Théories (1890-1910)/Définition du néo-traditionnisme

L. Rouart et J. Watelin Éditeurs (p. 1-13).

DÉFINITION DU NÉO-TRADITIONNISME[1]
I

Se rappeler qu’un tableau — avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

II

Je cherche une définition peintre de ce simple mot « nature » qui étiquetée et résume la théorie d’art la plus généralement acceptée de cette fin de siècle.

Probablement : le total des sensations optiques ? Mais, sans parler des perturbations naturelles de l’œil moderne, qui ne sait la puissance des habitudes cérébrales sur la vision ? J’ai connu des jeunes gens qui se livraient à une gymnastique des nerfs optiques, fatigante, pour voir les trompe-l’œil dans le Pauvre Pécheur : et ils y arrivaient, je le sais. M. Signac vous prouvera par l’impeccable science que ses perceptions chromatiques sont de toute nécessité. Et M. Bouguereau, si ses corrections d’atelier sont sincères, est intimement persuadé qu’il copie la « nature ».

III

Allez au Musée, et considérez chaque toile à part, en vous isolant des autres : chacune vous donnera sinon une illusion complète, du moins un aspect prétendu vrai de nature. Vous verrez dans chaque tableau ce que vous aurez voulu y voir.

Or s’il arrive qu’on voie, par effort de volonté, la « nature » dans des tableaux, la réciproque est vraie. C’est une tendance inéluctable chez les peintres, de ramener les aspects perçus dans la réalité, aux aspects de peinture déjà vus.

Impossible de déterminer tout ce qui peut modifier la vision moderne, mais il n’est pas douteux que la tourmente d’intellectualité, par où passent la plupart des jeunes artistes, n’arrive à créer de très réelles anomalies optiques. On voit très bien tels gris violets, quand on a cherché longtemps s’ils sont, ou non, violets.

L’admiration irraisonnée des tableaux anciens où l’on cherche, puisqu’il faut les admirer, des rendus consciencieux de « nature » a certainement déformé l’œil des maîtres de l’École.

De l’admiration des tableaux modernes, qu’on étudie dans le même esprit, et par engouement, proviennent d’autres perturbations. A-t-on remarqué que cette indéfinissable « nature » se modifie perpétuellement, qu’elle n’est pas la même au salon de 90 qu’aux salons d’il y a trente ans, et qu’il y a une « nature » à la mode — fantaisie changeante comme robes et chapeaux ?

IV

Ainsi se forme chez l’artiste moderne, par choix et synthèse, une certaine habitude éclectique et exclusive, d’interpréter les sensations optiques — qui devient le criterium naturaliste, l’ipséité du peintre, ce que les littérateurs, plus tard, appellent le tempérament. C’est un mode d’hallucination où l’Esthétique n’a rien à voir, puisque la raison s’y fie, et ne contrôle pas.

V

Lorsqu’on dit que la Nature est belle, plus belle que toutes les peintures, en supposant, qu’on reste dans les conditions du jugement esthétique, on veut dire : que ses impressions de nature, à soi, sont meilleures que celles des autres, ce qu’il faut bien admettre. Mais veut-on comparer la plénitude hypothétique, et rêvée ! de l’effet original, et la notation de cet effet par telle ou telle conscience ? Ici se présente la grosse question du tempérament : « L’art, c’est la nature vue à travers un tempérament. »

Définition très juste parce qu’elle est très vague, et qui laisse incertain le point important : le critérium des tempéraments. La peinture de M. Bouguereau, c’est la nature vue à travers un tempérament. M. Raffaëlli est un extraordinaire observateur, — mais sensible aux belles formes et aux belles couleurs, croyez-vous ? Où commence, où finit le tempérament « peintre » ?

Il y a une science, le sait-on ? qui s’occupe de ces choses : l’Esthétique, qui se précise et s’assied, grâce aux recherches pratiques des Charles Henry, à la psychologie des Spencer et des Bain.

Avant d’extérioriser ses sensations telles quelles, il faudrait en déterminer la valeur, au point de vue de la beauté.

VI

Je ne sais pourquoi les peintres ont si mal compris l’épithète « naturaliste » appliquée, dans un sens seulement philosophique, à la Renaissance.

J’avoue que les Prédelles de l’Angelico qui est au Louvre, l’Homme en rouge de Ghirlandaio et nombre d’autres œuvres de primitifs, me rappellent plus précisément la « nature » que Giorgione, Raphaël, le Vinci. C’est une autre manière de voir, — ce sont des fantaisies différentes !

