Thomas Carlyle et John Sterling
ET
JOHN STERLING.
- I. Latter Days Pamphlets, by Thomas Carlyle, London, 1850. — II. The Life of John Sterling, by Th. Carlyle, 1 vol. in-8o; London, 1852, Chapmann and Hall. — III. Essays and Tales, by John Sterling, with a Memoir of his life, by Julius Charles Hare, London, John Parker.
Thomas Carlyle est l’écrivain qui s’est le plus occupé de son temps; toutes ses pensées, tous ses écrits se rapportent à l’époque actuelle. Le spectacle des faits contemporains, les éruptions révolutionnaires, l’anarchie européenne, la révolution française et ses deux filles cadettes, les révolutions de juillet 1830 et de février 1848, les actions et les réactions politiques, le chartisme, le radicalisme, le bégaiement à peine articulé des doctrines modernes, les psalmodies routinières et monotones des doctrines anciennes, voilà ses sujets d’inspiration, la matière première de ses écrits, raw material, comme disent les Anglais. Ses sources d’inspiration ne sont pas plus lointaines que celles-là, le métal dont il se sert n’est pas plus beau ni plus pur que celui-là. De science pure, de pratique de l’art pour l’art, il ne s’en est jamais occupé; du passé lui-même, du passé historique, il n’aime à s’en informer qu’autant que ce passé contient encore des enseignemens pour le présent, qu’autant qu’il est encore le présent sous une ancienne forme. La guerre des deux roses est sans doute une chose fort dramatique, dirait-il, où le vieux sang normand coula à flots; mais la révolution française est encore bien plus dramatique ; c’est un drame où nous sommes à la fois acteurs et spectateurs. Les invasions des pirates danois et les exploits des anciens rois saxons sont encore intéressans pour nous ; mais les pirates et les hordes modernes, — chartistes, révolutionnaires, Irlandais affamés, tailleurs anglais réduits à la détresse, fermiers ruinés ou marchant à grands pas vers la ruine, — sont un sujet infiniment plus intéressant, d’autant plus que nous n’avons, pour repousser ces modernes envahisseurs, ni roi Alfred ni roi Édouard. Les philosophies et les doctrines anciennes sont de bons motifs d’étude, ne fût-ce que pour nous apprendre qu’autrefois il y avait des hommes qui avaient de fortes croyances, et qui vivaient grâce à ces croyances ; mais il serait beaucoup mieux de vivre nous-mêmes et d’avoir comme eux des croyances. Autrement, quel bien peut nous faire l’étude de toutes ces choses depuis long-temps mortes et de tous ces dangers depuis long-temps passés ? Les dangers ont toujours entouré la vie humaine, toujours aussi les croyances ont soutenu la vie humaine contre les dangers : voilà ce que nous apprennent toute histoire, toute philosophie et même toute religion. — La guerre des deux roses fut terrible ; mais les menaces du chartisme, si vous n’y prenez garde, ne le seront pas moins. Les croyances du moyen-âge ou de nos pères du XVIIe siècle étaient grandes certes, mais dignes d’une meilleure récompense que les éloges historiques dont leurs fils les accablent : elles étaient dignes d’être continuées et perpétuées. Toute science donc qui n’a pas un rapport immédiat avec le temps présent est comme une médecine tombée en désuétude, qui ne s’appliquerait qu’à des maladies dès long-temps évanouies, ou à une médecine hypothétique, qui ne s’appliquerait qu’à des maladies futures ou à des cas imaginaires. Toute littérature, tout art, tout système qui n’est pas un acte, qui ne passe pas dans la vie des générations actuelles, est purement chimérique et inutile. C’est un dilettantisme stérile qui est une manière de scolastique, bien qu’il lui arrive quelquefois de déclamer contre la scolastique. C’est une scolastique qui n’a pas même le courage de son aînée, celui de juger et de brûler les hérétiques, les philosophes, les protestans, mais qui de son coin académique, lâche et niaise, incapable de dire un mot sincère et tremblant de se compromettre, ne sait que persifler et railler. Dans un temps où il n’existe plus d’aristocratie pour prendre soin des populations, et où les prêtres qui ont charge d’ames ne sont plus écoutés qu’à peine, une seule chose subsiste encore : la presse avec son bruit incessant ; elle seule parvient encore à se faire entendre, et le métier de l’écrivain est le plus misérable des métiers, s’il ne sert qu’à augmenter le mal dont nous soufrions, ou si, désertant par bon goût le spectacle de ces douleurs, l’écrivain se retourne pour suivre une pensée égoïste et prendre un frivole plaisir aux peintures des douleurs et des dangers des hommes d’autrefois. Telle est la manière dont Thomas Carlyle comprend les devoirs de l’écrivain dans tous les temps et plus spécialement encore dans le nôtre. Dans les brusques apostrophes, dans les anathèmes qu’il n’épargne pas à son époque, il est facile d’observer une tendresse et une sympathie pour ses semblables plus grandes, je crois, que chez aucun autre penseur contemporain. Les préoccupations habituelles de l’écrivain, les réserves, les réticences ne sont point son fait : il va droit au but, sans s’inquiéter des considérations d’hommes et de choses, comme un boulet de canon qui fait sa trouée fatalement, et sans savoir si celui qu’il va blesser est un des principaux officiers ou bien un des derniers soldats de l’armée. « Quel est donc cet homme? disait la reine Marie Stuart un jour que John Knox était venu lui faire des remontrances; quel est donc cet homme qui vient ici en remontrer aux rois du royaume? — Un sujet de ce même royaume, madame, » répondit le terrible sectaire. Cette belle parole, Carlyle l’a répétée, sous des formes diverses, toutes les fois qu’il a fait entendre quelques-unes de ses éloquentes accusations; c’est pour ainsi dire sur cette parole qu’il s’appuie pour justifier sa perpétuelle dénonciation des faits contemporains. A celui qui lui demanderait : — Et qui êtes-vous donc, vous qui attaquez ainsi votre époque? il répondrait comme il a répondu plus d’une fois : — Un homme vivant dans cette époque, qui en souffre, qui en redoute les malheurs, et qui, en l’attaquant, se défend personnellement et combat pour sa vie, que vous tous, volontairement ou involontairement, vous gênez, vous souillez, vous arrêtez par vos persiflages, vos scepticismes, vos sensualités et vos impiétés. Je ne parle pas au nom des whigs et des tories, des radicaux ou des prêtres, je parle en mon nom; je parle non comme un esclave d’un parti, mais comme un homme. — Personne n’a autant que lui surveillé les tendances de son temps, personne n’a suivi ainsi pas à pas ses contemporains en les avertissant : — Prenez garde, il y a là une fosse, ici un tronc d’arbre, là-bas un marais, plus loin un sentier dangereux ! — Ce métier de gardien du phare protecteur des vaisseaux en détresse, de veilleur de nuit sonnant les heures et rappelant à la fois à la conscience des hommes l’éternité qui subsiste immobile et le temps qui s’enfuit, personne ne l’a jamais accompli avec autant de zèle, d’ardeur, d’amour pour ses semblables et de patriotisme que lui. Anglais et protestant jusque dans ses dernières et ses plus minces fibres, l’image de la patrie en détresse et qui pourrait sombrer si l’on n’y portait promptement secours, l’image de la vie humaine qui court risque de se matérialiser et de se pervertir entièrement, le remplissent d’anxiété, de colère et d’éloquence. Et en vérité, si, comme cela lui est probablement arrivé, il s’est interrogé, il a dû s’avouer qu’il avait trouvé sa récompense, car, en étudiant attentivement ses écrits, je me suis souvent demandé si au fond il y avait plus de talent chez lui que chez tel ou tel autre écrivain ingénieux, spirituel et sceptique, vivant près de lui ou près de nous : peut-être n’y en avait-il pas davantage primitivement; mais son zèle pour ses semblables et son amour de la patrie lui ont donné une force que tous les ingénieux artifices de l’étude ne lui auraient pas donnée, et ont répandu dans toutes ses pages une chaleur, une vie, un mouvement, que les combinaisons, les procédés n’auraient jamais été capables de leur communiquer. Ce n’est pas la première fois que la conscience accomplit de tels miracles. Carlyle a considéré son métier d’écrivain non comme un métier d’artiste, mais comme un métier de soldat, et il a obtenu par ce moyen la puissance d’être un artiste, et un artiste des plus amusans. Rien n’est difficile à suivre comme un traité de métaphysique, ou difficile à comprendre pour ceux qui n’y sont pas habitués comme un plan de bataille; mais à coup sûr rien n’est émouvant comme l’exécution de ce même plan de bataille, comme cette géométrie transformée en action héroïque; rien n’est amusant, se dit-on aussi après la lecture de Carlyle, comme la philosophie en action. Les différens systèmes philosophiques si tristes, si mornes, quand ils sont présentés sous leur forme sèche et abstraite et séparés de l’existence, comme on se plaît à les suivre ici dans leurs principes et leurs conséquences, à travers les friponneries de Cagliostro, les fureurs des jacobins à demi héroïques, le combat de la vie de Samuel Johnson, à travers les longues années méthodiques et sérieuses de Goethe ou les jours rapides de Burns, la jeunesse orageuse de Mirabeau ou la jeunesse silencieuse de Cromwell!
