À la Sphère (p. 142-159).


SUITE DE L’HISTOIRE

DE

THÉRÈSE PHILOSOPHE




Lorsque Mme  Bois-Laurier eut fini, je l’assurai qu’elle devait faire fonds sur ma discrétion, et je la remerciai de bon cœur de ce qu’elle avait vaincu, en ma faveur, la répugnance que l’on a naturellement à informer quelqu’un de ses dérèglements passés.

Il était alors près de midi. Nous en étions aux politesses habituelles, la Bois-Laurier et moi, lorsqu’on m’annonça que vous demandiez à me voir. Mon cœur tressaillit de joie ; je me levai, je volai auprès de vous ; nous dînâmes et passâmes ensemble le reste de la journée.

Trois semaines s’écoulèrent, pour ainsi dire, sans que nous nous quittassions et sans que j’eusse l’esprit de m’apercevoir que vous employiez ce temps à connaître si j’étais digne de vous. En effet, enivrée du plaisir de vous voir, mon âme n’apercevait aucun autre sentiment dans moi ; et quoique je n’eusse d’autre désir que celui de vous posséder toute ma vie, il ne me vint jamais dans l’idée de former un projet suivi pour m’assurer ce bonheur.

Cependant, la modestie de vos expressions et la sagesse de vos procédés avec moi ne laissaient pas de m’alarmer. S’il m’aimait, disais-je, il aurait auprès de moi les airs de vivacité que je vois à tels et tels, qui m’assurent qu’ils ont pour moi l’amour le plus vif. Cela m’inquiétait. J’ignorais alors que les gens sensés aiment avec des procédés sensés, et que les étourdis sont des étourdis partout.

Enfin, cher comte, au bout d’un mois, vous me dîtes un jour assez laconiquement que ma situation vous avait inquiété dès le jour même que vous m’aviez connue ; que ma figure, mon caractère, ma confiance en vous vous avaient déterminé à chercher des moyens qui pussent me tirer du labyrinthe dans lequel j’étais à la veille d’être engagée. « Je vous parais sans doute bien froid, mademoiselle, ajoutâtes-vous, pour un homme qui vous assure qu’il vous aime. Cependant, rien n’est si certain ; mais comptez que la passion qui m’affecte le plus est celle de vous rendre heureuse. » Je voulus en ce moment vous interrompre pour vous remercier. « Il n’est pas temps, mademoiselle, reprîtes-vous ; ayez la bonté de m’écouter jusqu’à la fin. J’ai douze mille livres de rente ; je puis, sans m’incommoder, vous en assurer deux mille pendant votre vie. Je suis garçon, dans la ferme résolution de ne jamais me marier, et déterminé à quitter le grand monde, dont les bizarreries commencent à m’être trop à charge, pour me retirer dans une assez belle terre que j’ai à quarante lieues de Paris. Je pars dans quatre jours. Voulez-vous m’y accompagner comme amie ? Peut-être, par la suite, vous déterminerez-vous à vivre avec moi comme ma maîtresse : cela dépendra du plaisir que vous aurez à m’en faire ; mais comptez que cette détermination ne réussira qu’autant que vous sentirez intérieurement qu’elle peut contribuer à votre félicité.

« C’est une folie, ajoutâtes-vous, de croire qu’on est maître de se rendre heureux par sa façon de penser. Il est démontré qu’on ne pense pas comme on veut. Pour faire son bonheur, chacun doit saisir le genre de plaisir qui lui est propre, qui convient aux passions dont il est affecté, en combinant ce qui résultera de bien et de mal de la jouissance de ce plaisir, et en observant que ce bien et ce mal soient considérés non seulement eu égard à soi-même, mais encore eu égard à l’intérêt public. Il est constant que, comme l’homme, par la multiplicité de ses besoins, ne peut être heureux sans le concours d’une infinité d’autres personnes, chacun doit être attentif à ne rien faire qui blesse la félicité de son voisin. Celui qui s’écarte de ce système fuit le bonheur qu’il cherche. D’où l’on peut conclure avec certitude que le premier principe que chacun doit suivre pour vivre heureux dans ce monde est d’être honnête homme et d’observer les lois humaines, qui sont comme les liens des besoins mutuels de la société. — Il est évident, dis-je, que ceux ou celles qui s’éloignent de ce principe ne peuvent être heureux ; ils sont persécutés par la rigueur des lois, par les remords, par la haine et par le mépris de leurs concitoyens.

