

dans Contes bruns
1832



TOBIAS GUARNERIUS

Charles Rabou


Par une soirée bien brumeuse d’hiver, mon arrière-grand-père, retenu pour quelques affaires à Brême en Saxe, se promenait dans une petite rue écartée, derrière la cathédrale. Ce qu’il faisait là, vous le comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu’il avait alors vingt ans, et qu’il est peu de villes en Allemagne où les grisettes soient plus gracieuses et plus agaçantes. Ceci soit dit sans altérer en rien la bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mérite. Mais depuis plus de vingt minutes l’heure du rendez-vous était sonnée à toutes les horloges, sans que celle qui l’avait donné eût songé à s’y rendre, et mon arrière-grand-père attendait toujours.

Le gouvernement représentatif nous a trop bien guéris, hélas ! de ces merveilleuses patiences d’amour : bien admirable pour moi serait l’homme qui s’en rencontrerait encore capable aujourd’hui.

Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arrière-grand-père avait remarqué une petite boutique placée à l’angle de la rue qu’il arpentait. Aux deux côtés de la devanture, deux planchettes peintes en rouge et taillées en forme de violons indiquaient le commerce qui s’y faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s’y faisait point ; car, à moins que l’on ne compte pour quelque chose un mauvais basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et une quinte que le propriétaire du lieu était occupé à raccommoder, sa boutique était complétement dégarnie, et, nonobstant l’inscription placée au-dessus de la porte, ressemblait plutôt à un corps de garde de milice bourgeoise qu’à un magasin d’instrumens à cordes et à vent.

Une mauvaise chandelle, haletant sous une mèche effroyablement longue, qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, éclairait à peine l’homme qui travaillait dans cette misérable échoppe. Il ne paraissait pas d’ailleurs tenir autrement à la perfection de l’ouvrage dont il s’occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait, laissait là sa quinte, et se promenait à grands pas, avec un regard fixe et des gestes brusques et précipités, indiquant un homme qu’une pensée profonde était venue visiter.

Moitié curiosité, moitié pour échapper à une neige abondante qui était venue compliquer son rendez-vous, mon arrière-grand-père, qui n’avait pu encore se décider à quitter la place, entre dans la boutique du luthier, et bien que de sa vie il n’eût su une note de musique, il le prie de lui montrer des violons à acheter.

« Des violons ! répondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je n’en ai pas et que je n’en vends pas, à moins que tous ne vouliez vous arranger de cette contre-basse, que j’ai été forcé de prendre en paiement pour les raccommodages que j’ai faits pendant plus d’un trimestre aux instrumens de l’orchestre des Chiens savans, qui ont eu dans cette ville un si grand succès, et qui ont travaillé devant MM. les membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse ? je vous la laisse pour dix écus ; pour cinquante livres, tenez, sans plus marchander. »

Mon arrière-grand-père eût été un million de fois plus musicien qu’il n’était réellement, il eût eu encore une peine infinie à se prêter à l’arrangement qu’on lui proposait, lequel consistait à s’accommoder d’une contre-basse lorsqu’il était censé avoir besoin d’un violon.

S’étant permis de faire, avec une grande force de logique, cette observation à l’honnête luthier, il en reçut je ne sais quelle répartie si étrange qu’il lui vint aussitôt à l’esprit qu’il avait affaire à une manière de monomane. La chose lui fut prouvée quand en sa présence ce singulier personnage recommença à se promener et à gesticuler, et quand une vieille femme, ouvrant la porte de l’arrière-boutique, lui fit signe en haussant les épaules que la tête du pauvre homme n' y était plus.

Mon arrière-grand-père sortit alors de chez le luthier, et le lendemain il partit de la ville, sans s’être autrement occupé de lui.

Trois ans après, durant un nouveau séjour qu’il fit à Brème, ayant eu occasion de repasser dans la même rue, il remarqua que la boutique du luthier était fermée ; sur les volets, qui en plus d’un endroit portaient des traces d’effraction, de grandes croix rouges avaient été tracées. Cette circonstance ayant attiré son attention, le soir, à souper, il en parla à son hôte, qui était l’un des magistrats de haute police de la ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manqué, l’étrange accueil qu’il avait reçu dans cette même boutique, trois ans auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l’histoire que l’on va lire.

L’homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s’appelait Tobias Guarnerius ; à grande peine il faisait vivre de son travail la vieille femme que vous avez vue : c’était sa mère, avec laquelle il vivait depuis la mort de sa femme.

Comme il était dans la ville le seul ouvrier de son état, et qu’elle contient un nombre assez considérable d’artistes et d’amateurs, qui sans cesse lui donnaient des instrumens à réparer, il aurait pu, ce semble, vivre passablement à l’aise. Mais dix ans environ avant l’époque dont nous parlons, une insigne calamité était venue le visiter. Un beau matin il s’était trouvé en proie à une idée fixe, et depuis ce temps il n’avait cessé de la poursuivre, quelque sacrifice qu’elle lui eût coûté.