Carlyle est très Anglais et très protestant, c’est-à-dire par conséquent très pratique, très réaliste et très iconoclaste. Comme tous ses compatriotes, il ne demande pas pour apprécier une chose : Quelle apparence a-t-elle, ou quelle forme? mais : Combien pèse-t-elle et que vaut-elle intrinsèquement? Il va, brisant les idoles, sans s’inquiéter des clameurs de leurs adorateurs. — Vous fallait-il donc des images? leur dit-il, j’en suis fâché, mais les voilà à bas. — Il n’a qu’un cri : A bas les masques ! afin qu’on puisse voir les vrais visages. Assez de comédie, d’hypocrisie, de mensonges philosophiques, de faux sentimens philanthropiques! On lui a beaucoup reproché, et tout récemment encore on lui reprochait amèrement dans une revue américaine son trop grand amour de la force et du succès; mais il est visible que cette admiration n’est chez lui, comme chez beaucoup d’autres dans le temps où nous vivons, qu’une réaction contre tous les artifices logiques, diplomatiques, religieux, dont nous avons tant souffert depuis cinquante ans et dont nous souffrons encore. Voir perpétuellement autour de soi et devant soi des hommes qui griment leurs visages, qui savent l’art des demi-mensonges, des trois quarts de mensonge et des mensonges entiers, qui sourient par réserve devant une chose qui mérite le rire, qui se contentent de hausser les épaules ou, plus simplement encore, de se taire devant une chose qui mérite l’indignation et la flétrissure, c’est un supplice que beaucoup parmi nous ont pu éprouver et ont éprouvé. Mais la force, mais le succès, voilà qui est clair, net, sans réplique, dans un temps où tout le monde tremble, où personne n’ose faire le bien qu’avec réserve et le mal qu’avec mesure, dans un temps qui a remplacé par la crainte et la timidité les antiques vertus nommées humilité et modestie, et où les criminels eux-mêmes tiennent à être des dialecticiens et à atténuer leurs crimes par d’hypocrites explications! Honneur à ceux qui ont encore le courage et l’audace d’être bons et mauvais, et d’accomplir leurs crimes et leurs bonnes actions conformément aux lois éternelles de la nature humaine! De là provient, je pense, l’admiration de Carlyle pour les caractères énergiques, pour les audacieux, pour tous ceux qui, selon le mot de Mirabeau, connaissent l’art d’oser. L’action, l’action, non les paroles ou les écrits, — voilà le seul moyen de guérir ces générations modernes fatiguées d’écrire, plus fatiguées de lire, accablées depuis tant d’années de romans, de drames et de systèmes philosophiques; voilà, pour les générations qui vont à leur tour paraître sur la scène du monde, le moyen d’échapper aux vices de leurs aînées. L’allocution qui termine un de ses derniers pamphlets, et qu’il adresse aux jeunes générations de la Grande-Bretagne, peut s’adresser aussi avec profit à toutes les jeunes générations de l’Europe, et renferme, avec des conseils pour l’avenir, une confession sincère des erreurs du passé. « Ne sois pas un orateur public, s’écrie-t-il éloquemment, ô brave jeune homme anglais, toi dont les destinées vont commencer; n’en appelle pas au vulgaire à longues oreilles, ne t’adresse pas à lui; déteste le profane vulgaire et souhaite-lui le bonsoir. Appelles-en aux dieux par des œuvres silencieuses, et, sinon par des œuvres, par des souffrances silencieuses, car les dieux gardent pour toi de plus nobles sièges qu’il n’y en a dans le cabinet des ministres. Tu as du talent pour la littérature : ne le crois pas, sois lent à le croire. La nature ne t’a pas ordonné précisément de parler ou d’écrire, mais elle t’ordonne péremptoirement de travailler; et, sache bien ceci, il n’a jamais existé de talent, même pour la littérature réelle (car nous ne parlons pas des talens qui se sont perdus et condamnés à faire de la fausse littérature), qui, primitivement, n’ait été un talent capable de choses infiniment meilleures encore. Sois plus réservé qu’enthousiaste à l’endroit de la littérature. Travaille, travaille là où tu te trouveras; accomplis, accomplis l’œuvre qui se trouvera à la portée de ta main; accomplis-la avec la main d’un homme et non d’un fantôme, et que l’accomplissement de cette œuvre soit ta grande récompense, ta bénédiction et ton bonheur secrets! Que tes paroles soient peu nombreuses et bien ordonnées. Aime le silence plutôt que le discours dans ces jours tragiques où, à force de parler, la voix de l’homme est devenue pour l’homme un jargon inarticulé, où les cœurs, au milieu de ce tumulte et de ce bavardage, restent muets et tristes en face les uns des autres. Ingénieux, spirituel!... oh ! par-dessus tout, ne sois ni ingénieux ni spirituel : aucun de nous n’est obligé d’être spirituel, mais nous sommes tous obligés d’être sages et vrais sous les plus terribles pénalités.
« Brave jeune ami, qui m’êtes si cher, que je connais en un certain sens, bien que je ne vous aie jamais vu et que je ne doive pas vous voir, vous êtes, ce qui ne m’est plus permis, dans le cas heureux d’apprendre à être quelque chose et à faire quelque chose, au lieu de parler éloquemment sur ce qui se fait, ce qui a été et peut être fait : les vieux sont ce qu’ils sont et ne se corrigeront pas ; notre espoir est donc en vous. L’espérance de l’Angleterre et du monde, c’est qu’il peut y avoir encore des millions d’êtres sincères et vrais au lieu des quelques unités vraies et sincères qui existent aujourd’hui. Marchez donc avec courage; macte, i fausto pede, et puissent les générations futures, après avoir fait connaissance de nouveau avec la vertu du silence et avec tout ce qui est noble, sincère et divin, jeter sur nous, quand elles regarderont en arrière, des regards de pitié et d’incrédule étonnement! »
Oui, en vérité, ces conseils sont salutaires, mais ces regrets du passé ne sont pas justifiés par les écrits de Carlyle. Ce n’est pas à lui qu’il appartiendrait de faire de telles confessions, car ses écrits sont de véritables actions, de véritables devoirs accomplis. Bien des hommes appartenant à la même génération que lui, vivant dans un autre pays que le sien, auraient plutôt sujet de se frapper la poitrine et de dire tout haut : Nous avons eu tort. — Mais, qu’on se rassure, ils ne le feront pas.
Quant aux théories et aux idées de Carlyle, — idéal réalisé, culte des héros, théorie du silence, identité de la puissance et du droit, explication de la révolution française, nécessité des symboles, — nous en avons dit ici même[1] tout ce qu’on peut en dire, et nous ne croyons pas nécessaire d’y revenir. Nous avons voulu, à l’occasion du portrait qui accompagne ces pages, revenir sur l’homme plutôt que sur le philosophe et reproduire les traits de la nature morale de l’écrivain à côté de ses traits physiques. Nous avons dit ce qui faisait son originalité comme écrivain : l’amour de son temps, quelque déplaisant qu’il soit d’y vivre, et la mission qu’il s’est donnée de redresser partout les injustices, de relever les erreurs morales, les idées fausses, d’attaquer l’aveugle philanthropie et le sec égoïsme de ses contemporains. La vie de ce penseur éminent et singulier achèvera d’éclairer son caractère et ses écrits,
Thomas Carlyle est né vers 1796, dans un petit village sur les confins de l’Angleterre et de l’Ecosse, Middlebie, si nous ne nous abusons pas. Son père était un brave fermier du pays, un homme rigide et religieux, universellement respecté des habitans d’alentour comme étant le meilleur, le plus sagace et le plus intelligent d’entre eux. C’était lui qui arrangeait les différends entre les voisins, arrêtait les procès; c’était lui qui était le plus consulté dans toutes les affaires d’une délicate moralité et qui requéraient, pour être appréciées, un jugement à la fois solide et subtil; c’était lui qui était le plus écouté dans toutes les affaires de la localité. En un mot, le père de Carlyle n’est pas sans quelque analogie avec le père de notre Diderot, dont Carlyle lui-même a tracé un si beau portrait, qui était l’arbitre de son quartier et qui évitait à ses voisins, par sa sagesse et son expérience, les procès, les inimitiés, les désastres domestiques. Carlyle a ressenti vivement et a exprimé plus d’une fois sa reconnaissance envers Dieu qui lui avait donné un tel père. Fier de sa naissance à la fois populaire et noble, il a pu dire souvent de lui-même ce qu’il dit quelque part à propos de Burns ou de Diderot, deux plébéiens comme lui : « Combien de rois, combien de princes ne sont pas aussi bien nés! » Les opinions de Carlyle pourraient s’expliquer, pour ainsi dire, par sa naissance et par la première éducation qu’il a reçue; d’un cœur très sympathique au peuple, il n’en a pas moins des opinions aristocratiques très prononcées : c’est que tout jeune il avait pu apprendre, en voyant son père, combien est respectable le peuple, et, en écoutant ses leçons, combien méprisable est la populace. Tel est le sentiment qui vibre dans tous les écrits de Carlyle. A un certain moment, il a pris en main la cause du peuple au point de s’attirer la sympathie des chartistes, et il n’a cessé pendant toute sa vie de cracher sur les coquins. Sa première éducation fut toute rustique et populaire, et il lui en est toujours resté quelque chose; lui-même, dans le Sartor resartus, a pris soin de nous informer des impressions de son enfance et de l’influence que ces impressions, la nature des lieux, des paysages, des spectacles environnans, ont eue sur son esprit. Les foires aux bestiaux auxquelles son père le menait quelquefois, l’apparition renouvelée deux fois par jour de la malle-poste qui passait en haut du village et lui semblait une sorte de véhicule mystérieux et un petit monde ambulant qui, venu on ne sait d’où, se dirigeait vers un but inconnu, — tout cela est décrit dans le Sartor resartus avec la fraîcheur et la vivacité qu’ont toujours les premières impressions de l’enfance naïve. Et à ce sujet qu’on nous permette une réflexion physiologique. Examinez le portrait de Carlyle : ne trouvez-vous pas que tous les traits qui composent cette tête solide ont un caractère rustique moralement et physiquement? La force, la santé sont visibles; le lent travail des années a creusé ces traits sans les bouleverser, il ride visiblement ce visage et l’amaigrit, mais il ne le plisse pas. L’austérité, l’obstination, la persévérance, la patience, l’infatigable courage qui ne se rebute pas et va toujours tout droit malgré les obstacles, toutes ces qualités et ces vertus de la race rustique sont écrites sur ce visage sérieux, sévère, un peu dur. J’ai vu il y a quelques années déjà un portrait de Carlyle plus jeune : les mêmes qualités y étaient empreintes ; seulement, la jeunesse, l’éducation, la culture intellectuelle, donnaient à ces traits une apparence plus mondaine en quelque sorte ; le gentleman y recouvrait la race et le sang. Mais, chose bizarre, à mesure que les années se sont écoulées, le caractère rustique a reparu et efface à son tour toutes les qualités acquises. C’est un phénomène que chacun a pu observer plus d’une fois, et qui trouve ici une nouvelle confirmation.
Outre cette éducation première, la plus importante de toutes, Carlyle en reçut une autre à Annan, et là il eut pour camarade de classe Édouard Irving, qui, plus tard, devenu célèbre par son éloquence sous le titre du révérend Édouard Irving, devait être regretté publiquement par son vieux compagnon Carlyle en termes pénétrans et d’une chaleureuse affection. Là il reçut les premiers élémens d’une éducation classique. À son grand ennui, s’il faut en croire son pseudonyme Herr Teufelsdrök, il dut apprendre les déclinaisons, les conjugaisons, et se démêler avec les syntaxes grecque ou latine. Cependant l’ambition paternelle, bien conseillée cette fois, et probablement par les indices d’intelligence que donnait le jeune homme, lui fit prendre la route de l’université d’Édimbourg, où il séjourna deux ans, tout en retournant chez son père passer le temps des vacances, jouir de nouveau des lieux qui lui étaient chers, et chercher à retrouver ses vieux souvenirs et les impressions de l’enfance. La tournure de son esprit était dès-lors à la fois spéculative et poétique ; il s’attachait avec ardeur à l’étude des mathématiques, mais tout en commençant à s’inquiéter des arcanes de Faust et de Wilhelm Meister, et en s’appliquant à les pénétrer. Un fait qui peint bien cette tournure d’esprit, c’est que, quelques années après sa sortie de l’université, il fit paraître coup sur coup une traduction de la Géométrie de Legendre, suivie d’un Traité des proportions, et une traduction du Wilhelm Meister de Goethe. Au sortir de l’université, il paraît avoir balancé quelque temps pour le choix d’une profession. D’abord il eut l’intention d’entrer dans l’église ; mais des craintes qu’il est facile de comprendre le détournèrent de ce projet. Sa grande franchise de caractère et sa liberté d’esprit plus grande encore, s’il est possible, lui firent redouter, selon toute probabilité, d’avoir à enseigner certaines choses dont il ne serait pas convaincu, et d’être obligé de faire des transactions trop fréquentes avec sa profession. Il abandonna donc ce dessein, et, en attendant qu’il eût fait choix d’une carrière, il enseigna les mathématiques dans son pays. Ce professorat provisoire dura environ deux ans.
