Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 14

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 193-199).

CHAPITRE XIV.

le combat de nuit.


La stratégie n’a à considérer le combat de nuit que dans ses résultats ; les détails en ressortissent à la tactique qui en a la direction et en règle le cours.

L’attaque de nuit constitue un moyen de surprise dont, au premier coup d’œil, on est porté à s’exagérer l’efficacité. C’est ce qui fait que bien qu’on n’y ait que rarement recours dans l’application, on en rencontre fréquemment la pensée dans l’esprit de ceux qui n’ont pas la responsabilité de la direction. Sous la supposition, en effet, que prises d’avance les dispositions du défenseur ne sauraient échapper aux investigations et aux reconnaissances de l’attaquant, tandis qu’au contraire celui-ci ne prend les siennes qu’en secret et alors seulement qu’il les veut mettre à exécution, l’imagination se représente une extrême confusion du côté du premier, et une direction assurée avec grande vraisemblance de réussite du côté du second.

Les choses cependant ne se passent que rarement de cette manière. Tout d’abord, et à moins que comme à Hochkirch les Autrichiens par rapport à Frédéric II, on ne se trouve à une proximité telle de l’ennemi qu’on l’ait pour ainsi dire sous les yeux, on n’obtient du service de l’espionnage, des rapports des patrouilles et des reconnaissances, et de l’interrogatoire des déserteurs et des prisonniers que des renseignements imparfaits, peu certains et souvent contradictoires sur sa formation. Ces renseignements sont, en outre, déjà plus ou moins anciens quand on les reçoit, et pour leur ôter toute valeur, il suffit que depuis le moment où ils ont été recueillis l’adversaire ait pris des dispositions nouvelles.

L’ancienne tactique et la manière dont on faisait autrefois camper les troupes rendaient alors, d’ailleurs, la recherche de la position de l’ennemi bien plus facile qu’elle ne l’est aujourd’hui. On saisit mieux, en effet, le détail d’une ligne de tentes méthodiquement alignées et espacées, que celui d’un camp de baraques ou d’un bivouac, et l’on se rend mieux compte d’un campement en lignes de front régulièrement développées, que de l’ordre par divisions en colonne, dans lequel on fait maintenant fréquemment camper les troupes.

Le succès de la surprise ne repose pas uniquement, du reste, sur la connaissance exacte de la position occupée par le défenseur, car celui-ci ne se borne plus comme autrefois à recevoir l’agresseur de pied ferme, et les dispositions qu’il prend au courant même de la lutte ont aussi leur importance. Aujourd’hui, en effet, la facilité du fractionnement des troupes est telle et leur mobilité si grande, que la formation prise au début sur une position n’est plus invariable et se peut à chaque instant modifier selon le besoin des circonstances, ce qui, par l’imprévu des contre-attaques, donne l’avantage aux dispositions de la défense sur celles de son adversaire, et contribue encore à rendre les surprises de nuit plus difficiles qu’elles ne l’étaient dans les guerres précédentes.

Il ne faut pas oublier enfin, que dans la règle le défenseur est chez lui, qu’il connaît à fond la contrée sur laquelle il a pris position, et que c’est précisément dans l’obscurité qu’il doit avoir le plus de supériorité sur son adversaire, puisqu’il sait sans cesse où porter et retrouver ses forces, tandis que celui-ci ne peut pour ainsi dire diriger les siennes qu’à tâtons.

On voit donc que dans les combats de nuit l’attaquant n’a pas moins besoin de ses yeux que le défenseur, et que par conséquent il ne peut recourir à l’attaque de nuit que dans des circonstances spécialement favorables. Or comme ces circonstances ne se présentent la plupart du temps que pour des parties subordonnées de l’armée, et très rarement pour l’armée entière, les attaques de nuit n’entraînent généralement que des combats d’intensité limitée, et très exceptionnellement seulement de grandes batailles.

Alors même que les circonstances s’y prêtent, pour arriver à tourner et à attaquer une partie subordonnée de l’armée ennemie de façon à l’enlever ou à lui infliger des pertes considérables dans un engagement désavantageux, il faut nécessairement agir par surprise, sans quoi l’adversaire n’aurait qu’à se retirer pour éviter le combat. On comprend bien qu’à moins que la contrée ne soit exceptionnellement couverte, une surprise de cet ordre ne peut réussir qu’à la faveur de l’obscurité. Il faut donc, pour tirer parti de l’imprudence d’un corps de troupes isolé qui s’est aventuré hors de portée d’être secouru en temps utile, se diriger sur lui pendant la nuit, de façon à avoir pour le moins pris les dispositions préliminaires de l’attaque si le combat lui-même ne peut commencer qu’au point du jour.

C’est de cette manière que l’on procède à toutes les petites entreprises de nuit contre les avant-postes et les petits détachements de l’ennemi. Par la supériorité numérique et le mouvement d’enveloppement qu’elle permet d’exécuter, on cherche à le surprendre avant qu’il ne songe à battre en retraite, et à le contraindre ainsi à un combat si désavantageux qu’il ne s’en puisse tirer qu’avec de très grandes pertes.

Il va de soi que plus son effectif est considérable, et plus longtemps le corps attaqué est par lui-même en situation de défendre ses derrières, et par conséquent d’attendre l’arrivée des secours qui lui peuvent être envoyés.