Sa femme, qui était morte en partie du chagrin qu’elle avait eu à le voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui représenter la folie de sa persévérance, le conjurer de ne pas la réduire à la misère, il n’en avait tenu compte. D’abord ses économies, plus tard l’argent de quelques emprunts qu’il avait faits, ensuite ses meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, étaient venus se perdre dans ce gouffre qui s’était ouvert à côté de lui, sans que tant d’inutiles essais fussent parvenus à l’éclairer. A l’époque où, faute d’argent, il avait été forcé de mettre un terme à ses expériences, il n’en avait pas moins conservé l’espérance de réaliser sa pensée, qui tôt ou tard devait, selon lui, le mener à une grande gloire, et le récompenser largement de toutes ses avances.

Il est, au reste, vrai de dire que s’il fût arrivé au but qu’il se proposait, il eût réellement mis la main sur une excellente spéculation. Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques amateurs, à plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l’idée lui était venue d’imiter le faire de cet auteur. Il avait pensé qu’en reproduisant avec une rigueur mathématique les formes et les dimensions de ses instrumens, en employant un bois semblable à celui qui avait servi à les établir, en arrivant à imiter rigoureusement le vernis et la couleur dont ils avaient été primitivement enduits, il parviendrait à se procurer une qualité de son exactement pareil. Malgré tous les soins qu’il mettait à ses contre-façons, toujours il s’y rencontrait une légère différence avec le modèle ; or des nuances infiniment subtiles constituant, selon toute apparence, la supériorité qui faisait son désespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l’infériorité de ses copies par les imperfections presque insaisissables qu’il y découvrait, en sorte que l’œuvre était toujours à reprendre ; c’était une manière de cercle vicieux tournant à l’infini, dans lequel une fortune de prince se fût elle-même engouffrée.

Après bien des essais, cependant, une modification s’était faite dans son idée primitive ; il était un jour arrivé si près d’une imitation irréprochable, et ce jour-là précisément l’instrument sorti de ses mains s’était trouvé si loin au-dessous de son stradivarius, qu’il avait fini par soupçonner dans la création de ce chef-d’œuvre un élément d’une nature supérieure et non encore sollicité par lui. « — Qui sait, disait-il fort gravement à un physicien qui prétendait le faire arriver à la solution de son problème instrumental par des applications nouvelles de la théorie du son, qui sait plutôt si ce n’est pas hors du monde matériel que je dois chercher. Les mots représentent des idées, n’est-il pas vrai ? eh bien ! quand je dis l’ame de mon violon, peut-être, sans y songer, frappé-je à la porte que je cherche depuis si long-temps. Que vous en semble, monsieur ? » Et le physicien de se mettre à rire, et le pauvre Tobias Guarnerius de s’enfoncer plus profondément dans l’abîme de ses recherches.

Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet à réparer laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles étaient rares, car lorsqu’il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre tête, qui ne reposait guère, Tobias Guarnerius parcourut ce livre : c’était un de ces respectables monumens de la patience et de l’érudition germaniques, où l’auteur vous annonce, sans y mettre d’ailleurs autrement de prétentions, qu’il traitera de omni re scibili et de quelques autres sujets. En effet on y voyait, à côté d’un chapitre sur la meilleure forme de gouvernement, un chapitre sur la manière de gratter le dos de sa femme quand il la démange ; une recette pour faire du vin de Chypre était suivie d’une dissertation sur la virginité des onze mille vierges, et d’un discours sur les avantages de la calvitie ; un ton de bonhomie singulière avait présidé à la rédaction de cet ouvrage informe, et donnait à sa lecture un charme particulier, qui avait fini par dominer notre monomane jusqu’à détourner de lui pendant une demi-journée l’obsession de sa pensée ordinaire.

Tout-à-coup, au détour d’une page, un chapitre se présente à lui avec ce titre : De la Transfusion des ames. A la lecture de ces mots, comme s’il eût soudain entrevu que la révélation du grand secret qu’il cherchait depuis si long-temps allait lui être faite, il sauta d’un bond prodigieux, appela sa mère, qu’il chargea de garder la boutique, et de dire, si on venait le demander, qu’il était sorti ; puis courant s’enfermer dans sa chambre, pour ne pas être interrompu, il commença la lecture du chapitre qui, dans sa pensée, ne pouvait manquer d’être le plus merveilleux que jamais plume de philosophe eût enfanté.

Ce n’est pas seulement dans les livres, c’est dans toutes les choses de la vie, dans ses amitiés, dans ses espérances dans les prospectus, dans les amours de femme surtout qu’il faut craindre des désappointemens semblables à celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un instant avant il eût payé la lecture au prix d’une livre de sa chair, était une misérable rapsodie, lardée de citations des Pères de l’église, d’Aristote, de Platon et de l’Écriture. Après force divagations, abstractions et conversations, l’auteur se résumait à cette découverte toute nouvelle, que l’ame était immortelle : sans contredit les vingt pages les plus pauvres de cet immense in-folio étaient comprises sous le titre si magnifique que je vous ai dit.