C’est vers 1823, c’est-à-dire par conséquent vers sa vingt-septième année, qu’après avoir long-temps hésité, Carlyle se décida à garder son entière liberté et embrassa la profession d’homme de lettres, profession qu’il a si bien définie lui-même dans sa Vie de John Sterling, « profession anarchique, nomadique, entièrement aérienne et inconditionnée. » Une encyclopédie écossaise reçut ses premiers essais sur Montesquieu, Montaigne, les deux Pitt. La traduction de la Géométrie de Legendre et celle de Wilhelm Meister, dont nous avons parlé, suivirent ces débuts, et bientôt, abondant dans cette direction et creusant cette veine de la philosophie allemande, il publia sa Vie de Schiller, d’abord pièce à pièce dans le London Magazine, dont Hazlitt et Charles Lamb étaient alors collaborateurs. Cette Vie de Schiller, le premier essai remarquable de Carlyle, nous donne bien l’idée de l’état d’esprit de l’auteur à cette période, lorsqu’il était dans toute la fougue de ses élans mystiques et enthousiastes et qu’il méditait une réaction contre les théories matérialistes, sceptiques, qui régnaient alors en Angleterre et qui y ont régné officiellement au moins depuis Priestley jusqu’à Malthus. L’influence de Bentham était alors toute puissante ; l’utile était considéré comme le fondement de la société, le but de toute législation, le mobile légitime des actions humaines. Cette doctrine déshonorante pour l’humanité, bien digne d’être prêchée par l’homme qu’Edouard Gans trouva, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, s’inquiétant encore de sa réputation, au lieu de mettre son ame en état de partir décemment pour l’autre monde, avait deux vices principaux : d’une part, elle pesait comme un cauchemar sur l’esprit de toutes les âmes jeunes et vraiment libérales et généreuses, obscurcissant de son ombre sordide toutes leurs inspirations, accueillant toutes leurs paroles avec un rire sarcastique ; d’un autre côté, elle allait détruisant les bases de la constitution anglaise, minant les pouvoirs héréditaires, infectant les classes moyennes de ses poisons et les excitant contre l’aristocratie. En un mot, cette doctrine salissait la conscience humaine et mettait l’Angleterre en danger. Dans tous les temps, les gens qui pensent et qui font profession de penser peuvent, tout aussi bien que les autres classes de la société, être divisées en deux catégories, les penseurs bien nés et la populace. Bentham était le chef de cette populace, mot qui ne doit être pris, bien entendu, que dans un sens tout intellectuel. Lisez, si cela vous est possible sans dégoût, ce fameux Traité de législation où tous les vices sont pesés dans un des plateaux de la balance utilitaire et toutes les vertus dans l’autre, et vous apprendrez mieux qu’à l’école d’un brahme indien que toutes les actions sont indifférentes. Au moins les crimes et les vertus, dans les immorales théories de l’Orient, ne sont indifférentes qu’aux yeux de l’Être éternel et infini ; mais, dans Bentham, elles sont indifférentes pour l’homme. L’avarice est utile, car c’est un moyen excellent de rassembler des capitaux ; la prodigalité est admirablement vu tout le parti qu’on en pouvait tirer. Il ne s’est pas amusé à prendre au sérieux les échafaudages métaphysiques qu’il avait sous les yeux et à se perdre dans d’interminables et inutiles dissertations sur le moi et le non moi, l’objectif et le subjectif, l’esthétique transcendantale, les catégories et les antinomies. Il a senti que l’esprit qui avait élevé ces ingénieuses constructions était plus important que ces constructions mêmes, que le sentiment qui avait donné naissance aux systèmes était plus philosophique encore que les systèmes. Rationalisme de Kant, panthéisme de Goethe, quand donc aurons-nous cessé de discuter sur les étiquettes? Ce n’est pas ainsi qu’ils doivent être jugés. Dans quel état Goethe et Kant, pour ne prendre que ces deux noms, trouvèrent-ils l’homme et la société? Quelle idée se formèrent-ils de la vie et quel but poursuivirent-ils en vertu de cette idée? Goethe trouva un univers entièrement desséché, des théories (il s’en est plaint lui-même) qui représentaient l’univers comme une immense manufacture, ou mieux comme une cuisine gigantesque où tout ce que nous voyons et nous sentons, depuis les cailloux jusqu’à la pensée de l’homme, était élaboré et préparé à point; un univers composé de machines, de rouages, de tourne-broches, de fourneaux l’idéal enfin du XVIIIe siècle. Goethe parut, anima cette matière, la revêtit de ses plus riches couleurs, et nous montra, au lieu de ce mécanisme arrangé et mis en mouvement par le hasard, la lutte des forces vives de la nature. Voici le grand service qu’a rendu Goethe; il a mis fin au XVIIIe siècle d’un certain côté, il a fermé une de ses issues, et celle-là ne se rouvrira jamais. Le service qu’a rendu Kant n’est pas moins grand et ne consiste pas plus dans la théorie des antinomies que le service rendu par Goethe ne consiste dans son système panthéistique. Tous les efforts de la métaphysique, lorsque Kant apparut, avaient pour objet de rendre l’homme un être aussi terrestre et temporel que possible; aucune destinée ne paraissait, aux yeux des philosophes de cette époque, plus belle et plus digne de l’homme que celle qui le condamnerait à vivre renfermé et claquemuré dans le temps et dans l’espace; l’homme avait à se mouvoir dans ces étroites barrières mathématiques. Kant arriva et retrouva l’homme spirituel; d’un coup de plume, il effaça le temps et l’espace, les réduisit à n’être plus que des organes de l’esprit, et il replongea l’homme dans l’infini et dans l’éternité. Il ferma, lui aussi, une des issues du XVIIIe siècle, et pour toujours sans doute, malgré les efforts que fait de temps à autre pour la rouvrir la bête obscène du sensualisme et de l’impiété savante et didactique.
Carlyle a compris tout cela et ne s’est pas inquiété de chercher les erreurs de détail. Il a accepté le point de vue et le sentiment général, et, quant aux théories, il les a faites siennes par un procédé d’assimilation qui lui est propre, et qui est très pratique et très anglais. Il a transformé chaque syllogisme en fait et l’a justifié par l’histoire contemporaine, de sorte que nous sommes étonnés et ravis en voyant que toutes les entités métaphysiques, qui nous paraissaient des abstractions, marchent, parlent, sont capables de bien et de mal. Toutes les doctrines de la philosophie allemande se trouvent dans les écrits de Carlyle, mais il faut décomposer ces écrits pour les y trouver et les soumettre à une analyse pour ainsi dire chimique; elles circulent dans toutes ses pages, mais comme les élémens chimiques, le fer, la soude et les sels, circulent dans le sang qui gonfle notre cœur et dans les larmes que nous arrache la tendresse ou la douleur.
C’est sans doute à l’occasion de la Vie de Schiller que commencèrent les rapports de Carlyle avec Goethe, rapports qui furent fréquens et nombreux. Nous le voyons, dans ses lettres à Goethe, remis de toutes les maladies morales de l’époque dont il s’est plaint si éloquemment dans le Sartor resartus, car lui aussi, l’ennemi déclaré de la sentimentalité, a eu, paraît-il, sa période de désolation et de gémissemens, de byronisme et de werthérisme, comme tout le monde dans notre temps. Dans une de ces lettres, datée de 1826, il est évident que la crise, si elle a jamais été bien forte (ce qu’il nous est difficile de croire), est complètement passée, et que Carlyle avait mis à profit cette recommandation qu’il se donne à lui-même : « Ferme ton Byron, ouvre ton Goethe. » Déjà marié à cette époque, il décrit le petit coin de terre où il vit en Écosse, son pays natal, avec sa compagne, et le sentiment du bonheur domestique se mêle à cette description locale : « Ici, écrit-il à Goethe, non sans efforts, nous nous sommes bâti et monté une maison propre et substantielle; ici, en l’absence de tout emploi et de tout service professionnel, nous vivons cultivant la littérature avec diligence et selon notre méthode particulière. Nous souhaitons une joyeuse croissance aux roses et aux fleurs de notre jardin, et nous espérons que la santé et que les pensées paisibles viendront en aide à nos espérances. Les roses ont encore besoin d’être plantées en partie, mais elles fleurissent déjà dans notre esprit par anticipation. Ici, Rousseau aurait été aussi heureux que dans son île de Saint-Pierre. » Là, il vécut au sein de la solitude, continuant à habiter parmi les lieux où s’était écoulée son enfance, et amassant lentement, concentrant en lui les pensées qu’il allait laisser couler de son esprit sans interruption pendant les vingt années suivantes. Il n’a vu Londres que vers sa vingt-huitième ou sa trentième année. Son premier séjour dans cette ville date de 1826 : il n’y resta que peu de temps et revint dans sa chère Écosse, qu’il quitta à peu près définitivement vers 1830, quand son nom commença à jeter de l’éclat.
