Théorie des fonctions analytiques/Partie III/Chapitre 01

Gauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome IXp. 337-344).
Troisième partie

TROISIÈME PARTIE.

Application de la théorie des fonctions à la mécanique.

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CHAPITRE PREMIER.

De l’objet de la mécanique. Du mouvement uniforme et du mouvement uniformément accéléré. Du mouvement rectiligne en général. Relation entre l’espace, la vitesse et la force accélératrice.

1. Nous allons employer la théorie des fonctions dans la Mécanique. Ici les fonctions se rapportent essentiellement au temps, que nous désignerons toujours par et, comme la position d’un point dans l’espace dépend de trois coordonnées rectangulaires ces coordonnées, dans les problèmes de Mécanique, seront censées être des fonctions de Ainsi, on peut regarder la Mécanique comme une Géométrie à quatre dimensions et l’Analyse mécanique comme une extension de l’Analyse géométrique.

Considérons d’abord le mouvement rectiligne et supposons que soit l’espace parcouru pendant le temps on aura et la fonction devra être telle qu’elle devienne nulle lorsque La forme la plus simple de est évidemment ce qui donne étant une constante ; ainsi, dans le mouvement représenté par cette équation, les espaces parcourus sont toujours proportionnels aux temps écoulés depuis le commencement du mouvement, ce qui est la propriété du mouvement qu’on appelle uniforme. La constante qui exprime le rapport de l’espace au temps, est la mesure de ce qu’on nomme la vitesse ; c’est le seul élément qui entre dans cette espèce de mouvement et par lequel un mouvement uniforme diffère d’un autre mouvement uniforme.

L’observation et l’expérience nous font voir qu’un corps mis en mouvement d’une manière quelconque, si l’on écarte toutes les causes d’altération qui peuvent agir sur lui, continue à se mouvoir de lui-même d’un mouvement rectiligne et uniforme, d’où il suit que la vitesse, une fois imprimée, se conserve toujours la même et suivant la même direction c’est en quoi consiste la première loi du mouvement.

Si l’on représente le temps par l’abscisse et l’espace parcouru par l’ordonnée d’une ligne, il est clair que cette ligne sera pour le mouvement uniforme une droite passant par l’origine des abscisses et que la tangente de l’angle qu’elle fait avec l’axe sera la mesure de la vitesse du mouvement.

2. La fonction de la plus simple après est en prenant cette expression pour on aura une autre espèce de mouvement rectiligne représenté par l’équation dans laquelle les espaces parcourus depuis l’origine du mouvement sont proportionnels aux carrés du temps.

L’observation et l’expérience nous présentent aussi journellement ce mouvement dans les corps qui tombent par leur pesanteur, en faisant abstraction de la résistance de l’air et de toute autre cause étrangère d’altération. La constante qui est le seul élément qui entre dans la constitution de ce mouvement, est la même pour tous les corps dans le même lieu de la Terre et dépend de la force de la gravité qui le produit et qui agit sans cesse de la même manière sur le mobile. Ainsi, ce mouvement ne se continue qu’en vertu de la force, qu’on peut regarder comme une cause extérieure agissant continuellement sur le corps et dont le coefficient est la mesure.

Comme dans ce mouvement les espaces augmentent en plus grande raison que les temps, on le nomme mouvement accéléré, et, en particulier, on appelle celui dont il s’agit uniformément accéléré, par la raison que nous verrons dans un moment.

Si l’on représente ici le temps par l’abscisse et l’espace parcouru par l’ordonnée d’une courbe, on voit que cette courbe sera une parabole dont le paramètre sera et dont l’axe principal sera l’axe des ordonnées

Le mouvement le plus simple, après celui que nous venons de considérer, serait celui où l’on aurait mais la nature ne nous offre aucun mouvement simple de cette espèce, et nous ignorons ce que le coefficient pourrait représenter, en le considérant d’une manière absolue et indépendante des vitesses et des forces.

Ce sont là les mouvements simples dont toutes les autres espèces de mouvement peuvent être regardées comme composées, et l’art de la Mécanique consiste dans cette composition et décomposition, d’où résultent les rapports entre les temps, les espaces, les vitesses et les forces.

3. Si l’on réunit les deux espèces de mouvement que nous venons de considérer, on aura le mouvement représenté par l’équation

qui sera, par conséquent, composé d’un mouvement uniforme et d’un mouvement uniformément accéléré, et qui résultera de la réunion des deux causes qui peuvent produire chacun d’eux en particulier, c’est-à-dire d’une vitesse proportionnelle à primitivement imprimée, et d’une force accélératrice proportionnelle à agissant continuellement sur le mobile.

