Titien, sa vie et ses œuvres

TITIEN

L’heptarchie des peintres, dont j’ai parlé plusieurs fois, n’est pas une pensée qui m’appartienne : je n’ai fait que l’affirmer avec le secours de mes études personnelles. Quant aux élémens dont cette pensée se compose, ils sont appréciés depuis longtemps par tous les hommes du métier et par tous ceux qui ont étudié l’histoire de la peinture. Le seul mérite que je revendique, et sans doute il est bien mince, c’est d’avoir développé la pensée de l’heptarchie en caractérisant d’une manière précise chacun des rois qui dominent la forme exprimée par la couleur. C’est à ces termes très modestes que j’entends réduire l’honneur de mon affirmation. Dans le domaine de la peinture comme dans les autres domaines de l’intelligence, chacun plaide pour son saint, pour son clocher. L’Espagne ne se fait pas prier pour placer Murillo au-dessus de Raphaël, Ribera au-dessus de Michel-Ange ; la France ne demanderait pas mieux que de mettre Nicolas Poussin au-dessus des plus grands maîtres de l’Italie ; l’Allemagne, à son tour, fait valoir ses prétentions, et parle avec orgueil d’Albert Durer et d’Holbein. Pour estimer la valeur des protestations contre l’heptarchie que nous venons d’énoncer, il suffit de connaître l’histoire générale de la peinture en Europe. Pour l’esprit qui veut bien se placer à ce point de vue, l’impartialité n’est pas seulement facile, mais nécessaire. L’Espagne, la France, l’Allemagne, reprennent le rang qui leur appartient sans qu’il soit besoin d’appeler à son secours la pénétration. Quand on embrasse d’un regard tous les efforts de l’imagination européenne pour exprimer la beauté par la couleur, on arrive naturellement à cette conclusion, que les plus grands maîtres de l’art dans les temps modernes s’appellent Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Allegri, Titien, Rubens et Rembrandt[1]. Que l’Espagne, la France et l’Allemagne tiennent dans l’histoire de la peinture une place considérable, personne ne pense à le nier : Murillo et Velasquez, Albert Durer et Holbein, Nicolas Poussin et Claude Gelée ont laissé des traces glorieuses de leur passage ; mais il n’y a dans le talent de ces artistes éminens rien qui les désigne à l’attention de la postérité comme inventeurs d’un procédé nouveau pour l’expression de la beauté par la couleur. Les puristes qui mettent la sévérité des lignes au-dessus de toutes les autres conditions de la peinture pourront s’étonner de voir Rubens et Rembrandt figurer dans l’heptarchie. Que la Toscane, patrie de Léonard et de Michel-Ange, réclame, contre le rang attribué à ces deux noms et s’en afflige comme d’une impiété, il n’y a là rien qui doive nous surprendre. Malgré notre profond respect pour l’orgueil national, nous devons répudier son témoignage toutes les fois qu’il s’agit de résoudre une question qui embrasse dans ses termes toutes les nations de l’Europe. En pareil cas, la bienveillance mènerait à l’injustice.

La Toscane s’est éprise de la forme. Léonard et Michel-Ange l’ont exprimée diversement. Partis du même point, pourvus tous deux d’une science prodigieuse, ils n’ont pas envisagé la nature sous le même aspect, et le caractère de leurs conceptions s’est manifesté dans leurs œuvres. Léonard, à l’exemple des Grecs, ne séparait pas la vérité de la beauté. Il savait le nombre et la forme des muscles enveloppés par la peau ; mais il ne tenait pas à montrer ce qu’il savait, ou du moins il le montrait avec discrétion. Il évitait l’ostentation comme un danger, et la postérité lui a donné raison. En s’appliquant obstinément à prouver toute l’étendue de son savoir, il n’aurait jamais réussi à créer les têtes que nous admirons comme les types de la grâce la plus exquise. Michel-Ange, aussi habile et plus ardent que Léonard, a traité la figure humaine avec plus d’énergie, avec moins de prudence. Il n’a voulu rien omettre, et la forme telle qu’il la conçoit, telle qu’il l’exprime, bien que vraie dans le sens rigoureux du mot, n’est pas toujours belle. Cependant il convient d’établir une distinction dans les œuvres de Michel-Ange. Si dans le Jugement dernier la forme humaine est exprimée avec une vérité qui touche à l’ostentation, il la représente sous un autre aspect dans la voûte de la chapelle sixtine. Il me suffit de citer la Naissance d’Eve, dont la grâce n’a jamais été surpassée par aucun maître. L’ensemble de ses œuvres justifie néanmoins le reproche que j’ai déjà mentionné.

Raphaël, moins savant que Léonard et Michel-Ange, est demeuré dans la mémoire de l’Europe entière le prince de la peinture. Assez vrai pour ne soulever aucune objection, assez discret pour n’exciter aucune surprise chez les spectateurs ignorans, subordonnant toujours la connaissance de la forme à l’expression de la grandeur ou de la grâce, il obtient à bon droit l’approbation des hommes du métier, et ceux qui n’ont pas étudié les détails de la forme humaine l’admirent sans restriction. Par sa fécondité, par la variété de ses inventions, il justifie sa popularité. Si la Cène de Sainte-Marie-des-Grâces, si la voûte de la chapelle Sixtine dominent par le savoir les chambres du Vatican, tout homme qui aime sincèrement l’expression de la beauté doit accepter avec déférence l’arrêt de la postérité, et reconnaître dans Raphaël une des natures les plus excellentes et les plus richement douées dont l’histoire, fasse mention. S’il n’est pas aussi près de la vérité que Léonard et Michel-Ange, il n’oublie jamais l’harmonie linéaire, et cette constante préoccupation le place au premier rang des maîtres italiens.

Titien et Allegri, plus connu sous le nom de Corrège, viennent immédiatement après les maîtres que j’ai tâché de caractériser. La parenté du Corrège et de Léonard n’est douteuse pour personne. Pour la contester, il faut ignorer l’histoire de la peinture, et n’avoir jamais vu les coupoles de Parme. Sans sortir de Paris, on peut s’assurer de cette parenté. Le Mariage mystique de sainte Catherine suffit à démontrer ce que j’avance. Quant aux hardiesses d’Allegri, où l’on a voulu voir l’imitation du Jugement dernier, il est aujourd’hui démontré qu’elles sont bien siennes, et n’ont rien à démêler avec l’œuvre du grand Florentin. Allegri n’a jamais visité Rome. Tout ce qu’il a osé, il l’a osé par lui-même, sans modèle et sans conseils. Par l’étude simultanée de la nature, et de l’art antique, il était arrivé à concevoir ce que Michel-Ange avait conçu. Alors même qu’on prouverait qu’Allegri a fait le voyage de Rome, voyage dont personne jusqu’à présent n’a su trouver la trace, il faudrait encore tenir compte des dates, et se rappeler que les coupoles de Parme ont été achevées plusieurs années avant le Jugement dernier. Cet argument chronologique me dispense de tout autre argument. Dès que le rapprochement des dates démontre que l’imitation est impossible, il serait superflu de prouver que l’imitation est un fait imaginaire.

L’école de Venise, dont je n’ai pas encore parlé, est représentée par les noms glorieux de Giorgione, de Titien, de Paul Véronèse. Cependant la postérité a fait un choix, et son choix est tombé sur Titien. Si, dans quelques parties purement techniques, Paul Véronèse et Giorgione l’emportent sur Titien, la préférence accordée à ce dernier n’en est pas moins pleinement justifiée, et c’est de lui que je veux m’occuper aujourd’hui.

Quant à Rubens, quant à Rembrandt, leurs titres sont établis par des œuvres assez nombreuses, assez éclatantes, pour n’avoir pas besoin d’être défendus. Ils ont envisagé la nature autrement que les maîtres italiens, et la manière dont ils ont rendu leur pensée, le caractère particulier des procédés qu’ils ont employés, l’excellence des compositions signées de leur nom, marquent leur place dans l’heptarchie ! Qu’on vienne me dire que Nicolas Poussin est l’égal de Rubens par l’expression poétique, je ne m’en étonnerai pas, et j’accepterai sans hésiter cette affirmation comme très légitime. Seulement le procédé de Nicolas Poussin n’a rien de nouveau ; les effets qu’il produit sont des effets connus avant lui. Aussi, malgré l’élévation constante de sa pensée, malgré le choix exquis des lignes, il ne fait pas partie de l’heptarchie. Même chose à dire de Claude Gelée. Assurément les œuvres de ce maître sont au nombre des plus belles, des plus harmonieuses ; mais pour ceux qui connaissent l’état de l’art avant lui, ses œuvres n’ont rien d’inattendu : c’est l’application très habile de méthodes déjà pratiquées, et pour cette raison Claude Gelée n’entre pas dans l’heptarchie.

De tous les rois que j’ai nommés, celui dont le couronnement soulève les plaintes les plus nombreuses est à coup sûr Rembrandt. Pour comprendre la valeur de ce maître, pour lui rendre justice et lui assigner le rang qui lui appartient, il faut se détacher des traditions helléniques. Si l’on veut juger les œuvres de Rembrandt en prenant pour type immuable de la beauté les bas-reliefs et les statues que la Grèce nous a laissés, on ne peut manquer de les condamner. Toute la question est de savoir si la beauté n’a qu’un aspect, si la distribution de la lumière n’offre pas autant d’intérêt que le choix des lignes, ou du moins n’excite pas un intérêt très vif et très légitime même après le choix des lignes. Le problème ainsi posé, le rang de Rembrandt ne sera plus contesté ; sa place dans l’heptarchie ne saurait lui être disputée. Personne avant lui n’avait distribué la lumière avec autant de prudence et d’avarice ; personne n’avait emprisonné les rayons du soleil de façon à donner, comme lui, du relief aux objets noyés dans l’ombre. C’est là, ce qui a fondé son originalité, c’est là ce qui a marqué son rang. Qu’on vienne maintenant parler de la physionomie vulgaire de ses personnages, je n’accorderai pas à cette objection une valeur absolue, car il y a dans l’œuvre gravée de Rembrandt des têtes de jeunes filles vraiment charmantes, et dans ses tableaux il y a des figures qui nous émeuvent par l’énergie et l’expression. Le type de ces figures ne se recommande pas par la pureté des lignes, mais elles nous attirent et nous séduisent par le naturel, par la vérité. Et comme l’effet dont je parle est obtenu par un procédé inconnu avant Rembrandt, comme il n’est dû ni à la sévérité du dessin, ni à la patience du modelé, mais relève tout entier de la distribution de la lumière, quelle que soit notre pensée sur la valeur comparée du type hellénique et du type hollandais, nous sommes obligé par l’évidence de placer le chef de l’école hollandaise après le chef de l’école flamande, de lui ouvrir l’enceinte de l’heptarchie. Ce n’est pas dire que nous mettons sur la même ligne, que nous admirons au même degré les figures de Raphaël et les figures de Rembrandt. Dans l’heptarchie même, les droits ne sont pas égaux : les deux Florentins dominent le chef de l’école romaine ; Raphaël domine Allegri et Titien. Enfin les cinq grands maîtres de l’Italie sont revêtus d’une autorité plus imposante que Rubens et Rembrandt. C’est dans ces termes que nous défendons la légitimité de l’heptarchie. Il n’est jamais entré dans notre pensée d’y voir une assemblée de rois égaux. L’histoire protesterait contre une pareille confusion, et le respect de l’histoire nous prémunit contre une telle faute. Parlons maintenant de Titien, le seul roi qui n’ait pas encore été pour nous le sujet d’une étude spéciale.

