Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 3 A

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 119-123).

CHAPITRE III. A.

liaison intrinsèque de la guerre.


Selon que l’on considère la guerre dans sa forme absolue ou dans l’une des formes amoindries qu’elle revêt dans la réalité, on conçoit deux idées différentes de ses résultats.

Dans la forme absolue où tout est motivé et où toutes les actions se pénètrent et se poursuivent sans entr’actes, la multiplicité des réactions entre les deux adversaires, l’enchaînement et la succession des combats, le point limite que la victoire ne peut dépasser et au delà duquel commence le domaine des pertes et des défaites, toutes les particularités, en un mot, qui constituent le caractère de cette forme de la guerre font qu’on n’y peut considérer qu’un seul résultat, le résultat final. Jusque-là rien n’est décidé, rien n’est gagné, rien n’est perdu. C’est ici qu’il faut répéter sans cesse : la fin couronne l’œuvre. Ainsi conçue, la guerre est un tout dont les membres — les résultats partiels — n’ont isolément aucune valeur et n’en prennent que par rapport au tout lui-même. En 1812, par exemple, la conquête de Moscou et de la moitié de la Russie ne pouvait avoir de valeur pour Bonaparte qu’à la condition de lui procurer la paix qu’il avait en vue ; mais, par elle-même, cette conquête ne réalisait encore qu’une partie de son plan de campagne dont la dispersion de l’armée russe devait être le complément. Or ce dernier résultat, qui selon toutes les probabilités eût rendu la paix inévitable, Bonaparte ne put plus l’atteindre pour en avoir précédemment négligé l’occasion qui ne se présenta plus et, dès lors, tous les résultats jusque-là obtenus lui devinrent non seulement inutiles mais même préjudiciables.

En opposition à cette idée de la connexion des résultats à la guerre que l’on peut considérer comme extrême, il en est une autre, extrême également, d’après laquelle la guerre se constitue de résultats isolés dont chacun a sa valeur individuelle et n’exerce aucune influence sur les résultats qui le précèdent ou qui le suivent. Comme dans le jeu en parties liées, il ne s’agit donc plus ici que du nombre des résultats obtenus dont chacun est porté à l’actif du gagnant sur la marque de jeu.

Or, si la première conception est vraie par la nature même des choses, la seconde s’appuie sur l’histoire qui révèle un grand nombre de cas où de petits avantages ont ainsi été obtenus sans enjeux très risqués. Plus l’élément de la guerre est modéré et plus ces cas sont fréquents ; mais, de même qu’il n’est pas de guerre où la première conception soit entièrement réalisable, il n’en est pas où la seconde puisse partout suffire à l’exclusion absolue de la première.

Si nous nous en tenons à la première de ces deux conceptions, il nous faut, de toute nécessité, admettre qu’avant même qu’une guerre ne commence on doit en embrasser tout l’ensemble, et que, dès son premier pas en avant, le général en chef doit déjà avoir déterminé et désormais ne plus perdre de vue le point vers lequel toutes les lignes de son plan de campagne doivent converger.

La seconde idée permet au contraire de rechercher les avantages secondaires pour leur propre valeur et d’abandonner aux circonstances qui se présentent ensuite le soin de décider de ce qu’il convient de faire ultérieurement.

Chacune de ces deux conceptions conduisant à un résultat, la théorie les accepte l’une et l’autre ; mais elle établit entre elles cette distinction que la première est fondamentale et doit présider à toutes les dispositions tandis que la seconde ne constitue qu’une modification que les circonstances peuvent rendre nécessaire et qu’elles doivent justifier.

Ce n’était pas pour renverser son adversaire et s’assurer de solides conquêtes comme dans ses campagnes précédentes, que Frédéric le Grand poussa de Saxe et de Silésie de nouvelles pointes offensives sur les États autrichiens dans les années 1742, 1744, 1757 et 1758. En agissant ainsi il se proposait uniquement de gagner du temps et savait d’ailleurs que, même en cas d’insuccès, il ne s’exposait pas à de grands risques[1].