C’est dans sa solitude de l’Écosse qu’ont été écrits ses premiers et admirables essais sur la littérature allemande publiés dans la Revue d’Edimbourg et dans le Foreign Review. Il y a dans ces articles tout un premier Carlyle, jeune, laborieux, plein de hardiesse, mais d’un calme qu’il perdra tout à l’heure, apportant dans ses compositions un soin dont il s’est moins soucié depuis. Le feu volcanique, les flammes et les laves qui vont bientôt s’échapper de toutes parts couinent cachés sous la terre, et leur chaleur communique à ces pages une beauté sombre et un peu morne. Il y a, entre l’essai sur Jean-Paul Richter et les traits les plus éloquens du Sartor resartus et de tous les livres composés à partir de celui-là, la même différence qu’entre une campagne italienne et une terre étouffante des tropiques. La sympathie de la jeunesse éclaire ces premiers écrits; de belles pensées dans toute leur fraîcheur, et qui viennent à peine de germer dans l’esprit, s’y ouvrent, enveloppées dans de riches images; tout y est bien ordonné, méthodiquement placé. A partir du Sartor resartus et de sa collaboration au Fraser’s Magazine, tout change, et alors commence sa seconde manière, dont l’expression la plus éclatante est l’Histoire de la Révolution française. Dans tous les écrits de cette période se répand une même couleur noire et effroyable; sur un fond orageux des éclairs lancent leurs jets rapides et lumineux, la foudre gronde et éclate; toutes les puissances infernales crient et hurlent, emportées sur l’aile des vents rapides et des tourbillons des tempêtes. Mais de temps à autre aussi un nuage se déchire et laisse voir une petite étoile souriante sur un ciel d’un azur parfait, et, pendant que l’orage passe sur nos têtes et nous effraie, nous nous sentons rafraîchis par un air pur et doux, qui semble nous dire que toutes ces forces déchaînées de la nature ne doivent pas nous effrayer, et que le calme renaîtra. Rien n’égale la puissance des descriptions de Carlyle : les images, chez lui, se reflètent mieux que dans une chambre noire; les personnages ensevelis reprennent leurs grimaces et leurs rides; ils gambadent, courent et vivent comme par le passé. Qui a connu une fois son Cagliostro, son cardinal de Rohan, son Barrère, son Robespierre, son Danton, ne peut plus les oublier. Ses récits de la terreur sont les plus beaux que l’on ait tracés de cette sombre époque; toute l’ame de cette période révolutionnaire a passé dans ces pages; l’écho des phrases vous renvoie les refrains de la Marseillaise et de l’horrible Carmagnole. Le récit des trois mois qui s’écoulent de septembre à décembre 93, et pendant lesquels la guillotine fit sa plus riche moisson de têtes illustres dans tous les partis, laisse une impression d’effroi qui glace et arrête le sang dans le cœur comme une peur soudaine et frappe d’immobilité comme les regards du basilic. Philippe d’Orléans ouvre la marche des suppliciés, que suivent Barnave, Marie-Antoinette, les trente-deux girondins, Mme Roland, et tout un cortège de victimes nobles et jeunes qui tombent sous le couteau, « pressées, dit l’auteur, comme les feuilles sèches en automne. » C’est un récit merveilleux. De tous les livres qui ont été écrits sur la révolution, c’est celui qu’on lira le plus long-temps, et dont la signification s’épuisera le moins vite. Les différentes histoires qui ont été écrites sont déjà dépassées, et leurs théories reconnues fausses. Les Considérations de M. de Maistre, le livre le plus remarquable que la France ait produit sur ce sujet, le plus prophétique et le plus profond, est dépassé lui-même. Seule, la théorie de Carlyle résiste, et, selon toute probabilité, triomphera des événemens futurs, comme elle a déjà triomphé des événemens des dernières, années, qui lui ont donné pleinement raison.
A partir du livre intitulé Chartisme, la manière de Carlyle se gâte; ses couleurs deviennent de plus en plus sombres; il tourne au noir. Tous ces écrits, très remarquables d’ailleurs, et qui ne pourraient être d’un autre que de lui, ont deux grands défauts : ils sont confus et brisés. Il y a bien des théories originales, bien des idées neuves dans le Chartisme, le Past and Present, les Lettres de Cromwell, les Latter days Pamphlets; mais elles y sont éparpillées, émiettées, et perdues au milieu d’un véritable chaos d’invectives, d’apostrophes, de colères et de plaisanteries. Les Latter days Pamphlets surtout, qu’on a déjà fait connaître aux lecteurs de la Revue[2], portent à toutes les pages l’empreinte de ces défauts. La révolution de février avait mis le brave Carlyle en fureur, et alors insurrections, parlemens, politique de lord Palmerston, rois fuyant devant l’émeute, littérature contemporaine, réactions politiques, rien ne fut à l’abri de ses coups. Toutes les choses dont un Anglais est fier, son parlement, sa liberté, son progrès matériel, il foulait tout cela aux pieds. Les philanthropes comme John Howard, les capitalistes et constructeurs de rail-ways, le cabinet de lord John Russell, tout cela fut confondu dans le même anathème. Il n’y avait qu’un point sur lequel il semblait s’accorder avec l’esprit et les institutions de son pays, c’est le protestantisme. L’agression papale, comme on dit de l’autre côté du détroit, lui a inspiré le dernier et le plus remarquable, à notre avis, de ses huit pamphlets, intitulé Jésuitisme, écrit infiniment curieux et neuf, mais dans la discussion duquel, pour plusieurs raisons que l’on comprendra sans doute, nous ne nous soucions pas d’entrer. Ces pamphlets, accueillis par des clameurs lors de leur première apparition, ont eu la fortune de tous les écrits de Carlyle. Deux ans se sont passés, et leur mérite peut frapper maintenant tous les yeux. La plupart de leurs prédictions se sont réalisées; il avait frappé juste, quoiqu’il eût frappé trop fort et avec toute la colère dont l’Europe a été saisie dans les dernières années. Il avait déclaré le parlement d’Angleterre atteint d’une langueur qui pourrait être mortelle; on a beaucoup ri à cette époque, et pourtant que disait récemment encore le Times? que disait au sein de ce parlement lui-même sir James Graham, un homme compétent en matière parlementaire, pas plus tard que la semaine passée? Il avait déclaré que le gouvernement de la Grande-Bretagne allait, si l’on n’y mettait ordre, cesser bientôt de fonctionner, que la tradition politique avait besoin d’être abandonnée, parce qu’elle devenait la routine, et qu’il était urgent qu’il apparût un véritable réformateur. Est-ce que ce qui se passe depuis un an en Angleterre n’a pas dessillé tous les yeux? est-ce que la nécessité d’un grand homme d’état novateur ne se fait pas sentir de plus en plus? Les événemens qui se sont produits en Europe depuis le 2 décembre ont donné pleinement raison à Carlyle, et quant à sa théorie industrielle dont on a tant plaisanté, à ses capitaines du travail, à sa réglementation militaire de l’industrie, je ne voudrais point parier que cette idée n’ait pas germé dans d’autres têtes que la sienne.
Depuis de nombreuses années déjà, M. Carlyle vit à Chelsea. Tous les visiteurs s’accordent à le représenter comme un homme excellent, plein d’humour et d’éloquence dans la conversation, satirique sans être aucunement frondeur, un peu agressif, mais toujours sous l’empire d’un sentiment noble et l’impression de dépit que fait sur lui une idée fausse ou légère. Il aime peu, je le crois, la contradiction, et estime encore moins les gens avec lesquels il ne se trouve aucun point de ressemblance. Grand ennemi du sentimentalisme, contre lequel il gronde, il n’en est pas moins affable et généreux envers tout malheur véritable, que ce soit le malheur d’un roi ou d’un mendiant. Les véritables malheurs de la vie, les chagrins infinis, comme il le dit lui-même, n’ont pas trouvé d’interprète plus ému, et un homme qui a peu de traits communs avec lui, et qui aime autant la sentimentalité et le dilettantisme que Carlyle les déteste, lui a rendu ce témoignage, — que toutes les fois qu’un infortuné s’était adressé à lui, les consolations et les secours n’avaient jamais été en retard.
J’arrive au dernier ouvrage de Carlyle, la Vie de John Sterling. Qu’était-ce que John Sterling? Un littérateur ami de Carlyle, mort avant l’âge, emporté par une maladie de poitrine; un des fondateurs du journal littéraire bien connu sous le nom d’Athenœum, homme de talent, intelligence vive et douce, cœur excellent. Sterling n’a pas laissé une grande réputation : il est au nombre de ces travailleurs laborieux et dévoués qui, tout en contribuant par leurs écrits à modifier l’esprit de leur temps et à façonner l’opinion publique, n’atteignent jamais pourtant à une grande renommée, faute d’avoir pu élever un monument littéraire d’abord, et ensuite faute de pouvoir se résigner à chauffer leurs succès, comme on dit en argot littéraire. Les hommes de cette sorte manquent d’esprit d’intrigue et de bassesse, travaillent avec persévérance, vivent inconnus, meurent obscurs et s’en soucient peu. Dès-lors à quoi bon entreprendre une biographie détaillée de quelqu’un de ces personnages condamnés à l’oubli? pourquoi troubler le repos de leurs cendres et faire apparaître leur spectre devant le public? Quelques lignes nécrologiques dans le coin d’un journal ne suffisent-elles pas? Carlyle ne l’a pas pensé, et pour trois raisons. La première raison est toute systématique et dérive de ses opinions sur la biographie, qui lui paraît le meilleur cours de morale et de philosophie qu’il soit possible d’offrir au public, un cours de morale relevant directement de la vie, vérifié et justifié à chaque instant par les faits et l’expérience. « L’homme est toujours intéressant pour l’homme, » a-t-il répété bien souvent, et rien ne nous semble plus vrai. « J’ai souvent remarqué qu’une esquisse véridique de l’homme le plus humble, qu’un récit de son pèlerinage à travers la vie, sont capables d’intéresser le plus grand des hommes; que tous les hommes étant frères à un certain degré, peu appréciable d’ailleurs, la vie de chaque homme se présente comme l’emblème étrange de la vie de chacun de nous, et que les portraits, lorsqu’ils sont excellens, sont, de toutes les peintures suspendues à nos murailles, celles qui nous vont le plus au cœur. Les avertissemens et la moralité contenus dans cette petite œuvre ne manqueront donc pas de se présenter au lecteur, s’il sait lire honnêtement. » La biographie, telle que Carlyle la comprend, n’est donc pas seulement un cours de morale, elle est une œuvre d’art. Qui n’a pas éprouvé, en effet, l’impression profonde que nous laissent les portraits des vieux maîtres, et qui n’a pas mille fois détourné les yeux de quelque grande page historique ou sacrée pour aller contempler quelqu’un des portraits de Titien ou de Van Dyck? Une bataille, un massacre, un fait quelconque reproduit sur la toile, ne me reproduisent jamais qu’un fait, une bataille ou un massacre. Ces visages au contraire, avec leurs rides, leurs yeux farouches ou doux, leurs lèvres méprisantes ou calmes, leur tête hautaine ou souriante, m’expliquent non-seulement tous les faits de leur vie, mais ils font soudain apparaître ceux même qui étaient en germe en eux et qui n’ont pas pu éclore : chacune de ces rides cache une ruse diplomatique, ces regards annoncent des batailles sans nombre. Les portraits. en un mot, doivent toute leur excellence à ceci : c’est qu’ils nous racontent non-seulement ce qui a été, mais ce qui aurait pu être; ils nous font sentir toutes les capacités latentes de l’individu, tout le travail intérieur, toute la partie mystérieuse de l’homme, la meilleure, c’est-à-dire celle qui n’est pas encore parvenue à pouvoir s’exprimer et s’incarner dans un fait concret, authentique. La théorie de Carlyle sur la biographie est donc vraie. Il en a fait maintes fois les plus belles applications, et tout récemment encore dans la Vie de Sterling.