La date de la naissance de Titien n’est pas chose indifférente quand il s’agit de juger ses ouvrages. Il est né en 1477, c’est-à-dire trois ans après Michel-Ange, six ans avant Raphaël, treize ans avant le Corrège, vingt-cinq ans après Léonard. Le rapprochement de ces dates suffit pour montrer que le chef, sinon le fondateur de l’école vénitienne, était placé dans un milieu où son talent rencontrait les plus heureux auxiliaires, et comme sa vie s’est prolongée jusqu’en 1576, c’est-à-dire pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, il lui était donné de profiter des enseignemens des maîtres nés après lui comme des enseignemens des maîtres qui l’avaient précédé dans la carrière. Il serait difficile d’imaginer, pour un homme doué de riches facultés, un concours de circonstances plus favorable au développement du génie. Les ouvrages signés de ce nom glorieux prouvent qu’il n’a mis à profit qu’une partie des leçons qui lui étaient offertes par son temps. Pour ceux en effet qui connaissent sa biographie, il est évident qu’il n’a étudié qu’accidentellement et dans un âge très avancé les maîtres que nous venons de rappeler. Il n’a jamais visité ni Florence ni Milan, et quand il a visité Rome, il était déjà parvenu à l’âge de soixante-neuf ans. C’est dire assez clairement que son talent était formé depuis longtemps, et qu’il ne pouvait plus penser à changer sa manière. Il voyait les ouvrages de Michel-Ange et de Raphaël, et malgré la profonde estime, la sincère admiration que lui inspiraient la chapelle Sixtine et les chambres du Vatican, il avait trop longtemps vécu, trop longtemps pratiqué les leçons de ses premiers maîtres, pour songer à se réformer. La connaissance de ces faits est indispensable pour se prononcer avec équité sur le mérite de Titien, pour marquer son rang dans l’histoire de la peinture. Celui qui les ignore, fût-il doué du goût le plus fin, de la sagacité la plus pénétrante, s’expose au danger de parler trop sévèrement d’un artiste laborieux, fertile en inventions, qui a bien mérité de la peinture, qui a introduit dans la pratique du métier des procédés nouveaux, dont les ouvrages soumis à la discussion la plus ardente charment encore aujourd’hui les connaisseurs les plus difficiles à contenter.

Venise ne pouvait lui révéler la manière dont l’art antique avait conçu, avait exprimé la beauté. Il ne faut donc pas le juger en se plaçant au même point de vue que pour Léonard et Michel-Ange, Raphaël et Allegri, qui ont connu, qui ont contemplé librement, dans les années de leur jeunesse, les débris les plus précieux de l’antiquité. Il n’avait pas à sa disposition les ressources que Rome et Florence prodiguaient à ses illustres contemporains, et si nous voulions estimer la valeur de ses œuvres en négligeant le caractère local de son éducation, nous arriverions fatalement à l’injustice. Allegri lui-même, qui n’a jamais vu ni Rome ni Florence, connaissait par le moulage les œuvres de l’art grec qui sont venues jusqu’à nous, et Titien n’a pas joui de cet avantage. Son premier maître, au témoignage de ses compatriotes, fut Sébastien Zuccato, à qui nous devons quelques mosaïques de l’église de Saint-Marc. C’est à Zuccato qu’il faut demander l’explication de Titien. Toutes les mosaïques de Saint-Marc sont loin de posséder la même valeur. Il m’est interdit de parler de celles du portail que le temps avait profondément altérées, et qui maintenant sont restaurées avec des verroteries de Murano ; mais celles qui décorent l’intérieur de l’église, les prophètes et les évangélistes, composées d’un assemblage de marbre et de pierre dure, se détachent sur un fond d’or avec une splendeur qui n’a jamais été surpassée. Je ne connais que la chapelle de Roger, à Palerme, qui puisse lutter d’éclat avec les mosaïques de Saint-Marc. Or, la beauté de ces ouvrages une fois admise, et personne, je crois, ne s’aviserait de la contester, il convient de se demander en quoi cette beauté consiste, de quels élémens elle se compose. Les prophètes, les évangélistes sont surtout d’une imposante grandeur : à cet égard le doute n’est pas permis ; mais il faut tenir compte des moyens dont la mosaïque dispose et ne pas s’étonner en voyant que les figures sont indiquées par des lignes pures, où sont incrustées des couleurs éclatantes, sans que les contours soient modelés. Ce dernier artifice, ou, si l’on veut, ce dernier prestige, n’est pas du ressort de la mosaïque. À quelque époque de l’histoire que l’on s’adresse, depuis Cavallini, qui a retracé la vie de la Vierge derrière le maître-autel de Sainte-Marie-in-Trastevere, jusqu’aux mosaïstes vénitiens, depuis la chapelle de Roger jusqu’à la basilique de Saint-Paul-Hors-des-Murs, dans la banlieue de Rome, on ne voit nulle part la mosaïque essayer de lutter avec la peinture à l’huile et tenter de modeler la forme, comme le pinceau sur la toile ou le bois. Il y a dans cette vérité, trop facile à démontrer pour que j’y insiste, un enseignement qui ne doit pas être perdu, que les historiens ne sauraient négliger sans compromettre la justesse de leurs décisions. Les premières impressions reçues par Titien avaient laissé dans son intelligence une trace profonde, et les leçons des deux Bellini, Gentile et Giovanni, n’ont pas effacé le souvenir des mosaïques de Saint-Marc. La splendeur et l’harmonie de ces admirables ouvrages se retrouvent dans les toiles de Titien. Le modelé, qui manque à ces radieuses mosaïques, manque trop souvent aussi aux plus belles conceptions, aux inventions les plus ingénieuses du maître vénitien.

L’éducation pittoresque du maître qui nous occupe mérite une attention toute spéciale. Ce n’est pas que les premières leçons qui lui ont été données présentent un caractère inattendu ; mais elles ne s’accordent pas avec la nature de ses premières œuvres, et nous devons chercher ailleurs que dans ces leçons la source de son talent. Son premier maître fut Sébastien Zuccato, père de Valerio et Francesco Zuccato, à qui nous devons les plus belles mosaïques de Saint-Marc, et pour payer ce premier enseignement, Titien composa dans sa maturité des cartons qui servirent de modèles à Valerio et à Francesco : il ne pouvait reconnaître plus dignement les services qu’il avait reçus de son premier maître. De l’atelier de Sébastien Zuccato, il passe dans celui de Jean Bellini, dont la manière ne peut se confondre avec la sienne. Cependant, pour juger Jean Bellini comme la plupart des maîtres italiens, il faut l’étudier dans sa patrie. Quoique les principales galeries d’Europe possèdent des ouvrages de sa main dont le mérite ne saurait être contesté, c’est à Venise qu’on peut prendre la vraie mesure de son talent. J’ai vu dans quelques églises vénitiennes des tableaux, dont l’origine n’a jamais été révoquée en doute, qui révèlent chez Jean Bellini le sérieux désir et la sincère espérance de lutter avec le plus illustre de ses élèves. Dans ces ouvrages, le principe du dessin s’est agrandi, les extrémités sont moins grêles, et les plans du visage sont indiqués plus largement.

Bellini, si nous devons nous en rapporter au témoignage des contemporains, ne comprit pas d’abord la valeur du jeune Vecelli ; il voyait avec peine, avec dépit, l’indépendance de son élève, et ne pressentait pas ses hautes destinées. Plein de confiance dans la méthode qu’il avait suivie aux applaudissemens de Venise, il n’aurait pas hésité à déclarer que Titien ne ferait jamais rien de bon. Est-il bien certain que cette parole ait été prononcée ? Je me permettrai d’en douter. Dans l’enfance de tous les hommes illustres, on trouve quelque chose de pareil. De Plutarque à Vasari, c’est comme une tradition non interrompue de grandeurs imprévues, de mérites ignorés, de talens inattendus qui déconcertent les prophéties. Je ne veux donc pas attacher trop d’importance à l’anecdote que je viens de rappeler. Ce qui me paraît probable, c’est que Jean Bellini n’a pu retenir quelques paroles d’impatience en voyant Titien peindre à sa guise, au lieu de suivre docilement les enseignemens qu’il avait reçus. C’est à ces proportions, je crois, qu’il convient de réduire l’anecdote rapportée par les biographes, et lors même que nous consentirions à l’accepter dans toute sa crudité, le bon sens et la sagacité de Jean Bellini seraient établis par ses derniers ouvrages. Il a pu se tromper dans un accès de dépit, son orgueil, blessé par l’indocilité de son élève, a pu lui dicter quelques paroles démenties par l’histoire ; mais il a pris soin de les réfuter, de les effacer par les dernières œuvres de sa vie. À cet égard, Venise ne permet aucun doute.