VII

Et puis tout change dans nos sensations, objet et sujet. Il faut être bien bon élève pour retrouver deux jours de suite le même modèle sur la table. Il y a la vie, l’intensité de coloration, la lumière, la mobilité, l’air, une foule de choses qu’on ne rend pas. J’arrive ici aux thèmes connus, très vrais d’ailleurs, et d’une évidence !

VIII

Je reconnais enfin qu’il y a beaucoup de chances pour que le consentement universel, en ceci comme en d’autres insolubles questions, ait quelque valeur, — que la photographie renseigne sur le plus ou moins de réalité d’une forme, et qu’un moulage sur nature est aussi « nature que possible ».

Je dirai donc de ces sortes d’œuvres et de celles qui tendent à s’en rapprocher, qu’elles sont « nature ». — J’appellerai « nature » le trompe-l’œil de la foule, comme ces raisins du peintre antique, becquetés des oiseaux, et les panoramas de M. Détaillé, — où l’on doute, ô l’esthétique émotion, si tel caisson de premier plan est réel ou sur toile.

IX

« Soyez sincère : il suffit d’être sincère pour bien peindre. Soyez naïf. Faire bêtement ce qu’on voit. »

Les bons appareils infaillibles, de rigoureuse exactitude, qu’on a voulu fabriquer dans les académies !

X

Ceux qui ont fréquenté l’atelier Bouguereau, n’ont point reçu d’autre enseignement, comme ce jour où le maître prononça : « Le Dessin, c’est les emmanchements. »

En son pauvre cerveau s’était fixée comme une chose extraordinaire et désirable, la complexité anatomique des emmanchements ! Le dessin, c’est les emmanchements. Les braves gens qui trouvent que ça ressemble à Ingres ! Je ne m’étonnerais pas de cette arrière-pensée qu’il est en progrès sur Ingres. En naturalisme, certes oui ! il photographie.

Ils en sont tous là les très petits peintres qui sont les maîtres d’aujourd’hui. De l’effervescence romantique, de la fréquentation des Musées italiens, de l’obligatoire admiration des Maîtres, ils ont gardé le souvenir imprécis, à jamais incompréhensible pour la déformation de leur esthétique, de quelques motifs des Maîtres. Delacroix disait qu’il passerait volontiers son temps à accorder des chemins de croix de bazar (comme ils sont très nombreux dans nos églises, hélas !). MM. tel et tel de l’Institut, s’occupent à désaccorder les toiles de la Renaissance. Et il reste assez de la splendeur qu’ils dépriment pour susciter l’inintelligente admiration des masses, instinctive vers cette beauté.

XI

Les facteurs de la réputation de Meissonier :

a) Cette déformation des intimes compositions hollandaises.

b) L’esprit littéraire, abondamment (le faciès de Napoléon, qui nous est grotesque, avoisine le sublime pour la majorité).

Très spirituelles, des têtes d’expression : le joueur naïf, le rusé, l’insouciant, l’ironique.

c) Surtout l’habileté de l’exécution, qui fait clamer, sans réserve : « C’est fort ».

Ô cette désolante vulgarisation de l’art, le facile dilettantisme ! ils jouissent d’employer des termes techniques, ils se persuadent, à la fin, qu’ils jugent !

XII

Or, les élèves de ces Maîtres arrivent au naturalisme pur : c’est la fin : il n’y a plus rien au-delà, on ne peut plus descendre, et certainement nous remontons.

Dagnan, qui est parti de la Noce chez le photographe, de l’autre Noce de campagne, des Enfants qu’on vaccine, — arrive à la Vierge, au Pardon, et à cette étude de Bretonnes qui fut il y a deux ans aux Mirlitons, encore au pastel inaperçu du salon du Champ de Mars. Visiblement, Dagnan, qui est un peintre, retourne à la tradition.

