Théories (1890-1910)/Les élèves d’Ingres

L. Rouart et J. Watelin Éditeurs (p. 89-127).

LES ÉLÈVES D’INGRES’[1]
On a dit, Messieurs, que mon atelier était une église ; et bien oui ! qu’il soit une église, un sanctuaire consacré au culte du beau et du bien et que tous ceux qui y sont entrés et qui en sortent réunis ou dispersés, que tous mes élèves enfin, soient partout et toujours les propagateurs de la vérité.
Ingres

Il se pourrait que nous fussions à la veille d’une période d’art classique. D’excellents esprits l’entrevoient. Toutes les tentatives récentes d’art construit, tous les essais de simplifications voulues, toutes les recherches de synthèse et de style, n’auraient aucun sens s’ils ne représentaient la réaction nécessaire contre les excès ou les frivolités de l’Impressionnisme, ou contre ces vaines théories qui tiennent toute expression d’une émotion individuelle pour une manifestation de Beauté.

Cela suffit à expliquer qu’on découvre ici, déjà, les élèves d’Ingres. Ils auront un attrait pour tous ceux que préoccupe le souci d’une méthode. Les méditations sur la méthode classique où nous incita le séjour de Rome, eux aussi les ont faites et nous les referons avec eux.

On nous avait enseigné dans les académies Bastien-Lepage, ou l’Empirisme ; et c’est pourquoi nous n’avons cessé de réclamer une tradition et une doctrine. Les Maîtres du Louvre, l’antiquité, l’art populaire, l’exotisme, la science, les philosophies, nous avons tout interrogé. Nous ignorions que, tout près de nous, une grande école déjà oubliée avait été agitée des mêmes inquiétudes, et qu’elle pensa renouer comme nous, mais sous une austère discipline, la Tradition interrompue. M. Ingres aura été le grand professeur du siècle. Tandis que les écoles d’Angleterre et d’Allemagne s’attardaient à des idéals rétrospectifs, les quelques hommes distingués qui surent s’assimiler son enseignement préparaient les formules que devait illustrer le génie d’un Puvis de Chavannes. Son influence fut immense ; elle lui survit, elle persiste aussi bien dans les compositions dociles des décorateurs et des verriers de province, que dans les œuvres audacieuses d’un Degas ou d’un Gauguin. Cette influence s’est exercée entre 1825 et 1850, à une époque précisément où des archéologues et des écrivains découvraient l’art grec et ressuscitaient le Moyen-Age ; en même temps le développement incessant de la pensée chrétienne entrait dans une phase d’apogée.

Le moment est peut-être venu de tirer de l’oubli une douzaine, ou plus, d’œuvres remarquables ou se sont affirmés des esprits originaux comme Mottez, Amaury-Duval ou Janmot. À l’indifférence, maintenant il peu près unanime, en matière de dessin et de composition, succédera, j’imagine, un engouement néo-classique qui remettra en honneur leur art suranné. On recherchera peut-être un jour leurs dessins précis comme maintenant les croquis charmants du xviiie siècle ou les pochades nuancées des impressionnistes. On démêlera le rôle qu’ils ont eu dans l’évolution récente des arts du décor. Par une réaction inévitable contre le goût exagéré de la couleur et les abus de l’exécution, on excusera leurs matières revéches et l’absence de séductions superficielles. Les excès de l’individualisme feront apprécier dans l’école d’Ingres les avantages de la forte discipline classique qui améliore les forts, et confère, en les subordonnant, une utilité aux médiocres.

Je n’ai eu ni le loisir, ni le désir de faire de ceci une œuvre de documentation. J’apporte cette modeste contribution à qui voudrait écrire l’histoire, ou bien la légende de cette belle période du xixe siècle, l’une des plus curieuses de l’histoire de l’Art, l’une des plus romanesques de l’histoire du Catholicisme, et si attachante aussi par la beauté des caractères et la passion de l’idéal !

Alors Viollet-le-Duc continuait l’art gothique en croyant le restaurer. Des hommes comme de Lassus, de Caumont, de Laborde, Didron, Vitet, Mérimée s’employaient avec fanatisme à restituer l’architecture de ce Moyen-Age français que faisaient revivre d’autre part l’éloquence d’un Michelet, l’imagination d’un Victor Hugo. Ozanam retrouvait les poètes du XIIIe siècle italien : les murs des cloîtres laissaient apparaitre sous le badigeon, enfin dépouillé, les fresques merveilleuses. M. de Montalembert en visitant d’antiques sanctuaires se passionnait pour la vie de la chère Sainte Élisabeth dont il devait épouser une arrière-petite-fille et son livre renouvelait l’hagiographie. À des catholiques que le respect des traditions du passé n’empêchait pas de préparer l’avenir, Lamennais et Lacordaire parlaient haut de liberté et de progrès. M. Rio composait à Home son livre sur l’Art chrétien, dans le même temps que le jeune Albert de la Ferronays faisait nu-pieds le pèlerinage des Sept basiliques pour obtenir la conversion de Mlle d’Alopeus.

I

les origines

M. Ingres, esprit sans culture, mais violemment et naturellement classique, se trouva vers 1827 le seul guide d’une jeunesse tourmentée à la, fois de volontés traditionnistes et d’aspirations romantiques. Il bénéficiait des liens qui l’attachaient à l’ancienne école, encore qu’il eût été malmène par la critique officielle et qu’il eût passé à ses débuts pour révolutionnaire. Il arrivait d’Italie où, pendant dix-huit ans, il s’était pénétré de l’âme antique et du génie latin. Des découvertes récentes avaient donné un aliment nouveau à l’admiration des modernes en mettant au jour des monuments inconnus et plus beaux encore, soit de l’Antiquité, soit du Moyen-Age : les Étrusques, Pompéi, les Quattrocentisti. Alors qu’une agitation factice se produisait autour de Delacroix — magnifique et solitaire génie qui continuait dans la maturité somptueuse de son art les plus achevés des grands classiques, le Titien, Véronèse et Poussin, mais qui portait en soi il cause même de sa perfection des germes de décadence — l’enseignement de M. Ingres, au contraire, remontait aux sources de l’antiquité grecque, aux origines de la peinture italienne et y retrouvait les principes éternels de notre goût occidental. Réagissant contre la froideur et les conventions académiques de l’école de David, les Romantiques substituaient. sous prétexte de retour à la nature, le tableau dramatique au tableau mythologique. M. Ingres ne devait rien à la peinture de genre ni au choix des sujets : on appréciait surtout de lui des portraits et des scènes historiques où la nature était scrupuleusement et logiquement exprimée.

Il apportait donc avec des qualités vraiment françaises de précision et de clarté un double idéal de vérité et de beauté. Les jeunes gens étaient préoccupés à la fois de l’Idéal et de la Nature ! lui, conciliait le Style selon les Grecs et la sincérité, la naïveté des Primitifs. Qu’il l’ait ou non voulu, la généralité des modèles qu’il proposait, devait élargir l’étroitesse apparente de sa doctrine jusqu’à favoriser le plus vivace renouvellement des arts plastiques et particulièrement de la peinture décorative.

Comment s’était formée la conscience de M. Ingres, il n’est pas inutile de le préciser par quelques faits et quelques dates.

Charles Blanc prétend à tort qu’avant 1820 on ignorait les Grecs. Nous savons par Délécluze (David, son école et son temps) quelle fut la fermentation intellectuelle à l’atelier de David. En commençant les Sabines, David avait déclaré qu’il ferait plus grec que les Horaces (il les trouvait, disait-il, d’art anatomique), et il s’entoura de modèles achaïques. Ceux de ses élèves qu’on appelait les Penseurs, les Primitifs ou les Barbus de 1800, ne voulaient conserver de l’antiquité que les vases et quelques statues ; ils souhaitaient brûler le reste comme rococo et pompadour ; ces jeunes gens s’habillaient en héros de l’Iliade, ne pariaient, que d’Homère et d’Ossian, mais aussi de la Bible ; et l’un d’eux Maurice Quaï, ami de Nodier, fit à l’atelier une défense de Jésus-Christ et de l’Évangile qu’approuvèrent vivement quelques élèves lyonnais.

C’est vers le même temps qu’on connut mieux à Paris, par l’expédition de Bonaparte, les merveilles de l’ancienne Égypte, autre élément d’une évolution des arts du décor.

