Théories (1890-1910)/L’influence de Paul Gauguin

L. Rouart et J. Watelin Éditeurs (p. 166-171).

L’INFLUENCE DE PAUL GAUGUIN[1]

Gauguin mort, — et après l’étude si documentée de Séguin publiée à l’Occident[2], — il convient d’examiner son influence sur les artistes de son temps, plutôt que son œuvre à lui, laquelle sera prochainement, nous le souhaitons, réunie en une exposition complète, où il sera loisible d’en considérer l’importance, d’en célébrer la beauté.

Les plus audacieux parmi les jeunes artistes, qui fréquentaient aux environs de 1888 l’Académie Julian, ignoraient à peu près complètement le grand mouvement d’art qui sous le nom d’impressionnisme venait de révolutionner l’art de peindre. Ils en étaient à Roll, à Dagnan ; ils admiraient Bastien Lepage ; ils parlaient de Puvis avec une indifférence respectueuse, se méfiant, en conscience, qu’il ne sût pas dessiner. Grâce à Paul Sérusier, alors massier des petits ateliers du Faubourg Saint-Denis, — fonctions qu’il remplissait avec une éclatante fantaisie — le milieu était, à coup sûr, beaucoup plus cultivé que dans la plupart des académies : on y parlait habituellement de Péladan et de Wagner, des concerts Lamoureux et de la littérature décadente, que d’ailleurs nous connaissions mal : un élève de Ledrain nous initiait aux littératures sémitiques, et Sérusier exposait les doctrines de Plotin et de l’école d’Alexandrie au jeune Maurice Denis qui préparait là l’examen de philosophie du Baccalauréat ès lettres.

C’est à la rentrée de 1888 que le nom de Gauguin nous fut révélé par Sérusier, retour de Pont-Aven, qui nous exhiba, non sans mystère, un couvercle de boite à cigares sur quoi on distinguait un paysage informe, à force d’être synthétiquement formulé, en violet, vermillon, vert véronèse et autres couleurs pures, telles qu’elles sortent du tube, presque sans mélange de blanc. « Comment voyez-vous cet arbre, avait dit Gauguin devant un coin du Bois d’Amour : il est bien vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette ; — et cette ombre, plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible. »

Ainsi nous fut présenté, pour la première fois, sous une forme paradoxale, inoubliable, le fertile concept de la « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Ainsi nous connûmes que toute œuvre d’art était une transposition, une caricature, l’équivalent passionné d’une sensation reçue. Ce fut l’origine d’une évolution à laquelle participèrent immédiatement H.-G. Ibels, P. Bonnard, Ranson, M. Denis[3]. Nous commençâmes de fréquenter des endroits très ignorés de notre patron Jules Lefebvre : l’entresol de la Maison Goupil sur le boulevard Montmartre, où Van Gogh, le frère du peintre, nous montra, en même temps que des Gauguin de la Martinique, des Vincent, des Monet et des Degas ; — la boutique du père Tanguy, rue Clauzel, où nous découvrîmes, avec quel émoi, Paul Cézanne.

L’intelligence très philosophique de Sérusier transformait très vite en une doctrine scientifique, qui fit sur nous une impression décisive, les moindres paroles de Gauguin. Car Gauguin n’était pas professeur. On le lui reprocha cependant : Lautrec éprouvait un malin plaisir à l’appeler ainsi. C’était au contraire un intuitif. Dans sa conversation comme dans ses écrits, il y avait des aphorismes heureux, des aperçus profonds, enfin des affirmations d’une logique pour nous stupéfiante. Il ne s’en rendit compte, j’imagine, que plus tard, lorsque ayant quitté la Bretagne où se réunissaient ses adeptes[4], au moment des grandes manifestations du symbolisme littéraire, il retrouva à Paris ses idées sous la forme systématique et raffinée que leur donnait un Albert Aurier, par exemple.