« — Réfléchissez donc, mademoiselle, continuâtes-vous, à tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire : consultez, voyez si vous pouvez être heureuse en me rendant heureux. Je vous quitte ; demain je viendrai recevoir votre réponse. »

Votre discours m’avait ébranlée. Je sentis un plaisir inexprimable à imaginer que je pouvais contribuer à celui d’un homme qui pensait comme vous. J’aperçus en même temps le labyrinthe dont j’étais menacée et sur lequel votre générosité devait me rassurer. Je vous aimais ; mais que les préjugés sont puissants et difficiles à détruire ! L’état de fille entretenue, auquel j’avais toujours vu attacher une certaine honte, me faisait peur. Je craignais aussi de mettre un enfant au monde. Ma mère, Mme  C…, avaient failli de périr dans l’accouchement. D’ailleurs, l’habitude où j’étais de me procurer par moi-même un genre de volupté que l’on m’avait dit être égal à celui que nous recevons dans les embrassements d’un homme amortissait le feu de mon tempérament, et je ne désirais jamais rien à cet égard, parce que le soulagement suivait immédiatement les désirs. Il n’y avait donc que la perspective d’une misère prochaine ou l’envie de me rendre heureuse, en faisant votre bonheur, qui pussent me déterminer. Le premier motif ne fit que m’effleurer ; le second me décida.

Avec quelle impatience n’attendis-je pas votre retour chez moi dès que j’eus pris mon parti ! Le lendemain vous parûtes ; je me précipitai dans vos bras. Oui, monsieur, je suis à vous, m’écriai-je ; ménagez la tendresse d’une fille qui vous chérit : vos sentiments m’assurent que vous ne contraindrez jamais les miens. Vous savez mes craintes, mes faiblesses, mes habitudes. Laissez agir le temps et vos conseils. Vous connaissez le cœur humain, le pouvoir des sensations sur la volonté ; servez-vous de vos avantages pour faire naître en moi celles que vous croirez les plus propres pour me déterminer à contribuer sans réserve à vos plaisirs. En attendant, je suis votre amie, etc…

Je me rappelle que vous m’interrompîtes à ce doux épanchement de mon cœur. Vous me promîtes que vous ne contraindriez jamais mon goût et mes inclinations. Tout fut arrangé. J’annonçai le lendemain mon bonheur à la Bois-Laurier, qui fondit en larmes en me quittant, et nous partîmes enfin pour votre terre, le jour que vous aviez fixé.

Arrivée dans cet aimable séjour, je ne fus pas étonnée du changement de mon état, parce que mon esprit n’était occupé que du soin de vous plaire.

Deux mois s’écoulèrent sans que vous me pressassiez sur des désirs que vous cherchiez à faire naître insensiblement dans moi. J’allais au-devant de tous vos plaisirs, excepté de ceux de la jouissance, dont vous me vantiez les ravissements, que je ne croyais pas plus vifs que ceux que je goûtais par habitude, et que j’offrais de vous faire partager. Je frémissais, au contraire, à la vue du trait dont vous menaciez de me percer. Comment serait-il possible, me disais-je, que quelque chose de cette longueur, de cette grosseur, avec une tête aussi monstrueuse, puisse être reçu dans un espace où je puis à peine introduire le doigt ? D’ailleurs, si je deviens mère, je le sens, j’en mourrai. Ah ! mon cher ami, continuai-je, évitons cet écueil fatal ; laissez-moi faire. Je caressais, je baisais ce que vous nommez votre docteur ; je lui donnais des mouvements qui, en vous dérobant comme malgré vous cette liqueur divine, vous conduisaient à la volupté et rétablissaient le calme dans votre âme.