À Rome, quand M. Ingres y arriva en 1800, l’agitation était plus considérable encore. C’est vers 1750 que Winckelmann avait commencé ses études. Le Recueil d’antiquités de Caylus est de 1755 ; le Laocoon de Lessing, de 1763. Jamais l’engouement pour l’antiquité n’avait été si vif, jamais il n’avait alimentéd d’aussi savantes théories. C’est l’époque du beau idéal et des subtilités de Quatremère de Quincy. Faut-il représenter Médée dans le moment qu’elle égorge ses enfants ou quelques instants avant ce crime, alors que l’amour maternel combattait encore avec la jalousie ? faut-il que Laocoon gémisse, ou s’il faut qu’il crie ? s’il est permis à l’art d’étendre son imitation à toute la nature visible dont le beau n’est qu’une petite partie ?… Winckelmann savait qu’au cabinet Cavaceppi un torse d’André del Sarte fournit les meilleures proportions du type du sein virginal… Flaxman, Thorwaldsen. Canova s’efforçaient de restituer en sculpture la beauté antique. Raphaël Mengs imitait le style des peintures récemment découvertes, avec d’autres antiquités importantes, à Herculanum et à Pompéi. Les fouilles commencées en 1748 devaient prendre le plus grand développement sous Joachim Murât de 1812 à 1815. Le premier livre sur ce sujet, qui a précédé les Ruines, de Mazois, est Le Antidata di Ercolano, paru à Naples en 1792. Ces peintures étaient destinées à produire sur les artistes du xixe siècle la même impression que les thermes de Titus sur Raphaël, ou les Noces aldobrandines sur Poussin. Les vases étrusques ou soi-disant tels attiraient l’attention des érudits. Le chevalier Hamilton en avait collectionné et dessiné un grand nombre. Séroux d’Agincourt était aussi à Rome ; il terminait l’Histoire de l’art de Winckelmann ; il avait visité les Catacombes, autre nouveauté, avec Bosio qui les avait le premier parcourues : ce qui vaut d’être noté si l’on songe en quel sens les élèves d’Ingres devaient transformer la peinture religieuse.

Le Génie du Christianisme paraissait d’ailleurs à Paris, en 1802 : à côté du beau canonique, on retrouvait le beau expressif du Moyen-Age ; et pendant que le sculpteur Giraud moulait pour la première fois les Marbres du Vatican ; que Choiseul Gouffier rapportait le fragment des Panathénées au musée Napoléon et faisait mouler les bas-reliefs du Parthénon peu de temps avant le voyage de Lord Elgin ; pendant que les Allemands découvraient les frontons d’Égine (1811), et les marbres de Phygalie (1812) — Alexandre Lenoir poursuivait la publication commencée en 1800 du Musée des Monuments français, et enrichissait nos collections des débris de notre art national. Emeric David s’efforçait de « détruire l’erreur qui a fait croire que la peinture avait presque cessé dans le Moyen-Age ». Une réaction chrétienne se produisait partout contre le classicisme de Winckelmann et de David. C’est Gœthe qui a le premier admiré les cathédrales, celle de Strasbourg du moins. La vieille école de Nuremberg et Albert Dürer n’étaient plus ignorés ou totalement méconnus depuis les recherches de Valckenrœder et son ouvrage intitulé les Épanchements de cœur d’un moine ami des arts (1797). MM. Overbeck, Pforr et Vogel, expulsés comme indépendants, de l’école de Düsseldorf, arrivaient à Rome en 1810, et fondaient au couvent San Isidoro une sorte d’atelier monastique : c’étaient les Peintres de l’Âme, les Préraphaélites, les Nazaréens, épris avant tout de l’idéal catholique et de ces fresques du Quattrocento, qu’on admire si universellement aujourd’hui, mais qu’on flétrissait alors de la qualification méprisante de « gothique ». Or, en passant à Florence et à Pise, en 1806, M. Ingres avait déjà copié des giottesques, et avec quel enthousiasme ! Il achetait des petits tableaux de l’école de Fra Angelico, il dessinait dans les cloîtres, à Assise, à Pérouse, à Spoiète.

Aussi, dès ses premières expositions, les critiques lui reprochaient « cette fantaisie extraordinaire de remettre à la mode la manière de peindre des siècles passés » (Boutard) et « de chercher, dans un genre non moins détestable qu’il est gothique, à faire rétrograder l’art de quatre siècles, à nous reporter à son enfance, à ressusciter la manière de Jean de Bruges » (Pausanias français, 1800). L’attitude de l’Empereur, il l’avait « prise, ainsi que le reste, dans quelque médaille gothique ». En 1819, il est encore pour M. de Kératry « ce jeune artiste (39 ans) qui se donne beaucoup de peine pour gâter un beau talent », « qui voudrait nous ramener à l’enfance de l’art, dont les peintures semblent sorties de l’école de Pérugin », qui a foulé en vain cette terre, l’Italie, qui faisait jadis les héros et qui fera encore les artistes. »[2]

Il en était arrivé définitivement à Raphaël, lorsque en 1824 (le Vœu de Louis XIII), la presse officielle, cessant de le malmener, le désigna comme le sauveur de l’Institut. Le gothique avait fait de nombreux adeptes dans tous les camps, et surtout dans l’école romantique que le critique Jal appelait l’école anglo-vénitienne. L’évolution de M. Ingres était terminée.

Toutes les tendances depuis manifestées dans l’art du xixe siècle étaient donc comme flottantes dans l’atmosphère intellectuelle où se forma M. Ingres. L’enseignement basé sur l’antique romain, sur l’inutile perfection de l’Apollon du Belvédère était déjà chancelant dans l’atelier même de David. Or, la peinture antique, celle des Vases et celle de Pompéi, se trouvait combinée avec la tradition giottesque, au gré de M. Ingres, dans le seul génie du peintre des Stanze et des Loges. Il eut ainsi le rare bonheur de proposer en exemple à ses élèves le compromis exceptionnel que réalisa, entre l’antique grec et les primitifs chrétiens, entre le beau canonique et le beau expressif, le divin Raphaël.

II

la doctrine de m. ingres

Voici, d’après ses propres écrits ou d’après les souvenirs de ses élèves, quelques aphorismes, en ordre méthodique, qu’il importe de méditer pour connaître la doctrine de M. Ingres[3].

Et d’abord, la nécessité d’une doctrine :

Poussin n’eût jamais été si grand, s’il n’avait eu une doctrine.

Sur l’œuvre d’art :

Si j’avais un fils je voudrais qu’il n’apprit à peindre qu’en faisant des tableaux.

(Cité par Janmot). Janmot ajoute que cette opinion était en désaccord avec la pratique habituelle de son enseignement ; que, d’ailleurs, il est bien vrai que les Maîtres n’ont pas laissé d’études, les œuvres que nous en avons ayant toujours une destination :

Sur la nature et sur le beau :

La nature supérieure est maîtresse, elle accorde tout à ceux qui lui demandent en face et n’est avare que pour les pauvres honteux (cité par Flandrin).

Copier tout bonnement, tout bêtement, copier servilement ce qu’on a sous les yeux ; l’art n’est jamais à un si haut degré de perfection que lorsqu’il ressemble si fort à la Nature qu’on peut le prendre pour la Nature elle-même.

Conservez toujours cette bienheureusenaïveté, cette charmante ignorance (cité par Amaury-Duval).

Aimez le vrai parce qu’il est aussi le beau.

Le nom de beau idéal, si mal entendu de nos jours, ne désigne que le beau visible, le beau de la nature.

Mais

L’art ne doit rendre que la beauté.

Si vous voulez voir cette jambe laide, je sais bien qu’il y aura matière : mais je vous dirai prenez mes yeux et vous la trouverez belles.

Si je pouvais vous rendre tous musiciens, vous y gagneriez comme peintres. Tout est harmonie dans la nature… Aujourd’hui nombre d’artistes crient contre les compositions, ne veulent plus de l’arrangement d’un tableau… la nature du hasard, rien que la nature, et avec cela, empâtez, placardez la couleur en masse : voilà leurs principes ! (cité par Balze).

Croyez-vous que je vous envoie au Louvre pour y trouver le beau idéal, quelque chose d’autre que ce qui est dans la nature. Ce sont de pareilles sottises qui aux mauvaises époques ont amené la décadence de l’art. Je vous envoie là parce que vous apprendrez des antiques à voir la nature. parce que ils sont eux-mêmes la nature : il faut vivre d’eux, il faut en manger… (Balze).

Que les jambes soient comme des colonnes…

Peindre sans le modèle. Il faut bien se pénétrer que votre modèle n’est jamais la chose que vous voulez peindre, ni comme caractère de dessin, ni comme couleur, mais qu’il est en même temps indispensable de ne rien faire sans lui…

Et tel génie que vous ayez, si vous peignez jusqu’au bout d’après, non la nature, mais votre modèle, vous en serez toujours esclave, votre peinture sentira la servitude. La preuve du contraire est dans Raphaël, car il l’avait tellement domptée et l’avait, si bien dans sa mémoire qu’au lieu qu’elle lui commandât, on dirait que c’est elle-même qui lui obéissait…

Poussin avait coutume de dire que c’est en observant les choses qu’un peintre devient habile plutôt qu’en se fatiguant à les copier ; oui, mais il faut que le peintre use des yeux.

Amaury-Duval rapporte qu’il ne voulait pas qu’on prononçât le mot de chic à l’atelier. Il raconte aussi son horreur de l’anatomie et l’histoire du squelette.

L’anatomie, cette science affreuse ! Si j’avais dù apprendre l’anatomie, moi-même je ne me serais pas fait peintre

Il disait à M. Degas :

Faites des lignes, beaucoup de lignes, de souvenir ou d’après nature, c’est ainsi que vous deviendrez un bon artiste.

On peut considérer comme une heureuse formule de sa pensée, cette note des cahiers de Montauban copiée par lui dans un article de Delécluze :

…Il n’a cessé de faire de nobles efforts pour conserver intactes la nature et la dignité de l’art qu’il exerce… Même dans les portraits, ce besoin de concentrer sa pensée en donnant de l’homogénéité aux formes, cet instinct qui le force à ramener à l’unité des traits principaux d’un visage les détails qui tendent à s’en écarter… est très frappant.

ou encore ce conseil emphatique :

Pour vous former au beau, ne voyez que le sublime, allez la tête levée vers les cieux au lieu de la tenir courbée vers la terre comme des porcs qui cherchent dans la boue (Balze).