On sait que Titien, parvenu à la maturité, avait refusé les offres du pape Léon X, et qu’il n’avait fait le voyage de Rome que sous le pontificat de Paul III. Pour expliquer son refus, les biographes se sont évertués à démontrer qu’il devait craindre la vue des ouvrages de Raphaël et de Michel-Ange, que pour lui le parti le plus sage était de persévérer dans sa manière, que l’heure du renouvellement était désormais passée, que le succès lui interdisait de tenter les aventures. Je crois que les biographes ont commis une méprise. En étudiant la vie de Titien, je suis arrivé à penser qu’il ne redoutait pas, esthétiquement parlant, le spectacle des œuvres conçues autrement que les siennes ; mais il aimait passionnément le bien-être, et pensait avec raison qu’il vaut mieux être le premier à Venise que le second ou le troisième à Rome. Qui donc oserait blâmer sa prudence ? En demeurant sur le terrain de l’art pur, on peut trouver qu’il a rétréci le champ de ses efforts ; en songeant aux difficultés de la vie, on est obligé de lui donner raison. Quand on tient le bonheur sous sa main, quand on a devant soi une longue suite d’années prospères et joyeuses, quand on jouit dans son pays d’une popularité universellement acceptée, à quoi bon tenter le sort et déserter ce présent doré pour un avenir incertain ? Il est beau sans doute de chercher la perfection, de la poursuivre par toutes les routes qui s’ouvrent devant nous ; mais le bonheur est si difficile à rencontrer, si difficile à saisir, si difficile à garder, que nous devons traiter avec indulgence ceux qui redoutent l’imprévu et s’en tiennent aux biens placés dans leurs mains. C’est ainsi que j’explique le refus opposé par Titien aux offres de Léon X. Plus tard, quand il visita Rome sous le pontificat de Paul III, déjà septuagénaire il n’avait plus qu’à jouir de son passé, et quoique sa vie se soit prolongée jusqu’en 1576, il pouvait croire, à l’âge de soixante-dix ans, que sa gloire, désormais consacrée, n’avait plus rien à redouter ni de Raphaël, mort depuis vingt-cinq ans, ni de Michel-Ange, dont la verte vieillesse gardait encore toute la vigueur de la virilité. Il paraît pourtant que ce voyage ne fut pas pour lui sans quelque amertume. Le vieux Florentin, en écoutant les applaudissemens prodigués au vieux Vénitien, ne put retenir une exclamation de regret. « Quel dommage, dit-il à ses amis, qui lui demandaient son avis, qu’un peintre si richement doué n’ait pas appris à dessiner ! » C’est, à coup sûr, une parole sévère ; est-ce une parole injuste ? Ceux qui connaissent l’histoire de la peinture n’oseraient l’affirmer. À Venise, en effet, on savait la couleur bien mieux que la forme des choses ; Michel-Ange, en prononçant les paroles qu’on lui attribue, n’avait fait que témoigner en faveur de la vérité. Le Florentin en face du Vénitien ne pouvait guère s’exprimer autrement sans manquer à la franchise.

Titien, s’il a connu les paroles de Michel-Ange, qui n’ont pas été prononcées devant lui, pouvait s’en consoler facilement en se rappelant ses belles années de Ferrare, à la cour d’Alphonse Ier. Toute cette partie de sa vie n’est qu’une suite de jours heureux. Entre l’Arioste et le cardinal Bembo, entre Alphonse d’Este et Lucrèce Borgia, qui cherchait à effacer le souvenir de ses crimes par la vivacité de son esprit et l’aménité de ses relations, il n’avait rien à souhaiter. Il était prince parmi les princes. L’autorité de son talent lui assurait une importance égale à celle des hommes de la plus haute naissance. Il n’y avait pas un courtisan qui osât le traiter comme un roturier, et la roture à la cour d’Alphonse d’Este n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui. Malgré le développement prodigieux que l’intelligence avait pris au XVIe siècle, on n’était pas encore habitué à regarder l’épanouissement radieux des facultés intellectuelles comme une chose égale à l’antiquité d’un blason. La splendeur du talent ne tenait pas encore le même rang qu’une longue suite d’aïeux. Titien n’eut jamais à se plaindre de l’obscurité de sa naissance. Les plus hauts dignitaires de la cour de Ferrare ne lui parlaient qu’avec déférence. La célébrité de ses ouvrages lui faisait une place à part. Il n’avait pas à redouter l’impertinence des grands seigneurs. Heureux par le libre développement de son génie, heureux par le respect qui l’entourait, par les louanges qu’il trouvait sur toutes les lèvres et qu’il sentait méritées, que pouvait-il désirer ? Quand il interrompait ses travaux, il avait pour se délasser la conversation de l’Arioste, et retrouvait dans cette féconde imagination toutes les idées dont il se nourrissait lui-même. Entre ces deux esprits, qui appartenaient à la même famille, c’était un échange continuel de pensées souriantes et voluptueuses ; le peintre était digne du poète. Si l’on compare en effet l’œuvre de Titien à l’œuvre de l’Arioste, on est frappé de la singulière parenté qui unit ces deux beaux génies. C’est la même abondance, la même variété, la même souplesse, la même habitude d’envisager toute chose sous l’aspect le plus heureux, le plus séduisant. Pour Titien et pour l’Arioste, on dirait que le malheur n’existait pas. Ils ne voyaient dans la nature que la splendeur et le rayonnement. Tout ce qui ne souriait pas, tout ce qui ne ravissait pas les regards était pour eux comme non avenu. Ils n’avaient pas d’oreille pour les gémissemens, et ce n’était pas de leur part sécheresse de cœur, mais privilège de tempérament. Leurs yeux ne s’ouvraient que sur le bonheur, et se fermaient sur la souffrance. Leur poitrine se dilatait librement, et la douleur n’arrivait pas jusqu’à leur pensée. Leur vie était si pleine d’enchantemens, qu’ils ne pouvaient comprendre ni la prière ni la résignation. Si le sentiment chrétien les eût animés, ils n’auraient eu qu’à jeter les yeux autour d’eux pour trouver matière à compassion ; mais toute leur vie était païenne. Ils étaient heureux et ne connaissaient d’autre dieu que le bonheur. C’est pourquoi le souvenir de Ferrare devait suffire à consoler Titien des paroles de Michel-Ange. La forme austère, qu’il ignorait, avait-elle pour lui la même valeur que la beauté splendide qui l’avait ébloui ?

Le plus célèbre des ouvrages de Titien, l’Assomption de la Vierge, placée dans la galerie de Venise, suffirait à caractériser sa manière. Ce n’est pas le plus beau de ses ouvrages, mais en l’étudiant attentivement on peut marquer les qualités qu’il possède et les qualités qui lui manquent, et, n’eût-on sous les yeux que l’Assomption, on saurait très nettement le rang qui lui appartient dans l’heptarchie des peintres. Cette vaste composition, qui se rapporte non pas à la jeunesse, mais à la virilité de l’auteur, est divisée, par la nature même du sujet, en trois parties. Dans la partie inférieure se trouvent les apôtres témoins de l’assomption ; dans la partie moyenne, la Vierge ravie au ciel par des anges ; dans la partie supérieure, Dieu qui accueille la Vierge. La splendeur radieuse dont la toile est inondée éblouit d’abord tous les yeux, et pour apercevoir les défauts de cette conception il faut se recueillir pendant quelques instans et réagir par la réflexion contre l’enivrement des sens. Je n’ignore pas que les admirateurs de Titien sont loin d’admettre la légitimité de cette réaction. Le témoignage des yeux leur suffit, et tout ce qui relève directement de la pensée n’est, à leur avis, qu’un travail superflu, un travail dangereux. L’admiration contrôlée par l’étude de la tradition chrétienne, par l’intelligence intime des personnages que le peintre avait à mettre en scène, équivaut pour eux au dénigrement. Je crois pourtant qu’il convient de négliger cette objection et de passer outre. J’admire sincèrement l’Assomption ; mais j’ai voulu savoir pourquoi, malgré la splendeur de cet ouvrage, mon esprit n’était pas satisfait. Je crois l’avoir découvert, et l’analyse fidèle des idées qui ont servi à former mon jugement me paraît la plus sûre manière de le justifier.

Les apôtres sont très dignes d’éloges. Le caractère de leur physionomie s’accorde très bien avec le récit de l’Évangile, et ce n’est pas à mes yeux un mérite secondaire. L’auteur a compris la nécessité de les représenter selon la tradition, sans essayer de modifier le caractère qui leur appartient. Au premier aspect, c’est la chose du monde la plus simple, et pourtant en pareille occasion la tradition chrétienne a été plus d’une fois méconnue. Titien, en demeurant dans la vérité, en représentant les apôtres selon l’Evangile, a fait preuve d’originalité. J’ai entendu blâmer sévèrement le teint hâlé, le caractère rustique de ces figures ; cette opinion me paraît dépourvue de toute justesse, et je ne veux pas m’y associer. Pour blâmer les apôtres de Titien, il faut oublier ou ignorer que les premiers propagateurs de la foi nouvelle appartenaient aux classes laborieuses, à la classe des artisans. C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on doit juger les apôtres de Titien. Si l’on ne tient pas compte de cette donnée historique, on s’expose inévitablement au reproche d’injustice, et malheureusement la plupart des écrivains qui donnent leur avis sur les grands maîtres estiment leur valeur d’après des idées préconçues. Sans prendre la peine d’étudier la nature des personnages, ils ont dans la tête un type dont ils ne veulent pas se départir, et tout ce qui le contredit leur semble mauvais, inexact, incomplet. C’est ainsi qu’on est arrivé à condamner les apôtres de l’Assomption de Venise en cherchant sur leur visage l’expression d’une intelligence agrandie par de longues études, expression que l’histoire condamne, que l’Évangile répudie. Les apôtres sont des hommes de croyance, des hommes de foi naïve, et tout ce qui s’éloigne de cette donnée s’éloigne de la vérité.

La partie moyenne de l’Assomption ne possède pas à mes yeux le même mérite que la partie inférieure. La Vierge est d’une réalité trop humaine ; elle est belle, mais d’une beauté plus séduisante, plus voluptueuse qu’idéale. Elle charme tous les regards, mais elle n’a rien de surnaturel. Or, en se plaçant au point de vue chrétien, et c’est la seule manière d’estimer la vérité des personnages, on arrive à reconnaître que Titien n’a pas compris toute la grandeur du sujet qu’il avait à traiter. La vierge Marie, dont la vie est racontée dans l’Évangile, ne doit pas ressembler aux belles filles de Venise. Il faut que son visage exprime autre chose que l’orgueil de la beauté, le bonheur de vivre et de mériter l’admiration. La beauté de Marie réduite aux proportions humaines, la beauté sans extase, la beauté qui ne parle qu’aux yeux et ne dit rien à la pensée, n’est pas ce que la peinture doit se proposer dans un pareil sujet. Sans remonter jusqu’à Giotto, jusqu’à Fra Angelico, on peut s’assurer que les grands maîtres de l’Italie ont compris autrement que Titien la beauté de la vierge Marie. Ils la voulaient belle pour le regard, mais supérieure à la nature humaine. Ils ne séparaient pas le personnage de son rôle. Tout en conservant les contours de la forme, ils se rappelaient qu’ils avaient à représenter quelque chose de plus qu’une créature séduisante. Titien ne s’en est pas souvenu, et c’est à cet oubli que nous devons attribuer le caractère incomplet de sa composition. La figure principale, malgré les mérites éminens qui la recommandent, ne réunit pas les conditions poétiques dont elle ne saurait se passer. Ici la poésie et la religion se confondent. La croyance, je veux dire l’expression de la croyance, n’est pas moins importante que la pureté des contours. La transparence de la chair, la limpidité du regard, la jeunesse empreinte dans tous les traits du visage ne sont que la moitié de la tâche : l’idéal est absent.