Sterling, en mourant, après avoir trié ses papiers et en avoir brûlé beaucoup, confia le soin de la publication à deux de ses amis, Thomas Carlyle et l’archidiacre Charles Hare, recteur d’Herstmonceux, membre de l’église anglicane, un des premiers maîtres de Sterling et un de ses amis les plus dévoués. Après les conférences et les négociations ordinaires dans ces sortes d’affaires littéraires, Carlyle laissa le soin de l’édition à l’archidiacre Hare, qui, en 1848, publia, sous le titre de Contes et Essais de John Sterling, deux volumes considérables, édités avec soin. La Vie de Sterling, écrite par son éditeur et placée en tête du premier volume, est un excellent travail littéraire; mais, en sa qualité de membre de l’église, l’archidiacre Hare, ainsi que cela est trop fréquent chez tous les ecclésiastiques, s’est cru obligé d’appuyer très vivement sur l’inorthodoxie de Sterling, qui était pourtant chrétien, et de réfuter longuement quelques-unes de ses opinions religieuses. Il a donné à ses quelques assertions théologiques, erronées ou non, l’importance d’une erreur capitale, si bien que la vie de Sterling, racontée par l’archidiacre Hare, paraît n’avoir été remplie que de disputes théologiques. C’est là le second motif qui a déterminé Carlyle à prendre la plume et à présenter lui-même au public la vie de son ami. Il a eu raison, quoi qu’en aient dit certains critiques, et il n’a pas eu besoin, comme on l’a prétendu, de se transformer en athée pour soutenir la mémoire de Sterling. Le monde est plein, à l’heure qu’il est, de gens intolérans qui veulent nous forcer à croire plus que nous ne pouvons, et qui préféreraient une hypocrisie à un doute honnêtement exprimé. C’est là où nous en sommes arrivés, à la suite d’actions et de réactions successives. Bien heureux, dans notre siècle, est celui qui croira à quelque chose! il n’a pas besoin d’être tourmenté ni forcé pour accepter les choses auxquelles il ne peut pas croire. Exprimer franchement tout ce que la conscience nous fait un devoir d’exprimer, voilà notre première obligation morale, l’exprimer avec précision, sans mettre de faux poids dans la balance pour la faire pencher. Se taire sur les choses qu’on ne peut se résoudre à accepter, cela peut être quelquefois un devoir de prudence et une marque de respect; mais quelquefois aussi cela peut être une lâcheté. Disons donc toujours ce que nous pensons, sans insolence et sans orgueil, modestement et fermement; n’y ajoutons pas, n’y retranchons rien; mais malheur à celui qui vient affecter des sentimens qu’il n’a pas, et honte à celui qui voudra nous forcer à en affecter d’autres que ceux que nous avons! De toutes les formes du mensonge, celle-là est la plus désastreuse.
Il y a une troisième raison que Carlyle ne dit pas et qui probablement l’aura déterminé encore à écrire la Vie de Sterling. Il avait rencontré un homme doué de toutes les qualités qui ne sont pas précisément abondantes dans notre siècle, la sincérité, la candeur, la piété, la modestie : et pourquoi ne pas raconter la vie d’un tel homme? Est-ce qu’il n’est pas un héros dans son genre au milieu du monde où il vivait, et ces qualités, pour être restées obscures, en étaient-elles moins réelles? Il ne mentait pas, donc c’était un grand homme; il était candide comme un enfant, donc c’était un héros; il était désireux du bien et affamé de foi religieuse, donc c’était une merveille : raisonnement que nous trouvons, quant à nous, parfaitement logique, eu égard au temps où nous sommes. Carlyle a donc écrit la Vie de Sterling, et il a retrouvé pour décrire les incidens de cette courte carrière toutes les couleurs sobres et toute l’ordonnance artistique de ses premiers ouvrages. Rien ne ressemble plus que ce nouveau livre à ses anciennes biographies : c’est une de ses meilleures productions, une des mieux faites, sinon une des plus profondes; nous l’avons trouvée pleine de détails intimes et de faits qui peignent la vie anglaise. Nous allons essayer de réduire ce portrait à une simple miniature, certain qu’il y a intérêt et profit à contempler le médaillon d’un homme de notre temps, qui a vécu de la même vie que nous et a eu mêmes doutes et mêmes douleurs, et qui est un des meilleurs échantillons de la nature humaine à notre époque.
John Sterling, né en 1806 à Kaimes-Castle, en Écosse, d’une famille d’origine irlandaise, eut pour père un homme célèbre lui-même, Edouard Sterling, rédacteur principal du Times pendant de longues années. Militaire dans sa jeunesse, vif et actif, Edouard Sterling avait toutes les qualités requises pour le journalisme. Délaissant donc le métier des armes et celui de fermier qu’il essaya aussi, il fit ses débuts en 1811 par un pamphlet intitulé Réforme militaire, et l’année suivante il engagea avec le Times une correspondance, sous le pseudonyme de Vetus, qui fut très remarquée alors, et dans laquelle il traitait des événemens et des questions à l’ordre du jour, de la guerre étrangère, de Napoléon et de Wellington. Cette correspondance, toute gratuite et toute volontaire de sa part, noua ses rapports avec le Times, et dès-lors il ne cessa d’y collaborer jusqu’en l’année 1840, où il prit définitivement sa retraite. Improvisateur littéraire des plus remarquables, habile à saisir jour par jour les nuances des questions politiques, doué d’un solide tempérament (chose essentielle pour un journaliste), « impétueux, rapide, explosif, » il avait été surnommé par Carlyle le capitaine Tourbillon. Il changeait souvent d’opinion sur les hommes, mais seulement sur les hommes d’une valeur douteuse ou secondaire, qui effectivement sont fort difficiles à juger, très fuyans et très insaisissables; mais il restait très attaché aux hommes d’une valeur incontestable, et il soutint toute sa vie sir Robert Peel et Wellington. Carlyle cite une lettre de Peel écrite à Edouard Sterling après sa première administration et la réponse de ce dernier, et il a raison d’ajouter que cette correspondance est honorable pour tous les deux. Robert Peel n’avait jamais vu le journaliste qui avait défendu son administration avec une constance et une vigueur singulières, Edouard Sterling n’avait jamais vu l’homme à la défense duquel il s’était dévoué : curieux exemple des mœurs politiques anglaises! À cette admiration constante et immuable pour Peel et Wellington, Edouard Sterling joignait une haine également constante et immuable pour O’Connell : ce sont les seuls hommes qu’il ait honorés de sentimens invariables. Tel était le père de John, — Edouard Sterling, — dont la plus grande période de célébrité est comprise entre 1830 et 1840.
La première enfance de John Sterling s’écoula en Écosse, parmi les cascades, les bruyères et les montagnes de ce pittoresque pays. Il ne conserva que peu de souvenirs de ses premières impressions, qui ne commencent à prendre racine dans sa mémoire qu’au milieu d’un tout autre paysage plus bruyant et moins naturellement beau certainement, la ville de Paris elle-même. 1814 était arrivé, la première restauration accomplie, et toute l’Europe, comptant sur la paix, se précipitait sur Paris et lui faisait subir une invasion nouvelle plus pacifique que l’autre, mais conséquence naturelle de celle-là. Edouard Sterling, alors établi dans le pays de Galles, part poussé par son esprit aventureux et par de vagues espérances, emmenant avec lui toute sa famille, et va s’établir à Passy. Ce spectacle nouveau n’apportait pas à l’esprit de John, comme les paysages du pays natal, des impressions lentes et suaves. « Les choses nouvelles et les expériences nouvelles se précipitaient dans mon esprit, écrivait-il plus tard, non par flots, mais par cascades énormes comme le Niagara. » Tout à coup un bruit soudain fait tressaillir la terre, c’est le retour de l’île d’Elbe. L’Europe est de nouveau en émoi, et, au milieu de cette confusion nouvelle, la famille Sterling se voit forcée de fuir au plus vite et d’aller revoir des rives plus paisibles et moins sujettes au changement.
Edouard Sterling se fixa dès-lors à Londres et n’en sortit plus. Sa famille était nombreuse; la mort la réduisit à deux enfans, John et un autre garçon du nom d’Anthony, qui plus tard embrassa le métier des armes. Cinq fois en six années, John eut à suivre le convoi de ses frères, dont trois moururent en une même année. C’est un de ces premiers enseignemens qui ne s’oublient jamais, et où Sterling put apprendre ce que sont l’angoisse et la douleur. Quant à son éducation, elle se faisait comme elle pouvait au milieu de ces changemens et de ces désastres répétés. Jamais enfant n’a changé aussi souvent de maîtres que John Sterling. Il va de Greenwich à Blackheath, de Glasgow à Cambridge; sans cesse il passe de la direction d’un professeur sous la direction d’un autre. Singulière destinée que celle-là! Il était dit que rien ne serait stable dans sa vie. Nous le verrons plus tard allant de Londres à Bordeaux, de Bordeaux à Madère, de Madère à Naples, fouillant tous les coins et recoins de l’Angleterre pour y trouver un lieu où il puisse goûter la paix et recouvrer la santé. Dès l’enfance, l’esprit aventureux de son père l’oblige à changer de résidences et de précepteurs. Son esprit était aussi mobile et sujet au changement que sa vie; c’était un esprit rapide, prompt, facile, ayant beaucoup des qualités d’improvisateur de son père, incapable de laisser le lent travail de la pensée concentrer en lui les forces de l’imagination, «un esprit, dit Carlyle, qui brillait comme un éclair sans jamais pouvoir arriver à faire gronder le tonnerre. » Ses sentimens étaient également rapides, doux, sans grande profondeur. C’était un homme aimable, manquant un peu de force et de caractère; un certain nomadisme enveloppe sa vie tout entière, la dirige et la pousse où il lui plaît, et son éducation première y est probablement pour quelque chose. Ses études brillantes manquèrent ainsi de méthode, de discipline et d’unité. « Sterling, dit M. Hare, qui avait été son maître, ne fut jamais un scholar dans le sens véritable du mot; il n’était ni un philologue, ni un archéologue, ni un érudit, » mais il rachetait ces défauts par une compréhension intelligente de l’antiquité. Il avait à un certain degré le sentiment de la vie antique, et il l’a reproduit dans quelques-uns de ses écrits avec grâce et douceur. Certains de ses essais, Cydon, le Peintre lycien, entre autres, ont une certaine tournure classique fraîche et rose, mais qui manque de la robuste santé antique. Les bruits de la vie contemporaine envahissaient plus qu’il n’eût été nécessaire cette existence qui aurait dû être paisible. Encore un des caractères de l’éducation de ce temps-ci ! Livres et journaux modernes étaient dévorés par le jeune écolier, qui avait lu déjà, à une époque assez précoce, toute la Revue d’Edimbourg, étrange lecture pour un écolier ! A Cambridge, où il se rencontra avec plusieurs jeunes gens qui devaient devenir célèbres plus tard, les débats étaient fréquens entre les jeunes amis sur les affaires politiques et même ecclésiastiques, et un certain radicalisme était alors l’esprit régnant dans l’université de Cambridge, comme partout en Europe, durant ces années pleines d’espérance et d’enchantement de la restauration, où le monde entier se mit à croire au règne prochain de l’âge d’or, et qui n’ont de ressemblance qu’avec les premières années, pleines d’espérance aussi, du règne de Louis XVI. Sterling respira donc l’air de son temps; il avait embrassé avec ardeur déjà les espérances du libéralisme, soufflant alors sur le monde, lorsqu’il quitta l’université en 1827.