XIII

À l’un des jeunes néo-traditionnistes, alors à l’École, à propos d’une femme très blanche qu’il avait peinte, où la lumière se jouait en frissons d’arc-en-ciel, — et c’était cette couleur qui l’intéressait, il l’avait cherchée toute une semaine, — un maître moderne disait, que « c’était pas nature, vous ne coucheriez pas avec cette femme-là ! »

Que de choses à dire, de ce point de vue, sur la moralité de l’œuvre d’art ! comparez les symboles des Phéniciens et des Indous, et les photographies pornographiques : — les nus de Chavannes, de Michel-Ange, les scènes passionnelles de Rodin, — avec quoi ? avec les œuvres analytiques, leur trompe-l’œil, luxure amusante aux yeux des jeunes gens candides et des libertins vieux : toutes les Piscines, toutes tes Tentations, toutes les Andromèdes, tous les Modèles, toutes les Études de la « jeune Académie » en ces quinze derniers salons !

XIV

Mais remarquez-vous ce pressentiment d’un retour aux belles choses chez les impressionnistes ? Manet est de la grande filière, cela se sait. Ils en viennent tous, leurs imitateurs, à des recherches de coins de nature plus spécialement colorés ; les effets de soleil, les lanternes dans la nuit, l’orientalisme, les aurores boréales.

Et ils gâtent la saveur de leur sensation primitive, uniquement faite de cette couleur spéciale, par leur dédain de la composition, et leur souci de faire nature ! surtout l’agaçante manie, incrustée en nous, de modeler.

XV

« L’art, c’est quand ça tourne », autre définition d’un égaré.

N’est-ce pas de Paul Gauguin, cette ingénieuse et inédite histoire du modelé ?

À l’origine, l’arabesque pure, aussi peu trompe-l’œil que possible ; un mur est vide : le remplir avec des taches symétriques de forme, harmonieuses de couleurs (vitraux, peintures égyptiennes, mosaïques byzantines, kakémonos).

Vient le bas-relief peint (les métopes des temples grecs, l’église du Moyen-Age).

Puis l’essai de trompe-l’œil ornemental de l’antiquité est repris par le xve siècle, remplaçant le bas-relief peint par la peinture au modelé de bas-relief, ce qui conserve d’ailleurs l’idée première de décoration (les Primitifs, se rappeler dans quelles conditions Michel-Ange, statuaire, a décoré la voûte de la Sixtine).

Perfectionnement de ce modelé : modelé de ronde bosse ; cela mène des premières Académies des Carraches à notre décadence. L’Art c’est quand ça tourne.

XVI

On sait que la sculpture française des premiers siècles (type du portail de Vézelay), dérive des enluminures byzantines, point des reliefs. Ce qui fait comprendre l’emploi des plis des toges et vêtements larges pour de simples arabesques, à remplir les vides, — plis dessinés suivant une fantaisie de haut goût et gravés dans la pierre, sans correspondre à une possibilité de draper une robe en la même figure. Paul Sérusier expliquait cette recherche par les Athéné archaïques, les Tanagra, les Victoires du temple de Niké Apteros, toute la statuaire grecque, tout le Moyen-Age, toute la Renaissance. Il ajoutait que ce même souci de remplir les vides, insipides à l’œil normal, qui avait inventé dans les vêtements les plis invraisemblables, sur la chair, en peinture, avait produit le modelé. Il citait un bambino de Raphaël : « rondeurs alternes-internes, constituant un espace vide d’une énorme capacité — pour remplir, un doux modelé soutenant la forme ».

Ô la multitude des grands ciels vides, avec l’insignifiante mer grise ! Et la ligne d’horizon d’un imperceptible détail où les critiques littéraires ont vu tant de choses ! — et qu’on peut ramener à : « de lignes parallèles sur champ atone ». Songez aux formes blanc doré sur bleu de la Renaissance (nuages chez Véronèse, Séraphins de l’Angelico). Songez aux prestigieux lointains de cobalt ou d’émeraude !

XVII

En passant devant un marchand de photographies. Des choses du xviiie siècle, des esquisses de Boucher et sous-Boucher, meubles, tapisseries, architecture.

Or à quelles formules esthétiques se peuvent réduire nos maisons et notre peinture, la rue Pierre-Charron, ou telle du Parc-Monceau, les tableaux de J.-P. Laurens, Delort et Friant, les statues de tous les squares, et les invraisemblables accouplements de styles exotiques et de tous les siècles ?

Taraval est un grand homme : cela se tenait dans le mur avec le dessin des lambris, les colorations des tentures, la forme des meubles. Cela n’était pas très élevé, très élevé, mais rythmique au moins !

Où placerez-vous l’Agrippine de M. Rixens, le Saint-Denis de M. Bonnat ? et c’est la masse qui est inquiétante, la grande masse des exposants de tous les Salons. Songez aux médiocres admirables du xviiie siècle, aux portraits ignorés de nos arrière-grands-pères, au moindre provincial trumeau de salon bourgeois chez nos ancêtres !