Je remarquais que, dès que l’aiguillon de la chair était émoussé, sous prétexte du goût que j’avais pour les matières de morale et de métaphysique, vous employiez la force du raisonnement pour déterminer ma volonté à ce que vous désiriez de moi.

C’est l’amour-propre, me disiez-vous un jour, qui décide de toutes les actions de notre vie. J’entends par amour-propre cette satisfaction intérieure que nous sentons à faire telle ou telle chose. Je vous aime, par exemple, parce que j’ai du plaisir à vous aimer. Ce que j’ai fait pour vous peut vous convenir, vous être utile ; mais ne m’en ayez aucune obligation. C’est l’amour-propre qui m’y a déterminé : c’est parce que j’ai fixé mon bonheur à contribuer au vôtre ; et c’est par ce même motif que vous ne me rendrez parfaitement heureux que lorsque votre amour-propre y trouvera sa satisfaction particulière. Un homme donne souvent l’aumône aux pauvres, il s’incommode même pour les soulager : son action est utile au bien de la société ; elle est louable à cet égard ; mais, par rapport à lui, rien moins que cela. Il a fait l’aumône, parce que la compassion qu’il ressentait pour ces malheureux excitait en lui une peine, et qu’il a trouvé moins de désagrément à se défaire de son argent en leur faveur qu’à continuer de supporter cette peine excitée par la compassion ; ou peut-être encore que l’amour-propre, flatté par la vanité de passer pour un homme charitable, est la véritable satisfaction intérieure qui l’a décidé. Toutes les actions de notre vie sont dirigées par ces deux principes : « se procurer plus ou moins de plaisir, éviter plus ou moins de peine ».

D’autres fois, vous m’expliquiez, vous étendiez les courtes leçons que j’avais reçues de l’abbé T… Il vous a appris, me disiez-vous, que nous ne sommes pas plus maîtres de penser de telle ou telle manière, d’avoir telle ou telle volonté, que nous ne sommes les maîtres d’avoir ou de ne pas avoir la fièvre. En effet, ajoutiez-vous, nous voyons, par des observations claires et simples, que l’âme n’est maîtresse de rien, qu’elle n’agit qu’en conséquence des sensations et des facultés du corps ; que les causes qui peuvent produire du dérangement dans les organes troublent l’âme, altèrent l’esprit ; qu’un vaisseau, une fibre dérangée dans le cerveau, peuvent rendre imbécile l’homme du monde qui a le plus d’intelligence. Nous savons que la nature n’agit que par un principe uniforme ; or, puisqu’il est évident que nous ne sommes pas libres dans de certaines actions, nous ne le sommes dans aucune. Ajoutons à cela que si les âmes étaient purement spirituelles, elles seraient toutes les mêmes, si elles avaient la faculté dépenser et de vouloir par elles-mêmes, elles penseraient et se détermineraient toutes de la même manière dans des cas égaux ; or c’est ce qui n’arrive point ; donc elles sont déterminées par quelque autre chose, et ce quelque autre chose ne peut être que la matière, puisque les plus crédules ne connaissent que l’esprit et la matière.

Mais demandons à ces hommes crédules ce que c’est que l’esprit. Peut-il exister et n’être dans aucun lieu ? S’il est dans un lieu, il doit occuper une place ; s’il occupe une place, il est étendu ; s’il est étendu, il a des parties, et s’il a des parties, il est matière. Donc l’esprit est une chimère, ou il fait partie de la matière.

De ce raisonnement, disiez-vous, ou peut conclure avec certitude, premièrement que nous ne pensons de telle ou de telle manière que par rapport à l’organisation de nos corps, joint aux idées que nous recevons journellement par le tact, l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût ; secondement que le bonheur ou le malheur de notre vie dépendent de cette modification de la matière et de ces idées ; qu’ainsi les génies, les gens qui pensent ne peuvent trop se donner de soins et de peines pour inspirer des idées qui soient propres à contribuer efficacement au bonheur public, et particulièrement à celui des personnes qu’ils aiment. Et que ne doivent pas faire à cet égard les pères et les mères envers leurs enfants, les gouverneurs, les précepteurs envers leurs disciples !