Quant à la figure qui occupe la partie supérieure de la toile et représente le Créateur, les admirateurs les plus fervens du maître vénitien n’oseraient la ranger parmi ses inventions les plus heureuses. On dirait que dans sa pensée cette figure ne devait avoir qu’une importance secondaire. Or je ne crois pas qu’une telle opinion puisse être soutenue. Assurément, dans un tableau de l’assomption les regards doivent d’abord se porter sur le personnage principal, sur la Vierge ; mais voir dans le Créateur une figure accessoire, une figure de décoration, est un caprice très singulier, qui blesse le goût aussi bien que la foi. Si Dieu dans un tel sujet n’est pas traité avec un soin jaloux, s’il ne porte pas sur son visage l’expression de la grandeur, de la puissance, de la bonté, il devient un personnage inutile, et ne sert plus à expliquer le sens de la composition.

Les anges qui font cortège à la Vierge et la guident vers le trône éternel sont d’une jeunesse, d’une splendeur que Titien n’a jamais surpassées. Le plaisir qu’on éprouve à les contempler est de ceux qui laissent dans la mémoire une trace durable et profonde. Les voyageurs qui n’ont visité qu’une fois l’Académie de Venise se souviennent des anges de l’Assomption, et cette image a pour eux tant de charme, qu’ils proclameraient volontiers Titien le premier maître de l’Italie. Si le plaisir devait régler toutes les questions de goût, je consentirais à leur donner raison, car ces figures semblent pétries dans la lumière ; les louanges qui leur sont prodiguées sont des louanges légitimes. Il ne faut pas oublier toutefois que si l’auteur a rendu avec une singulière magie de pinceau les apôtres et les anges, il n’a pas traité avec le même bonheur, avec la même habileté le personnage principal, et que le visage du Créateur est dépourvu d’intérêt. Pour estimer la valeur de l’Assomption, il ne faut pas séparer la conception de l’exécution. Or, si le choix des couleurs et la distribution de la lumière révèlent chez l’auteur une puissance de premier ordre, la conception est loin de mériter les mêmes éloges. La partie poétique du sujet n’avait sans doute pas pour Titien la même importance que la partie matérielle. Si les preuves n’abondaient pas, l’étude seule de cet ouvrage nous autoriserait à le penser. Nulle part sa main ne s’est montrée plus habile ; mais le sujet qu’il avait choisi exigeait une élévation de pensée qu’il ne paraît pas avoir possédée. Dans cette œuvre, dont le mérite n’égale pas la célébrité, il éblouit, il enchante ; malheureusement le plaisir des yeux semble avoir été pour lui le but suprême de l’art. Quand il s’agit de représenter une fête populaire, il n’est pas inutile de parler à l’intelligence du spectateur en même temps qu’on réjouit son regard : pour le peintre qui se propose de traduire sur la toile un épisode merveilleux de la tradition chrétienne, c’est une condition impérative. Le choix des lignes et l’harmonie des contours n’épuisent pas sa tâche ; il ne peut se dispenser d’associer l’émotion poétique à la pureté de la forme. C’est pour lui une nécessité à laquelle il ne saurait se dérober. Ne pas tenir compte de cette nécessité, croire qu’il peut à son gré s’adresser à l’intelligence ou négliger de lui parler, ce n’est pas comprendre la vraie destination des arts du dessin.

Cette croyance, que je présente ici comme une hypothèse, est, je le dis à regret, depuis longtemps répandue parmi nous. L’émotion poétique, dans les questions de peinture, est trop souvent traitée avec une légèreté dédaigneuse ; on réserve pour ceux qui s’en préoccupent les plus fines railleries : ceux qui veulent émouvoir en maniant le pinceau se réfugient, dit-on, dans cette ambition parce qu’ils désespèrent d’imiter ce qu’ils ont vu. Parmi les peintres contemporains, j’en sais plus d’un qui prend cette affirmation pour une doctrine victorieuse et féconde. Plus d’une fois déjà je me suis appliqué à la réfuter, et je ne la rappellerais pas si le maître le plus illustre de l’école vénitienne ne m’obligeait à signaler de nouveau les dangers d’une telle méprise. Parmi les peintres italiens, il n’en est pas un qui puisse lui être préféré pour le choix et la splendeur des tons, et cependant les juges qui ont pris soin de puiser leur opinion dans l’étude de l’histoire ne lui assignent dans son pays que le cinquième rang. Ce n’est pas de leur part injustice ou dénigrement, c’est tout simplement respect de la vérité. Dans les coupoles de Parme comme dans la chapelle Sixtine, dans le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces comme dans la salle de la Signature, la pensée n’a pas moins d’importance que la forme et la couleur ; aussi Michel-Ange et Léonard, Raphaël et Allegri, passent avant Titien. L’Assomption, que je viens d’étudier avec autant de sympathie que d’attention, réussirait peut-être à dissimuler l’imperfection de la forme sous la richesse de la couleur, si la part faite à l’intelligence n’était pas si indigente ; mais le caractère incomplet de la conception ne permet pas de placer l’auteur sur la même ligne que les maîtres dont j’ai rappelé les noms. L’exemple de Titien devrait éclairer les peintres de notre temps. Il savait représenter ce qu’il avait vu, il rendait fidèlement ce qui avait passé sous ses yeux, et pourtant il n’est que le cinquième.

La Présentation de la Vierge au Temple, qui se trouve placée à Venise dans la même salle que l’Assomption, me paraît supérieure à ce dernier ouvrage. Pour la fraîcheur, la jeunesse, la virginité des tons, la Présentation ne laisse rien à désirer, et ce qui la recommande à mes yeux d’une manière plus décisive que le charme de la couleur, c’est que l’intelligence de l’auteur s’accorde parfaitement avec la nature du sujet. Cet épisode en effet appartient aux premières années de la vie de la Vierge, aux années que j’appellerais purement humaines, s’il était possible d’établir une distinction entre la première et la seconde moitié de cette vie prédestinée. Sans aborder cette question, qui n’est pas de ma compétence, je puis du moins affirmer que la Présentation de la Vierge au Temple n’exige pas la même finesse d’imagination que l’Assomption ; aussi Titien, plus à l’aise dans la Présentation, a révélé plus librement l’étendue et la richesse de ses facultés. La composition occupe un espace considérable, et si par un artifice d’optique on en réduit les proportions, on croit avoir devant les yeux un tableau flamand. C’est la même simplicité, la même naïveté, et le même dédain pour l’unité rigoureuse. Les personnages qui gravissent les degrés du temple sont traités avec élégance ; le prêtre qui les reçoit sous le portique paraît pénétré de la dignité de ses fonctions. Jusque-là, tout demeure dans les données purement italiennes ; mais le temple est vu de profil, et sur le devant de la toile, sur le premier plan, l’auteur a placé des femmes pauvrement vêtues qui vendent des œufs et des légumes : c’est là, si je ne m’abuse, une idée toute flamande. Les femmes dont je parle intéressent le spectateur par l’éclat de leur santé, par la vérité de l’attitude, ce qui est à coup sûr un mérite toujours digne d’éloge. Elles détournent l’attention du sujet principal ou plutôt du sujet réel, de la présentation de la Vierge au temple, ce qui est un grave défaut dans le domaine de l’art pur. Ici l’épisode a presque autant d’importance que l’action, et pour s’en plaindre il.n’est pas nécessaire de posséder une grande sagacité. Cependant, malgré les marchandes d’œufs et de légumes qui usurpent le premier plan, ce tableau arrête longtemps les regards. On ne se lasse pas de contempler tous ces personnages qui vivent, qui marchent, qui respirent, qui vont parler, dont tous les traits expriment, une piété sereine. On admire la grâce et la majesté de leurs mouvemens. Il règne dans toute cette composition une spontanéité, une abondance qui expliquent très bien pourquoi les chefs de l’école flamande et de l’école hollandaise ont choisi l’école de Venise entre toutes les écoles d’Italie. Quoique cette toile en effet porte l’empreinte du génie de Titien, on se figure sans peine Rubens ou Rembrandt traitant le même sujet dans les mêmes conditions poétiques, et attribuant aux personnages épisodiques la même importance. Il y a dans ce tableau une part faite au caprice que l’école florentine n’avait jamais acceptée, et que l’école vénitienne n’a jamais répudiée. Le voyage de Rembrandt à Venise, affirmé par quelques biographes, n’a jamais été prouvé ; mais cette lacune dans les renseignemens que la postérité pourrait désirer n’enlève rien à l’évidence de la parenté qui unit l’école hollandaise à l’école vénitienne. Quant à Rubens, nous savons qu’il a fait un long séjour en Italie, et chez lui l’imitation de l’école vénitienne n’a jamais été mise en question. Si l’on ne consultait que l’Assomptionv on aurait quelque peine à établir que les chefs de l’école flamande et de l’école hollandaise appartiennent à la même famille que Titien. L’étude de la Présentation au Temple ne laisse aucun doute à cet égard. Chez les deux premiers comme chez le dernier, nous trouvons le même amour pour les détails de la vie familière. Toutefois, si la Flandre et la Hollande ne viennent qu’après l’Italie dans l’histoire de la peinture, il ne faut pas croire que Rubens et Rembrandt soient placés dans l’estime des connaisseurs au-dessous de Titien. Cette opinion ne serait pas conforme à la vérité. Rubens et Rembrandt sont très loin assurément de posséder la même valeur que Léonard et Michel-Ange, Raphaël et Antonio Allegri : dans le domaine de l’invention, ils sont très supérieurs à Titien. Je n’ai pas la prétention de donner cette pensée comme nouvelle. La conversation des hommes du métier m’a mis sur la voie, et mes études personnelles m’ont affermi dans l’idée qu’elle m’avait suggérée. Ils avaient pour découvrir la vérité des moyens que je ne possède pas : le maniement du pinceau, l’habitude, la nécessité de traiter des sujets de nature très diverse, leur avaient révélé bien des secrets que la réflexion solitaire entrevoit à grand’peine. Ma tâche est d’éclairer d’une lumière abondante, de traduire dans une langue intelligible pour tous ce que les hommes du métier pensent depuis longtemps. Il s’agit pour moi d’affirmer, de démontrer ce qu’ils croient : tâche modeste assurément, et qui pourtant n’est pas exempte de difficultés, car il y a un intervalle immense entre la pratique et l’intelligence d’une profession. Ceux qui manient le pinceau, lors même qu’ils sont doués de facultés ordinaires, apprennent chaque jour quelque vérité nouvelle, et la contemplation la plus assidue des chefs-d’œuvre de la peinture n’est pas aussi féconde en pareille matière que le choix et l’assemblage des couleurs. Je le sais depuis longtemps, et pour asseoir ma conviction, je me défie volontiers de moi-même.