Quant à l’armée ennemie, sauf dans des circonstances exceptionnelles, elle ne saurait être dans son entier l’objet d’une pareille attaque. Aujourd’hui qu’on a si fréquemment recours aux mouvements tournants et aux manœuvres enveloppantes, on est constamment organisé de part et d’autre en prévision de cette forme habituelle de l’attaque, et bien que l’armée n’ait alors aucun secours extérieur à attendre, elle renferme assez de ressources en elle-même pour être partout en situation de résister à une surprise, quels que soient la direction, et le nombre des attaques que l’on tente simultanément contre elle. Ce n’est pas l’imprévu de son exécution qui assure seul la réussite d’une attaque exécutée de plusieurs côtés à la fois, mais bien en général la réunion d’une quantité d’autres conditions que nous n’avons pas à énumérer ici. Nous nous bornerons donc à faire remarquer que si les mouvements tournants et enveloppants produisent de grands résultats, ils présentent aussi de grands dangers, et exigent, pour réussir, une telle supériorité numérique, que, sauf dans des circonstances exceptionnellement favorables, on n’y doit recourir que contre des parties subordonnées de l’armée ennemie. Par contre, exécutées contre des subdivisions ou contre de petits corps, et particulièrement pendant l’obscurité, ces entreprises sont d’autant plus logiques qu’on y peut apporter plus d’audace et n’y risquer qu’une partie subordonnée de ses propres forces. On peut, en outre, porter de nombreux corps de soutien, voire même le gros de l’armée, à proximité des troupes ainsi engagées, de façon à les appuyer ou à les recueillir en cas de besoin, ce qui diminue encore les dangers de l’opération.

Ce n’est cependant pas seulement en raison des risques mais aussi en raison des difficultés qu’elles présentent, qu’il convient en général de limiter les attaques de nuit à des opérations contre les plus faibles subdivisions de l’ennemi. Il s’agit surtout ici de ruser et de surprendre, de passer et d’arriver inaperçu, ce à quoi réussissent bien mieux de petits détachements que de grandes colonnes. C’est ainsi que s’explique que les attaques de nuit n’atteignent la plupart du temps que des avant-postes isolés, et ne produisent de résultats contre des corps de troupes considérables que là où, comme le fit Frédéric le Grand à Hochkirch, on néglige de couvrir ces corps d’un nombre suffisant d’avant-postes.

Dans les derniers temps cependant, la guerre a été conduite avec tant d’énergie et de rapidité, que dans les heures de crise qui précèdent les grandes décisions les adversaires se rapprochèrent maintes fois si fort l’un de l’autre, qu’ils durent camper sans disposer entre eux de l’espace nécessaire à l’établissement d’un fort système d’avant-postes ; mais, en pareil cas, la préparation au combat était telle de part et d’autre, qu’elle éloignait toute possibilité de surprise. Dans les guerres précédentes, au contraire, les armées opposées prenaient fréquemment leurs camps en face l’une de l’autre, dans le seul but de se tenir réciproquement en respect. C’est ainsi que Frédéric le Grand resta souvent des semaines entières à une si grande proximité des Autrichiens, que les deux armées eussent pu échanger des coups de canon.

Cette manière d’agir se prêtait aux opérations de nuit. Elle a disparu dans les dernières guerres, et moins indépendantes désormais sous le rapport de l’entretien et du campement, les armées opposées laissent généralement entre elles aujourd’hui la distance d’un jour de marche.

De tout ce que nous venons d’exposer il faut conclure que l’on ne doit recourir à l’attaque de nuit d’une armée entière que dans les circonstances exceptionnelles suivantes :

1o  Alors qu’on y est particulièrement encouragé par l’imprudence ou par la témérité de l’ennemi. Encore faut-il bien prendre garde que ces défauts ne soient qu’apparents et ne cachent une grande supériorité morale ;

2o  Alors qu’une panique s’empare de l’ennemi, ou que la valeur morale des troupes dont on dispose est telle, qu’on s’en puisse rapporter à elles-mêmes si la direction vient à leur manquer pendant l’opération ;

3o  Alors que, cerné de tous côtés par une armée supérieure, on n’a d’autre ressource que d’en percer les lignes en portant tous les efforts à la fois sur un même point ;

4o  Lorsqu’on ne dispose que de forces tellement inférieures à celles de l’ennemi, qu’il ne reste d’espoir suprême que dans la réussite de l’action la plus audacieuse.

Enfin, double condition indispensable, il faut encore que dans chacune de ces circonstances on ait l’ennemi sous les yeux et qu’il ne se couvre d’aucune avant-garde.

La plupart des combats de nuit sont dirigés de manière que les approches soient favorisées par l’obscurité et que l’action elle-même soit terminée avant le jour. En procédant ainsi on ne laisse pas à l’adversaire le temps de se reconnaître, et l’on augmente considérablement le trouble et le désordre où ne manque jamais de le jeter une attaque inattendue.

Lorsque par contre, n’utilisant l’obscurité que pour les approches, on ne commence l’attaque qu’avec le jour, le combat sort nécessairement de la catégorie des actions de nuit.