Enfin, mon cher comte, vous commenciez à vous sentir fatigué de mes refus, lorsque vous vous avisâtes de me faire venir de Paris votre bibliothèque galante, avec votre collection de tableaux dans le même genre. Le goût que je fis paraître pour les livres, et encore plus pour la peinture, vous fit imaginer deux moyens qui vous réussirent. « Vous aimez donc, mademoiselle Thérèse, me dîtes-vous en plaisantant, les lectures et les peintures galantes ? J’en suis ravi : vous aurez du plus saillant ; mais capitulons, s’il vous plaît : je consens à vous prêter et à placer dans votre appartement ma bibliothèque et mes tableaux pendant un an, pourvu que vous vous engagiez à rester pendant quinze jours sans porter même la main à cette partie qui, en bonne justice, devrait bien être aujourd’hui de mon domaine, et que vous fassiez sincèrement divorce au manuélisme. Point de quartier, ajoutâtes-vous ; il est juste que chacun mette un peu de complaisance dans le commerce. J’ai de bonnes raisons pour exiger celle-ci de vous : optez ; sans cet arrangement, point de livres, point de tableaux. »

J’hésitai peu, je fis vœu de continence pour quinze jours. « Ce n’est pas tout, me dîtes-vous encore : imposons-nous des conditions réciproques : il n’est pas équitable que vous fassiez un pareil sacrifice pour la vue de ces tableaux ou pour une lecture momentanée. Faisons une gageure, que vous gagnerez sans doute. Je parie ma bibliothèque et mes tableaux, contre votre pucelage, que vous n’observerez pas la continence pendant quinze jours, ainsi que vous le promettez. — En vérité, monsieur, vous répondis-je d’un air un peu piqué, vous avez une idée bien singulière de mon tempérament, et vous me croyez bien peu maîtresse de moi-même ! — Oh ! mademoiselle, répliquâtes-vous, point de procès, je vous prie : je n’y suis pas heureux avec vous. Je sens, au reste, que vous ne devinez point l’objet de ma proposition : écoutez-moi. N’est-il pas vrai que toutes les fois que je vous fais un présent, votre amour-propre paraît blessé de le recevoir d’un homme que vous ne rendez pas aussi content qu’il pourrait l’être ? Eh bien ! la bibliothèque et les tableaux, que vous aimez tant, ne vous feront pas rougir, puisqu’ils ne seront à vous que parce que vous les aurez gagnés. — Mon cher comte, repris-je, vous me tendez des pièges ; mais vous en serez la dupe, je vous en avertis. J’accepte la gageure ! m’écriai-je, et je m’oblige, qui plus est, à ne m’occuper, toutes les matinées, qu’à lire vos livres et à voir vos tableaux enchanteurs. »

Tout fut porté par vos ordres dans ma chambre. Je dévorai des yeux, ou, pour mieux dire, je parcourus tour à tour, pendant les quatre premiers jours, l’Histoire du Portier des Chartreux, celle de la Tourière des Carmélites, l’Académie des Dames, les Lauriers ecclésiastiques, Thémidore, Frétillon, la Fille de Joie, l’Arétin[1], etc., et nombre d’autres de cette espèce, que je ne quittai que pour examiner avec avidité des tableaux où les postures les plus lascives étaient rendues avec un coloris et une expression qui portaient un feu brûlant dans mes veines.

