Toast, 12 juillet 1874


Poésies complètes
Lemerre (2p. 205-212).

 
Messieurs, un mot avant de finir la campagne.
Ce vin, père des toasts, qu’on nomme le champagne,
Avec l’enthousiasme et la civilité
Dans sa mousse renferme aussi la vérité.

Nous qui sommes ici, petits et moyens hommes,
Associés Normands, érudits, agronomes,
Professeurs sans diplôme, orateurs de congrès,
Platoniques amants de l’art et du progrès,
Sous le nom de concours et d’enquête agricole,
Sommes-nous donc venus pour vous faire l’école,

Pour déclarer la guerre à vos us coutumiers,
Vous apprendre à trousser galamment vos fumiers
Ou, dans de bons fauteuils pérorant tout à l’aise,
Vous conseiller la chaux pour assainir la glaise,
Détailler des sous-sols les divers éléments,
Réformer les labours et les assolements,
Sourire à vos efforts et, du haut de la chaire,
Philosophiquement supprimer la jachère ?
Sommes-nous des prêcheurs de pécheurs convertis
Un peu troublés par nous et fort peu divertis ?
Venons-nous seulement chicaner les ancêtres
Ou, méchants biberons, nous en prendre à nos maîtres,
Et faire rire au nez de nos enseignements
Les fins et grands gosiers des « pressouriers » normands ?
— Bonne santé, bonhômme, et que Dieu te bénisse !
Mais que prétends-tu faire avec cette génisse ?
Une large encolure, un cuir épais et fort,
Une cuisse dodue, un poitrail qui ressort,
Un poil rude couvrant des mamelles charnues !
De pauvres écussons et des veines menues !
Tu n’as donc jamais lu ni Magne ni Guesnon ?
— Oh ! pour cela, Monsieur, je vous réponds que non ;
Quand j’ai lu l’almanach, c’est tout le bout du monde ;
Mais ma race est connue une lieue à la rônde,
Et j’aurais des témoins, Monsieur, s’il le fallait,

Que sa mère faisait ses trois pintes de lait.
— Hé ! tu ne sais donc pas que la vache laitière
Tient le lait de son père et non pas de sa mère,
Que pour le rendement que l’on doit espérer
L’aïeule paternelle est à considérer,
Que… Nous prêchons sans doute et le texte et la glose,
Mais nous sommes venus encor pour autre chose.

Courage, industriels ! sur leurs petits métiers
Vos pères, sans profit, passaient des jours entiers.
La vie était jadis dure pour la fileuse ;
Pauvre fille ! comment eût-elle été frileuse
Ou gourmande ? Quel pain peut-on porter au four,
Quel bois jeter dans l’âtre avec cinq sous par jour ?
Nos anciens tisserands, rivés à leur chaumière,
Dans leur cave sans air et presque sans lumière,
Gagnaient mal leur pain noir et perdaient leur santé.
À quel prix payait-on ce tissu si vanté,
Si solide, si rude et que nos ménagères
Regrettent, en tâtant nos toiles trop légères ?
Au prix de la sueur d’abord, cela n’est rien,
C’est la condition du pain quotidien.
Quel que soit le progrès du siècle et des lumières,
Nous devons le gagner comme l’ont fait nos pères
Et jusqu’au dernier jour nos fils le gagneront

Comme nous, mes amis, à la sueur du front ;
Mais payer le pain noir qui nourrit les familles
Au prix de la santé des femmes et des filles,
C’est trop cher. Mieux encor vaut supporter l’ennui
D’user trop promptement nos toiles d’aujourd’hui.
Vivent les métiers neufs ! vivent les mécaniques,
Les larges ateliers et les moteurs uniques
Qui, commandant l’ouvrage et ne l’achevant pas,
Font, sans les supprimer, l’ouvrage de cent bras !

Honneur à l’industrie ! à ces patrons modèles
Fidèles protecteurs de protégés fidèles,
Qui donnent à chacun le pain quotidien
Et l’exemple ; sans lui tout le reste n’est rien ;
Tuteurs doux et chrétiens des enfants et des femmes
Qui, plus que de leurs corps, prennent soin de leurs âmes !
Honneur aux ouvriers patients et discrets,
Qui montent lentement les degrés du progrès,
Perdent sans vanité leur naïve ignorance,
Au nombre des vertus mettent la tempérance,
Sans fiel et sans rancune et non pas sans fierté
Comme un dépôt sacré gardent leur pauvreté
Et dont le grand souci de pères de familles
Est l’honneur de leur femme et celui de leurs filles !