Mais l’heure de Tobias Guarnerius n’en était pas moins venue ; étreignant avec une singulière puissance les trois mots qui tout à coup lui étaient apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux entrevisions qu’il avait eues précédemment, il commença à se représenter l’ame humaine comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance d’animation, d’un lieu dans un autre. En Allemagne, où il y a de la philosophie dans l’air, un artisan, tout aussi bien qu’en France un prix d’honneur de rhétorique, avait entendu parler de la métempsycose ; et ce système, pour peu que l’on pesât dessus, pouvait bien s’élargir jusqu’à admettre la donnée du philosophe luthier. Trois heures de réflexions passant par-dessus cette illumination achevèrent de lui donner dans l’esprit de Tobias une créance indélébile, et désormais il ne s’occupa plus que du procédé matériel à l’aide duquel il appliquerait à son art le bénéfice de sa découverte psycologique.

A trois mois de là, c’était durant la nuit, la veille de la Saint-Joseph, depuis long-temps une heure était sonnée à toutes les horloges, et la ville de Brème tout entière reposait dans le sommeil ; l’atelier de Tobias Guarnerius était soigneusement fermé ; et de peur qu’en passant on ne pût voir par les fentes des volets la lumière qui brillait dans son arrière-boutique, il avait eu soin d’étendre devant la porte vitrée qui communiquait de cette pièce à son magasin un épais rideau de serge verte replié deux fois sur lui-même.

Certes, ces précautions n’étaient point inutiles, car c’était une œuvre étrange que celle à laquelle le luthier s’occupait.

Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientôt quarante ans, elle l’avait mis au monde, sa vieille mère Brigitta Guarnerius, en proie aux angoisses de l’agonie, achevait de mourir d’un cancer qui la minait depuis long-temps. Penché sur sa poitrine, qui râlait d’une manière horrible, sans qu’une larme brillât dans ses yeux, sans qu’un seul des muscles de son visage exprimât la moindre sympathie pour les atroces souffrances dont il était témoin, Tobias paraissait plongé dans le pressentiment d’un moment solennel et fatal, dont l’attente absorbait toutes ses facultés. Sans doute, en vue de quelque produit étrange à recueillir, un appareil bizarre, que n’avait ni décrit ni prévu aucune science humaine, mettait en rapport le lit de l’agonisante et une table sur laquelle reposait un instrument inachevé. Un tube, qui paraissait formé de l’alliage de plusieurs métaux, s’évasant par le bout en forme d’entonnoir, avait été placé au-devant de la bouche de la vieille femme, et recevait le souffle de son haleine qui, à chaque expiration, s’y engouffrait avec un bruit lugubre. A l’autre extrémité, ce tube s’emboîtait à une cheville de bois, pareille à celle qui se place debout entre le fond et la table de tous les instrumens à chevalet ; seulement celle-ci était d’un diamètre un peu supérieur au diamètre ordinaire, et au lieu d’être en bois plein, elle était creuse et devait se fermer hermétiquement, au moyen d’un petit couvercle à vis merveilleusement travaillé, lorsque l’embouchure du tube viendrait à en être retirée. Précisément au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du métal, et comme pour empêcher l’évaporation au moment où se ferait leur séparation, avait été disposée une manière de boîte ou de guérite en bois de sapin ; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur terreuse et nauséabonde, et un grand clou rouillé, pendant encore après, indiquait qu’elles avaient du antérieurement faire partie d’un objet de plus grande dimension.

A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration de la malade s’étant arrêtée, son pouls et son cœur ayant cessé de battre, tout à coup on entendit dans le tube, qui fut agité comme par un mouvement galvanique, un long soupir, suivi d’un frémissement qui courut tout le long du métal, et vint bondir au fond de l’étui qui y adhérait. A ce bruit, Tobias Guarnerius se précipita ; les yeux égarés et la poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d’une main forcenée, malgré une force incroyable de résistance qui répondait à sa pression, malgré une sorte de crépitation douloureuse et plaintive qui s’agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle à l’extrémité de la cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve matérielle de cette monstruosité n’ait été acquise, il paraît que ce que Tobias Guarnerius venait d’enfermer dans ce bois creux, c’était l’ame de sa mère, la première qui se fût trouvée pour réaliser son abominable découverte.