Le cinquième jour, après une heure de lecture, je tombai dans une espèce d’extase. Couchée sur mon lit, les rideaux ouverts de toutes parts, deux tableaux, les Fêtes de Priape, les Amours de Mars et de Vénus, me servaient de perspective. L’imagination échauffée par les attitudes qui y étaient représentées, je me débarrassai de draps et de couverture, et, sans réfléchir si la porte de ma chambre était bien fermée, je me mis en devoir d’imiter toutes ces postures que je voyais. Chaque figure m’inspirait le sentiment que le peintre y avait donné. Deux athlètes qui étaient à la partie gauche du tableau des Fêtes de Priape m’enchantaient, me transportaient, par la conformité du goût de la petite femme au mien. Machinalement, ma main droite se porta où celle de l’homme était placée, et j’étais au moment d’y enfoncer le doigt, lorsque la réflexion me retint. J’aperçus l’illusion, et le souvenir des conditions de notre gageure m’obligea de lâcher prise.

Que j’étais bien éloignée de vous croire spectateur de mes faiblesses, si ce doux penchant de la nature en est une, et que j’étais folle, grands dieux ! de résister aux plaisirs inexprimables d’une jouissance réelle ! Tels sont les effets du préjugé : ils nous aveuglent, ils sont nos tyrans. D’autres parties de ce premier tableau excitaient tour à tour mon admiration et ma pitié. Enfin, je jetai les yeux sur le second. Quelle lasciveté dans l’attitude de Vénus ! Comme elle, je m’étendis mollement ; les cuisses un peu éloignées, les bras voluptueusement ouverts, j’admirais l’attitude brillante du dieu Mars. Le feu dont ses yeux, et surtout sa lance, paraissaient être animés passa dans mon cœur. Je me coulais sur mes draps, mes fesses s’agitaient voluptueusement, comme pour porter en avant la couronne destinée au vainqueur.

« Quoi ! m’écriai-je, les divinités même font leur bonheur d’un bien que je refuse ! Ah ! cher amant, je n’y résiste plus ! Parais, comte, je ne crains plus ton dard : tu peux percer ton amante ; tu peux même choisir où tu voudras frapper : tout m’est égal ; je souffrirai tes coups avec constance, sans murmurer ; et pour assurer ton triomphe, tiens, voilà mon doigt placé ! »

Quelle surprise ! quel heureux moment ! Vous parûtes tout à coup plus fier, plus brillant que Mars ne l’était dans le tableau. Une légère robe de chambre qui vous couvrait fut arrachée. « J’ai eu trop de délicatesse, me dites-vous, pour profiter du premier avantage que tu m’as donné : j’étais à la porte, d’où j’ai tout vu, tout entendu ; mais je n’ai pas voulu devoir mon bonheur au gain d’une gageure ingénieuse. Je ne parais, mon aimable Thérèse, que parce tu m’as appelé. Es-tu déterminée ? — Oui, cher amant ! m’écriai-je, je suis toute à toi ! frappe-moi, je ne crains plus tes coups. »

À l’instant, vous tombâtes entre mes bras ; je saisis, sans hésiter, la flèche qui jusques alors m’avait paru si redoutable, et je la plaçai moi-même à l’embouchure qu’elle menaçait ; vous l’enfonçâtes, sans que vos coups redoublés m’arrachassent le moindre cri : mon attention, fixée sur l’idée du plaisir, ne me laissa pas apercevoir le sentiment de la douleur.

Déjà l’emportement semblait avoir banni la philosophie de l’homme maître de lui-même, lorsque vous me dites avec des sons mal articulés : Je n’userai pas, Thérèse, de tout le droit qui m’est acquis : tu crains de devenir mère, je vais te ménager ; le grand plaisir s’approche ; porte de nouveau ta main sur ton vainqueur, dès que je le retirerai, et aide-le, par quelques secousses, à… Il est temps, ma fille ; je… dé… plaisir… — Ah ! je meurs aussi, m’écriai-je ; je ne me sens plus, je… me… pâ…me !… »

Cependant, j’avais saisi le trait, je le serrais légèrement dans ma main, qui lui servait d’étui, et dans laquelle il acheva de parcourir l’espace qui le rapprochait de la volupté. Nous recommençâmes, et nos plaisirs se sont renouvelés, depuis dix ans, dans la même forme, sans trouble, sans enfants, sans inquiétude.