Le Christ au Tombeau, que nous avons au Louvre, moins célèbre que l’Assomption et la Présentation au Temple, est considéré par les peintres les plus studieux comme un des ouvrages les plus parfaits du maître vénitien. C’est en effet une composition pleine de simplicité, et qu’on ne regarde jamais sans émotion. Ceux qui aiment avant tout la pureté de la forme, qui préfèrent l’élégance et la sévérité du dessin au choix harmonieux des couleurs, éprouvent plus d’un regret en présence de cette toile exquise ; mais il est impossible de la contempler sans être frappé du caractère pathétique des figures, et ce mérite est assez rare dans les œuvres de Titien. Que le corps du Christ ne soit pas irréprochable dans toutes ses parties, je l’admets volontiers ; les juges les plus difficiles à contenter n’en sont pas moins obligés de reconnaître que l’affaissement des membres glacés par la mort est traduit avec une prodigieuse habileté. Les disciples qui soutiennent dans leurs bras leur maître bien-aimé sont tout entiers à l’accomplissement de leur pieux devoir. On lit sur leur visage une douleur profonde et sincère. Un des reproches les plus accrédités, c’est que le Christ n’est pas beau, et que parmi les figures qui l’entourent il n’y en a pas une qui n’offre un type aussi élevé que le sien. Cette accusation n’est que trop justifiée par l’examen. Tout en l’acceptant comme légitime, je persiste à penser que le Christ au Tombeau est non-seulement une des œuvres les plus parfaites de Titien, mais encore une des plus parfaites de la peinture. Je ne parle pas de l’élégance des draperies, de l’éclat des étoffes ; à propos d’un pareil sujet, l’éloge serait presque injurieux. Je veux appeler l’attention sur le visage de la Vierge, où se révèle une si cruelle angoisse. L’espérance même de la prochaine résurrection de son fils ne lui a pas enseigné la résignation. Aussi dans ma pensée cet ouvrage est très supérieur à l’Assomption. Le mérite de l’exécution est égal dans les deux toiles ; mais si l’on se place au point de vue poétique, on est forcé d’établir entre elles une grande différence. Dans l’Assomption, la figure principale n’a pas l’expression que le sujet réclame ; dans le Christ au Tombeau, tous les personnages concourent naturellement, simplement, à l’effet de la composition. Attitude, physionomie, tout est vrai ; les mouvemens ont une gravité religieuse : voilà pourquoi j’admire le Christ au Tombeau.

Je voudrais pouvoir dire que cette opinion est aujourd’hui populaire ; mais ce serait parler contre l’évidence. La plupart de ceux qui vantent cet ouvrage comme un prodige ne puisent pas leur admiration à la même source. Les panégyristes de Titien n’attachent pas une grande importance à l’émotion, et pour eux le ton des chairs et des étoffes passe bien avant la vérité poétique. Ce qui les charme, ce qui les frappe d’étonnement dans le Christ au Tombeau, ce n’est pas la douleur de la Vierge, c’est l’éclat harmonieux des draperies ; si l’on voulait réduire leurs louanges à leur juste valeur, on s’apercevrait qu’ils estiment cette composition comme une délicieuse tapisserie. Ils cherchent dans Titien une protestation contre les traditions de l’art antique, et lui prêtent des intentions qui l’étonneraient sans doute s’il pouvait entendre leurs paroles. Si les figures créées par son pinceau ne rappellent pas l’élégance des œuvres grecques, ce n’est pas chez lui dédain systématique pour les doctrines de l’antiquité. Comment aurait-il dédaigné ce qu’il ne connaissait pas ? Il avait déjà fourni plus des deux tiers de sa carrière lorsqu’il vit pour la première fois les débris précieux réunis au Vatican et au Capitole. S’il ne s’est pas élevé jusqu’à la beauté idéale, c’est que son éducation ne lui en avait pas révélé l’importance, la nécessité dans le domaine de l’art. Il représentait ce qu’il voyait, parce que les maîtres de sa jeunesse ne lui avaient pas assigné un but plus glorieux. Pour lui attribuer les intentions dont je parlais tout à l’heure, il faut ignorer l’emploi de sa vie. Ses panégyristes le loueraient avec plus de prudence, en termes plus sensés, s’ils connaissaient l’histoire de la peinture. Malheureusement l’étude d’un tel sujet est tellement négligée parmi nous, que les louanges les plus singulières s’accréditent sans peine, et trouvent bien peu de contradicteurs. Des affirmations qui sont le contre-pied de la vérité sont acceptées comme la vérité même. Au lieu d’étudier l’histoire de la peinture, sans se préoccuper des argumens qu’elle pourra fournir, et de l’invoquer avec sécurité, sachant d’avance les preuves dont elle dispose, on trouve plus facile de ranger parmi les défenseurs d’une opinion préconçue un maître dont on ignore l’éducation ; on dit hardiment : C’est un des nôtres, et quand, l’histoire à la main, quelqu’un se permet de railler cette prétention, on s’étonne d’abord, puis on simplifie la discussion en continuant d’affirmer ce qui ne peut être démontré. Voilà ce qui se passe parmi nous à propos de Titien. On demande à ses œuvres un argument contre la tradition grecque, sans savoir s’il la connaissait, ou s’il ne l’a pas connue trop tard pour en profiter.

Le Martyre de saint Pierre nous offre le talent de Titien sous un double aspect : le paysage n’a pas moins d’importance que les figures. Ce tableau jouit en Italie d’une grande célébrité, et ce n’est que justice. Sur le premier plan, on voit saint Pierre succombant sous les coups des meurtriers ; dans le fond, on aperçoit son compagnon qui prend la fuite. La figure principale, celle du martyr, n’est pas dessinée avec une grande sévérité ; mais le mouvement est vrai, et les angoisses de la mort se peignent sur le visage. Ce qui explique la célébrité de la composition, c’est la beauté du paysage. Le sujet proprement dit, quoique traité avec énergie, n’exciterait pas une très vive attention ; le merveilleux accord du paysage et des figures arrête longtemps le spectateur : il semble que l’action représentée n’ait pu se passer ailleurs. Or c’est assurément une des louanges les plus glorieuses qu’il soit donné aux œuvres d’art de mériter. Le paysage sans les figures serait incomplet ; les figures sans le paysage offriraient moins d’intérêt. La forêt où saint Pierre expire est d’un aspect sauvage, mais d’un aspect plein de grandeur. Il y a dans les masses dont cette forêt se compose quelque chose de solennel qui prépare le cœur à l’émotion. Si l’action n’était pas tragique, elle serait inintelligible avec un tel fond. L’expression de cette sympathie mystérieuse de l’homme et de la nature, comprise de tous les esprits délicats, est un des problèmes les plus difficiles que la peinture puisse se proposer. Il y a des forêts qui éveillent chez les plus courageux des pensées sinistres ; il y en a qui éveillent des pensées riantes. Ces impressions diverses, que chacun de nous a ressenties, comment les traduire par le pinceau ? Ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que le problème est résolu dans le Martyre de saint Pierre.

J’ai vu à Rome, dans la galerie Camuccini, un autre paysage de Titien qui offrait un caractère tout différent, et ne méritait pas une moindre attention. Les figures qui occupaient le premier plan étaient attribuées à Jean Bellini, et cette conjecture paraissait pleinement justifiée par la nature du dessin. La scène était joyeuse ; le sentiment du bonheur se lisait sur tous les visages, et le paysage était si heureusement conçu, qu’il semblait s’associer à la pensée, au mouvement des personnages. Le souvenir de cette œuvre souriante suffirait pour m’obliger à compter Titien parmi les paysagistes les plus habiles. Le Martyre de saint Pierre, où l’accord de la nature muette avec le sentiment qui anime les personnages est compris et rendu avec une si étonnante habileté, prouve que le maître vénitien saisissait avec une égale finesse et traduisait avec une égale évidence les données les plus diverses. Dans le paysage de la galerie Camuccini, le feuillage d’automne éblouit le regard par la richesse et la variété des tons. Ce qui me charme surtout dans cet ouvrage comme dans le précédent, c’est le sacrifice des détails. Les masses sont hardiment accusées, et l’auteur a négligé avec une rare sagacité tout ce qui pouvait distraire l’intelligence du spectateur de l’idée qu’il voulait exprimer. La méthode qu’il a suivie compte parmi nous bien peu de partisans. Ceux qui se proposent la représentation de la nature muette tiennent à prouver qu’ils ont tout vu dans un champ de blé, dans une prairie ou dans un coin de forêt. Ils n’oublient rien, n’omettent rien, et l’excellence de leur mémoire, l’exactitude de leur pinceau, loin d’ajouter à l’effet de leurs compositions, ne produit guère qu’une impression confuse. Ils étonnent par leur adresse, et n’émeuvent presque jamais. À moins que le hasard ne leur offre un paysage tout fait, d’un caractère nettement déterminé, dont ils respectent la physionomie à leur insu, ils mettent le métier, le travail de la main, au-dessus de l’art, qui relève de la pensée. Titien procède autrement : il ne se croit pas obligé de montrer tout ce qu’il a vu ; il ne compte ni les branches ni les feuilles, il aperçoit les masses et les transcrit d’un pinceau fidèle. Si les masses ne s’offrent pas à lui largement divisées, il les corrige, les agrandit, et ne s’inquiète pas des détails qu’il a devant les yeux. Le paysage qui attire aujourd’hui les regards de la foule, que les amateurs encouragent comme une preuve d’habileté suprême, n’a rien de commun avec les deux toiles du maître vénitien que j’ai essayé de caractériser. Pour obtenir les suffrages des financiers qui se posent en Mécènes, les peintres mêmes qui comprennent l’importance, la nécessité du sacrifice, se résignent à ne rien sacrifier. Ils se plient sans résistance au goût des acheteurs. Tant qu’ils ne réagiront pas contre cette passion pour les détails qui s’appelle pompeusement amour de la vérité, le paysage ne sera parmi nous qu’un passe-temps puéril. Vouloir tout montrer dans la représentation de la nature muette est le plus sûr moyen de n’émouvoir personne, de ne laisser dans l’esprit du spectateur qu’un souvenir sans durée, sans puissance. Titien ne l’ignorait pas, et ses œuvres sont là pour le prouver.