Au moment où avait été rompu le lien par lequel elle était unie à l’enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l’ame s’était élancée pour retourner en haut ; forcée de suivre l’étroit conduit qui la cernait à sa sortie, elle avait couru pleine de détresse jusqu’au fond de l’espace qu’elle avait devant elle : elle se fût sans doute évadée dans le peu de temps que son bourreau avait mis à fermer sur elle le couvercle ; mais une effroyable industrie avait tout prévu. Les planches de sapin qui ombrageaient l’espace sur lequel s’accomplissait l’odieux mystère étaient les planches d’un cercueil fraîchement enlevé à la terre du cimetière. Quand l’ame s’était pressée pour sortir, elle avait eu horreur de cette atmosphère de mort qu’il lui fallait traverser, et elle s’était retirée en arrière ; alors Tobias était venu et il l’avait scellée dans sa prison, et il la tenait là pour s’en servir à ses volontés.

Il ne faut pas croire pourtant que ces épouvantables audaces puissent s’exécuter sans qu’il en coûte quelque chose à leurs auteurs ; car au moment où tout avait été accompli, Tobias était tombé à la renverse, frappé comme d’une puissante commotion électrique, et il était resté étendu à terre, sans connaissance, plusieurs heures encore après que le soleil se fût levé.

Au moment où il se réveilla de ce long évanouissement, il commença par sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s’il avait fait une longue route ; puis il eut grand peine à recueillir ses idées, afin de se rendre compte de ce qui lui était arrivé. A la fin cependant un souvenir lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main agitée d’un tremblement qui ne le quitta plus, il s’approcha du lit, où le corps de sa mère était déjà froid et raidi. Il abaissa la paupière de ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrât pas le sien ; puis, ayant couvert le visage, il eut peur ; car il lui sembla que l’angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de reproche et le menaçait.

Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient été déposés dans la tombe, et même il s’était passé d’étranges choses lors de son enterrement ; car à chaque fois que, dans les prières, le prêtre avait eu à parler de l’ame de la défunte, les cierges qui brûlaient autour du corps s’étaient éteints d’eux-mêmes ; et bien des choses s’étaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l’on racontait. Témoin de ce phénomène, et tourmenté, dans son ame, par le remords, bien que la joie d’avoir réalisé la pensée de toute sa vie fût encore la plus forte, Tobias n’avait pas encore osé faire l’essai de l’instrument qu’il avait achevé, et pourtant une merveilleuse harmonie y était cachée ; car lorsque l’air seulement venait à passer dessus, des soupirs d’une incroyable douceur s’en exhalaient. Le bruit à la fin commença à se répandre que Tobias avait découvert son grand secret ; et chaque jour tout ce qu’il y avait de musiciens dans la ville venait savoir, les uns pour se rire du rêveur, les autres avec une curiosité plus sérieuse, à quand l’audition du violon-miracle, et Tobias reculait toujours, sous prétexte que son œuvre n’était point finie.

Il advint pourtant que l’héritier présomptif d’une petite principauté de l’Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu ses raisons pour cet arrangement, le destinant à régner un jour, lui avait donné toutes les qualités requises pour être un excellent violon solo. Sa réputation de virtuose s’était répandue dans toute l’Europe, à peu près comme la renommée militaire du grand Frédéric, et il ne s’arrêtait guère en un pays qu’on n’organisât pour lui un concert, où souvent il ne dédaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur de Brème, ayant toute raison de vouloir être agréable à l’illustre exécutant, se hâta de préparer une soirée musicale, et il ne laissa pas ignorer à Tobias Guarnerius qu’il lui serait agréable d’y voir faire l’essai de son invention.

Au moment où ce désir lui fut intimé, Tobias commençait à entrer en composition avec sa conscience. L’impression de terreur qu’il avait subie à la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres émotions humaines, s’effaçait peu à peu sous les jours qui passaient. D’étranges raisonnemens étaient ensuite venus à son secours. « On ne sait jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence céleste, qui vous absout in extremis pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensée mauvaise, ni qui sera condamné ni qui sera sauvé. Ma mère Brigitta eut à nos yeux une vie honnête : en est-il de même pour le jugement d’en haut ; et qui peut assurer qu’en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas plusieurs jours de l’éternité des douleurs ? D’ailleurs je suis bon fils, ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d’un avocat de nos jours. D’autres conservent précieusement les ossemens de leurs proches ; moi je conserve l’ame de ma mère ; moi je ne veux pas m’en séparer. N’y a-t-il pas entre le double mérite de nos piétés filiales tout l’intervalle qui sépare l’esprit de la matière ? » Avec ces pensées, qu’il habillait des plus belles paroles qu’il pouvait, il parvenait à émousser son remords.