Sur les anciens :

Les chefs-d’œuvre de l’antiquité ont été faits avec des modèles cous en avons sous les yeux en ce moment à Paris…Il faut trouver le secret du beau par le vrai (Janmot).

Les anciens ont tout vu, tout compris, tout senti, tout rendu (Janmot).

Les figures antiques ne sont belles que parce qu’elles ressemblent à la belle nature… Et la Nature sera toujours belle quand elle ressemblera aux belles antiques.

L’art grec prouve sa supériorité, par la maîtrise même des simples artisans, des potiers par exemple. Une seule composition d’un beau vase illustrerait un peintre moderne.

Je suis un grec, moi !

Étudiez les vases, je n’ai commencé à comprendre les Grecs qu’avec eux Balze).

Son idéal, écrit Janmot, était de refaire l’antique par l’étude de la nature ; — aussi, de son enseignement passionné et dominateur il ne reste que le réalisme.

En parlant des primitifs de Pise, 1806 :

C’est à genoux qu’il faudrait copier ces hommes-là !

Moi aussi je sais bien que celle-là (une figure giottesque) a le nez trop pointu et des yeux de poisson ; mais Raphaël lui-même n’a jamais atteint une expression pareille.

Bien avant l’époque romantique, Amaury-Duval remarque qu’il avait représenté des sujets moyenâgeux,

Peignons donc des tableaux français !

et même qu’il avait emprunté à l’art de cette époque une certaine raideur naïve (Charles VII, Francesca, Angélique). Ajoutons que l’un des premiers il introduisit dans les scènes historiques le soin de la couleur locale et de l’archéologie ; ses carnets sont pleins de croquis de costumes dessinés avec amour, d’après des gravures ou des tableaux de Primitifs.

De Raphaël, il préférait la Dispute et surtout la Messe de Bolsène.

Raphaël, un Dieu, un être inimitable, absolu, incorruptible, et Poussin le plus parfait des hommes.

Nourrissez-vous-en, Messieurs, prenez-en tout ce que vous pourrez prendre, c’est la manne tombée du ciel, qui vous nourrira, vous fortifiera (Amaury-Duval).

Sur le Dessin :

J’écrirai sur la porte de mon atelier : école de dessin, et je ferai des peintres.

Le dessin est la probité de l’art.

Le dessin comprend tout excepté la teinte. C’est l’expression, la forme intérieure, le plan, le modelé.

La ligne c’est le dessin, c’est tout.

La fumée même doit s’exprimer par un trait.

Le dessin est tout, c’est l’art tout entier. Les procédés matériels de la peinture sont très faciîes et peuvent être appris en huit jours ; par l’étude du dessin par les lignes, on apprend la proportion, le caractère, la connaissance de toutes les natures humaines, de tous les âges, leurs types, leurs formes et le modelé qui achève la beauté de l’œuvre.

L’expression est la partie essentielle de l’art et liée intimement la forme. Il n’y a pas de dessin correct ou incorrect, il n’y a que du dessin beauou laid, voilà tout (Janmot)

Pour arriver à la belle forme, il faut modeler rond et sans détails intérieurs.

Les belles formes ce sont des plans droits avec des rondeurs. Pourquoi ne fait-on pas du grand caractère, parce qu’au lieu d’une grande forme, on en fait trois petites.

Ayez tout entière dans les yeux, dans l’esprit, la figure que vous vonlez représenter et que l’exécution ne soit que l’accomplissement de cette image possédée et préconçue.

Ce qu’il enseignait aux débutants, d’après Amaury-Duval, c’était la ligne et les masses, c’est-à-dire le mouvement qu’il saisissait lui-même si vite, et la silhouette de la masse d’ombre en clignant des yeux.

Il faut donner de la santé à la forme.

Sur la peinture :

Une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte.

Il est sans exemple qu’un grand dessinateur n’ait pas trouvé la couleur qui convenait exactement au caractère de son dessin.

Les qualités essentielles de la couleur sont plus dans l’ensemble des masses ou noirs du tableau.

La couleur partie animale de l’art…

Le coloris un des ornements de la peinture, la dame d’atours de sa sœur, à cause que c’est le coloris qui procure des amateurs et des admirateurs aux plus importantes perfections de l’art.

Devant les Rubens, mettez-vous des œilltres comme aux chevaux (Amaury-Duval).

Messieurs, mettez du blanc dans les ombres (id.).

Il ne faut pas dans une ombre de contour mettre la teinte à côté du trait, il faut la mettre sur le trait.

Les reflets étroits dans l’ombre, les reflets longeant les contours sont, indignes de la majesté de la peinture d’histoire.

La qualité de détacher les objets en peinture et que beaucoup regardent comme une chose de la plus grande importance dans un tableau, n’était pas un des objets sur lesquels Titien, le plus grand coloriste de tous, avait le plus fixé son attention. Des peintres d’un mérite inférieur ont fait consister ! e principal mérite de la peinture ainsi qu’il l’est encore parla tourbe des amateurs qui éprouvent la plus grande satisfaction quand ils voient une figure autour de laquelle il semble, disent-ils, qu’on puisse tourner.

Maintenant on veut que ça tourne, je me moque pas mal que ça tourne (A. Duval).}

On ne finit que sur du fini (mot cité par Janmot à Delacroix).

Ne pas perdre son temps à copier. Faites de simples croquis d’après les maîtres (A. Duval).

Il faut user de la facilité en la méprisant, mais malgré cela, quand on en aura pour cent mille francs, il faut encore s’en donner pour deux sous.

M. Ingres enseignait, résumerons-nous, la Nature, et qu’on la traduit, par le dessin. Mais le dessin n’est pas la copie da modèle, il faut chercher avant tout la Beauté. Et qu’est-ce que la Beauté ? C’est ce qu’on discerne en fréquentant les Grecs et Raphaël.

Il n’y a pas tant de contradiction, si l’on tient compte des exagérations de l’homme, entre les deux ou trois principes qu’il affirmait ainsi alternativement, avec quelles phrases, quelles attitudes, quels éclats de voix et quel accent ! Ce toulousain exubérant, violent, autoritaire, adorait ses élèves comme ses enfants. À propos d’un concours d’esquisses : « On a fait, s’écriait-il, une injustice horrible, j’en ai été malade, car en vous maltraitant on maltraite mes enfants. » Il disait de Flandrin qui avait la première fois raté son prix de Rome : « Voici l’agneau qu’ils ont égorgé » Cet homme qui pleurait, embrassait, gesticulait et s’indignait à la pensée de vendre ses conseils, était de ceux qui disposent de tous les moyens extérieurs, de tout l’ascendant nécessaire pour imposer des opinions à des jeunes gens. Tous les artistes qui l’ont approché ont gardé l’ineffaçable souvenir de l’émotion où les plongeait une parole, un geste, un regard de lui.

Ses élèves ont accentué cet enseignement, chacun suivant son propre tempérament, dans les sens les plus divers : décoratif, catholique, philosophique, gothique, littéraire, néo-grec, naturaliste. Quelques-uns l’ont compris mieux que le maître lui-même. Amaury-Duval raconte à ce propos l’anecdote typique du peintre Granger soutenant à M. Ingres, qui en écumait, que l’Œdipe était idéalisé, alors que M. Ingres prétendait n’avoir fait que copier la nature. Il s’étonne, à ce sujet, et rétrospectivement, du manque de logique de M. Ingres. Il croyait, dit-il, nous faire copier la nature en nous la faisant copier comme il la voyait. La plupart ont accepté le conseil sans en dégager aussi nettement le principe. Amaury-Duval, esprit philosophique, en a tiré une théorie intégrale de la déformation subjective. Tout le passage est à relire ; en rappelant le reproche qu’on faisait à l’Odalisque Pourtalès (maintenant au Louvre) d’avoir trois vertèbres de trop, il concluait : dans des proportions exactes, aurait-elle un attrait aussi puissant ? C’est le lieu de citer le mot d’Odilon Redon, devant le Paolo de la Francesca qui l’enlace d’un mouvement hardi et géométrique de crabe saisissant sa proie : Mais c’est Ingres qui a fait des monstres !

N’importe. Il est remarquable qu’enseignant la Nature et son propre Idéal, il ait pu former des élèves capables à leur tour, tout en croyant copier, de créer des poèmes de naïveté, d’austérité, de grandeur ou d’emphase, — Janmot, Flandrin, Mottez ou Signol, — au lieu de se contenter de transcrire le modèle et de le faire entrer tel quel dans l’économie de leurs compositions, — procédé en vérité facile, trop familier aux médiocres qui les ont suivis.

III

l’apport de l’école d’ingres — théories et résultats

Il est nécessaire, pour limiter cette étude, de ne considérer comme Élèves d’Ingres que ceux qui ont le plus directement subi son empreinte, compris sa pensée, et produit, à l’époque où il les influençait, des ouvrages importants : H. Flandrin, P. Flandrin, Lehmann, Ziegler, Mottez, Amaury-Duval, Stürler, Chenavard, Bénouville, Timbal, Papety, Chassériau, Lamothe, Janmot[4]. Presque tous sont des décorateurs dont on peut voir les œuvres dans les églises de Paris. J’y ai joint, à ce propos, Orsel, Périn et Roger, les peintres de Notre-Dame de Lorette qui procèdent manifestement du même esprit quoiqu’ils n’aient pas fréquenté l’atelier du maître.