Pour les Prussiens en 1806 et pour les Autrichiens en 1805 et en 1809, la situation n’était pas la même. Bien que les uns et les autres ne se proposassent alors que de repousser les Français au delà du Rhin, but plus modeste encore que celui que Frédéric le Grand avait en vue dans les offensives que nous venons de citer, les circonstances et les conditions du moment imposaient à leur prudence de ne rien entreprendre avant de s’être bien rendu compte de ce qu’ils auraient vraisemblablement à faire depuis le commencement des opérations jusqu’à la conclusion de la paix soit, dans la réussite, pour tirer le plus grand parti possible de leur victoire, soit, dans le cas contraire, pour diminuer la portée de celle des Français.

Une étude approfondie de l’histoire révèle quelle était la différence des situations à ces deux époques.

Au XVIIIe siècle, lors des guerres de Silésie, les gouvernements seuls prenaient intérêt à la guerre ; de chaque côté le peuple y restait étranger ou, du moins, n’y prenait part que contraint et comme un instrument aveugle. Au commencement du XIXe siècle, au contraire, les nations elles-mêmes pesaient de tout leur poids dans la balance. Les généraux opposés à Frédéric II n’étaient que les lieutenants commissionnés de leurs souverains, et par suite la prudence était le trait dominant de leur caractère. L’adversaire des Autrichiens et des Prussiens était l’incarnation même du Dieu de la guerre.

Des situations si dissemblables ne devaient-elles pas imposer des dispositions toutes différentes ? Ne fallait-il pas prévoir, n’était-il pas certain même en 1805, en 1806 et en 1809, que la guerre allait atteindre un très haut degré d’intensité et produire des résultats extrêmes ? Dès lors n’exigeait-elle pas de toutes autres dispositions et de bien plus grands efforts que précédemment quand elle n’avait pour objet que la conquête ou la conservation d’une province ou la prise ou la défense de quelques places fortes ?

Voilà ce que les gouvernements de Prusse et d’Autriche, imbus des anciens préjugés et encore confiants dans les vieilles méthodes, ne comprirent pas suffisamment, bien qu’on pût reconnaître, à leurs préparatifs, qu’ils se rendaient déjà compte de la lourdeur orageuse de l’atmosphère politique. Ce sont précisément les campagnes de 1805, 1806 et 1809 et les campagnes suivantes qui nous ont révélé l’extrême énergie de la guerre dans cette forme nouvelle, et nous ont permis d’en dégager le concept absolu.

La théorie doit donc exiger désormais que l’on cherche à se rendre compte de ce que seront vraisemblablement le caractère et les contours généraux d’une guerre en raison des grandeurs et des rapports politiques. Plus la guerre paraîtra devoir se rapprocher du caractère absolu de son concept, plus la surface sur laquelle elle paraîtra devoir s’étendre se rapprochera de la totalité des États belligérants, plus enfin les événements paraîtront devoir s’y enchaîner, et plus il conviendra, d’un bout à l’autre des opérations, de ne jamais perdre de vue le but à atteindre et de ne jamais faire un pas sans songer aux suivants jusqu’au dernier.



  1. Si Frédéric II eût gagné la bataille de Kollin et fût parvenu à faire capituler la principale armée de l’Autriche avec ses deux généraux en chef à Prague, il eût remporté une si écrasante victoire qu’il eût pu marcher immédiatement sur Vienne et y imposer la paix à l’empire ébranlé. Ce succès, inouï pour l’époque et, en raison de l’extrême disproportion de forces entre les deux adversaires, plus extraordinaire et plus glorieux peut-être encore que ceux dont les dernières guerres nous ont donné des exemples, eût très vraisemblablement été le résultat de cette seule bataille et ne contredirait d’ailleurs en rien notre assertion qui n’a trait qu’à ce que le Roi projetait de faire dans le principe. En effet, bloquer la principale armée ennemie et la faire prisonnière ne pouvait tout d’abord entrer dans le plan d’attaque du Roi qui n’y dut penser que lorsque les Autrichiens eurent si maladroitement pris position à Prague.