Il y a dans la Tribune de Florence deux Vénus de la main de Titien. Pour estimer la valeur de ce maître dans le domaine de la beauté pure, je choisirai la plus élégante des deux, celle dont la tête est placée à la gauche du spectateur, et dont le mérite a été souvent célébré. C’est à coup sûr un des meilleurs ouvrages de l’école vénitienne. Il serait difficile d’imaginer une couleur plus séduisante et plus vraie. La souplesse de la chair ne laisse rien à souhaiter. Le mouvement du corps est plein de grâce et de volupté. La tête, par son expression, s’accorde avec le mouvement du corps. Si l’on ne cherche dans la représentation de la déesse païenne qu’une femme jeune, charmante, amoureuse du plaisir, le regard est satisfait. Si l’on se reporte par la pensée vers les traditions de la mythologie grecque, si l’on se rappelle les vers d’Homère, où la beauté d’Aphrodite est racontée dans toute sa splendeur, on est quelque peu désappointé. La Vénus de Titien agit puissamment sur les sens, et pourtant elle n’est pas païenne dans la véritable acception du mot, car, pour les Grecs, Vénus était quelque chose de plus qu’une femme jeune, séduisante et voluptueuse, c’était la déesse de la volupté, et Titien a négligé le côté divin du personnage. La figure qu’il a nommée de ce nom est une jeune esclave fière de ses charmes, qui attend son maître pour l’enlacer dans ses bras et le dominer par la puissance enivrante de ses caresses. Elle n’a rien d’idéal, rien qui s’élève au-dessus de la nature humaine. Pour établir ce que j’avance, je pourrais m’en tenir au visage de cette figure, dont les traits sont complètement dépourvus d’élévation ; mais je veux chercher la preuve de ma pensée dans tous les argumens que me fournit cet ouvrage. Or toutes les parties du corps, quoique traitées avec une merveilleuse habileté, n’offrent pas un beau choix de lignes. Les contours des membres et du torse sont vrais, élégans, mais d’une vérité, d’une élégance qui n’ont rien de poétique. Sans posséder à cet égard aucun document précis, j’ose affirmer que la Vénus de Titien est un portrait. Le modèle choisi par l’auteur est sans contredit un des plus gracieux qui se rencontrent ; mais le peintre s’est contenté de représenter ce qu’il voyait, et n’a pas songé à supprimer les détails réels condamnés par un goût pur, ou s’il y a songé, il y a bientôt renoncé pour simplifier sa tâche. Ce corps jeune, souple et charmant, n’est qu’un corps imparfait, si on le compare aux types de beauté que la Grèce nous a laissés. Le maître vénitien s’est fié à la puissance de son pinceau et s’est dispensé de corriger ce qui ne s’accordait pas avec le type de la beauté suprême.

Pour donner plus d’évidence à ma pensée, je crois utile de citer un tableau de Léonard qui représente la maîtresse de Louis le More. La figure est posée comme la Vénus de Titien. Le Florentin et le Vénitien avaient donc à résoudre le même problème. Quelle différence dans l’expression, et surtout dans le choix de la forme ! Léonard, en peignant la maîtresse de Louis le More nue comme les déesses de l’antiquité païenne, a senti la nécessité d’appeler l’idéal à son aide, et sa résolution lui a porté bonheur. Que la tête soit faite d’après nature, je le veux bien. Quoique le sourire soit à peu près celui de la Joconde, je ne songe pas à contester la fidélité de la ressemblance, car nous retrouvons le même sourire dans presque toutes les figures créées par ce divin pinceau. Quant au torse, quant aux membres, j’ai peine à croire qu’ils soient l’image fidèle de la maîtresse de Louis le More. Le tableau dont je parle n’offre pas partout la même perfection : les épaules, les bras, la poitrine, le ventre et les cuisses sont d’une beauté plus pure que les jambes, différence qui me paraît devoir s’expliquer par des retouches imprudentes ; mais l’ensemble de la figure est d’une élégance que la nature n’offre jamais. Il y a dans le charme de cet ouvrage quelque chose qui ne dépend pas de l’imitation. Léonard, qui connaissait les débris de l’antiquité, et qui par la nature de ses facultés était appelé à la recherche de l’idéal, n’a pas copié ce qu’il voyait. Titien, en peignant la Vénus qu’on admire très justement dans la Tribune de Florence, n’a pas suivi le procédé de Léonard. Il a reproduit sans omission tous les détails du modèle qui posait devant lui, et quoiqu’il ait trouvé dans l’imitation les élémens d’un admirable ouvrage, la justice nous commande de reconnaître que sa Vénus n’est pas l’expression de la beauté suprême. Or, dès qu’il s’agit d’une figure divine, dès que le personnage est une déesse qui dans le polythéisme signifiait tout à la fois amour et beauté, l’intervention de l’idéal dans le choix des contours est une condition nécessaire. Titien, en négligeant cette condition, a fait un ouvrage dont le mérite se dérobe à toute contestation, mais il n’a pas touché le but de son art. Malgré ces réserves, dont la légitimité n’a pas besoin d’être justifiée, nous devons ranger la Vénus de Florence parmi les compositions les plus dignes d’étude. La contemplation de cette toile est une source inépuisable d’enseignemens. Rubens lui-même, qui excellait dans la représentation de la chair, n’a jamais surpassé cet admirable portrait, car je persiste à croire que la Vénus de Titien n’est qu’un portrait. Si sa beauté n’est pas idéale, elle se recommande par un éclat, par une souplesse qui peuvent passer à bon droit pour des prodiges. L’imitation parvenue à ce point sera toujours estimée comme la preuve d’une puissance singulière.

Toutes les grandes galeries de l’Europe possèdent des portraits de la main de Titien, et c’est peut-être le genre où il a révélé de la manière la plus excellente l’habileté de son pinceau. Ce n’est pas que le portrait puisse se passer complètement d’idéal : les maîtres de l’école romaine et de l’école florentine ont pris soin de nous démontrer le contraire ; mais la représentation du modèle, traitée avec grâce, avec majesté, est une chose assez importante par elle-même pour dissimuler dans une certaine mesure l’indigence de l’invention, et Titien, dont l’imagination ne s’est jamais révélée sous une forme souveraine, étudiait avec une rare finesse les personnages qui posaient devant lui. Il vivait dans la familiarité des poètes et des princes, et son pinceau reproduisait avec une fidélité merveilleuse la physionomie de ses modèles. Ses trois portraits de Charles-Quint, son portrait de Philippe II, sont estimés comme des témoignages historiques. Le caractère de ces deux princes est si habilement saisi, si habilement rendu, qu’après les avoir longtemps contemplés, on demeure étonné de la pénétration du maître vénitien. L’histoire de Charles-Quint et de Philippe II paraît plus claire, plus facile à comprendre. Nous avons devant nous ces deux hommes qui ont joué un si grand rôle en Europe, et l’aspect de leur visage nous explique leur conduite. Quant au portrait de l’Arioste, il s’accorde merveilleusement avec le caractère voluptueux de ses poèmes. Parmi les ouvrages du même genre que nous possédons à Paris, le plus remarquable à mon avis est celui d’une femme connue sous le nom de la maîtresse de Titien. Limpidité du regard, fraîcheur des lèvres, transparence des narines, souplesse abondante de la chevelure, largeur des épaules, développement harmonieux de la poitrine, tout se réunit pour charmer les yeux, pour exciter le désir. Je ne voudrais pas comparer la belle Vénitienne à la Joconde : la perfection du dessin est trop évidemment du côté du Florentin ; mais on peut admirer la Joconde et louer sincèrement la maîtresse de Titien. Il y a dans ce portrait une éternelle jeunesse. Il est aujourd’hui, nous avons le droit de le croire, tel qu’il est sorti des mains de l’auteur. Il n’a rien perdu de sa vivacité primitive, ce qui prouve l’excellence des procédés suivis par le maître. La tête, les épaules, la poitrine et les mains, sans être dessinées comme le portrait de Monna Lisa, doivent compter parmi les morceaux les plus heureusement modelés de la peinture italienne. À côté de Léonard, c’est une indication ; à côté des maîtres qui sont venus après Titien, si l’on excepte Rubens et Rembrandt, c’est la vérité même.