XVIII

Ce temps est littéraire jusqu’aux moelles : raffinant sur des minuties, avide de complexités. Croyez-vous que Bott ! celli ait voulu dans son Printemps ce que nous tous y avons vu, de délicatesse maladive, de préciosité sentimentale ? Alors, travaillez avec cette malice, cette arrière-pensée, vous arriverez il quelles formules !

Dans toutes les décadences, les arts plastiques s’effeuillent en affectations littéraires, et en négations naturalistes.

XIX

C’est trop demander que demander le calme à nos esprits. Les gens de la Renaissance laissaient jaillir leurs œuvres, infiniment profondes et esthétiques, de l’abondance de leur nature. Un Michel-Ange ne se soufflait pas comme un Bernin ou un Annibal Carrache, pour faire grand. Ses sensations, passant par l’intelligence très sûre qu’il avait de l’Art, devenaient cela toutes seules. C’est l’effort qui a perdu les Romantiques.

XX

De l’état d’âme de l’artiste, vient inconsciemment, ou presque, tout le Sentiment de l’œuvre d’art : « Celui qui veut peindre les choses du Christ doit vivre avec le Christ », disait Fra Angelico. C’est un truisme.

Analysons : l’Hémicycle de Chavannes à la Sorbonne, qui nécessite pour le vulgaire une explication écrite, est-il littéraire ? Certes, non : car cette explication est fausse : les examinateurs de Baccalauréat peuvent savoir que telle belle forme d’éphèbe qui s’alanguit vers un semblant d’eau, symbolise la jeunesse studieuse. C’est une belle forme, esthètes ! n’est-ce pas ? Et la profondeur de notre émotion vient de la suffisance de ces lignes et de ces couleurs à s’expliquer elles-mêmes, comme seulement belles et divines de beauté.

Dans les Ménages sans enfants : la légende seule m’intéresse (on vous donnera 25 fr. 50 pour commencer) : car le ridicule d’un rendu minutieux de sales têtes et de grotesques ameublements me repousse, et du même malaise, je vous assure, que les petits fusils de M. Detaille ou les bracelets de M. Toulmouche.

Effort chez Raphaëlli, jeu limpide et normal de facultés chez Chavannes.

Et continuez. La mesquinerie du trompe-l’œil, cherché ou atteint, ne contribuerait-elle pas à l’effet désagréable que je dénomme « littéraire » ?

Je suppose exécuté par M. Friant, le Calvaire, de Paul Gauguin[2]. Cela deviendrait du F. Coppee. C’est que notre impression supérieure d’ordre moral, en face du Calvaire ou du bas-relief Soyez Amoureuses, ne saurait provenir du motif ou des motifs de nature représentés, mais de la représentation elle-même, formes et colorations.

De la toile elle-même, surface plane enduite de couleurs, jaillit l’émotion, amère ou consolante, « littéraire », comme disent les peintres, sans qu’il soit besoin d’interposer le souvenir d’une autre sensation ancienne (comme celle du motif de nature utilisé).

Un Christ byzantin est symbole : le Jésus des peintres modernes, fût-il coiffé du plus exact kifiyed, n’est que littéraire. Dans l’un c’est la forme qui est expressive, dans l’autre c’est la nature imitée qui veut l’être.

Et comme je disais que toute représentation peut être trouvée nature, toute œuvre belle peut susciter les hautes émotions, les complètes, l’Extase des Alexandrins. Même une simple recherche de lignes, comme la Femme en rouge d’Anquetin (au Champ de Mars), a une valeur sentimentale.

Même la frise du Parthénon, même, et surtout, une grande sonate de Beethoven

XXI

Quand la plastique lutte de près avec l’écriture, dans le livre apparaissent les énormités. Je rêve d’anciens mis-sels aux encadrements rythmiques, des lettres fastueuses de graduels, des premières gravures sur bois — qui corresponddent en somme à notre complexité littéraire par des préciosités et des délicatesses.

Mais l’illustration, c’est la décoration d’un livre ! au lieu : 1° du placage de carrés noirs d’aspect photographique sur le blanc ou sur l’écriture ; 2° de découpures naturalistes, au hasard dans le texte ; 3° d’autres découpures sans aucune recherche, de pures habiletés de main, parfois (oh !) à prétexte japonais.

Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives.

Dans les dessins de Maurice Denis pour Sagesse, de Verlaine, on peut constater l’intensité d’expression des dessins de formes et de taches — et au contraire la faiblesse de ceux où l’esprit littéraire introduit des éléments disparates.

XXII

Et voici la seule forme d’Art, la vraie. Quand on a éliminé les partis-pris injustifiables et les préjugés illogiques, le champ reste libre aux imaginations des peintres, aux esthètes des belles apparences.

Le néo-traditionnisrne ne peut s’attarder aux psychologies savantes et fébriles, aux sentimentalités littéraires, appelant la légende, toutes choses qui ne sont point de son domaine émotionnel.

Il arrive aux synthèses définitives. En la beauté de l’œuvre, tout est contenu.


XXIII

Les malheureux qui se tuaient à chercher une originalité dans leur cervelle asservie, des sujets nouveaux ou des visions nouvelles ! se refusant aux sensations bonnes qu’ils éprouvaient, parce qu’on les avait habitués à nier la beauté, parce qu’ils interposaient leur souci du trompe-l’œil entre l’émotion et l’œuvre !

Qu’est-ce qui distingue entre eux les peintres modernes ? C’est souvent la vision (comme je l’ai expliqué plus haut) : plus souvent le procédé, le sujet plus souvent encore.

Quelles imaginations identiques ! Ils suivent tous la même mode. Et si l’un s’avise de révéler une fantaisie nouvelle, — au lieu de modifier, oh ! très peu, comme il convient, l’éclairage ou le modelé de l’autre, — le beau scandale ! Rappelez-vous seulement la Femme Jaune de Besnard.

XXIV

L’Art est la sanctification de la nature, de cette nature de tout le monde, qui se contente de vivre ! Le grand art, qu’on appelle décoratif, des Indous, des Assyriens, des Égyptiens, des Grecs, l’art du Moyen-Age et de la Renaissance, et les œuvres décidément supérieures de l’Art moderne, qu’est-ce ? sinon le travestissement des sensations vulgaires — des objets naturels, — en icônes sacrées, hermétiques, imposantes.

La simplicité hiératique des Bouddhas ? des moines transformés par le sens esthétique d’une race religieuse. Comparez encore le lion dans la nature, aux lions de Khorsabad ; lequel exige la génuflexion ? Le Doryphore, le Diadumène, l’Achille, la Vénus de Milo, la Samothrace, c’est en vérité la rédemption de la forme humaine. Faut-il parler des Saints et Saintes du Moyen-Age ? Faut-il citer les Prophètes de Michel-Ange, et les Femmes de Vinci ?

J’ai vu l’italien Pignatelli dont Rodin a tiré Jean-Baptiste ; et c’est, au lieu du modèle banal, l’apparition de la Voix qui marche, le bronze vénérable. Et l’homme que Puvis érigea en Pauvre pécheur, éternellement triste, qu’était-ce ?

Triomphe universel de l’imagination des esthètes sur les efforts de bête imitation, triomphe de l’émotion du Beau sur le mensonge naturaliste.

XXV

Avez-vous remarqué ce que gagne le portrait à cette recherche de haute tapisserie ? Il y a un peintre de belle imagination, malgré ses timides allures, qui rêve du même rêve des pastels de fantaisie musicale, et des portraits. N’aimez-vous pas, en la cohue d’un Salon, vous abstraire devant un Fantin Latour ?

À cette époque de décadents, qui sont des primitifs — je l’espère — en cette laborieuse préparation de quelque chose, ceux de nous qui retardent sont encore les plus complets.

Je revois la Joconde ; ô volupté de cette si heureuse convention qui a chassé la vie, la vie factice et agaçante de figure de cire, qu’ils cherchent les autres ! et l’éclairage ! et l’air ! Les arabesques bleues, du fond, prestigieux accompagnement d’un rythme envahissant et caresseur, du motif orangé, comme la séduction des violons dans l’ouverture de TannhaÜser !

Ô Rixens, ô Bonnat !

  1. Art et critique, 23 et 30 août 1890. Je n’avais pas vingt ans. J’étais élève de l’École des Beaux-Arts depuis le mois de juillet 1888. Cet article fut signé Pierre-Louis, pseudonyme que j’abandonnai à la demande de M. Pierre Louys, le futur auteur d’Aphrodite.
  2. Chez MM. Boussod et Valadon (1890).