C’est M. Baltard, prix de Rome d’architecture sous le directorat de M. Ingres (1833) et son fidèle admirateur, qui entreprit vers 1842, comme inspecteur des Beaux-Arts, la décoration des églises de Paris. En offrant des murailles à des artistes que leur éducation destinait à la peinture monumentale, il favorisait un certain nombre d’expériences décisives pour l’évolution de cet art. La grande décoration n’existait pas avant 1827, date de l’Apothéose d’Homère ; pour la première fois (car le Jupiter et Thétis n’avait pas été exposé), on avait pu voir l’admirable résultat de l’emploi raisonné des teintes plates, claires, bien dans le mur, de valeurs équivalentes, presque sans modelé, avec des silhouettes très lisibles et fortement dessinées, sans artifices de clair-obscur. Ce dut être une révélation pour les peintres de ce temps, comme plus tard pour nous, les grandes compositions de Puvis de Chavannes ; celui-ci d’ailleurs ne faisait que continuer et développer les innovations de M. Ingres — ou de ses élèves’.

Si les œuvres dont nous parlons ici furent souvent d’inspiration et de métier archaïques, rappelons pour l’expliquer qu’elles se produisirent à une époque de fanatisme archéologique. Les artistes d’alors eurent le louable souci de se conformer au style des édifices qu’ils décoraient ; et ceux-ci étaient des pastiches du Moyen-Age ou de la Renaissance italienne. Les architectes et les sculpteurs, absorbés par un juste enthousiasme pour les monuments retrouvés, archaïsaient par principe et par goût. L’habitude des restaurations affaiblit l’énergie créatrice. Le type le plus complet de ce genre de travail est l’église de Sainte-Clotilde : il s’en faut qu’elle soit sans intérêt, et que telle statue de M. Guillaume ou tel tympan d’Oudiné, pour primitifs qu’ils veulent paraître, soient dénués de saveur et d’originalité. On appliquait savamment au monument neuf, à l’édifice en construction les recettes apprises autour des cathédrales.

C’est dans le même esprit qu’ont été faites les restaurations de fresques et de vitraux, et ces admirables reconstitutions que sont, par exemple, les porches de Notre-Dame de Paris et de Vézelay, ou ce délicieux meneau de la porte principale de la cathédrale d’Autun (Saint Lazare et ses sœurs). Faut-il se plaindre qu’un Bianchi, plutôt que les laisser périr, ait ajouté un peu de la froideur de Flandrin aux fresques de Giotto à Santa Croce ?

Incidemment la question se pose : faut-il restaurer ? Maintenant que les Musées, les sociétés d’amis des monuments, les catalogues et les archéologues ont tari ou à peu près notre faculté créatrice, faut-il faire l’éloge du vandalisme ? Nos pères, au xviie et au xviiie siècles, se croyaient permis d’ajouter, dans le goût de leur temps, des ornements, des autels, des transepts, des façades aux vieilles nefs des cathédrales. Une verrière tombait en ruines : ils la remplaçaient sans scrupules, ou simplement la consolidaient de plombs quelconques, au hasard des cassures. Leur style à eux, croyaient-ils, était toujours préférable aux styles du passé. Cette illusion féconde nous manque, définitivement. Nous n’osons plus même restaurer. Nous étiquetons, nous hospitalisons pieusement les débris des époques évanouies ; nos musées ne sont plus que des refuges d’éclopés, des asiles d’Invalides, des collections de documents cliniques à l’usage des savants. Si les Viollet-le-Duc n’avaient complété des ruines, rétabli des ensembles, quelle idée nous ferions-nous du Moyen-Age ? Et si plus anciennement les artistes de la Renaissance n’avaient restitué pour le Vatican et le Louvre les statues morcelées, notre goût pour l’antiquité classique serait-il aussi passionné ? Les bas-reliefs trouvés récemment à Delphes ne satisferont jamais que la curiosité des érudits : mais l’adjonction judicieuse de quelques morceaux en ferait des objets d’art d’une portée très générale. Nous qui collectionnons les moindres bibelots et les plus insignifiants souvenirs, qui sommes accablés de tant de respect et agenouillés devant tant d’idoles, admirons, sans nul parti-pris, la sincère expression d’eux-mêmes que les gothiques de 1830 ont su ajouter aux charmes réparés des œuvres du Moyen-Age ; méditons sur l’audace des restaurateurs.

M. Ingres avait pris grand soin de modérer les tendances archaïques de ses élèves. Quelle leçon il sut donner à l’un d’entre eux (Lefrançois), lorsqu’étant allé avec lui à Orvieto pour copier les Signorelli, il s’écriait : « Sans doute c’est beau, c’est très beau ; mais… c’est laid : tenez, moi, je suis un grec, allons-nous-en ! »

« Ces messieurs, disait-il aussi, en parlant de Stürler et d’Amaury-Duval, ces messieurs sont à Florence, moi je suis à Rome…, vous entendez, je suis à Rome. Ils étudient le gothique. Il n’y a que les Grecs ! » Paroles très dures pour ces Primitifs qu’il avait tant aimés, qu’il avait découverts, ajouterai-je, et qu’il s’était si parfaitement assimilés ! Paroles très dures, mais nécessaires ! — Tandis que les disciples d’Overbeck s’enfermaient dans l’imitation servile, minutieuse, des Primitifs et qu’ainsi se formait en plein xixe siècle cette tradition moyen-âgeuse que devaient illustrer, après l’école allemande, Dante Gabriel Rossetti et les P. R. B., et dont l’influence persiste chez plusieurs peintres contemporains, — les élèves d’Ingres demeurèrent fidèles au culte de l’Antique, à la plénitude de la forme, à l’amour de la nature. Si pénétrés qu’ils fussent du désir d’exprimer des sentiments nobles ou des idées, l’intolérance du Maître les empêcha de méconnaître les exigences de leur art. Ce furent des peintres. Leur goût des Primitifs ne comportait guère de littérature.

Que leur ont-ils emprunté ? Des sujets et surtout des procédés pour les décorations d’églises : la peinture à l’encaustique ou la fresque. Victor Mottez a traduit le Libro del arte de Cennino Cennini, merveilleux résumé de la science des artistes du Moyen-Age : excellent praticien, il y a joint un précieux appendice, fruit de son expérience, indispensable à quiconque veut appliquer, avec les matières actuellement en usage, les antiques méthodes[5]. Des contrats ont été signés, presque dans les mêmes formes que les contrats du xve siècle, entre des peintres et des conseils municipaux ou des fabriques d’églises. Il faut regretter que les intempéries de notre climat, la mauvaise qualité de nos matériaux, ou l’incurie des architectes et des administrations — ceci est vrai pour le Porche de Saint-Germaih l’Auxerrois — aient presque partout compromis la conservation des fresques et rendu inutile la science qu’ils y ont dépensée.

Pour ces grandes entreprises, comme au xve siècle, les élèves d’Ingres ont su collaborer. Exemple rare en notre temps. Chaque artiste conservait sous une même direction sa part d’initiative. Ainsi Bénouville a dessiné un grand nombre de cartons pour les travaux d’Amaury-Duval à l’église de Saint-Germain-en-Laye. Les travaux entrepris par Chenavard pour le Panthéon n’étaient exécutables que par toute une équipe de peintres. Dans la procession de Flandrin à Saint-Vincent de Paul, le Saint-Christophe et la Sainte-Pélagie sont de Lamothe, et l’on ne compte pas les figures exécutées et peut-être même inventées par Paul Flandrin dans l’œuvre de son frère. Ils ont ainsi tenté d’appliquer dans un siècle d’individualisme l’ancienne méthode, plutôt monastique, du travail en commun, où chacun prend part à la saine besogne matérielle, sur l’échelle ou l’échafaudage, tout en fournissant à l’idée commune la contribution quotidienne de ses sensations. C’était le rêve d’Amaury-Duval, que M. Ingres eût associé ses élèves à son œuvre, qu’il se fût servi d’eux comme d’instruments, et qu’ils eussent été les parties d’un ensemble qu’il aurait dirigé. Admirable utopie dont je voudrais que les jeunes gens fissent leur profit ; je les renvoie à ce propos à André Gide qui eut le courage et la lucidité de professer récemment, dans un milieu individualiste[6], une théorie de l’influence !

Dans le domaine restreint de l’art ornemental, l’école d’Ingres aura marqué les débuts d’une véritable renaissance. Les éléments de cette transformation sont disparates. Il est inouï qu’un critique professionnel ne l’ait pas encore éclairci. Il y a le parti architectural des Italiens qui consiste à créer de faux trompe-l’œil, à imiter en camaïeu, en grisaille, les moulures, les marbres, les ornements sculptés (voir Giotto ou Michel-Ange). Quoique épris des formules italiennes, les élèves d’Ingres ont préféré le parti byzantin, ou romano-gothique, suivant quoi un motif se répète, géométrique ou floral, sur un fond uni. Un peu de fantaisie pompéienne s’y est mélangé, dans des proportions charmantes, à la rigidité héraldique.