Quand fut venu le soir où devait avoir lieu la grande épreuve, Tobias fut tout à coup saisi d’une autre inquiétude. La préoccupation de l’artiste dominant toute autre pensée, il eut des doutes sur la sincérité des résultats que devait lui donner son expérience. L’ame avait-elle, en effet, été transfusée ? Par une évaporation subtile, en supposant qu’elle eût un instant séjourné là où il l’avait retenue, n’avait-elle point pu s’échapper pour obéir à la loi céleste d’attraction qui la rappelait ? Et alors voyez un peu la belle confusion, si, en présence de toute la ville assemblée, sa création surhumaine allait tout à coup se résumer en quelque misérable instrument, criard comme ceux que tant de fois déjà il avait réalisés. Il n’y avait dans cette appréhension rien que de raisonnable, et plutôt que de s’exposer à un si mortel désappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui jusque là l’avait empêché d’interroger son œuvre, il l’eût essayée de ses mains s’il l’eût eue à sa disposition ; mais, en homme qui savait son monde, il l’avait, dans la journée, envoyée à l’hôtel du gouvernement, enfermée dans un riche étui, dont il avait gardé la clef. Le sort en était donc jeté, et il n’y avait plus à revenir sur ses pas ; dans un quart d’heure il aurait effacé la gloire de Stradivarius et celle de tous les maîtres de l’art, ou il serait devenu l’objet d’une inexorable dérision. Après tout, ce sont là, à vrai dire, les deux termes du marché auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir de la première main.

A l’heure où tous les convives du grand banquet musical furent rassemblés, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur, où, pour cette fois, il avait entrée. L’aspect général de sa toilette presque antédiluvienne, et accusant un délabrement de vieille date, malgré tous les soins extraordinaires qu’il y avait donnés, quelque chose de gauche et d’endimanché répandu dans toute l’habitude de son corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au moment où on le vit assis dans un coin, le visage empreint d’une pâleur mortelle, l’œil fixe et plongeant avec une indicible anxiété sur le virtuose qui, pour la première fois, allait donner une voix à sa création, il ne parut plus grotesque à personne, et chacun eut peur et fut ému avec lui.

Il faudrait avoir des paroles exprès, pour faire comprendre l’étrange impression dont fut agitée l’assistance quand l’archet venant à mettre la corde en vibration, l’ame prisonnière commença à être tourmentée d’une affreuse souffrance et à se lamenter misérablement ; plusieurs ont assuré que, dès les premières notes, il leur avait semblé qu’ils étaient soulevés de terre et qu’ils demeuraient suspendus dans l’espace au milieu d’une angoisse indéfinissable, pour d’autres, la perception du son fut si vive et si pénétrante qu’ils crurent en subir le contact immédiat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment distinct et absolu, comme si la chair se fût retirée et les eût laissés à nu. Mais ce qu’aucune parole humaine ne saurait peindre, c’est l’ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d’une ame qui appelait à elle, et à ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu’aux larmes, dans un abîme de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la mère pleurant sur son premier né, ni celle de l’amante au premier soir de son délaissement, ni celle de l’artiste s’éteignant avant son œuvre achevée, ne peuvent donner une idée de la plainte amère de cette fille du ciel traîtreusement retenue au-delà de son temps, et demandant à se replonger dans le repos de l’infini. Personne, pas même l’homme qui conduisait l’archet sur la corde, n’aurait pu se rappeler une seule note de l’air que le violon de Tobias Guarnerius avait joué ; personne n’aurait pu dire si ce qu’il avait entendu était un chant mélodieux ou quelque merveilleuse histoire racontée par un poète sublime, et où aurait été résumé avec un art admirable le tableau de toutes les souffrances, de toutes les anxiétés, de toutes les tristesses de la vie, depuis le vague de la mélancolie qui regrette et désire sans but, jusqu’aux plus positifs et aux plus cruels mécomptes ; mais personne aussi n’aurait pu dire qu’en aucun temps et en aucun lieu de la terre, une harmonie aussi profondément émouvante fût parvenue à son oreille.

Aussitôt que le chant eut cessé, et quand chaque auditeur fut revenu de l’espèce d’extase et de contemplation intérieure dans laquelle il avait été plongé, les regards se tournèrent vers Tobias Guarnerius. A ce moment, l’artiste en lui dominait tellement l’homme, qu’il n’avait point entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le cœur de tous les assistans, et qui aurait dû si profondément l’émouvoir ; car pour lui ce n’était point seulement une plainte, mais un atroce reproche ; il n’avait perçu que des sons d’une merveilleuse harmonie, supérieurs à tout ce que les maîtres de son art avaient jamais réalisés ; et en voyant enfin le problème de toute sa vie résolu, il s’était laissé tomber à genoux, les mains jointes et étendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son visage, rayonnant d’une expression de joie indicible. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il aperçut le prince allemand le secouant vivement par le bras pour le réveiller de son à parte de bonheur, et lui demandant s’il voulait lui donner son violon pour 1,000 écus.