Ce n’est peut-être pas lui qui a inventé le Synthétisme, lequel devint, par le contact avec les littérateurs, le Symbolisme ; E. Bernard, sur cette question controversée, est très affirmatif. Mais Gauguin était tout de même le Maître, le Maître incontesté, celui dont on recueillait, dont on colportait les paradoxes, dont on admirait le talent, la faconde, le geste, la force physique, la rosserie, l’imagination inépuisable, la résistance à l’alcool, le romantisme des allures. Le mystère de son ascendant fut de nous fournir une ou deux idées, très simples, d’une vérité nécessaire, à l’heure où nous manquions totalement d’enseignement. Ainsi, sans avoir jamais cherché la beauté au sens classique, il nous amena presque aussitôt à en être préoccupés. Il voulait avant tout rendre le caractère, exprimer la « pensée intérieure », même dans la laideur. Il était encore impressionniste, mais il prétendait lire le livre « où sont écrites les lois éternelles du Beau[5] ». Il était férocement individualiste et cependant il s’accrochait aux traditions populaires, les plus collectives, les plus anonymes. — Nous tirions une loi, un enseignement, une méthode de ces contradictions.

Mais l’idéal impressionniste était loin d’être périmé, à cette date déjà lointaine. On pouvait vivre de l’acquit d’un Renoir ou d’un Degas. Il nous le transmettait, grevé déjà des emprunts qu’il avait faits lui-même à la tradition classique et à Cézanne. Il nous révélait l’œuvre de Cézanne non pas comme celle d’un indépendant de génie, d’un irrégulier de l’école de Manet, mais comme ce qu’elle est réellement, l’aboutissement d’un long effort, le résultat nécessaire d’une grande crise.

Les impressionnistes, expliqués par ses œuvres et ses paradoxes, c’était bien toujours le soleil, la lumière diffuse, la liberté de composition, le sens des valeurs selon Corot, la technique chatoyante, le goût de la couleur fraîche, enfin le japonisme, ce levain qui peu à peu envahissait toute la pâte ; c’était cela, oui ; mais bien autre chose encore. Il nous annonçait les deux testaments à la fois.

Il nous libérait de toutes les entraves que l’idée de copier apportait à nos instincts de peintre. À l’atelier où le réalisme le plus grossier avait succédé à l’académisme falot des derniers élèves d’Ingres ; où l’un de nos professeurs, Doucet, nous conseillait de relever l’intérêt d’un sujet d’esquisse, emprunté à la Passion de J.-C., en utilisant des photographies de Jérusalem ; — nous aspirions à la joie de « s’exprimer soi-même », que réclamaient si instamment aussi les jeunes écrivains d’alors. La théorie des équivalents nous en fournissait les moyens, nous l’avions tirée de son imagerie expressive ; il nous donnait droit au lyrisme ; et par exemple, s’il était permis de peindre en vermillon cet arbre qui nous avait paru, à tel instant, très roux, pourquoi ne pas traduire plastiquement en les exagérant ces impressions qui justifient les métaphores des poètes : affirmer jusqu’à la déformation la courbure d’une belle épaule, outrer la blancheur nacrée d’une carnation, raidir la symétrie d’une ramure que n’agite aucun vent ?

Cela nous expliquait tout le Louvre et les Primitifs, et Rubens et Véronèse. Seulement, nous complétions là l’enseignement rudimentaire de Gauguin, en substituant à son idée simpliste des couleurs pures, celle des belles harmonies, infiniment variées comme la nature ; nous adaptions à tous les états de notre sensibilité, toutes les ressources de la palette ; et les spectacles qui les motivaient nous devenaient autant de signes de notre subjectivité. Nous cherchions des équivalents, mais des équivalents en beauté ! — Auprès de nous, des Américains exagérément consciencieux déployaient une habileté stupide à copier, sous le jour sale, les formes banales de quelque modèle insignifiant. Nous avions l’œil rempli des magnificences que Gauguin avait rapportées de la Martinique et de Pont-Aven. Rêves splendides auprès des réalités misérables de l’enseignement officiel ! C’étaient une griserie bienfaisante, un inoubliable enthousiasme ! En outre, Sérusier nous prouvait par Hegel, et les lourds articles d’Albert Aurier insistaient sur ce fait, que logiquement, philosophiquement, c’était Gauguin qui avait raison.

Nous ne sentions guère, alors, la saveur de son exotisme, les raffinements quasi barbares de son impressionnisme. Nous ne voyions en lui que l’exemple péremptoire de l’Expression par le Décor.