Voilà, je pense, mon cher bienfaiteur, ce que vous avez exigé que j’écrivisse des détails de ma vie. Que de sots, si jamais ce manuscrit venait à paraître, se récrieraient contre la lasciveté, contre les principes de morale et de métaphysique qu’il contient ! Je répondrai à ces sots, à ces machines lourdement organisées, à ces espèces d’automates, accoutumés à penser par l’organe d’autrui, qui ne font telle ou telle chose que parce qu’on leur dit de les faire, je leur répondrai, dis-je, que tout ce que j’ai écrit est fondé sur le raisonnement détaché de tout préjugé.

Oui, ignorants, la nature est une chimère. Tout est l’ouvrage de Dieu. C’est de lui que nous tenons l’envie de manger, de boire et de jouir de tous les plaisirs. Pourquoi donc rougir en remplissant ses desseins ? Pourquoi craindre de contribuer au bonheur des humains, en leur apprenant des ragoûts variés, propres à contenter avec sensualité ces divers appétits ? Pourrai-je appréhender de déplaire à Dieu ni aux hommes en annonçant des vérités qui ne peuvent qu’éclairer sans nuire ? Je vous le répète donc, censeurs atrabilaires, nous ne pensons pas comme nous voulons. L’âme n’a de volonté, n’est déterminée que par les sensations, que par la matière. La raison nous éclaire ; mais elle ne nous détermine point. L’amour-propre, le plaisir à espérer, ou le déplaisir à éviter, sont le mobile de toutes nos déterminations. Le bonheur dépend de la conformation des organes, de l’éducation, des sensations externes, et les lois humaines sont telles que l’homme ne peut être heureux qu’en les observant, qu’en vivant en honnête homme. Il y a un Dieu ; nous devons l’aimer, parce que c’est un être souverainement bon et parfait. L’homme sensé, le philosophe doit contribuer au bonheur public par la régularité de ses mœurs. Il n’y a point de culte, Dieu se suffit à lui-même ; les génuflexions, les grimaces, l’imagination des hommes ne peuvent augmenter sa gloire. Il n’y a de bien et de mal moral que par rapport à Dieu. Si le mal physique nuit aux uns, il est utile aux autres ; le médecin, le procureur, le financier vivent des maux d’autrui : tout est combiné. Les lois établies dans chaque région pour resserrer les liens de la société doivent être respectées ; celui qui les enfreint doit être puni, parce que, comme l’exemple retient les hommes mal organisés, mal intentionnés, il est juste que la punition d’un infractaire contribue à la tranquillité générale. Enfin, les rois, les princes, les magistrats, tous les divers supérieurs, par gradations, qui remplissent les devoirs de leur état, doivent être aimés et respectés, parce que chacun d’eux agit pour contribuer au bien de tous.


FIN



  1. Nous devons croire que certains titres figurant sur cette liste ont été ajoutés après l’apparition de la première édition, ou que la première édition elle-même a paru plus tard qu’on ne le croit : Histoire de don B…, portier des Chartreux (par J.-Ch. Gervaise de Latouche), vers 1745. — Histoire de la Tourière des Carmélites, servant de pendant au P. des C. (peut-être par Querlon), vers 1745. — L’Académie des Dames, ou les Sept entretiens galants d’Aloïsia, vers 1680. — C’est la traduction, ou plutôt l’adaptation du célèbre ouvrage latin de Nicolas Chorier, qu’on appelle aussi « le Meursius ». — Les Lauriers ecclésiastiques ou Campagnes de l’abbé de T… (par le chevalier de la Morlière), vers 1747. — Thémidore (par Godard d’Aucourt), vers 1745. — Histoire de Mlle  Cronel, dite Frétillon (par Gaillard de la Bataille), 1739. — La Fille de joie, ouvrage quintessencié de l’anglais, contenant les aventures de Mlle  Fanny, vers 1751. — C’est une des premières traductions du chef-d’œuvre libertin de John Cleland. — L’Arétin ou la Débauche de l’esprit en fait de bon sens (par l’abbé du Laurens), vers 1763.