Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 20

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 99-104).

CHAPITRE XX.

diversions.


On entend généralement par diversion une opération qui consiste à attaquer le territoire de l’ennemi de façon à le contraindre à détourner une partie de ses forces du point sur lequel on veut porter l’action principale.

Une diversion ne constitue une opération d’un caractère spécial que lorsqu’elle a ce but ; dans tout autre cas, quand il s’agit par exemple d’attaquer et de conquérir un objet pour sa valeur propre, elle rentre dans la catégorie des attaques ordinaires.

Il va de soi cependant qu’une diversion doit toujours se proposer un objet réel d’attaque afin que la valeur même de l’objet menacé détermine, tout d’abord, l’ennemi à y envoyer des troupes, puis pour que, dans le cas où l’opération ne réussirait pas comme diversion, la possession de l’objet compense du moins en partie les sacrifices faits.

Les places fortes, les magasins considérables, les chefs-lieux, les capitales, les villes riches, les contributions de toutes sortes à lever sur le pays ennemi, l’appui enfin à donner à des populations prêtes à s’insurger contre leur gouvernement, tels sont les objectifs qu’une diversion doit se proposer.

Il est facile de comprendre toute l’utilité que l’on peut tirer des diversions, mais, lorsqu’elles ne réussissent pas, — et elles ne réussissent pas toujours, — elles tournent fréquemment au détriment de celui qui les a entreprises. Or la condition essentielle à laquelle elles doivent satisfaire est d’exiger moins de forces pour leur exécution qu’elles ne contraignent l’ennemi à en retirer du théâtre de guerre principal. En effet, si l’exécution se poursuit de part et d’autre avec un nombre égal de combattants, elle perd aussitôt la signification qu’on lui voulait donner et rentre dans la catégorie des attaques secondaires. Lors même qu’on n’entreprendrait une attaque que parce qu’en raison des circonstances et en y consacrant relativement peu de forces on aurait toute chance d’obtenir un résultat considérable tel par exemple que la prise d’une place forte importante, on ne pourrait déjà plus considérer l’opération comme une diversion. De même lorsqu’engagé déjà dans une première guerre un État se voit attaqué par un second adversaire, cela ne constitue pas davantage une diversion, malgré l’habitude qui prévaut de dénommer ainsi l’opération, mais bien uniquement une deuxième attaque qui ne diffère en somme de la première que par la direction suivant laquelle elle se produit.

Or, pour que des forces plus faibles réussissent à en attirer contre elles de plus considérables, il faut nécessairement que des conditions particulières sollicitent ces dernières à l’action, et, par suite, on ne saurait produire une diversion par le fait seul de l’envoi d’un nombre quelconque de troupes sur un point jusque-là resté à l’abri des opérations.

Lorsque, dans l’intention d’en tirer des contributions, l’attaquant envoie un simple détachement d’un millier d’hommes fouiller l’une des provinces de l’ennemi située en dehors du théâtre de guerre, on se rend bien compte que ce n’est pas par l’envoi d’un nombre égal mais bien d’un nombre supérieur de combattants que le défenseur parvient à protéger la province contre ces incursions. On doit se demander cependant si, au lieu de défendre directement la province ainsi menacée, le défenseur ne pourrait pas rétablir l’équilibre en usant de représailles et en choisissant lui-même, dans le territoire de son adversaire, une province de valeur correspondante pour la faire réciproquement parcourir et rançonner par un nombre égal d’hommes ? Dès lors en effet, pour que l’attaquant pût se promettre de tirer avantage de son entreprise, il faudrait au préalable qu’il fût certain que, des deux provinces, c’est celle sur laquelle il se propose d’opérer qui présente le plus de ressources et le plus d’importance, car, dans ces conditions, le plus faible détachement qu’il y enverrait ne manquerait pas d’y attirer un nombre supérieur de forces ennemies et le but de l’opération serait atteint. Il convient toutefois de remarquer ici que plus l’effectif des troupes consacrées à la diversion augmente et plus l’avantage de l’opération diminue pour l’attaque. 50 000 hommes, en effet, ne sont pas seulement en état de défendre une province de moyenne importance contre un nombre égal mais même contre un nombre quelque peu supérieur de combattants. Lorsqu’il s’agit de corps plus considérables encore l’avantage devient des plus douteux, et dès lors il faut que les rapports généraux favorisent tout spécialement l’opération pour que l’attaque puisse espérer en tirer quelque chose de bon.