Cependant on aurait tort de croire que Titien, pour arriver à cette perfection dans le portrait, s’en est tenu à l’imitation littérale et prosaïque des modèles qui posaient devant lui. La main la plus habile, l’œil le plus attentif n’auraient jamais suffi à l’accomplissement d’une pareille tâche. Bien voir et bien copier sont sans doute deux choses très importantes ; mais les portraits de Titien n’exciteraient pas depuis trois siècles bientôt une admiration universelle, s’ils n’étaient que la reproduction fidèle de la nature. Il y a dans ces ouvrages ce qu’il a vu, et ce qu’il a pensé après avoir vu. Non-seulement toutes les figures historiques reproduites par son pinceau ont un caractère individuel, mais chacune de ces figures exprime et résume la vie du modèle. Or, pour atteindre à cette expression, il ne faut pas s’en tenir au témoignage des yeux ; l’intervention de la pensée est une condition nécessaire. Pour moi, il est hors de doute que Titien, avant de tracer les premiers contours du visage, étudiait longtemps le caractère de son modèle, et cette étude préliminaire explique l’excellence de ses portraits. Quand il prenait le pinceau, il savait par cœur les sentimens, les habitudes qu’il voulait représenter. Malgré l’importance qu’il attribuait à l’imitation réelle, il aurait pu peindre de mémoire, et l’absence du modèle ne l’aurait guère embarrassé, car il s’attachait à représenter non-seulement ce qu’il avait vu, mais aussi ce qu’il avait conçu. Si pour lui le geste familier du personnage n’était pas indifférent, il tenait plus encore à montrer ce qui préoccupait habituellement l’esprit du personnage. Il y a donc dans les portraits de Titien, outre la vérité matérielle, une vérité plus, haute, plus difficile à saisir : la vérité poétique. L’opinion que j’exprime ici n’est pas une opinion nouvelle ; mais je crois utile de la rappeler aux peintres de nos jours, car ceux qui se proposent de reproduire le modèle vivant, qui ont choisi le portrait pour but unique de leurs efforts, sont habitués à croire que l’intervention de la pensée n’a rien à voir dans le genre qu’ils cultivent ; c’est une erreur qu’il faut s’appliquer à réfuter en toute occasion ! Titien, moins près de l’idéal que Léonard, Raphaël et Corrège, ne l’a pourtant pas négligé complètement, comme on se plaît à le répéter. Il a cherché à l’exprimer dans la mesure de ses facultés. Le portrait de sa maîtresse ne sera jamais pour moi la reproduction littérale d’une créature vivante. Le regard et le sourire de cette belle fille sont embellis par la pensée de son amant. Je consens à croire que la physionomie de Philippe II exprimait la tristesse et la dissimulation ; mais je doute que ces deux sentimens fussent aussi évidens chez le modèle que dans le portrait de Titien.

Titien a laissé quelques peintures à fresque dont nous devons parler avant de porter un jugement général sur l’ensemble de ses œuvres. Celles qui datent de sa jeunesse, et qui servaient à la décoration extérieure d’un monument connu sous le nom de Fondaco de Tedeschi, sont aujourd’hui perdues, ou du moins les débris qui demeurent ne permettent pas d’en apprécier la valeur. On trouve au palais ducal de Venise, au bas d’un escalier, au-dessus d’une porte aujourd’hui condamnée, un saint Christophe d’une très belle exécution, d’une conservation parfaite, qui suffit à donner la mesure de son talent dans ce genre de travail. Le saint est de taille colossale, comme le raconte la légende, et porte sur ses épaules le Christ enfant. Le fils de Marie resplendit et sourit. On admire sur son visage une sérénité divine. Le géant, fier de son fardeau, excite l’étonnement par la puissance de sa musculature. Titien n’eût-il signé que cette peinture murale, nous pourrions le ranger parmi les maîtres les plus habiles dans ce genre difficile ; mais nous trouvons à Padoue, dans le couvent de Saint-Antoine, une série de compositions, tirées de la vie du patron de la ville, qui établissent plus clairement encore le rang qui lui appartient. On a souvent agité la question de savoir si la peinture à fresque peut lutter de précision et de relief avec la peinture à l’huile. Pour ceux qui ont étudié les œuvres dues à l’emploi de ces procédés, la solution n’est pas douteuse : les ressources de la peinture à l’huile sont plus nombreuses, plus variées, plus puissantes ; la peinture à fresque est rarement parvenue à modeler les figures comme la peinture à l’huile. Cependant la voûte de la chapelle Sixtine, les Prophètes, les Sibylles, le Jugement dernier, peuvent se comparer pour le relief aux ouvrages les plus parfaits exécutés par le procédé nouveau. Ce que les gens du monde ignorent généralement, c’est que la peinture à fresque, plus ancienne que la peinture à l’huile, n’admet aucun tâtonnement, aucune retouche. Tout ce qui n’est pas fait au premier coup sur le pan de muraille préparé le matin même est condamné sans pitié à la destruction. La fresque ne connaît pas de repentirs. Pour écrire sa pensée sur l’enduit calcaire appliqué le matin, il faut savoir d’avance et parfaitement ce qu’on veut dire. Si le pinceau tente de corriger le lendemain ce qui a été fait dans la journée, la muraille refuse d’accepter la correction. Le seul moyen d’amender l’expression de sa pensée, c’est d’abattre ce qui déplaît. C’est pourquoi Michel-Ange, qui ne prenait jamais le pinceau avant d’avoir contemplé en lui-même son œuvre entière, telle qu’il la voulait, telle qu’il espérait l’achever, disait de la peinture à l’huile : « C’est une besogne de femme. » Sa nature répugnait aux tâtonnemens, et le procédé nouveau lui semblait inventé pour venir au secours de la faiblesse.

Sans accepter dans toute sa rigueur le jugement prononcé par un homme dont personne ne peut songer à discuter la compétence, les gens du métier reconnaissent d’une voix unanime que la peinture à fresque ne s’accommode pas de facultés ordinaires, tandis que la peinture à l’huile admet tous les degrés d’intelligence, et se plie aux volontés les plus incertaines. Il y a tel talent très justement applaudi qui, en remaniant vingt fois une pensée d’abord incomplète, a réussi à conquérir la renommée, et qui fût demeuré obscur, si le procédé nouveau ne lui eût permis des ratures nombreuses. Titien, dans le Saint Christophe du palais ducal et dans le couvent de Saint-Antoine de Padoue, a prouvé surabondamment qu’il pouvait se passer de ratures. Cette dernière série de compositions, envisagée au point de vue poétique, n’est supérieure ni à l’Assomption, ni à la Présentation de la Vierge au temple ; elle mérite pourtant une attention particulière pour une raison purement technique. La plupart des peintres qui ont employé ce procédé dans les églises et les couvens d’Italie n’ont pas essayé d’introduire dans leurs ouvrages des tons aussi vifs que les tons mis en usage dans l’application du procédé nouveau. La Vie de saint Antoine de Padoue fait exception dans l’histoire. Titien, qui ne tâtonnait pas et qui voyait toutes les figures sous un aspect radieux, n’a pas voulu, en se servant du procédé ancien, renoncer aux effets qu’il obtenait par le procédé nouveau. Les chairs et les draperies de ses personnages sont plus vivement colorées que chez les maîtres florentins et romains. Cependant il a su s’arrêter à temps dans cette lutte périlleuse. Il n’a pas tenté sur la muraille ce qu’il pratiquait avec tant de succès sur la toile. L’empâtement lui était interdit, et la nécessité d’accepter comme définitif l’effet des teintes plates lui commandait la sobriété. Toutefois la Vie de saint Antoine de Padoue est, avec la voûte de la chapelle Sixtine, ce qui, parmi les peintures murales, se rapproche le plus de la peinture à l’huile. Ce que Michel-Ange a fait pour le relief, Titien l’a fait pour la vivacité des tons, et quoique le couvent de Saint-Antoine n’ait pas la même importance que la chapelle du Vatican, c’est un sujet d’étude qui ne doit pas être négligé. Titien a prouvé que la peinture murale n’est pas une méthode indigente, comme l’ignorance le répète chaque jour.

Je regrette de n’avoir pas vu les Bacchanales exécutées à Ferrare pour le duc Alphonse d’Este, et qui sont maintenant en Espagne, car les gravures les plus séduisantes sont trop souvent infidèles, et quand on n’a pas étudié de ses yeux l’œuvre originale, l’œuvre du pinceau, quand on ne peut pas contrôler par ses souvenirs le témoignage du burin, on s’expose à prononcer des jugemens téméraires. Les biographes nous disent que Dominiquin pleurait en voyant partir les Bacchanales de Ferrare. C’est là sans doute une grave autorité, mais il vaut mieux s’abstenir que de parler sur ouï-dire. Si la chose n’était pas évidente de soi, les argumens ne manqueraient pas pour étayer l’opinion que j’énonce. Les trois premiers maîtres de l’Italie, Léonard, Michel-Ange et Raphaël, ont souvent exercé le burin des graveurs les plus célèbres. Pourtant celui qui veut connaître le style de ces trois maîtres agirait très imprudemment en acceptant comme décisif le témoignage de la gravure. La Cène de Sainte-Marie-des-Grâces n’est guère connue en France que par Raphaël Morghen, et tous ceux qui ont visité Milan savent à quoi s’en tenir sur la valeur de cet interprète. On peut affirmer, sans exagération, que la copie travestit l’original. Le graveur, mécontent de la santé de son modèle, a refait à sa guise les têtes compromises par l’ignorance des restaurateurs, si bien que Léonard, traduit par Raphaël Morghen, est devenu un maître tout nouveau. Les têtes gravées ressemblent si peu aux têtes peintes, qu’il est impossible d’admettre chez le graveur la ferme volonté de copier ce qu’il voyait. Il est hors de doute qu’il a dessiné d’après nature les têtes que le temps n’avait pas respectées, et qui s’écaillaient déjà du vivant même de Léonard. Quant au Jugement dernier, gravé par le Mantouan, s’il permet aux esprits attentifs de concevoir une idée assez exacte de la composition, il ne reproduit pas le style du maître, et celui qui n’aurait pas vu la fresque du Vatican pourrait croire que Michel-Ange attachait plus d’importance à la manière de grouper ses personnages qu’à la précision des contours. La Salle de la Signature, gravée par Volpato, nous offre un argument encore plus décisif. Parmi les planches publiées par la calcographie pontificale, celles de Volpato occupent à bon droit un rang très élevé, et cependant elles n’offrent qu’une image très infidèle de la pensée de Raphaël ; toute grandeur a disparu ; nous n’avons plus devant nous qu’un assemblage de figures coquettes ; théologie, philosophie, poésie, jurisprudence, tout a subi le même sort. L’élégance est remplacée par la coquetterie ; le burin a taillé le cuivre non pas timidement, mais pourtant sans hardiesse, et les figures créées par le pinceau de Raphaël se sont transformées à l’insu de Volpato. Parlerai-je des coupoles de Parme, déjà gravées plusieurs fois, et tout récemment par Toschi et ses élèves ? On ne peut refuser au travail de Toschi le mérite de la pureté ; mais, hélas ! combien la copie est demeurée loin du modèle ! Qui pourrait deviner dans ces planches, où le noir et le blanc sont si habilement distribués, la souplesse merveilleuse de la peinture ? Ceux qui ont gardé dans leur mémoire le souvenir de ces divines coupoles se demandent comment l’œuvre d’Allegri, gravée à Parme par des hommes habiles, qui pouvaient chaque jour, à toute heure, consulter le modèle qu’ils voulaient reproduire, a perdu le caractère qui lui appartient.