La nature nous offre aussi la composition de ces deux mouvements dans les corps pesants lancés verticalement de haut en bas ou de bas en haut, en faisant abstraction de la résistance de l’air et de toute autre cause étrangère. Dans les corps lancés verticalement de haut en bas, la force agit dans la direction même du mouvement, comme nous le supposons ; mais, dans les corps lancés verticalement de bas en haut, la force agit en sens contraire et devient par conséquent négative elle tend ainsi à retarder le mouvement du corps et s’appelle alors force retardatrice. Le mouvement lui-même s’appelle, dans ce cas, uniformément retardé.

L’observation nous fait voir que, dans la composition de ces deux mouvements, chacun d’eux se conserve comme s’il était seul dans le mobile, de manière que l’espace parcouru au bout d’un temps quelconque est exactement la somme ou la différence des espaces que le mobile aurait parcourus séparément, en vertu des deux causes qui produisent les deux mouvements, de sorte que le résultat, c’est-à-dire l’espace parcouru, est le même que si les deux mouvements avaient lieu séparément et successivement.

4. Considérons maintenant un mouvement rectiligne quelconque représenté par l’équation étant une fonction quelconque de Au bout du temps le mobile aura parcouru l’espace et, au bout du temps il aura parcouru l’espace par conséquent, la différence sera l’espace parcouru pendant le temps qui a commencé à l’instant où le temps a fini. La fonction étant développée suivant les puissances de devient

comme on l’a vu dans la première Partie ; donc l’espace parcouru durant le temps sera représenté par la formule

dans laquelle le temps écoulé avant le temps est maintenant regardé comme une constante. Ainsi le mouvement par lequel cet espace est parcouru sera composé de différents mouvements partiels, dont les espaces répondant au temps seront et l’on voit que le premier de ces mouvements partiels sera uniforme avec

une vitesse mesurée par (no 2) et que le second sera uniformément accéléré et dû à une force accélératrice proportionnelle à (no 3). À l’égard des autres, comme ils ne se rapportent à aucun mouvement simple connu, il ne sera pas nécessaire de les considérer en particulier, et nous allons faire voir qu’on peut en faire abstraction dans la détermination du mouvement au commencement du temps

En effet, si l’on développe la fonction par notre formule générale de la première Partie (nos 40, 78), on aura

étant un coefficient inconnu, dont la valeur est nécessairement comprise entre et de sorte que l’espace parcouru dans le temps sera exprimé exactement par la formule

Les deux premiers termes représentent, comme l’on voit, le mouvement composé d’uniforme et d’uniformément accéléré ; le troisième représente la totalité des autres mouvements qui se combinent avec celui-là et qui empêchent le vrai mouvement d’être un simple résultat de ces deux. Mais j’observe qu’on peut prendre assez petit pour que le mouvement composé des deux termes approche plus du véritable mouvement que ne pourrait faire tout autre mouvement composé d’un mouvement uniforme et d’un mouvement uniformément accéléré ; car la différence des espaces parcourus, pendant le temps par le mouvement composé dont il s’agit et par le véritable mouvement sera exprimée par mais l’espace parcouru par tout autre mouvement composé d’un uniforme et d’un uniformément accéléré étant représenté par (no 3), la différence entre cet espace et le véritable espace parcouru sera

et il est aisé de prouver, par un raisonnement semblable à celui du no 3 de la deuxième Partie, que, tant que et diffèrent de et on pourra toujours prendre assez petit pour que cette dernière différence surpasse la première, et que, dès que cette condition aura lieu pour une valeur de elle aura lieu, à plus forte raison, pour toutes les valeurs plus petites. Donc le terme exprime tout ce qu’il peut y avoir d’uniforme dans le mouvement proposé, considéré au commencement du temps et le terme exprime de même tout ce qu’il peut y avoir dans ce mouvement d’uniformément accéléré.