Le voilà libre désormais de s’élancer dans la carrière : quelle direction va-t-il prendre? C’est un problème des plus ardus dans notre temps que le choix d’une profession, et surtout pour les esprits de la trempe de celui de Sterling. Quelle profession embrasser, lorsqu’on est convaincu qu’on a un devoir à remplir, mais qu’on ne sait pas au juste lequel, ou lorsqu’on est même inquiet de savoir si l’on en a un, et s’il existe telle chose qui s’appelle devoir et obligation, questions dont personne n’est sûr aujourd’hui, et que tout jeune homme sérieux se pose au moment d’entrer dans la vie ? Ce qui distingue la vie contemporaine de la vie d’autrefois, c’est l’entier abandon où l’homme est laissé par son semblable, même par ceux qui lui sont le plus attachés ; des instincts mal démêlés sont la seule chose qui guide l’enfant et qui l’engage dans la route qu’il doit suivre. Pourquoi la suit-il ? il n’en sait rien, et, à l’époque où il songe à la poser, cette question devrait être résolue depuis long-temps. John Sterling en était là à sa sortie de l’université. La carrière d’avocat ou de médecin ne pouvait lui convenir. L’administration ou l’industrie exigent des habitudes sédentaires et régulières, et Sterling avait un défaut qui est celui de beaucoup d’autres: il était dans un état de permanente agitation et ne pouvait tenir en place. Un faible tempérament, déjà atteint par la phthisie, l’empêchait d’ailleurs d’accepter des occupations trop régulières. Dans de pareilles conditions, il n’y a, selon nous, que trois manières de régler sa vie : ou bien en faire une vie de plaisirs, épicurienne, mais d’un épicuréisme agité, fiévreux et mondain, ou bien se faufiler et se plonger ensuite dans la vie publique, — affaires politiques, diplomatie, parlemens, si toutefois l’on vit dans une époque de parlemens, — ou bien enfin se jeter dans la carrière la plus orageuse, la plus instable qu’il y ait au monde, la carrière littéraire, et c’est à ce parti que s’arrêta Sterling, après avoir fait quelques tentatives sans résultat auprès de divers membres du parlement pour entrer dans la carrière diplomatique. Au sujet de toutes ces tribulations et de l’insouciance avec laquelle les hommes de notre temps laissent les diverses aptitudes qui pourraient être utiles s’épuiser ou se perdre, Carlyle se demande très justement si les chefs de la société ne pourraient pas, avec de l’intelligence et de la pénétration, remédier à un pareil état de choses. N’y a-t-il donc au monde que ces deux ou trois carrières, baptisées de nos jours du nom de carrières libérales, et n’y a-t-il pas des milliers de moyens d’employer certaines aptitudes, certains caractères à tournure bizarre ? Évidemment oui, mais seulement dans les temps qui ont une manière de vivre large et précise à la fois ; les anciennes sociétés, l’église du moyen-âge elle-même, étaient, sous ce rapport, plus avancées que nous. « Un jour, dit Carlyle, les hommes penseront à la force qu’ils laissent éparpiller dans chaque génération et au dommage fatal qu’ils causent à l’humanité par cette négligence. »
John Sterling se résolut donc à embrasser la carrière littéraire, et alors se présenta la question des débuts. Un journal qui existe encore aujourd’hui, l’Athenœum, excellent recueil littéraire, venait d’être fondé. Sterling, par l’intermédiaire de quelques amis, y fut introduit, et fournit à l’Athenœum une série d’articles historiques et de petites compositions allégoriques très remarquables, si l’on songe à l’âge de l’écrivain : il avait alors vingt-deux ans. Les petits contes allégoriques qu’il y donna et que j’ai sous les yeux rappellent sous une forme moderne et romantique les compositions du même genre publiées dans les journaux d’Addison et de Johnson, et ceci me fournit l’occasion de dire en passant qu’il y a bien plus qu’on ne le croit de cette tradition allégorique dans la littérature anglaise moderne; les magazines et les recueils anglais en témoignent. Ces articles étaient écrits dans Regent-Street, où il habitait alors et où se réunissait souvent toute la jeunesse littéraire du temps, les amis de Sterling et, par occasion aussi, les amis de ses amis, figures passagères, ombres qui ne laissaient pas de traces dans sa vie. Ouvert, cordial, généreux, très insouciant, très enclin à s’enchanter du présent, tel était Sterling à cette époque. A toutes ces qualités il ajoutait une activité singulière, une grande ardeur pour le travail et une grande facilité à changer de place et de lieu. Sterling ne prenait guère racine nulle part; il n’aimait pas l’assiduité, et les douceurs de l’habitude avaient peu de prise sur lui ; il va ici et là indifféremment, avec la vélocité d’une locomotive, près des lacs de Cumberland rendre une visite à Wordsworth, à Highgate chez Coleridge, à Paris, où il est mis en rapports avec l’école saint-simonienne qui commençait alors; puis il revient à Londres pour écrire quelque article sur Fanny Kemble, par exemple, qu’il connaissait et admirait d’une admiration qui touchait à des sentimens plus tendres, paraîtrait-il, ou pour causer avec ses amis de réforme électorale, de libéralisme, des espérances de l’humanité, de la mort prochaine de la superstition. Vifs mouvemens, passions légères, ardeurs à fleur d’ame, limpides désirs, voilà de quoi se compose la jeunesse de Sterling.
Deux événemens vinrent clore d’une manière solennelle et tragique cette période de jeunesse et de radicalisme. Sterling visitait souvent Coleridge, qui, comme un sage retiré du monde, vivait alors à Highgate-Hill, chez les époux Gilman, et qui là rendait ses oracles à la jeune génération avide de l’entendre. Les conversations de Coleridge étaient alors célèbres dans toute l’Angleterre, et, si nous en jugeons par certains spécimens, elles méritaient leur réputation : elles étaient surtout remarquables par le phénomène que les psychologues ont baptisé du nom d’association des idées. Coleridge était alors, en 1828, resté, sous le rapport de l’éloquence, tel que Charles Lamb, son collègue à l’hôpital du Christ, nous le décrit dans son adolescence, discutant avec animation sur les mystères de la cabale et des alexandrins. C’était un homme remarquable que Coleridge, qui n’est pas encore jugé, et qui me semble avoir eu surtout plus qu’aucun autre homme de notre siècle le sentiment du surnaturel. Tout tendait chez lui vers ce but invisible; malgré toute sa métaphysique et ses études philosophiques, il n’avait rien du rationaliste, et la logique le gênait plus qu’elle ne l’aidait. Coleridge n’a eu qu’un malheur, c’est d’avoir voulu être un métaphysicien. La logique, la dialectique et tous les talismans de l’esprit philosophique ont été pour lui de véritables sortilèges, ont enchaîné son talent et brisé ses ailes bien plus encore que cette déplorable habitude de l’opium qu’il avait contractée à l’époque dont nous parlons. Les syllogismes, l’avidité de savoir, le kantisme, et le plaisir de pénétrer la pensée d’autrui, trop de dilettantisme, trop peu de méthode et trop de potions d’opium le réduisirent à l’impuissance. Un singulier mélange que Coleridge! le mélange d’une belle ame, d’un remarquable esprit et d’un assez triste caractère! Il connaissait pourtant ses infirmités morales, et était capable de les avouer indirectement dans les rapides momens où, l’enivrement de la parole cessant, il pouvait faire un retour sur lui-même. Carlyle cite un mot de lui qui nous a causé une impression douloureuse, et dont il n’a pas l’air de soupçonner la tristesse. « Ah! votre thé est trop froid, monsieur Coleridge, disait en présence de Carlyle son hôtesse, Mme Gilman. — C’est mieux que je ne mérite, grommela-t-il dans un sourd et bas murmure à moitié courtois, à moitié pieux, dont j’entends encore l’accent, c’est mieux que je ne mérite. » À cette époque, Coleridge n’était plus le radical d’autrefois, le rêveur et utopique inventeur de la pantisocratie; il avait mis tout cela de côté, et était tombé dans l’extrême opposé. Il était parvenu à se débarrasser de son scepticisme, et « il possédait seul, ou à peu près seul alors en Angleterre, dit Carlyle, le secret de croire par la raison ce que l’entendement avait rejeté comme incroyable. Il pouvait encore, après que Voltaire et Hume avaient fait tous leurs efforts pour abattre son courage, se redresser, se proclamer un chrétien orthodoxe, et dire à l’église d’Angleterre : Esto perpetua. C’était un homme sublime, et qui, seul dans ces jours ténébreux, avait sauvé la couronne spirituelle de son humanité, qui avait pu échapper au matérialisme et aux déluges révolutionnaires, et conserver sa croyance en Dieu, la liberté et l’immortalité. Les intelligences pratiques du monde se souciaient peu de lui, et le considéraient avec dédain comme un rêveur métaphysique; mais, pour les esprits de la jeune génération qui s’élevait, Coleridge avait un caractère sublime, et il apparaissait comme une sorte de mage enfermé dans le mystère et l’énigme. » C’est près de cet homme que Sterling passait souvent de longues heures; il écoutait avec enthousiasme ses révélations du monde surnaturel, et ses mille aperçus sur les hommes et les choses, les arts et les sciences, se permettant de loin en loin quelque timide objection : chose difficile! car sur trois heures Coleridge parlait environ deux heures trois quarts. L’influence de ces conversations sur l’esprit de Sterling est facile à deviner : de nouveaux doutes entrèrent en lui, des questions qu’il n’avait point aperçues se dressèrent tout à coup devant lui; tout un côté des choses humaines lui fut révélé, et sa foi dans le radicalisme et le bonheur prochain de l’humanité commença à chanceler.