Je n’insisterai pas plus longtemps sur les infidélités de la gravure, et chacun comprendra pourquoi je ne parle pas des Bacchanales de Ferrare. Le jugement que je porte sur les ouvrages vus de mes yeux est déjà soumis à des chances périlleuses, car je ne m’attribue pas une clairvoyance souveraine ; ma prétention ne va pas au-delà d’une parfaite sincérité. J’ai besoin, pour soutenir cette prétention, de ne jamais accepter le témoignage d’autrui. D’ailleurs, si je regrette de n’avoir pas vu les Bacchanales de Ferrare, je ne crois pas que l’étude de ces compositions, si célèbres dans l’histoire de la peinture, fût de nature à modifier mon opinion sur la valeur et le rang du maître vénitien. Les Bacchanales en effet n’ont jamais été vantées par les contemporains comme supérieures à la Vénus qui décore aujourd’hui la Tribune de Florence. Ainsi, lors même qu’elles nous offriraient un ensemble de figures égales en beauté à la Vénus que nous avons étudiée, notre opinion ne changerait pas. C’est une lacune regrettable dans les documens dont nous pouvons disposer, mais une lacune qui ne s’oppose pas à l’accomplissement de notre tâche. Le caractère voluptueux et sensuel de la Vénus de Florence nous donne la mesure de Titien dans ce genre d’expression. Les Bacchanales de Ferrare n’ajouteraient rien à notre admiration pour ce merveilleux talent. Il vaut mieux n’en rien dire que d’en parler d’après des renseignemens indirects. Les œuvres chrétiennes et païennes que nous avons pu contempler à loisir nous expliquent assez clairement la nature et la puissance des facultés qui marquent la place de Titien dans l’histoire de la peinture. Ce qu’il importe de rappeler, avant de déterminer le rang qui lui appartient, c’est l’état de l’art au moment où il est venu, les travaux accomplis pendant sa vie à Rome et à Florence, et enfin l’action qu’il a exercée sur les générations venues après lui.

Avant les premiers travaux de Titien, la peinture italienne était déjà parvenue à la virilité, et tandis qu’il poursuivait sa carrière, Florence et Rome la conduisaient à la perfection. Giotto, Fra Angelico et Masaccio s’étaient préoccupés de l’expression du sentiment religieux et de l’imitation du modèle vivant. À Padoue, dans l’église de Saint-Antoine, Giotto avait laissé des monumens impérissables de son génie, et Titien pouvait les consulter à toute heure. Quant aux fresques du couvent de Saint-Marc à Florence, rien n’autorise à croire qu’il les ait connues. On peut en dire autant de la chapelle du Carmine, commencée par Masolino da Panicale et terminée par Masaccio. Cependant cette chapelle, étudiée avec une égale ardeur par Raphaël, par André del Sarto, par Léonard et par Michel-Ange, avait opéré une véritable révolution dans la peinture italienne, car elle avait enseigné la nécessité de traiter les extrémités, les pieds et les mains, avec autant de soin que le torse et le visage. On peut dire que la chapelle du Carmine a révélé la manière de mettre les figures d’aplomb. Avant l’élève de Masolino, presque tous les personnages des meilleures compositions se tenaient sur la pointe des pieds. Après avoir vu la chapelle du Carmine, personne n’osa plus suivre cette méthode barbare, et l’étude des extrémités entra dans la tradition. Si Titien n’a pas connu les travaux de Masaccio, et nous avons le droit de le croire, il n’a pas échappé à l’action de ce maître, qui avait changé la face de la peinture. Il a profité de ses conseils sans les avoir recueillis directement. Je ne veux établir entre eux aucune comparaison, je me borne à dire que Masaccio avait frayé la voie où Titien a marché ; seulement le maître florentin comprenait l’imitation autrement que le maître vénitien. Dans la chapelle du Carmine, ce qui attire surtout l’attention des connaisseurs, c’est l’expression de la forme ; dans les fresques de Saint-Antoine de Padoue, comme dans l’Assomption, comme dans la Présentation au Temple, c’est le choix et l’harmonie des couleurs. Masaccio s’attachait à traduire les contours du corps par la draperie. Cette distinction suffit pour marquer l’intervalle qui sépare le maître florentin du maître vénitien. Masaccio avait montré ce qu’il fallait faire pour imiter la forme du modèle ; Titien a fait un pas de plus vers la vérité en s’efforçant de donner au modèle la couleur qui lui appartient. Il est vrai qu’il a trop souvent négligé le contour pour le ton de la chair et la splendeur des étoffes. Plus habile que Masaccio dans le maniement du pinceau, il est souvent moins vrai et ne rend pas avec autant de précision le caractère individuel des physionomies, ou du moins ne reproduit pas aussi fidèlement le côté anecdotique des figures. Quant à l’expression du sentiment religieux, il est hors de doute qu’il ne l’a jamais possédé comme Giotto et Fra Angelico. Supérieur à ces deux maîtres dans la pratique de la peinture, il n’a jamais su se pénétrer comme eux du sens intime des épisodes bibliques ou évangéliques. C’est un fait que je me contente d’affirmer sans vouloir y trouver un sujet de reproche contre le maître vénitien. À l’époque où vivait Titien, l’étude des lettres païennes, très utile sans doute au développement de l’intelligence humaine, dont les bienfaits n’ont pu être contestés que par l’ignorance et la superstition, avait profondément altéré les traditions de la peinture byzantine, et la représentation des sujets religieux était livrée à la discussion comme la représentation des sujets profanes. À Dieu ne plaise que je conseille aux peintres de nos jours un retour violent vers Giotto et Fra Angelico ! Ce serait méconnaître les bienfaits de l’expérience ; mais l’histoire nous enseigne, et je suis forcé d’avouer que Giotto et Fra Angelico traduisaient l’Ancien et le Nouveau-Testament avec plus de ferveur et de naïveté que les maîtres venus après eux. Le problème à résoudre ne serait pas de les imiter, mais de s’associer à leurs intentions, en tenant compte des progrès accomplis dans la partie technique de la peinture, je veux dire dans l’imitation du modèle.

Rubens et Rembrandt relèvent de Titien, les esprits les plus sceptiques ne sauraient le nier. C’est un fait acquis à l’histoire, et qui peut servir à marquer la place du maître vénitien. Comme Rubens et Rembrandt ont joué un rôle immense dans les révolutions de la peinture, il est impossible d’accepter leur importance sans accepter en même temps l’importance de leur aïeul. Toutefois, comme l’école flamande et l’école hollandaise n’ont pas la même valeur que les écoles de Florence, de Rome et de Parme, nous sommes amené à conclure que Titien, aïeul et maître de Rubens et de Rembrandt, ne peut être placé sur la même ligne que Léonard et Michel-Ange, Raphaël et Allegri. Je sais que ce jugement pourra sembler téméraire à plus d’un lecteur, et pourtant je ne fais qu’énoncer le jugement de l’histoire. Il faut nier le sens du passé, ou donner à Titien le rang que je lui assigne. Le passé, je ne l’ignore pas, est soumis à des interprétations très diverses, et chacun, en proposant un sens nouveau, croit enseigner la vérité. Cependant la comparaison des faits ne tarde pas à faire justice des paradoxes, et je crois que l’importance accordée trop souvent à l’école vénitienne est aujourd’hui singulièrement diminuée. Pour les esprits qui ont suivi en Grèce et en Italie le développement des arts du dessin, il est évident que dans la peinture la forme domine la couleur. Or comme en Italie Florence et Rome représentent l’expression de la forme d’une manière excellente, comme les coupoles de Parme, sans pouvoir se comparer aux travaux florentins et romains du Vatican, se placent immédiatement après ces travaux pour l’imitation idéale du modèle humain, il faut bien se résigner à mettre le chef de l’école vénitienne au cinquième rang. J’admire très sincèrement l’Assomption, le Christ au Tombeau ; mais il ne dépend pas de moi de changer les conditions de la peinture et ce que j’appellerai l’ordre hiérarchique de ces conditions. Pourquoi la forme domine-t-elle la couleur ? C’est une question que les disciples de Titien, de Rubens et de Rembrandt n’entendent jamais poser sans sourire. À leurs yeux, les termes de cette question ne méritent pas une heure d’étude. Qu’ils me permettent de soutenir un avis contraire. La couleur charme le regard, mais ce n’est pas à la couleur qu’il est donné de parler à la pensée, et pour démontrer l’importance souveraine du dessin, je n’aurais pas besoin d’ajouter un mot, si la partie philosophique de l’art était familière à tous les esprits. Je sais depuis longtemps que les choses ne vont pas ainsi, et je comprends la nécessité d’expliquer ce qui est évident pour les lecteurs studieux. La forme domine la couleur, parce que la forme exprime le mouvement, parce que le mouvement exprime la volonté. Léonard et Michel-Ange, Raphaël et Allegri, qui rendent d’une manière excellente la forme, c’est-à-dire le mouvement, c’est-à-dire la volonté, occupent donc nécessairement un rang supérieur à celui de Titien, qui a toujours mis la couleur au-dessus de la forme. En dévoilant ainsi la route que j’ai suivie pour arriver à l’opinion que j’énonce, je ne crains pas le reproche de subtilité. Je professe pour la clarté un profond respect, mais je ne crois pas que la clarté soit inconciliable avec l’analyse la plus délicate des élémens de la pensée, et je nourris la ferme confiance que les motifs de mon opinion seront facilement compris. Je n’ai pas prononcé légèrement, j’ai longtemps délibéré, et j’ai tenu à dire pourquoi Titien n’a pas à mes yeux la même valeur que les maîtres qui ont cherché constamment l’expression de la forme. Si j’avais négligé d’expliquer le sens que j’attribue à la forme, mon jugement aurait pu passer pour un caprice. Après les explications que j’ai données, la méprise ne se comprendrait plus. Dans les arts du dessin comme dans la musique, comme dans la poésie, la valeur des œuvres est en raison directe de l’importance assignée à la pensée. C’est d’après cette loi que l’histoire a marqué le rang de Mozart et de Beethoven, de Shakspeare et de Molière. C’est ainsi que j’ai marqué le rang de Titien.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Voyez sur Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Rubens, Rembrandt, le Corrège, les livraisons du 1er septembre 1850, du 1er février 1834, du 1er janvier 1848, du 15 octobre 1854, du 15 juillet 1853, et du 15 décembre 1854.