« Mon violon ! pour 1,000 écus ? répondit-il en regardant le prince avec un rire qui n’annonçait pas un homme dans son bon sens, c’est-à-dire que vous mettez un prix à ce qui n’était pas et à ce qui existe ; vous achetez la création, monsieur, à ce que je vois ! Combien payeriez-vous le soleil, s’il vous plaît, à supposer qu’un beau matin on le mît dans le commerce ? »

Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier ? Sa piété filiale s’indignait-elle du marché qu’on lui proposait, ou son amour-propre d’auteur se révoltait-il de la mesquine estimation faite de son œuvre ? L’acquéreur interpréta l’apostrophe dans ce sens, et il donna aussitôt la somme ; mais Tobias répondit de nouveau que son violon n’était pas à vendre, que sa gloire était désormais immortelle (comme celle de tous les poètes de nos jours apparemment) et que cela lui suffisait. Malheureusement pour lui, il avait à faire à un vouloir de prince qui ne s’étonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets de banque, lesquels furent étalés sur une table, plus une bourse pleine d’or, pour le moins aussi bien garnie que celle des séducteurs de comédie : « Pour ceci votre violon ! » s’écria le royal dilettante. A la vue de ces richesses, l’orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-être, n’avait possédé bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piété filiale, ses prétentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lâcha pied brusquement : de l’œil il compta les billets épars sur la table, fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse ; puis, avec l’air d’un homme qui voudrait qu’on le crût en proie à une insupportable contrainte. « Puisque vous le voulez, dit-il, j’accepte le marché, je vous donne même (sublime magnificence) l’étui et sa clef pardessus le marché. Seulement prenez bien garde que je ne réponds pas de ma marchandise ; si vous n’en avez pas soin, et que quelque chose se dérange, je ne me charge point des réparations. » Le prince avait une envie si profondément éveillée qu’il ne lui parut pas même possible que jamais la chance d’une avarie pût se présenter. Faisant aussitôt mettre son acquisition dans la boîte qui lui avait été si généreusement superoctroyée, il ordonna à son valet de chambre de la porter en son logis ; presqu’aussitôt il faussa compagnie au gouverneur et à son monde pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entière qui suivit, il n’y eut pas à cinquante toises à la ronde un voisin qui pût fermer l’œil, tant fut bruyante et prolongée la prise de possession.

Quant à Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire à lui-même ce qu’il avait déjà proclamé dans le salon du gouverneur, à savoir que sa gloire était immortelle. Pendant une autre portion du temps, il se roula avec délices dans cette pensée qu’il était riche. 15,000 et quelques cents livres, tout bien compté ; c’était sa fortune, il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s’en assurer, il promena son esprit à travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre était divisible ; il compta une à une ses pièces d’or, et comme il avait éteint sa lampe et qu’il ne pouvait plus les voir, il se plaisait à les rouler dans ses doigts, à en sentir le coin, et ensuite il les ramassait dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans sa main ; cela le mena jusque vers les trois heures du matin : à ce moment il s’endormit.

Le lendemain, il se réveilla de bonne heure, et en se réveillant il fut comme un homme qui la veille ayant été pris du sommeil au milieu des pensées joyeuses du vin et de l’ivresse, se retrouve le matin la tête pesante, l’esprit lourd et fatigué et le cœur mal content. Une idée commença à l’obséder ; non-seulement il avait dérobé, non-seulement il avait retenu prisonnière, mais encore il avait vendu l’ame de sa mère. A toutes les heures où cela lui plairait, un homme qui avait payé pour cela pourrait la réveiller, la forcer de chanter ; cet homme pourrait la revendre à un autre ; lorsqu’il voyagerait il remmènerait avec lui, et, comme dit le premier psaume des vêpres, il pourrait en faire l’escabelle de ses pieds. Tandis qu’il se débattait dans cette pensée poignante, quelqu’un entra dans sa boutique : c’était l’un des domestiques du gouverneur qu’il connaissait bien, car autrefois cet homme, dans sa jeunesse, avait été le fiancé de la vieille Brigitta, et il l’aurait épousé s’il ne fût parti pour la guerre. Quand bien des années après il était revenu et l’avait trouvée mariée, il n’en avait pas moins continué à l’aimer d’amitié, et le mari de Brigitta lui-même, qui avait bonne confiance en sa femme, l’avait engagé à venir les voir quand il le voudrait ; en sorte qu’il avait fait sauter plus d’une fois Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l’antichambre il avait entendu le violon dans lequel soupirait l’ame de Brigitta, et il avait aussitôt reconnu sa voix, car les souvenirs d’amour, si vieux que soient les os d’un homme, ne se perdent pas dans sa mémoire, et c’était ainsi que Brigitte s’était lamentée à un jour de sa vie qu’il n’avait jamais oublié, celui de leurs adieux. D’avoir ainsi cru entendre l’ame de sa maîtresse l’avait jeté durant la nuit dans des perplexités incroyables, et dès le matin il venait demander à Tobias Guarnerius de lui expliquer comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassées : à la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en plaisanterie ; mais l’amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il s’éloigna en hochant la tête, en disant entre ses dents qu’il y avait la-dessous quelque méchant mystère.