Le mot décoratif n’était pas encore devenu le « tarte à la crème » des discussions entre artistes, et même entre gens du monde. Gauguin, avec une rare inconscience, se défendait contre ses admirateurs les plus clairvoyants d’être un décorateur. Le fait qu’il s’avouait artisan, qu’il fabriquait des meubles, de la poterie, qu’il ornait même ses sabots, nous laissait sentir très vivement l’apostrophe d’Aurier : « Eh quoi nous n’avons, en notre siècle agonisant, qu’un grand décorateur, deux peut-être, en comptant Puvis de Chavannes, et notre imbécile société de banquiers et de polytechniciens refuse de donner à ce rare artiste le moindre palais, la plus infime masure nationale où accrocher les somptueux manteaux de ses rêves ! » (Revue encyclopédique, avril 1892).

Sa facture probe, homogène, souple et large, qu’il tenait évidemment de Cézanne, était aussi éloignée du pointillisme scientifique que des truquages vernissés des premiers élèves de Moreau. Il exécutait une toile de 6 avec l’ampleur d’une fresque immense. Et de là nous tirions cette sage maxime que tout tableau a pour but de décorer, doit être ornemental.

L’art nouveau et son snobisme n’existait pas encore. L’Exposition de 1889 n’avait pas encore fait connaître les recherches de l’étranger, des Anglais surtout.

Ainsi il avait eu la chance, à un instant unique, de projeter dans l’esprit de quelques jeunes gens cette éblouissante lumière que l’art est avant tout un moyen d’expression. Il leur avait appris, peut-être sans le vouloir, que tout objet d’art doit être décoratif. Enfin par l’exemple de son œuvre, il avait prouvé que toute grandeur, toute beauté ne vaut pas sans la simplification, la clarté, ni sans l’homogénéité de matière.

Il n’avait rien de l’artiste, au sens distingué, qui déjà il y a quinze ans nous déplaisait ; certes, sa sensualité était rare, mais ses œuvres étaient rudes et saines. Il justifiait pleinement le jeu de mots étymologique de Carlyle sur génie et ingénuité. Quelque chose d’essentiel, de profondément vrai, émanait de son art sauvage, de son bon sens fruste, de sa vigoureuse naïveté. Les paradoxes qu’il sortait dans la conversation, sans doute pour avoir l’air aussi prétentieux que les autres, et parce qu’il était Parisien, cachaient des enseignements de base, des vérités foncières, des idées éternelles dont aucun art en aucun temps ne peut se passer. Il y retrempait la peinture. C’était, pour notre temps corrompu, une sorte de Poussin sans culture classique, qui, au lieu d’aller à Rome étudier avec sérénité les antiques, s’enfiévrait à découvrir une tradition sous l’archaïsme grossier des calvaires bretons et des idoles maories, ou bien dans le coloriage indiscret des images d’Épinal. Oui, mais, comme le grand Poussin, il aimait passionnément la simplicité, la clarté, il nous incitait à vouloir avec franchise ; et pour lui aussi synthèse et style étaient il peu près synonymes.

  1. L’Occident, octobre 1903.
  2. L’Occident, mars, avril et mai 1903.
  3. On n’a pas la prétention de nommer ici tous les « élèves » de Gauguin. Les uns comme Armand Séguin le fréquentèrent assidûment en Bretagne. D’autres ne subirent son influence qu’à travers Sérusier tel fut Jan Verkade qui évolua du Synthétisme aux Saintes Mesures et devint un des artistes les plus remarquables de l’École de Beuron. Pour Ed. Vuillard, la crise déterminée par les idées de Gauguin fut de courte durée : il lui doit cependant la solidité du système de taches sur quoi il appuie le charme intense et délicat de ses compositions. Quant à A. Maillol, je doute qu’il ait jamais rencontré Gauguin et pourtant quel enseignement pour ce Grec de la belle époque que les xoana du Maître de Pont-Aven !
  4. Et aussi ses amis Émile Bernard, Filiger de Hahn, Maufra, et encore Chamaillard qui eurent quelque influence sur l’évolution de ses idées. Ne pas oublier qu’il fréquenta beaucoup Van Gogh.
  5. Préface du catalogue d’Armand Seguin, 1890.