On peut conclure de là que tout mouvement rectiligne, représenté par l’équation peut, dans un instant quelconque au bout du temps être regardé comme composé d’un mouvement uniforme dû à une vitesse imprimée au mobile, mesurée par et d’un mouvement uniformément accéléré dû à une force accélératrice agissant sur le mobile et proportionnelle à ou simplement à que, par conséquent, si les causes qui empêchent le mouvement proposé d’être uniforme venaient à cesser tout à coup, le mouvementse continuerait, dès cet instant, d’une manière uniforme avec une vitesse mesurée par et que, si l’effet de ces causes, au lieu de devenir nul, devenait constant, le mouvement deviendrait composé du mouvement uniforme dont nous venons de parler et d’un mouvement uniformément accéléré, commençant au même instant, en vertu d’une force accélératrice constante et proportionnelle à

Plusieurs phénomènes de la nature, et surtout les résultats des différentes expériences qu’on a imaginées sur la chute des corps, confirment pleinement la conclusion que nous venons de trouver, et qui doit être regardée comme le principe fondamental de toute la théorie du mouvement.

5. Donc, en général, dans tout mouvement rectiligne dans lequel l’espace parcouru est une fonction donnée du temps écoulé, la fonction prime de cette fonction représentera la vitesse et la fonction seconde représentera la force accélératrice dans un instant quelconque, car, comme les temps, les espaces, les vitesses et les forces sont des choses hétérogènes qu’on ne peut comparer ensemble qu’après les avoir réduites en nombres, en les rapportant chacune à une unité déterminée dans son espèce, nous pouvons, pour plus de simplicité, exprimer immédiatement la vitesse et la force par les fonctions primes et secondes, comme nous exprimons l’espace par la fonction primitive. D’où l’on voit que les fonctions primes et secondes se présentent naturellement dans la Mécanique, où elles ont une valeur et une signification déterminées ; c’est ce qui a porté Newton à établir le Calcul des fluxions sur la considération du mouvement. Ainsi l’espace, la vitesse et la force, étant regardés comme des fonctions du temps, sont représentés respectivement par la fonction primitive, par sa fonction prime et par sa fonction seconde, de manière que, connaissant l’expression de l’espace par le temps, on aura tout de suite celles de la vitesse et de la force par l’analyse directe des fonctions ; mais, si l’on ne connaît que la vitesse ou la force par le temps, il faudra alors remonter aux équations primitives par les règles de l’analyse inverse.

Ces notions de la vitesse et de la force accélératrice sont, comme l’on voit, très-simples et indépendantes de toute métaphysique. Elles sont fondées sur la nature du mouvement regardé comme le transport d’un corps d’un lieu à un autre. Si un corps demeure en repos, sa vitesse est évidemment nulle mais il peut éprouver l’action d’une force accélératrice qui, étant arrêtée par quelque obstacle, ne produit qu’une tendance au mouvement. Cette force est alors ce qu’on appelle pression ou force morte et peut être comparée à l’action qu’un corps pesant exerce sur l’obstacle qui l’empêche de tomber.

6. Désignons par l’espace parcouru durant le temps en regardant comme fonction de on aura, suivant la notation employée jusqu’ici, pour la vitesse au bout de ce temps, et pour la force accélératrice dans le même instant, d’où l’on voit que, si la loi du mouvement est donnée par une relation entre le temps, l’espace, la vitesse et la force, on aura une équation du second ordre entre d’où il faudra tirer l’équation primitive en en par les règles de l’analyse inverse des fonctions, et l’on déterminera les deux constantes arbitraires qui entreront dans cette équation par les valeurs données de et dans un instant donné, c’est-à-dire par l’espace et la vitesse, qu’on suppose connus dans cet instant.

Dans le mouvement uniforme représenté par l’équation on aura donc

ainsi le coefficient rapport de l’espace parcouru au temps, exprimera la vitesse, et la force accélératrice sera nulle. Dans le mouvement uniformément accéléré et représenté par on aura

Donc la vitesse, dans un instant quelconque, est proportionnelle au temps écoulé depuis l’origine du mouvement. Le rapport entre la vitesse et le temps exprime la force accélératrice et est double du rapport entre l’espace parcouru et le carré du temps. L’augmentation continuelle et uniforme de la vitesse dans cette espèce de mouvement lui a fait donner le nom de mouvement uniformément accéléré.

Ce qu’il y a de plus simple et de plus naturel pour comparer les forces accélératrices, c’est de prendre la force de la gravité dans un lieu donné pour l’unité. Ainsi l’on aura, pour les corps pesants,

donc

de sorte qu’on peut déterminer la vitesse par la racine carrée du double de la hauteur d’où un corps pesant doit tomber pour acquérir cette vitesse. Par conséquent, si l’on veut prendre une vitesse donnée pour l’unité des vitesses, il faudra alors prendre, pour l’unité des espaces, le double de la hauteur nécessaire pour la produire.


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