Or, pour que l’opération réussisse, il faut en général :

1o Que les forces que l’on consacre à la diversion n’affaiblissent pas la puissance de l’attaque principale.

2o Que l’opération mette en danger des points de grande importance pour le défenseur.

3o Que la population, mécontente de son gouvernement, ne soit pas favorable à l’action de la défense.

4o Que la province sur laquelle on opère présente des ressources considérables en moyens de guerre.

On comprend que l’on ne trouve pas fréquemment l’occasion d’opérer une diversion quand, pour l’entreprendre avec succès, il faut dès le principe qu’elle satisfasse à ces diverses exigences.

Il nous reste cependant à examiner un dernier mais très important côté de la question. En opérant une diversion on porte la guerre dans une contrée qui en serait probablement restée à l’abri, et l’on sollicite ainsi à se produire des forces de résistance qui sans cela ne se seraient jamais manifestées. Ce résultat est d’autant plus sensible que l’organisation défensive du pays repose davantage sur des milices et sur la levée en masse de la population, mais, en outre, il est dans l’ordre des choses, et l’expérience d’ailleurs le démontre suffisamment, que, lorsqu’une contrée sur laquelle il n’a été pris aucune disposition défensive préalable se trouve tout à coup menacée d’être envahie par un corps détaché de l’ennemi, tout ce que cette province possède de fonctionnaires énergiques met tout en œuvre, réunit tous ses efforts et ne recule devant aucun sacrifice pour en protéger et défendre le territoire, ce qui provoque aussitôt des principes de résistance très voisins de ceux d’un soulèvement populaire et peut facilement y mener. On voit combien il importe d’examiner l’opération à ce point de vue car, entreprise dans ces conditions, une diversion peut conduire l’attaque à sa perte.

On ne doit considérer comme des diversions les deux opérations entreprises la première contre la Hollande septentrionale en 1799 et la seconde contre l’île de Walcheren en 1809, que parce qu’il n’était pas possible d’employer autrement les troupes anglaises, mais il est certain que ces opérations n’ont en rien diminué les moyens de résistance des Français. Il en sera toujours ainsi d’ailleurs quand, pendant une guerre avec la France, on cherchera à opérer un débarquement sur les côtes de cette puissance. Dans un pays constitué comme la France, quelques grands avantages que l’on puisse avoir à forcer le défenseur à consacrer une partie de ses forces à l’observation de ses côtes, on ne doit effectuer un débarquement considérable de troupes que là où l’on a la certitude de voir l’opération favorablement accueillie par la population d’une province mécontente de son gouvernement.

Moins grande est la solution que comporte une guerre et plus les diversions y sont à leur place, mais, par contre, moins grand est le profit qu’on en peut tirer. En somme, une diversion n’est autre chose qu’un moyen de porter au jeu des forces qui sans cela resteraient absolument inutiles.


Exécution.


1o Une diversion peut comporter une attaque véritable et, dans ce cas, l’opération doit être conduite avec hardiesse et rapidité.

2o Lorsqu’une diversion a pour but de donner le change à l’ennemi, c’est-à-dire de l’amener à croire et à s’opposer à une opération que l’on n’a pas l’intention d’exécuter, elle devient une démonstration et entraîne nécessairement toujours une grande dissémination des forces. Dès lors la théorie ne saurait fixer par avance des règles spéciales à ce propos et tout dépend de la pénétration d’esprit, du tact et de la finesse du général en chef qui doit agir en raison des circonstances et du caractère de son adversaire.

3o Lorsque le nombre des troupes qui doivent exécuter une diversion est considérable et que la retraite ne peut s’effectuer que sur certains points déterminés, il est indispensable de former une réserve qui devient la base et le soutien de toute l’opération.