Si Tobias souffrait déjà cruellement de sa faute, au moment où il la croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit la pensée d’autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter que ce larcin ne devînt une affaire de justice humaine. Pendant quelques heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais à la fin, dominé par eux, il prit avec lui le prix qu’il avait reçu la veille, et courut chez l’acquéreur, pour le prier de revenir sur le marché, son intention étant, dès que le violon serait rentré dans ses mains, de rompre la charme, et de rendre l’ame à sa liberté. Mais les hommes, qui ont toute commodité pour se jeter dans les voies du mal, n’ont pas de même la route facile quand ils veulent revenir sur leurs pas. Le prince était parti avant le jour, et au moment où Tobias frappait à sa porte, il était déjà bien loin. Décidé qu’il était à ne pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias n’hésita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre à la résidence du prince. Mais, quand il fut arrivé, deux jours se passèrent avant qu’il pût approcher de son altesse ; et, au moment où l’abord lui fut permis, quelqu’un lui apprit que le violon avait déjà changé de main. Le prince n’avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout le système nerveux ne devint, chez lui, en proie à une insupportable irritation. Son médecin, consulté, avait déclaré que le son pénétrant de l’instrument dont il avait fait nouvellement l’acquisition était la cause de cet accident, et dans la journée, comme on fait d’un cheval vicieux, le prince avait vendu le violon à un artiste italien qui allait faire son tour d’Europe, et qui comptait donner des concerts à Paris.

Aussitôt Tobias se remit en route ; en arrivant dans la capitale de la France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu’elle renferme, et qu’à une autre époque il eût explorées avec un si vif empressement, il n’eut qu’une préoccupation, celle de savoir l’adresse del signor Ballondini. Il l’apprit sans beaucoup de peine, car, grâce à son violon, el signor Ballondini s’était fait, dès son premier concert, une réputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient que de son talent et de la merveilleuse qualité de son qu’il tirait de son instrument.

Tobias eut bien un instant la volonté de se mettre en colère contre le virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le luthier en avait une si bonne part à revendiquer ; mais il pensa que son amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il s’imposa l’obligation de ne point se plaindre de ce qu’on lui dérobait, trop heureux s’il pouvait rentrer en possession de sa fatale création. Aussitôt qu’il sut où demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu’il arriva à son logement un quart d’heure après son départ pour l’Italie, où le signor Ballondini allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit.

On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus robustes ne purent le garder au-delà de quinze jours ; et cependant, aussitôt qu’un acquéreur songeait à s’en défaire, un autre se trouvait pour lui succéder, sans que l’instrument perdit de son prix. Pendant plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en Angleterre, aux Indes orientales où il passa, en Espagne, et enfin en Allemagne, où il revint, en traversant de nouveau la France.

Après des fatigues inouïes, Tobias Guarnerius arriva à Leipzig, où il avait appris qu’un riche libraire en était détenteur. Cette fois il ne venait pas trop tard, et l’instrument était bien entre les mains de l’homme qu’on lui avait indiqué. Mais, depuis le temps qu’il voyageait, quelque rigoureuse économie qu’il eût mise dans ses dépenses, il n’en avait pas moins épuisé sa bourse, et au moment de traiter d’un objet dont le cours s’était constamment maintenu entre douze et quinze mille livres, il lui restait à peine quelques louis par devers lui. Il tint alors conseil avec lui-même, et, toutes choses considérées, ayant cru reconnaître que de tous les larcins que pouvait commettre un homme, celui d’une ame était, sans contredit, le plus odieux ; étant en outre prouvé pour lui que la seule manière qui fût en son pouvoir de réparer son crime, c’était d’en commettre, dans un ordre inférieur, un second ; avec l’argent qui lui restait, il tenta la fidélité d’un domestique, et obtint de lui d’être introduit, durant la nuit, dans la maison du libraire, afin de lui dérober le violon.

Mais la malédiction avait frappé tellement à plein sur le misérable, que même une mauvaise pensée ne lui réussissait pas. Le domestique qui avait reçu son argent se trouva être un honnête fripon, qui, ayant calculé le bénéfice qu’il y avait à recevoir le prix d’une méchante action et à ne pas la commettre, le dénonça à son maître. Pris en flagrant délit, au moment où il venait de commettre son vol, Tobias fut jeté en prison, et se vit menacé de voir couronner toutes ses tribulations par un arrêt infamant. L’effroi de cet avenir acheva de compléter chez lui un mal que d’abord la violence de ses désirs long-temps trompés et éconduits, et durant ces dernières années les agitations inquiètes de sa vie, avaient lentement développé. Atteint d’un anévrisme au cœur, il fut transporté à l’hôpital.

Là, minute à minute il se sentait mourir, et la médecine, qui le traitait cavalièrement parce que, de toute façon, elle n’attendait rien de lui, ne lui avait pas laissé ignoré qu’elle ne pouvait rien pour sa guérison. Ceci pouvait bien lui donner l’espérance d’échapper aux atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la justice divine, avec laquelle il sentait bien qu’il aurait un long compte à régler, et cependant il n’osait demander des consolations et des espérances au sacrement de la pénitence, effrayé qu’il était de la monstruosité de l’aveu qu’il aurait à faire à son tribunal.