Certaines bordures de Mottez dans ses fresques de Lille, les ornements inventés par Amaury-Duval, par exemple la branche d’églantine de la chapelle de la Sainte Vierge, à Saint-Germain, les charmants encadrements qu’il imagina pour le château de Linières, — ce sont autant d’éléments d’un art, sans doute contestable, mais souvent exquis, et qui comporte le même genre d’agrément, qui relève du même goût sobre que les inventions d’un William Morris ou d’un Grasset ; notre art décoratif actuel, l’art nouveau a ses origines.

Faut-il maintenant insister sur le caractère, profondément idéaliste, de cette grande poussée d’art monumental ? La symétrie rythmique de l’Apothéose d’Homère, la piété des Processions d’Hippolyte Flandrin, la noblesse des figures de Mottez, le charme mélancolique et bien 1830 des anges d’Amaury-Duval, la fougue dramatique ou la sérénité du Chasseriau de la Cour des Comptes, la candeur franciscaine de Janmot ; quelle variété d’efforts pour réaliser le plus poétique idéal ! Ils doivent, ces maîtres harmonieux, la plus grande part de leurs qualités d’expression à la sévérité de leurs contours, à la pureté de leur dessin. Ce serait le lieu de rééditer les théories désuètes, qui furent les leurs, et qui affirmaient la supériorité intellectuelle et philosophique de la ligne sur la couleur, et de citer Charles Blanc. Il est plus instructif, croyons-nous, de placer ici un « éreintement » de Baudelaire (Salon de 1846) où l’on découvrira, à travers les rosseries du grand critique, le véritable point de vue où il faut se placer pour juger l’École ; et qu’à une certaine époque, élève d’Ingres et idéaliste étaient synonymes :

(Baudelaire vient de nommer Flandrin, Lehmann et Amaury-Duval.)

« Leur goût immodéré pour la distinction leur joue à chaque instant de mauvais tours. On sait avec quelle admirable bonhomie ils recherchent les tons distingués… La distinction dans le dessin consiste à partager les préjugés de certaines mijaurées, frottées de littératures malsaines, qui ont en horreur les petits yeux, les grands pieds, les grandes mains, les petits fronts, et les joues allumées par la joie et la santé, — toutes choses qui peuvent être fort belles.

« Cette pédanterie dans la couleur et le dessin nuit toujours aux œuvres de ces messieurs, quelque recommandables qu’elles soient d’ailleurs. Ainsi devant le portrait bleu d’Amaury-Du al et bien d’autres portraits de femmes ingristes ou ingrisées, j’ai senti passer dans mon esprit, amenées par je ne sais quelle association d’idées, ces sages paroles du chien Berganza qui fuyait les bas-bleus aussi ardemment que ces messieurs les recherchent : « Corinne ne t’a-t-elle jamais paru insupportable ?… Quelque beaux que pussent être son bras ou sa main, jamais je n’aurais pu supporter ses caresses sans une certaine répugnance, un certain frémissement intérieur qui m’ôte ordinairement l’appétit. — Je ne parle ici qu’en ma qualité de chien ! » J’ai éprouvé la même sensation que le spirituel Berganza devant presque tous les portraits de femmes anciens ou présents de MM. Flandrin, Lehmann et Amaury-Duval, malgré les belles mains, réellement bien peintes, qu’ils savent leur faire et la galanterie de certains détails. Dulcinée de Toboso elle-même, en passant par l’atelier de ces messieurs, en sortirait diaphane et bégueule comme une élégie et amaigrie par le thé et le beurre esthétiques.

« Ce n’est pourtant pas ainsi, il faut le répéter sans cesse, que M. Ingres comprend les choses, le grand maître[7] ! »

Non, M. Ingres ne comprenait pas les choses comme ses élèves ont fait depuis : c’est ce qui motive cette étude. Du moins, son réalisme hautain, sa forte conscience, son grand goût pour la Beauté devinrent, pour ses élèves, les bases d’un idéalisme souvent robuste.. quoi qu’en dise Baudelaire, et sans mièvrerie. Et le dessin qu’il leur avait presque exclusivement enseigné leur fut un merveilleux moyen d’épurer leur rêve, de le généraliser, de le définir en clarté.

IV

quelques figures
Hippolyte FLANDRIN


le plus célèbre des élèves d’Ingres, n’est pas le plus séduisant, ni le plus original. Il était tout désigné par la piété de sa vie, par la sévérité de son talent, pour décorer les murs d’églises. Ses lettres, que M. Delaborde a publiée, donnent une juste idée de son âme noble et candide et de la docilité laborieuse avec laquelle il suivit, toute sa vie, M. Ingres. Lyonnais comme Orsel, Chenavard et Janmot, il exprima plutôt l’austérité que la tendresse du catholicisme. Il y a de la grandeur dans ses symétries prévues, dans les attitudes figées, dans l’expression forcée de ses figures. À l’église d’Ainay, où il décora des absides avec les formules empruntées aux mosaïques romaines ; à Saint-Paul de Nîmes où se déroule une procession de vierges dont l’idée est byzantine ; à Saint-Séverin, dans cette triste petite chapelle de Saint-Jean, si remarquable par l’heureuse proportion des figures et la qualité naïve du dessin ; à Saint-Germain des Prés enfin, et à Saint-Vincent de Paul, — on le retrouve partout préoccupé de décorer, d’être ornemental dans le style antique et avec des ressouvenirs giottesques, mais sans rien sacrifier de l’étude systématique du modèle. Que de plis, que de plis ! Qui dira l’ennui des belles draperies de Flandrin, où ne transparaît aucun mouvement, aucune humanité ! La conscience qu’il apportait à motiver par des études multiples et monotones ses moindres inventions, ne manquons pas de le remarquer, c’est là l’erreur de l’école. Au lieu qu’une émotion de nature, ou quelque observation sincère de la vie ait précédé la composition, en lui donnant une raison d’être, — l’artiste choisit, improvise un motif, un sujet, et c’est alors seulement qu’il use des yeux, qu’il cherche les éléments de son œuvre dans les spectacles du monde extérieur ; mais quels spectacles lui sont offerts à ce moment palpitant de sa besogne créatrice ? un modèle ou quelque mannequin drapé dans un jour d’atelier !

Il s’en faut que les imaginations de Flandrin soient indifférentes. Elles sont toutes nobles et pures. Les anges porteurs de couronnes à Saint-Vincent de Paul sont d’une inoubliable majesté. Dans un autre genre, la plantation, le paysage des Bergers de Virgile (1831) est digne d’un poète comme Puvis de Chavannes. Ses dessins ne sont pas sans caractère ; mais, comme ses études de femmes manquent de volupté ! Le sombre portrait qu’il a fait de lui-même (Musée de Versailles), si volontaire et sans charme, est émouvant à force de jansénisme. Le portrait aussi triste, et je crois vraiment ressemblant, de Napoléon III au même musée, est d’un faire plus léché, plus quelconque. On y retrouve la marque de M. Ingres, l’Ingres du portrait de Madame de Broglie, comme ailleurs, dans ses décorations, certaines de ses silhouettes froidement et uniformément cloisonnées font regretter le dessin passionné et la belle exécution de l’Apothéose d’Homère.

Son frère

Paul FLANDRIN


fut aussi son émule et son plus fidèle collaborateur. C’est lui qui dessinait sur le mur à la grandeur d’exécution. Il avait la spécialité des mains et des pieds. Son frère était-il dérangé d’une séance de modèle par quelque obligation imprévue, il confiait à Paul l’étude commencée, le mouvement à chercher, le morceau à faire. Ils se drapaient l’un l’autre et posaient alternativement. Jamais union ne fut aussi intime de deux talents aussi parallèles. Cette collaboration, qui fait l’éloge de ces deux hommes, commença dès le concours de Rome d’Hippolyte, en cette lugubre année 1832 où le choléra fit tant de victimes : Paul aida son frère malade en loge. Elle se continua après la mort du frère aîné. Le bon Dieu n’avait pas voulu, comme disait Hippolyte qu’il achevât sa maison ; et c’est Paul qui termina l’œuvre commencée, qui exécuta les derniers panneaux de la nef de Saint-Germain des Prés.

Il reste donc de Paul Flandrin, outre des paysages historiques, dans une note incolore, et de nombreuses études peintes ou dessinées, soit dans la Campagne romaine vers 1840 (ce sont les meilleures), soit en Provence, aux environs de Lyon, en Bretagne, dans la banlieue de Paris ; — outre des charges qui font honneur à la vivacité de son esprit ; — il reste des dessins de même caractère que ceux de son frère, si semblables qu’il est parfois difficile de les distinguer ; — et dans la chapelle des fonts baptismaux à Saint-Séverin deux scènes de l’Évangile encadrées de nobles montagnes, froide réminiscence de sites méridionaux.