Un autre événement qui eut pour John Sterling des conséquences à la fois heureuses et malheureuses vint souffler pour toujours sur sa flamme radicale, après l’avoir ranimée un moment. Sterling avait des connaissances de tout genre, et, au sortir de ses conversations mystiques avec Coleridge, il allait souvent converser de révolutions et de constitutions avec le général Torrijos. Les oublieuses générations présentes ne se rappellent point ce qu’était le général Torrijos très probablement; dans quelque vingt ans, bien des hommes célèbres qui nous occupent aujourd’hui seront passés comme lui à l’état de mythes et d’énigmes. Nous soufflons de grands hommes, et nous les regardons un instant comme les enfans leurs bulles de savon; nous inventons des personnages célèbres à qui nous préparons par là les plus tristes destinées, bien heureux quand le sort de Torrijos ne leur est pas réservé. Les rues de Londres, à cette époque, étaient souvent parcourues par de sombres personnages, à la mine tragique, au teint olivâtre, revêtus de longs manteaux qui montraient la corde : c’était un essaim d’Espagnols exilés à la suite du Trocadéro, premier flot de ces émigrations successives qui ont porté en Angleterre tant de royautés en débris, tant de partis vaincus, tant de personnages autrefois puissans. La liste en est longue, et vous la connaissez : branche aînée des Bourbons, famille Bonaparte, maison d’Orléans, Bourbons d’Espagne, ministres autrichiens, exilés hongrois, généraux polonais, révolutionnaires italiens, absolutistes, radicaux, constitutionnels, socialistes français, tous les partis de toutes les nations de l’Europe! Torrijos était le chef de ces infortunés : c’est à lui qu’ils s’adressaient pour obtenir des secours, contracter quelque emprunt, trouver une occupation ou donner dans les familles anglaises des leçons d’espagnol. Sterling le rencontrait souvent chez un de ses amis, M. Barton. Les instincts chevaleresques, la fierté et la hautaine politesse des Espagnols sont des qualités très propres à gagner le cœur des Anglais, car ce sont peut-être les deux peuples qui au fond, et quand on veut bien ne pas s’en tenir aux apparences, ont le plus de points de contact et de secrètes affinités. Sterling le prit bientôt en affection. À cette époque (1829), Torrijos n’avait qu’une idée fixe : trouver de l’argent, acheter des armes, réunir autour de lui les exilés et faire une descente en Espagne. Il était certain de réussir, aucune objection n’était valable. Il avait ce défaut commun à tous les exilés, et que nous avons pu de nos jours connaître par expérience, de croire que le temps s’est arrêté pour leur pays depuis qu’ils en sont partis. Ils croient que les cœurs sont les mêmes, les dispositions d’esprit les mêmes, et qu’ils vont tout retrouver à la même place en arrivant. Les malheureux! ils croient à la fidélité de la mémoire humaine; ils disent : — Voyez, reconnaissez-nous! — et les enfans se mettent à rire en les voyant comme affublés d’un costume vieux de dix ans. Telle était donc l’idée fixe de Torrijos, servie à souhait, caressée par les illusions des jeunes libéraux anglais de la compagnie de Sterling. On ouvre une souscription, tous ces jeunes Anglais feront partie de l’expédition, et la monarchie espagnole n’a qu’à se bien tenir.
Sur ces entrefaites arrive de l’armée des Indes un jeune lieutenant, Irlandais de naissance, cousin de John Sterling et nommé Robert Boyd. Il avait reçu quelque outrage, avait abandonné sa carrière, et, possesseur de 5,000 livres sterling, il méditait de partir avec quelques amis pour les îles Philippines et d’aller ainsi, dit Thomas Carlyle, à la conquête de la toison d’or. Sterling, alors dans tout le feu de son enthousiasme révolutionnaire, démontre à Robert Boyd que la prise d’Ilion serait bien préférable à la conquête de la toison d’or, et il le décide à placer sa fortune dans l’entreprise Torrijos et compagnie. Boyd cède sans trop de résistance; un vaisseau et des armes sont achetés. Sterling va faire ses adieux à tous ses amis et en dernier lieu prendre congé de la belle miss Suzanne Barton. « Et ainsi donc, dit-elle, vous partez pour aller en Espagne, au milieu de la guerre et des périls de l’insurrection, et avec votre faible santé. Oh bien! alors nous ne vous reverrons jamais plus, » et elle fond en larmes. Sterling, avec cette rapidité de sentiment qui lui était propre, lui tend la main; miss Barton l’accepte, et un mariage est résolu. Adieu donc à la romantique Espagne! Une charmante histoire, n’était qu’elle est obscurcie par une toute petite tache, l’étourderie de Sterling, qui fit une victime de son propre cousin Boyd! L’expédition parvint à s’embarquer malgré la vigilance du gouvernement anglais, et fut obligée de séjourner à Gibraltar pendant l’année 1830, où la révolution de juillet vint un instant ranimer les espérances déjà abattues de Torrijos. Enfin, dans l’année 1832, malgré l’opposition du gouverneur de Gibraltar, Torrijos, obstiné et n’ayant plus d’Anglais avec lui que Robert Boyd, naturellement très intéressé dans l’entreprise, met à la voile avec cinquante-trois compagnons, se fiant à la fortune. L’expédition se termina comme se terminent toutes les entreprises de ce genre, par une exécution militaire. Quelques coups de fusil sont tirés, quelques hommes tombent; les journaux du lendemain enregistrent le fait, puis arrivent le silence et l’oubli. Sterling n’oublia jamais, lui; mais il resta toujours muet sur cet événement. Le repentir cloua ses lèvres, et ces coups de feu sous lesquels tombèrent Boyd et Torrijos abattirent pour toujours ce qui restait en lui de radicalisme.
Alors commence une nouvelle période, la période religieuse, qui, sans durer plus long-temps que la première, détermina pourtant la tournure de ses pensées ultérieures. La religion ne dura pas plus long-temps chez lui à l’état de passion que le radicalisme, mais elle y resta jusqu’à sa mort à l’état de ferme sentiment. Il se maria, ainsi que nous venons de le voir, en 1830, et aussitôt après son mariage les symptômes de la maladie qui l’emporta se déclarèrent. Il fallut changer de climat; il partit pour l’île Saint-Vincent, où sa famille possédait quelques propriétés, et là il fut témoin et faillit être victime d’une des plus effroyables tempêtes dont nous ayons jamais lu la description. Il revint en Angleterre en 1832, enflammé du désir d’effacer ses erreurs par une vie toute religieuse. Dans un court séjour à Bonn, il rencontra son ancien maître, l’archidiacre Hare, dès-lors recteur d’Herstmonceux, et lui manifesta le désir d’entrer dans les ordres. M. Hare l’y encouragea vivement et lui donna l’assurance que, si son vicariat (curacy) devenait vacant, il serait charmé de le lui donner. Quelque temps après, en effet, nous le retrouvons à Herstmonceux, près de l’archidiacre Hare, déjà ordonné diacre et se consacrant tout entier à ses nouvelles fonctions. L’apôtre saint Paul était le modèle idéal qu’il s’était donné, un grand modèle et qu’il est difficile de suivre, ainsi que le dit Carlyle. Toutefois John Sterling appréciait très bien toute l’étendue de ses devoirs et la manière dont il devait s’efforcer de suivre son maître divin. « Aujourd’hui, écrivait-il à cette époque, ce n’est plus à Jérusalem, à Damas ou à Éphèse que Paul voyagerait; chaque maison de sa paroisse serait aujourd’hui ce que fut autrefois pour lui chacune de ces grandes cités, un lieu où il mettrait tout son être et répandrait tout son cœur pour la conversion, la purification, l’élévation de ceux qui seraient placés sous son influence. L’homme entier travaillerait à ce but; tête, cœur, corps, science, temps, persuasion, il mettrait tout au service de ce dessein. » Et voilà Sterling allant de cabane en cabane, relevant les courages abattus, soulageant les pauvres, instruisant les ignorans. Cette belle fièvre de religion, toute passagère qu’elle ait été, n’a donc pas été sans influence. A Herstmonceux, bien des pauvres, nous dit M. Hare, se souviennent encore de lui, surtout un pauvre cordonnier, jadis dans la détresse et aujourd’hui, grâce aux secours et aux encouragemens de Sterling, élevé à une meilleure position. Ah! que sont toutes les œuvres littéraires à côté de celles-là ! Ce cordonnier n’est-il pas une des œuvres de Sterling, une œuvre vivante, l’enfant de sa charité et de son intelligence à la fois? Mais cette œuvre est bientôt interrompue, la mauvaise santé revient, et en février 1834, après avoir consulté ses médecins, il se décide à abandonner ses nouvelles fonctions. Cependant sa mauvaise santé ne fut que la cause extérieure de son départ, nous dit M. Hare. Quelle était donc la véritable cause? Quelques doutes qu’il n’avait pu dompter, quelques dogmes qu’il ne pouvait accorder avec ses opinions. Sterling aima mieux abdiquer ses fonctions que de se résigner à enseigner des choses auxquelles il ne pouvait croire. Ceux qui savent ce que vaut la vérité ne blâmeront pas la résolution de Sterling.
Sterling se résigna dès-lors à reprendre son ancienne carrière littéraire; mais alors commença pour lui une existence étrange, composée de migrations perpétuelles. Nous avons vu Sterling à la recherche d’une croyance, le voilà maintenant à la recherche de la santé. Il parcourt l’Angleterre et l’Europe, traînant sa famille après lui, passant l’été à Londres, partant, l’automne et l’hiver, pour des climats plus chauds. Lié dès-lors très intimement avec Carlyle, il passait fréquemment des journées entières avec lui, arrivait le malin à Londres venant de Bayswaler ou de quelque autre résidence, l’entreprenait sur la philosophie allemande ou sur quelque point de morale ou de théologie, lui parlait de Schleiermacher, lorsque Carlyle avait envie de parler de Goethe ou de Jean-Paul, ses auteurs favoris, et le mettait au désespoir par sa timidité métaphysique, car Sterling, ainsi que nous l’avons dit, resta toujours très religieux, et Carlyle nous apprend que, dans toutes leurs discussions, il faisait remarquer à tout propos la nécessité de reconnaître à Dieu la personnalité. Si par hasard il était trop pressé par ses affaires, il prenait Thomas Carlyle avec lui, le faisait monter en voiture à ses côtés, continuait ses discussions au milieu du tumulte des rues de Londres, descendait pour ses affaires, remontait et reprenait la conversation. C’était un personnage très vif, comme on le voit, trop vif; d’une conversation brillante, il donnait le ton et dominait les causeries d’un certain club qu’il avait fondé et qui portait son nom, club Sterling, parmi les fondateurs duquel je trouve inscrits les noms de Carlyle, de Tennyson, de Thirlwall et de John Mill. Au milieu de cette vie agitée et maladive. Sterling continuait toujours à s’occuper de littérature, et c’est à cette époque qu’il commença à éditer quelques poèmes qui, réunis sous le nom de la Fille du Fossoyeur, passèrent inaperçus du public. La poésie, c’était là son faible et son penchant, malgré les avertissemens réitérés de Carlyle, qui, tout en trouvant à ses vers autant de mérite qu’à beaucoup d’autres plus goûtés du public, ne leur reconnaissait aucune originalité véritable. Sterling ne cessa d’écrire des poèmes jusqu’à sa mort, et, s’il faut en croire son biographe, son talent arrivait à une véritable originalité, lorsqu’il succomba sous cette maladie qui l’avait agité et poussé durant toute sa vie comme un taon voyageur. Le meilleur de son temps était absorbé par ses déplacemens continuels. Il va pour réparer sa santé à Bordeaux, chez un oncle de sa femme, riche marchand anglais, et là visite tout naturellement la maison de Montaigne et les lieux témoins de la mort des Girondins, sur lesquels il envoie à Carlyle quelques renseignemens pour son Histoire de la Révolution. Chassé de Bordeaux par le choléra, il va à Madère, et là écrit quelques-uns de ses meilleurs essais pour le Blackwood’s Magazine, dont le directeur, le célèbre professeur Wilson, si connu sous le pseudonyme de Christophe North, appréciait et aimait beaucoup Sterling. Il quitte Madère, arrive en Angleterre; à peine a-t-il touché ces rivages, que le mal reparaît et qu’il faut fuir de nouveau. Il s’enfuit en Italie et retrouve la santé au milieu des palais de marbre, des jardins et des églises catholiques. De Florence et de Rome sont datées bien des lettres à ses parens et à ses amis sur les arts et les cérémonies religieuses; mais aucune n’a pour nous l’importance de celle qu’il écrit à son fils, enfant de sept ans, et qui révèle tout un homme. La longueur de cette lettre ne nous permet de la faire connaître qu’en abrégé et par un seul extrait. Il engage son jeune enfant à l’étude, lui fait la description animée de tout ce qu’on peut apprendre dans les livres, et il termine ainsi, après lui avoir dit que tout Anglais doit désirer savoir comment l’Angleterre est arrivée à posséder son parlement, ses lois et ses flottes, qui voyagent sur toutes les mers du monde : « Mais il y a une obligation plus sérieuse encore pour vous, mon cher enfant, c’est d’être obéissant et doux, de commander à votre caractère, de penser au plaisir des autres plutôt qu’au vôtre propre, de penser plutôt à ce que vous devez faire qu’à ce que vous aimez à faire. Si vous voulez être bon et sage, vous trouverez dans les livres un grand secours pour arriver à la sagesse aussi bien qu’à la science, et au-dessus de tous les autres livres s’élève la Bible, qui nous enseigne la volonté de Dieu et le grand amour de Jésus-Christ pour Dieu et les hommes. » Nous n’ajouterons qu’une réflexion : le ton de cette lettre écrite à un jeune enfant de sept ans est tel qu’on en écrirait à peine une semblable chez nous à un jeune homme de seize ans. Cette lettre explique pourquoi il n’existe que dans les pays protestans une littérature pour les enfans qui soit autre chose qu’un recueil de contes ridicules et de maximes niaises. En Angleterre, comme dans tous les pays où le protestantisme est établi, on traite les enfans, non comme des idoles ou de jolis petits animaux, mais comme de petits hommes ayant en eux le germe de leur vie future et capables de responsabilité. Le mot de Wordsworth : « L’enfant est le père de l’homme, » y est accepté comme une vérité.