Un jour, c’était par une belle matinée d’automne, un rayon de soleil était venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait à tout ce qui l’entourait un air de fête ; un vent frais balançait la verdure des arbres sous sa fenêtre, et les oiseaux chantaient joyeusement dans le feuillage ; il y avait dans l’air tant de repos et de bonheur que vous eussiez juré que par un si beau jour on ne pouvait mourir. L’aspect de cette nature en joie avait élevé son esprit vers le Créateur, et son cœur s’était tourné avec amour vers l’espérance de l’infinie miséricorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage pour confier son secret à un prêtre, afin d’obtenir l’absolution ; et, sur sa demande, l’aumônier de l’hôpital vint pour recevoir sa confession. Elle fut longue cette confession, parce qu’il lui semblait que son aveu, étendu en beaucoup de paroles, lui coûterait moins à faire ; et quand à la fin sa confidence fut achevée l’émotion qu’elle lui avait donnée l’avait fort affaibli, et le prêtre qui l’écoutait aurait bien fait de se hâter ; mais, en sa qualité de ministre de la parole de Dieu, il était dans l’usage de ne jamais donner une absolution sans la faire précéder à tout le moins d’un fragment étendu de l’un des sept discours qu’il avait écrits autrefois et prêchés sur les sept péchés capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s’appliquant d’une manière directe à la situation de son pénitent, il fut obligé de faire une combinaison de plusieurs passages empruntés à des sermons différens, ce qui compliqua et allongea outre mesure son opération oratoire, et laissa au malade, que ses forces abandonnaient à vue d’œil, le temps d’entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir perdu le sentiment de tout ce qui l’entourait, et le bon prêtre était sur le point d’achever sa péroraison quand le son criard et lointain d’un violon qui jouait une tyrolienne retentit à leurs oreilles. Ce bruit, comme on peut le penser, n’émut pas autrement le prédicateur, qui continua de finir son discours ; mais le malade en parut pénétré jusque dans la moelle des os. Il se releva droit sur son séant ; ses cheveux se hérissèrent ; une contraction nerveuse parcourut sa face ; il prêta l’oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et, le serrant violemment : « Entendez-vous, dit-il d’une voix lamentable, entendez-vous l’ame de ma mère qui se plaint de moi ? » A cette parole il fut saisi d’une convulsion qui dura quelques minutes ; puis, sans avoir reçu l’absolution, il expira ; et franchement le pauvre Tobias avait eu tort de s’émouvoir ainsi, car ce qu’il avait entendu, c’était le violon d’un infirmier qui, à ses momens perdus, une fois ses plaies pansées et ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son état sont en général fort enclins.

Au moment même où Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez lequel était alors déposé son violon entendit dans l’intérieur de l’étui une forte vibration, comme celle d’une corde qu’on aurait pincée vivement : l’ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait être, il sentit un petit vent qui lui passa devant la face : toutes les cordes s’étaient brisées d’un même coup ; le chevalet, ainsi que la cheville que les luthiers appellent l'ame, étaient tombés, et on l’entendait rouler dans l’intérieur de l’instrument, qui d’ailleurs n’avait aucun autre dommage. Un luthier fut chargé de réparer ce désordre. En sortant de ses mains, le violon avait tout-à-fait perdu sa qualité de son. Ce qu’on n’y retrouvait plus surtout, c’était cette puissance d’excitation nerveuse qu’on y remarquait autrefois. Tel qu’il était cependant, il restait encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie européenne.

Quelques mois après, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s’étant répandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui jusque là avait gardé le silence, parla de ses soupçons ; et comme la disparition subite de Tobias avait déjà fort excité l’attention publique, il n’eut pas grand’peine à leur donner créance. Le peuple s’ameuta devant la boutique, qui était fermée depuis près de trois années, en brisa la clôture, et pénétra dans l’intérieur. Plusieurs objets suspects, entre autres les pièces de l’appareil transfusoire dont j’ai parlé, quelques livres écrits en caractères étrangers, y furent trouvés, et contribuèrent à mettre en mauvaise renommée la mémoire du luthier, qui heureusement ne laissait après lui aucun parent. Pendant plus de deux mois le clergé ne fut occupé qu’à dire des messes que les ames dévotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius. Le lendemain du jour où la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix rouges que vous avez vues sur les volets s’y trouvèrent marquées sans qu’on pût savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le propriétaire de la boutique, qui avait déjà essayé inutilement de la louer à bas prix, avant la mort de Tobias, a dû renoncer à l’espoir d’en tirer parti d’aucune façon. Il se propose, à ce qu’on assure, de la faire démolir incessamment, et les gens du quartier s’en réjouissent fort ; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes, auxquels les esprits sensés ne doivent point ajouter foi ; car on ne saurait trop se défier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple se livre si facilement.

On remarquera que ceci était la morale du conte que le magistrat avait raconté à mon arrière-grand-père.