Le trop célèbre

LEHMANN


semble avoir lui aussi confondu la froideur et le style. De son œuvre considérable il faut retenir quelques bons portraits et des dessins volontaires. L’académisme de David qui persistait chez Ingres lui-même se complique parfois dans les œuvres de Lehmann d’un éclectisme vulgaire. « Il essayait, a dit Baudelaire, de se faire pardonner la genèse de ses tableaux par quelques mixtures adultères. »

Je trouve

ZIEGLER


tout à fait insupportable. C’était, d’après Amaury-Duval, l’homme qui voulait arriver ; il est arrivé à peindre à fresque la coupole de la Madeleine, avec une emphase et un mauvais goût plus dignes de l’atelier de Delaroche que de l école d’Ingres. Sa vue ayant baissé, il s’adonna à la céramique. La forme et la matière de ses vases fabriqués à Beauvais ne révèlent pas plus de dons que sa peinture. En revanche, le théoricien est à lire. C’est lui qui émit l’opinion vulgarisée par Ch. Blanc sur l’harmonie du drapeau tricolore par les proportions, par les quantités relatives des trois couleurs. Son ouvrage sur la Céramique est plein d’idées de ce genre, et orienté, comme il convient à l’époque dont nous parlons, vers l’analogie universelle : analogie entre le blanc et le noir, la ligne droite et la ligne courbe, le vrai et le faux… Singulières rêveries d’un peintre qui eut du moins le mérite de s’intéresser un des premiers à des questions d’art appliqué, sans penser déchoir !

Les frères BALZE


ont fait de bonnes copies, les Loges, les Stanze ; les unes sont à l’École des Beaux-Arts ; les autres sont exposées aux intempéries du climat parisien sous les portiques des Invalides. Ils ont peint sur lave émaillée et sur carreaux de faïence. On verra avec plaisir, sous le porche de Saint-Augustin, les tondi agréables où Paul Balze a mis à profit les souvenirs de son long commerce avec Raphaël.

SIGNOL


élève de Gros, mais disciple d’Ingres, est devenu comme le type, le symbole de la plus affligeante banalité. Il y aurait quelque paradoxe à le présenter comme un révolutionnaire. Pourtant Gustave Planche écrivait en 1836, à propos de ses peintures de Saint-Sévérin : « À force d’altérer le ton des chairs et la forme du corps, M. Signol s’est fait une sorte d’originalité… Ceux qui aiment l’originalité ne se plaindront pas. L’esprit de M. Signol n’est pas troublé par le souvenir de l’Italie et garde son indépendance. Les enfants (du Massacre des Innocents) sont dessinés avec une hardiesse qui va jusqu’à la singularité. Je conseille à l’auteur de modérer son pinceau. »

Il a en effet, depuis, su modérer son pinceau. Il venait alors de terminer la chapelle de Saint-Séverin (Mariage de saint Joseph et Fuite en Égypte) qui reste son meilleur ouvrage. Rappelons aussi son tableau de la Femme adultère dont les draperies lourdes et les tons opaques ne manquent pas d’une certaine grandeur. Le passage de G. Planche indique assez d’ailleurs, sans qu’il soit utile d’y revenir, le rôle initiateur, les innovations de l’école d’Ingres, à cette époque. Les ouvrages ultérieurs de Signol (Saint-Sulpice, Saint-Eustache, Saint-Louis d’Antin) se passent de tout commentaire. Il imite désormais Flandrin, sans l’égaler jamais. C’est la décadence ; et nous sommes loin de l’enseignement vivant et vivifiant de M. Ingres.

V. ORSEL — PÉRIN — E. ROGER


n’ont pas appartenu à l’atelier d’Ingres. Mais il est manifeste qu’ils ont subi l’influence du Maître, dans la période où précisément cette influence était excellente.

Au point de vue de l’art religieux, d’ailleurs, les décorations qu’ils ont exécutées à l’église Notre Dame de Lorette sont d’une importance capitale. On a pu dire que « tandis que M. Ingres rapportait d’Italie le style de la Renaissance et l’Étrusque, Orsel en rapportait le style religieux et monumental » (Cartier, Vie de l’Angelico). En réalité, je le répète, c’est de l’Apothëose d’Homère que date toute peinture monumentale en France. Victor Orsel, élève de ce Revoil, peintre lyonnais, qui collectionnait des primitifs italiens, puis de Guérin, passa à Rome les années 1822-1829 : il y rencontra Overbeck et son école. Une tendre piété l’inclina dès lors à représenter des sujets mystiques : tous ses tableaux sont religieux ; même son tableau de Bethsabée est d’intention pieuse ; une gracieuse figure de femme y témoigne qu’au rebours de Flandrin il n était pas insensible au charme de la forme féminine. C’était d’ailleurs son rêve et sa théorie : il voulait baptiser l’art grec. Heureuse formule ! Il n’y a pas d’abîme entre l’antiquité classique et le sentiment chrétien. Nous l’avions pensé, en méditant naguère devant cette belle mosaïque de Sainte-Pudentienne, à Rome, où des arti : tes de culture grecque ont si dignement figuré la majesté des Évangiles et la divinité de Jésus-Christ. Aucune peinture chrétienne n’égale en expression cette œuvre de style antique. — Mais n’était-ce pas aussi la pensée de Giotto et de Raphaël ? Ce sera l’éternel tourment des artistes chrétiens de résoudre ce difficile problème, d’opérer cette conciliation. Et jusqu’où faut-il poursuivre ce rêve d’une union intime entre la forme grecque et l’esprit chrétien ? Faut-il aller jusqu’à prétendre, comme le veulent les Bénédictins de Beuron, que tant que cette i nion n’aura pas été réalisée il n’y aura pas de peinture chrétienne, pas d’art chrétien ?

Donc Orsel voulut baptiser l’art grec. Il fut le premier au xixe siècle à qui échut l’honneur de décorer une église. La chapelle des Litanies à N.-D. de Lorette témoigne à la fois de la pureté de son goût et de la pureté de sa foi. Son intelligence liturgique, ses intentions neuves d’ornemaniste, le parti qu’il sut tirer d’une archéologie encore inédite, tout le recommande à l’attention du critique. Certains de ses dessins sont d’une naïveté délicieuse. Théoricien assuré, praticien minutieux, il sut employer la collaboration d’amis et d’élèves sur qui son influence fut complète et qui lui conservèrent un dévouement absolu. Il travaillait avec Faivre-Dussier, G. Tyr — « Overbeck français, écrivait Gautier en 1855, avec plus de science d’exécution, mais aussi résolument cloîtré dans sa foi absolue », — et surtout Périn qui termina après la mort d’Orsel l’œuvre commencée. La chapelle de l’Eucharistie est de Périn : elle est aussi importante à tout point de vue que celle des Litanies. Périn consacra, depuis, tous ses efforts à glorifier la mémoire de son Maître : on consultera avec intérêt l’album qu’il a publié et qui contient d’excellentes reproductions de presque toute l’œuvre d’Orsel.

Une troisième chapelle, celle des fonts baptismaux, a été décorée vers 1840 par Eugène Roger, élève de Gros. Lui aussi subit l’influence d’Orsel. Ses pendentifs, qui représentent la liturgie du Baptême, sont d’une ingénuité de dessin, d’un coloris tendre qui font penser à l’Angelico. Tout ce charme qu’on ne peut bien goûter, dans la pénombre de N.-D. de Lorette, que par un temps très clair, tout ce charme disparaît dans ses œuvres plus récentes à Saint-Roch, à Sainte-Élisabeth. Ainsi, passé la belle époque où ils archaïsaient avec cette distinction que raillait Baudelaire, mais aussi avec cette intelligence des Grecs qu’entretenait dans la jeunesse d’alors l’exemple de M. Ingres, presque tous ces artistes devinrent en vieillissant des peintres académiques, gris, ennuyeux, falots.

Louis LAMOTHE


de Lyon, travailla avec les Flandrin. Quelques dessins de lui sont admirables. Il a peint une chapelle chez les Jésuites, dessiné des prophètes pour les vitraux de Sainte-Clotilde : il suffira de connaître dans cette église son retable de sainte Valère qui est une excellente peinture, d’aspect un peu sombre, mais d’une rare qualité de dessin. Il a eu le mérite et la gloire de former l’un des hommes qui font le plus d’honneur à l’art de notre temps et aux idées de M. Ingres, M. Degas. Ainsi placé, le nom de M. Degas suffirait à lui seul à justifier la présente étude. Il faut, hélas, nous limiter ; et pour ne pas dépasser les bornes que nous nous sommes données, renoncer à montrer l’influence directe d’Ingres sur les premiers ouvrages de M. Degas ; puis la persistance de cette même volonté et de cette tradition dans ses interprétations des sujets les plus actuels ; enfin l’admirable apogée de son génie toujours plus original et toujours plus classique.

Léon BËNOUVILLE


est connu par sa Mort de saint François, qui est au Louvre, une honnête peinture, et par quelques dessins dont plusieurs ont servi à Saint-Germain-en-Laye aux travaux d’Amaury-Duval.

TIMBAL


élève de Drolling, a profité sans grand éclat des bonnes doctrines de M. Ingres. On connaît la Muse et le Poète, du Louvre. Il a peint la chapelle Sainte-Geneviève à Saint-Sulpice, celle de la Sorbonne et deux ou trois panneaux (dont un, charmant, la Présentation] dans la chapelle des Catéchismes à Saint-Étienne-du-Mont. Il abonde en fadeurs qui font pressentir Cabanel.