Oui, nous sommes venus pour vous dire ceci,
— Ceci, puis autre chose encore que voici :

Ce n’est pas seulement pour déclarer la guerre
Aux abus, ce n’est pas pour le souci vulgaire
De croiser le durham et le taureau normand
Que nous sommes ici, ce n’est pas seulement
Pour nous féliciter, au nom de la patrie,
Des progrès incessants que fait notre industrie
Et d’un laurier banal couronner les vainqueurs ;
C’est pour mettre en commun les esprits et les cœurs.
C’est par nous, c’est chez nous que peuvent se connaître
Des gens qui s’ignoraient et se craignaient peut-être.
Paysans, ouvriers, industriels, bourgeois,
Gens des villes, des champs, des hameaux et des bois,
Ignorants et lettrés, laboureurs, philosophes,
Prosateurs ingénus et polisseurs de strophes,
De la famille humaine abeilles et fourmis,
Sommes-nous des amis ou bien des ennemis ?

Nous tirons au jugé sur les défauts des autres
Et comme des vertus nous défendons les nôtres ;
Nous descendons la vie avec les yeux ouverts ;
Regardant tout d’abord nos voisins de travers,
Nous passons franc, saisis de craintes insensées,

Et nous leur supposons de sinistres pensées.
Qui donc, lorsqu’il se sent frôlé par son prochain,
S’avise en bon chrétien de lui tendre la main ?
Le premier mouvement n’est-il pas, sans reproche,
De mettre en maugréant, cette main sur sa poche ?
Dans son amer soupçon on demeure isolé,
Et l’on crie : Au voleur ! avant d’être volé.

Certes, cela, Messieurs, n’est guère charitable ;
Un peu de confiance est bien plus équitable ;
Nous avons tous du bon dans l’âme assurément,
Et le cœur ne s’éteint que faute d’aliment.
Cherchons patiemment les qualités des autres
Et voyons leurs défauts pour corriger les nôtres.
Faut-il donc être saints pour en arriver là
Et ne peut-on tenter de pratiquer cela ?
Au moins faut-il, au temps de déroute où nous sommes,
Chercher quelque terrain pour rallier les hommes.
C’est pour cela, Messieurs, que nous sommes venus,
Pour faire des amis avec des inconnus,
Pour ouvrir une arène indulgente et féconde,
Un champ neutre et paisible, offert à tout le monde
Et nous sommes heureux, n’étant guère exigeants,
D’être un trait d’union entre les braves gens.

Mais si, comme aujourd’hui, la foule sympathique
Entend de notre voix l’appel patriotique,
Si, pendant quatre jours, artisans et bourgeois,
Écrivains, commerçants, passants et villageois,
Grâce à nous, se sont mis tous ensemble à l’ouvrage,
Si se connaissant mieux, ils s’aiment davantage,
Si, de vieux préjugés heureusement vainqueurs,
Nous avons rapproché les esprits et les cœurs,
De notre dernier jour la séance finie,
S’il demeure après nous un parfum d’harmonie,
Si chacun, dignement et fraternellement
Sent ce qu’il doit au nom d’Associé Normand,
Alors, ô mes amis, notre joie est complète.
Nous sentons qu’après nous se prolonge la fête.

N’en sommes-nous pas là ? l’union, parmi nous,
N’a-t-elle pas semé ses germes sains et doux
Dont le ferment épars aujourd’hui se révèle
Et qu’on verra renaitre à la saison nouvelle ?
Le repas va finir, convives d’aujourd’hui,
Mais quelque chose doit demeurer après lui.
Indifférents d’hier, amis, que vous en semble ?
À notre lendemain si nous trinquions ensemble ?

Associés nouveaux, frères de La Ferté,

Haut les verres ! je veux boire à votre santé !
Haut les verres ! je bois à la famille entière !
À toi, noble union, fraternité sincère,
À toi, chaîne des cœurs, ô lien précieux,
Association Normande !
                                      À nous, Messieurs !