Sterling revient d’Italie : nouvelle fuite, cette fois au sein de l’Angleterre, à Clifford, près de Bristol, où il écrivit son article sur Carlyle, une des meilleures choses qui aient été écrites sur lui, bien que ce soit plutôt une description qu’une explication du génie du philosophe. De Clifford il va à Falmouth, afin de s’embarquer pour Madère; une fois arrivé à Falmouth, il trouve le climat doux, la société agréable, et il y séjourne deux hivers. Là Sterling vécut dans l’intimité d’une singulière société, la société des sectaires. Il se trouva mis en relations avec quelques-unes des familles célèbres du quakerisme, la famille Fox entre autres, une de ces familles religieuses connues de toute l’Angleterre, et qui exercent sur leur secte la même influence que les familles des Russell, des Stanley exercent sur l’état. Ces familles opulentes et sévères, pleines d’intelligence et de goût pour les choses intellectuelles, sont dans chaque ville de véritables centres que visitent au moins une fois dans leur vie toutes les supériorités scientifiques ou littéraires du pays. « Des gens très dignes, très respectables, et avec lesquels il m’est très agréable de vivre, écrit Sterling; ils sont en relations avec toutes les célébrités quakers, les Gurney, les Fry, etc., et aussi avec Buxton l’abolitioniste. Il est très drôle de les entendre parler de tous les sujets ordinaires de la vie, de la littérature et de la science. Connais-tu Wordsworth? vous demandent-ils. As-tu vu le couronnement? Veux-tu prendre quelque rafraîchissement? Ils sont vraiment très agréables à connaître. » Mais bientôt il fallut abandonner cette société, et fuir de nouveau en Italie. A son retour, le malheur, qui ne le quittait plus, frappa sur lui à coups redoublés. L’affection qui le consumait prit un caractère plus grave dès les premiers mois de 1843, et en ce moment même il apprit la nouvelle de la maladie de sa mère, qui ne devait plus se relever. Quelques jours après la mort de sa mère, sa femme meurt après avoir donné naissance à une petite fille; le vieux Edouard Sterling, alors retiré de la rédaction du Times, frappé par ces coups redoublés, devient infirme. John Sterling ne survécut pas long-temps à tous ces malheurs qui venaient de le frapper avec la rapidité de la foudre, et il mourut au milieu de l’année 1844, après avoir écrit à son fils Edouard, alors à Londres, une lettre dont nous détachons ce fragment : « Londres était une partie de moi, et j’étais une partie de Londres. Lorsque je pense que vous vous promenez dans les mêmes rues, le long des mêmes rivières que moi autrefois, lorsque j’étais plus jeune encore que vous ne l’êtes, j’ai envie de fondre en larmes, non de chagrin, mais par un sentiment qui ne peut être exprimé. Tout est si merveilleux, si grand et si saint, si triste, et triste sans amertume cependant, si plein de la mort et si voisin du ciel! pouvez-vous comprendre quelque chose à tout ceci? Si vous le pouvez, alors vous commencerez à comprendre quelle chose sérieuse c’est que la vie, combien il est indigne et stupide de la dépenser sans souci, quelle créature misérable, insignifiante, indigne on arrive à être lorsqu’on n’emploie pas toute sa force, comme un chasseur qui tend un arc, à accomplir la tâche qui nous est dévolue. »
Telle est la vie de John Sterling. Nous ne ferons sur cette existence qu’une seule observation : Sterling a été, comme tout le monde dans notre siècle et surtout comme tous les hommes spécialement attachés à une profession intellectuelle, inquiet et tourmenté. Il a erré de système en système, cherchant une croyance, interrogeant tous les bruits. De pareilles existences, surtout pour un tempérament de la vivacité de Sterling, sont pleines de périls. Parmi tous les hommes qui ont eu les mêmes doutes et les mêmes tourmens, bien peu ont échappé à ces périls. Tous ont commis quelques crimes intellectuels; le désespoir, le mépris, le cynisme, la colère, que sais-je encore? se sont emparés d’eux et en ont fait leurs victimes; mais Sterling est véritablement une exception : il a eu l’art, l’adresse, la vertu d’échapper à tous ces périls. Avec un sens singulièrement pratique, il a su tirer parti de tous ses doutes, il les a utilisés, il a su les transformer en élémens de piété et de religion ; il a marché légèrement sur le bord des abîmes, comme les croyans sur le pont d’acier de Mahomet. La souplesse, l’agilité qu’il a employées à franchir les sentiers dangereux, sont remarquables. Ses écrits ne témoignent pas d’un grand esprit, mais d’une intelligence singulièrement claire et aimable. Ce qui les distingue surtout à partir de sa conversion, c’est un profond sentiment d’humilité. Je ne sais si toutes les opinions de Sterling étaient bien orthodoxes; mais ce que je sais, c’est que le sentiment chrétien domine dans la moitié au moins de ces pages légères, lumineuses et douces. Si la première vertu d’un chrétien c’est la bonne volonté, incontestablement Sterling l’avait. Il revient toujours à cette nécessité de la bonne volonté dans ses écrits; c’est sur elle qu’il établit le fondement de ses pensées, c’est au moyen d’elle qu’il classe les hommes et les sépare, selon qu’ils possèdent à des degrés divers cette vertu indispensable. Oui, c’est bien un enfant de ce siècle; mais le vent révolutionnaire et sceptique lui a à peine donné un frisson qui s’est, grâce à sa frêle constitution, fait sentir plus ou moins durant toute sa vie.
Comme écrivain, on peut diviser ses écrits en deux catégories : les écrits insérés dans l’Athenœum, où se montre sa première manière, imitation et souvenir de la littérature antique, et ses essais écrits pour le Westminster Review ou le Blackwood’s Magazine, où la philosophie germanique a laissé des traces, et où l’esprit du christianisme domine tout-à-fait. Ce que je préfère de lui, c’est une série de pensées intitulées Cristaux d’une caverne et Sayings and Fssayings (Dires et Essais), où il se montre à nous comme une sorte de Novalis qui se sert d’une lorgnette pour regarder les objets, et de la lampe des mineurs d’Humphry Davy pour pénétrer dans les galeries secrètes de l’ame humaine, mais qui ne possède pas cet œil subtil et pénétrant semblable à celui du lynx au moyen duquel Novalis pénètre dans les profondeurs de la terre et assiste à la combinaison des pensées morales. Comme critique, il a plus d’intelligence que d’originalité véritable; il comprend tout très rapidement, mais on ne voit pas qu’il ait de préférence marquée. Sterling manque de force et de personnalité; tout prend chez lui les couleurs de la jeunesse et de l’aurore; ses images ressemblent à des lumières rosées tombant sur de minces surfaces d’albâtre éblouissant de blancheur, et ses pensées glissent, apparaissent et disparaissent comme des îles verdoyantes qui flotteraient sur la mer. Tout chez lui est à l’état de pur sentiment, et les instincts robustes ne dominent pas.
Maintenant nous prendrons congé de John Sterling et de son célèbre biographe. M. Carlyle nous est sympathique à bien des titres et entre autres à celui-ci : c’est que, de tous les écrivains, lui seul a pu donner une réponse approximative aux questions que nous nous étions posées. Là est le service qu’il a rendu à une foule d’esprits de notre temps et dont, pour notre part, nous lui sommes reconnaissans. Il nous a enseigné à nous défier de bien des choses, — à en mépriser un certain nombre d’autres, à savoir distinguer une pensée d’une formule, ce que des gens même très illustres ne savent pas faire, à ne compter qu’avec les faits et à ne tenir aucun compte des théories et des axiomes intitulés principes, qui ne sont le plus souvent que des chimères relevant de la volonté pervertie ou faussée d’un sectaire, ou de l’imagination et de la subtilité d’un esprit astucieux et trompeur. Depuis que nous l’avons lu, nous savons qu’il existe, parmi les politiques, les philosophes et même ailleurs, deux classes d’hommes: les uns, qui poursuivent un but personnel, égoïste et momentané, et dont nous devons nous défier; les autres, qui poursuivent un but humain et éternel, et auxquels nous devons nous soumettre. Carlyle, très partisan du respect, n’en est pas un partisan aveugle, comme on voit; il nous apprend qu’il est des hommes à qui il est impossible de l’accorder sans lâcheté, et qu’il en est d’autres à qui on ne peut le refuser sans crime. Toutes ces pensées, et bien d’autres encore, nous les avons trouvées, chez lui, exprimées sous une forme singulière, mais vibrante et familière, qui va directement à l’ame et la force de s’étonner. Parmi tous les hommes qui font profession de penser aujourd’hui, c’est celui que nous préférons, et c’est le seul qui nous paraisse réellement sérieux, parce que c’est le seul auquel nous puissions, sans crainte, sans réticence et sans avoir besoin de recourir à des commentaires et à des distinguo de tout genre, attribuer une entière bonne foi.
EMILE MONTEGUT.