AMAURY-DUVAL


Le délicieux, le tendre Amaury-Duval mériterait une étude approfondie. Il a écrit des Souvenirs de Jeunesse, et un livre plus connu sur l’Atelier d’Ingres. C’est à cette dernière publication qu’il doit de n’être pas entièrement oublié. Il s’y montre respectueux à l’égard du Maître, mais sans docilité ni faiblesse ; sa lettre à Sarcey sur le prix de Rome et l’École des Beaux-Arts, ses pages sur l’organisation du Salon et contre le Jury, sont des morceaux de fine critique qu’il faut relire ; et je ne parle pas d’une douzaine d’anecdotes significatives et spirituellement contées. Cet homme intelligent, cultivé, audacieux, avait exposé avec de Lassus en 1839 des dessins pour la Monographie de Chartres. Il aimait le Moyen-Age ; il avait voyagé en Grèce, en Italie. Amoureux des Primitifs, il avait pris à l’atelier d’Ingres (atelier dont il fut l’un des premiers élèves, le fondateur, pourrait-on dire) une attitude qu’on eût qualifiée en notre temps de décadente. Son archaïsme, sa passion pour le gothique lui valut d’être rabroué par M. Ingres et ridiculisé au Salon par les plaisanteries du public. Il développait, il affinait son sens de la forme par la fréquentation des Quattrocentisti : c’est ainsi qu’il en vint à réaliser des simplifications hardies, vraiment décoratives et d’une expression jamais indifférente.

Il ne faut pas le juger sur les figures nues, d’ailleurs élégantes, qu’on voit de lui dans les Musées, à Rouen, par exemple, ou à Arras, et que la gravure a popularisées : les plus récentes sont médiocres, comme la plupart des œuvres de la vieillesse des élèves d’Ingres.

Il faut voir à Saint-Merry la chapelle Sainte-Philomène et surtout la scène du Pont et le tableau d’autel ; à Saint-Geriii a in i’Auxerrois, dans la chapelle des Catéchismes, chapelle malheureusement trop peu éclairée, la petite Assomption et le grand Couronnement de la Vierge, fresques admirablement conservées. L’intention ici évidente d’imiter Fra Angelioo et les Maîtres italiens du xve siècle appelle la comparaison avec l’école allemande d’Overbeck, et c’est au profit de l’élève d’Ingres. La piété tendre des figures d’Anges qui allongent, entre les nervures de la voûte, leur corps souple de vierges romantiques, le beau caractère des figures de Saints qui environnent l’autel, la fraîcheur du coloriage, tout dans cette décoration mérite qu’on aille réveiller pour la voir l’apathie des sacristains.

On peut aussi, dans les verrières de Sainte-Clotilde, étudier le beau style de ses draperies et toujours le charme de ses têtes d’anges, têtes de pâles ingénues, aux bandeaux lourds, aux yeux d’amandes, toutes semblables à celles qu’imaginaient les poètes de l’époque.

À Saint-germainen-Laye, et surtout dans les panneaux de la nef, les plus beaux, — la volonté de faire noble, le parti pris d’éteindre, de griser les couleurs, la science architecturale de la composition, ne vont pas sans quelque froideur. C’est cependant une des meilleures décorations d’église qui soient en France. Elle a été exécutée à buon fresco entre 1850 et 1855. On l’apprécia peu. Delaborde, qui vantait d’autre part « la fine sobriété de sa manière, son élégance dans le style », raconte qu’on comparait sa naïveté à « l’ingénuité d’une veuve de quarante ans demandant si les enfants se font par l’oreille » ; il trouve d’ailleurs sa naïveté un peu trop érudite.

Sur la fin de sa vie il décora, au château de Linières en Vendée, une salle à manger, de figures allégoriques dans des ornements pompéiens, et plusieurs salons où il a représenté entre autres scènes, autour de son ami Émile Augier, lisant les Fourchambault, un certain nombre de célébrités contemporaines. Nous avons pu feuilleter des cartons de dessins de lui d’un intérêt infiniment varié ; d’excellents dessins à la sanguine rehaussée de blanc et de quelques couleurs, comme le portrait de Madame Édouard Bertin, contribuent à préciser ce talent délicat. Novateur en 1837 lorsqu’il peignait la Femme verte, portrait qui fit scandale ; écrivain charmant, causeur ingénieux ; homme de goût avisé qui sut admirer à la fois Ingres et Delacroix et plus tard deviner la valeur de G. Moreau et de Puvis de Chavannes ; décorateur de premier ordre, Amaury-Duval ne mérite-t-il pas mieux que l’indifférence et l’oubli ?

On disait, dans son entourage, de son ami

STURLER


qu’il aurait été un peintre parfait si à ses dons de composition il avait joint le dessin d’Amaury. On vantait ses audaces et son originalité. Par amour des Primitifs il se fixa à Florence et l’habita pendant une partie de sa vie. Que restet-il de Sttürler ? On s’en inquiète quand on connaît ses trois cahiers de dessin pour illustrer la Divine Comédie (1859) : œuvre bizarre où les supplices de l’enfer et les rondes d’anges sont dessinés avec une naïveté sans fraîcheur, une monotonie d imagination fastidieuse : mais quelle volonté partout ! Oserais-je dire que dans le genre Walter Crâne ou Grasset ceci est supérieur ?

Victor MOTTEZ


Mottez, le fort Mottez, au dessin robuste et large, nous a été révélé à la Centennale de 1900 par un pur chef-d’œuvre, le portrait de sa femme peint sur un mur d’atelier à Rome, et enlevé par l’« ordre » de M. Ingres[8]. C’est, je crois, à M. Roger Marx que nous devons de connaître cette belle chose : M. Henri Mottez l’a depuis donnée au Musée du Luxembourg. Un morceau de cette valeur n’est pas isolé dans l’œuvre de Mottez. Le portrait de Mme Armand Bertin est d’une grande beauté classique, quelque chose comme un Delaunay excellent ; celui de Mme Edouard Bertin, en robe blanche et châle noir sur un fond de paysage très vrai, appelle la comparaison avec certaines œuvres, les meilleures, de Legros ; le portrait de Guizot est d’une noblesse, d’une gravité admirables. Il y a des qualités de premier ordre dans des tableaux comme le Melitus de Lille, le Zeuxis de Chantilly. Mais c’est surtout le décorateur, le fresquiste qu’il convient de connaître et d’apprécier. Son long séjour en Italie (1835-1842), il l’avait mis à profit pour étudier les peintures de Pompéi (il en a fait de remarquables copies, elles sont à l’École des Beaux-Arts), et pour s’assimiler les procédés des fresquistes du Moyen-Age. Nul n’a mieux que lui pénétré les secrets de ce beau métier, nul n’en a comme lui possédé la pratique. C’est à lui qu’avaient recours pour la technique de leurs décorations les autres élèves d’Ingres. On lira avec fruit son excellente traduction du Libro del Arte de Cennino Cennini, et l’appendice qu’il y a ajouté à l’usage des praticiens modernes[9].

La chapelle de Saint-Martin à Saint-Sulpice est la seule qui soutienne l’examen après qu’on a vu la chapelle des Saints-Anges de Delacroix. L’ampleur, la santé de la forme y font aisément oublier l’aigreur de certains bleus. Les modelés ne servent ici qu’à souligner, qu’à affirmer la volonté des silhouettes : celles des moines sont inoubliables. Toute la scène du Miracle est d’une parfaite beauté. La gamme en est très colorée : anges roses, colonne rouge brique, et les tons bruns des bures ; elle accentue à souhait l’expression du sujet.

Un autre Saint-Martin à Saint-Germain l’Auxerrois, avec son cheval gris, si curieusement dessiné, et l’anatomie délabrée du mendiant est une de ces œuvres qui ont dû agir sur la formation de Puvis de Chavannes. Il ne reste rien au porche de la même église, que quelques belles masses attestant le solide établissement de la composition : on sait quel en était le parti pris gothique, le fond d’or, les auréoles en relief : on sait aussi que des fissures de la voûte, des poussières de matériaux emmagasinés là, et enfin un fâcheux nettoyage ont irrémédiablement perdu cette fresque. Il ne reste rien non plus de la fresque de la chapelle Saint-François de Sales à Saint-Séverin, où se voit seulement encore la chapelle Sainte-Anne, bien conservée.

Singulière malchance du plus habile fresquiste de cette école ! Il avait peint dans le salon d’Armand Bertin, alors directeur du Journal des Débats, deux grands panneaux, la Musique et la Danse, d’un intérêt exceptionnel, qui furent, sacrifiés pour des raisons mesquines. On ne peut les juger que sur les photographies. C’était l’époque où Théodore Chassériau travaillait à la Cour des Comptes. Il semble bien que Victor Mottez ait eu des audaces analogues à celles de son ami, au moins dans l’un des deux panneaux, celui où une ronde de femmes s’éploie dans un majestueux paysage. On regrette d’autant plus la disparition d’ouvrages d’une si ferme élégance qu’à l’intérêt d’art s’en ajoutait un autre, documentaire. Dans la Musique, en effet, figurait, revêtus de costumes antiques, les illustres habitués du salon de Bertin : de Sacy, Reber, Cuvillier-Fleury, Hugo, Théophile Gautier, et des femmes qui furent délicieuses, Henriette Brown, Adèle Hugo, Mesdames Jules Janin, Cuvillier-Fleury, Léon Say, Mottez, etc. — et l’extraordinaire Louise Bertin.

À Lille, autre série, Orphée et les Sirènes, où il faut remarquer le goût très neuf des bordures ornementales. À Londres, où il résida plusieurs années, il peignit sous le titre de la Chasse et de la Pêche des figures de femmes et d’enfants d’une robustesse digne de l’antique.

