Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 6 A

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 159-162).

CHAPITRE VI. A.

influence du but politique sur le but militaire.


Jamais on ne verra un État apporter autant d’énergie à soutenir la cause d’un autre que la sienne propre. On envoie une armée de secours, mais, si l’action commune tourne mal, on considère l’obligation comme à peu près remplie et on cherche à s’en tirer au mieux de ses intérêts.

Il est de tradition en Europe que les États s’engagent les uns envers les autres, par des traités d’alliance offensive et défensive, à se prêter un mutuel appui en cas de guerre, sans mettre cependant par là leurs intérêts et leurs inimitiés en commun, mais en se bornant à se promettre réciproquement des troupes d’effectifs déterminés et généralement très restreints et sans plus avoir à tenir compte de l’objet même de la guerre que de la grandeur des moyens que l’adversaire y mettra en œuvre. Par un pareil acte, les contractants ne se considèrent point comme engagés dans une guerre proprement dite devant commencer par une déclaration en forme pour ne finir que par un traité de paix. L’idée n’a jamais été nettement déterminée à ce propos et l’usage est constamment variable.

La chose présenterait déjà plus d’ensemble et embarrasserait moins la théorie si le secours promis de 10 000, 20 000 ou 30 000 hommes était mis de telle sorte à la disposition de l’allié en état de guerre que celui-ci le pût employer selon ses vues et ses besoins, car il le pourrait alors considérer comme un corps à sa solde ; mais il en est rarement ainsi et, d’habitude, les troupes auxiliaires conservent leur commandant en chef qui ne dépend que de sa cour et ne dépasse pas les limites qu’elle lui fixe.

Lors même que deux États s’unissent réellement pour faire la guerre à un troisième, ce n’est pas toujours qu’ayant à redouter d’être anéantis par celui-ci ils cherchent à l’anéantir lui-même. Bien souvent ils ne font ainsi qu’une sorte d’opération commerciale. Chacun d’eux, après avoir calculé ce qu’il peut perdre ou gagner à la guerre, apporte au fond commun un capital de 30 000 ou 40 000 hommes, et agit comme s’il ne pouvait risquer davantage à l’opération.

On n’a pas seulement recours à cette réserve diplomatique dans les alliances en vertu desquelles un État peut se trouver appelé à combattre pour des intérêts qui lui sont passablement étrangers, elle préside aussi à des traités conclus en vue d’intérêts communs considérables, et, la plupart du temps, les contractants ne se promettent réciproquement que des contingents d’effectif déterminé et restreint, afin de garder le reste de leurs forces en réserve pour en disposer selon que les éventualités de la politique le pourront exiger.

C’est là ce que, récemment encore, on entendait par une guerre d’alliance, et il n’a pas fallu moins que l’extrême danger auquel la puissance illimitée de Bonaparte a exposé l’Europe pour ramener les esprits dans la voie naturelle. Ainsi pratiquée, la guerre d’alliance est une demi-mesure, une anomalie, car la guerre et la paix sont l’une et l’autre des notions absolues qui ne comportent pas de gradation. Quand le phénomène se produit, cependant, on aurait tort de ne l’attribuer qu’aux seuls errements de la diplomatie ; c’est dans les préjugés de l’esprit humain qu’il en faut rechercher la véritable origine.

L’idée politique qui préside à la guerre exerce aussi une grande autorité sur la manière de la conduire. Quand le sacrifice que l’on veut exiger de l’ennemi n’est pas considérable, il suffit de s’emparer d’un objet de valeur équivalente, et l’on espère y parvenir en n’y consacrant que peu d’efforts. L’adversaire fait habituellement un raisonnement à peu près semblable. Qu’il arrive maintenant que, d’un côté ou de l’autre, on ait commis quelque erreur de calcul et que l’on se trouve trop faible, en général le manque d’argent ou de moyens immédiatement disponibles et, souvent même, le manque d’énergie morale s’opposent à ce qu’on y remédie. On se tire alors d’affaire comme on peut, et, sous prétexte d’attendre des occasions plus favorables qu’on sait bien ne devoir jamais se présenter, on laisse la guerre s’éteindre peu à peu comme un malade épuisé.

C’est ainsi qu’en en retardant l’action par de faibles motifs on enlève à la guerre sa violence naturelle et son caractère de ténacité. Dès lors, en effet, plus d’émulation, plus de réaction par influence réciproque entre les adversaires qui ne se meuvent plus que sur des espaces restreints et dans une sorte de sécurité.

Il faut non seulement admettre cette influence du but politique sur la guerre, car elle est manifeste, mais il faut même reconnaître qu’elle est parfois sans limite. C’est ainsi qu’il est des guerres dont le but est uniquement de menacer l’adversaire et d’appuyer des négociations.

Tout cela, cependant, est en opposition avec l’idée même de la guerre, et la théorie, manquant ainsi de tout point d’appui, aurait fort à faire pour édicter des règles logiques à ce propos. Mais il se présente ici un expédient naturel. Plus la guerre perd de sa violence, ou mieux plus les motifs qui y sollicitent à l’action deviennent faibles, et moins l’action elle-même prend d’intensité et, par conséquent, moins on a besoin de principes et de règles. Dès lors, en effet, tout consiste à agir avec prudence, afin de rester en équilibre et de maintenir la guerre dans cette forme réduite.