Les mêmes recherches de style s’affirment dans ses tableaux les plus ennuyeux et dans ses nombreux dessins dont plusieurs sont de toute beauté. Original parfois jusqu’à la gaucherie, il est le seul peut-être des élèves d’Ingres dont on ait pu dire : bons ou mauvais ses tableaux sont de lui, lui seul peut les signer : c’est un bien grand mérite et bien rare[10].

Théodore CHASSÉRIAU


De tous ceux qui quittèrent l’atelier du Maître, c’est celui dont la défection fut la plus absolue et la plus éclatante. Le petit créole admis par faveur dès l’âge de dix ans chez M. Ingres, et que celui-ci désignait alors avec enthousiasme comme le futur Napoléon de la peinture ; ce surprenant petit prodige fut aussi précisément l’enfant prodigue sur qui pleura M. Ingres, et qui ne revint jamais. « Ne me parlez jamais de cet enfant-là », disait plus tard M. Ingres.

Toutefois il demeura fidèle à travers les excès de l’orientalisme au culte de la beauté selon les Grecs : les féeries de la palette romantique ne lui firent jamais perdre le sens de la forme et de la ligne, Il ne se lassa pas d’atteindre au style. L’influence d’Ingres, si visible dans ses œuvres de jeunesse, persista jusqu’à la fin, sinon dans ses tableaux de chevalet, dans les sujets mauresques, du moins dans ses dessins à la mine de plomb, si expressifs, purs, et dans les plus parfaites de ses peintures monumentales.

Aussi bien, Chassériau était trop ardent, trop inquiet pour n’hésiter pas entre la Tradition et le Romantisme. S’il subit les volontés ingristes à un âge où il serait à souhaiter que tous les jeunes peintres fussent soumis à une discipline aussi intelligente, il manifestait dès 1834 des velléités d’indépendance avec la Suzanne au bain du Louvre, et la Vénus marine. M. Ingres en partant pour Rome en 1834 lui avait offert le séjour à la Villa Médicis. Ce n’est qu’en 1840 qu’il fit son voyage d’Italie. Il peint alors l’extraordinaire portrait de Lacordaire en retraite à Sainte-Sabine. Il revient à Paris, toujours hésitant, et donne la même année (1843), c’est le point culminant de cette première période, le portrait des Deux Sœurs et la chapelle de Saint-Merry.

Après l’Apollon amoureux de Daphné (1845) et la série d’Othello, il expose le Khalife de Constantine. La rupture est désormais complète entre le Maître et l’élève. Il a pensé trouver une conciliation entre la couleur robuste de Delacroix, et le dessin décoratif d’Ingres. À la vérité, il réalise alors son œuvre capitale, les fresques de la Cour des Comptes, 1844-48.

Ces fresques, qui ne sont que des peintures à l’huile sur enduit, ont subi, on le sait, toutes les vicissitudes. Après avoir échappé en partie à l’incendie de la Commune, elles furent, lors de la démolition des Ruines, offertes par la Compagnie d’Orléans à un comité composé de MM. Bénédite, R. Marx, Ary Renan, Ephrussi, Arthur Chassériau, qui réunit les fonds nécessaires à l’enlèvement des fragments de murs où subsistaient encore des peintures. On ne trouva pas de quoi les faire rentoiler complètement. Hospitalisés dans les magasins du Musée du Louvre, ces fragments attendent que l’État ou la Ville de Paris apporte enfin à l’initiative privée un concours efficace, pour sauver définitivement et présenter à l’admiration du public cette œuvre si importante dans l’histoire de l’Art Français et de la Peinture décorative[11].

La fatalité qui s’est attachée à ce grand ouvrage a rendu plus évidentes encore par ces ruines effritées les analogies réelles entre l’art de Chassériau et les fresques antiques retrouvées dans les décombres de Pompéi. Les frises, les grisailles, les grandes figures allégoriques, les scènes dramatiques ou sereines, tout dans ces peintures est d’une inspiration grandiose et d’une noblesse dignes des meilleurs classiques. La tonalité murale de la couleur, et bien des arrangements de groupes, l’intention même de certaines figures, ont eu l’influence que l’on sait sur Puvis de Chavannes : et l’aspect des premiers panneaux du Musée d’Amiens est de tous points le même.

S’il est juste, après avoir signalé les décorations de la Cour des Comptes, de prendre un moindre intérêt à l’hémicycle de Saint Philippe du Roule, ou à la chapelle des fonts baptismaux, à Saint-Roch, qui sont trop visiblement inspirés des procédés de Delacroix, il convient de revenir à l’exquise chapelle de Saint-Merry, où Chassériau a donné de sainte Marie Égyptienne une si belle silhouette drapée ; des anges aux purs contours, aux bras ronds, apparaissent victorieusement parmi des scènes, maintenant effacées, qui retraçaient, avec quelle poésie ! la légende de la Sainte : une esquisse au Musée de la Ville, et les descriptions de Gautier en précisent le souvenir.

Le peintre qui, à cette époque lointaine (1843), s’essayait avec toutes les ressources d’une jeunesse fougueuse mais disciplinée, au renouvellement de la peinture murale, était-il conscient de l’évolution d’art qu’il devait déterminer ? On voit mieux maintenant, du recul où nous sommes déjà, le Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/136 Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/137 Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/138 Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/139 Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/140 aliment sans cesse renouvelé de l’antiquité classique, il faut savoir gré à ces mêmes gothiques, aux élèves d’Ingres, d’avoir dégagé de la connaissance certainement plus scientifique et plus adéquate du génie grec, une poésie nouvelle, une interprétation très noble de la beauté humaine, le style de Chassériau, de Mottez ou de Chavannes, dont s’est enrichi notre art déjà pénétré, et de longue date, par les magnifiques latinismes du Poussin. Mais c’est surtout du Moyen-Age que procédaient directement leurs innovations les plus durables : par exemple le souci méticuleux et naïf de la nature, l’intelligence des lois de la décoration murale, la renaissance enfin, dans les arts, de l’esprit chrétien…

Il eût suffi d’exposer ses idées aux derniers élèves d’Ingres sur la fin de leur vie, alors que l’académisme décadent de leurs successeurs finissait en je ne sais quel naturalisme éclectique et froid, et qu’eux-mêmes s’inquiétaient de l’avenir, pour les consoler de l’effondrement apparent de leurs théories, et du discrédit momentané où tombait l’enseignement qu’ils avaient reçu. Ils se fussent enorgueillis à juste titre d’avoir conservé le culte du Style et des Méthodes constructives, à une époque où d’autres peintres plus épris de la vie vivante, des réalistes, ceux qui « tendaient à restreindre l’art au domaine de la sensation », accumulaient des trésors inépuisables de visions neuves et de matériaux encore inusités. Aussi bien, ce sont, ensuite, les disciples les plus audacieux des impressionnistes, qui souhaitèrent le plus sincèrement coordonner par quelque forte discipline la multiplicité et l’incohérence de leurs émotions ; se soustraire à l’empirisme et au hasard dans la technique de l’objet d’art ; se créer des méthodes pour atteindre à plus d’expression par plus d’harmonie.

Que n’ont-ils aperçu, les élèves d’Ingres, la réaction, je dirai synthétiste que voici ; et qu’après Manet, et Puvis, et Degas, et Cézanne, on revient maintenant, avec quelle ferveur, à leur Idéalisme, aux Primitifs qu’ils ont découverts, à la Rome classique qu’ils ont tant aimée, à Raphaël, aux Grecs ; à la Tradition et à la Méthode, c’est-à-dire, en somme, à la doctrine de M. Ingres.

  1. L’Occident, juillet, août, septembre 1902.
  2. De Kératry. — Lettres sur le Salon de 1819.
  3. La plupart des citations de M. Ingres (celles dont je n’indique pas la source) sont empruntées aux cahiers de Montauban, dont M. Lapauze a publié des résumés analytiques et des extraits judicieusement choisis dans son grand ouvrage sur les Dessins d’Ingres. Je dois encore à l’obligeance de M. Lapauze la communication des précieuses photographies du texte du ixe cahier.

    J’ai consulté également l’Ingres de Delaborde ; l’atelier d’Ingres d’Amaury-Duval ; Opinion d’un artiste sur l’Art de Janmot ; Ingres, son école, son enseignement du dessin de R. Balze, etc.

  4. Dans celle liste j’avais oublié Jean Brémond. M. Albert Besnard répara cette omission eu écrivant quelques pages excellentes sur cet artiste, à qui on doit, entre autres ouvrages, la décoration de l’église de la Villette à Paris. (l’Occident, décembre 1902.)
  5. Cf. la plus récente édition de ce livre, avec une préface de Renoir. Bibliothèque de l’Occident, 1911.)
  6. À la Libre Esthétique, à Bruxelles, en 1901.
  7. Baudelaire. Salon de 1846, Curiosités esthétiques.
  8. M. Ingres disait C’est aussi beau qu’André del Sarto.
  9. Bibliothèque de l’Occident, 1911.
  10. Amaury-Duval : l’Atelier d’Ingres.
  11. On a pu en voir deux fragments à l’Exposition de 1900 : il y en a un autre au Musée Carnavalet.

    Plusieurs fragments importants sont maintenant exposés au Louvre (N. de l’É.).