Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 15

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 65-70).

CHAPITRE XV.

attaque d’un théâtre de guerre avec recherche de solution.


Ce que nous avons précédemment dit d’un théâtre de guerre au point de vue défensif répand déjà beaucoup de lumière sur ce nouveau côté de la question.

Bien que l’idée d’un théâtre de guerre nettement déterminé ressortisse plus particulièrement à la défensive, bien que nous ayons déjà traité dans ce livre même du but de l’attaque, du point limite qu’elle peut atteindre et des objets les plus importants de son action, bien enfin qu’il nous faille réserver l’étude de sa nature pour le livre du plan de guerre, il nous reste cependant maints points à mettre en lumière et nous allons commencer par l’exposition d’une campagne dans laquelle on recherche une grande solution.

1o Pour l’agresseur, le premier but à atteindre est de remporter une victoire. Il ne peut, en effet, compenser tous les avantages que le fait même d’être sur la défensive assure à son adversaire que par la supériorité de ses armes ou du moins par la légère prépondérance morale que le sentiment d’aller de l’avant et d’agir offensivement donne à son armée.

On compte généralement trop sur ce sentiment qui n’a qu’une durée éphémère et ne saurait résister à des difficultés quelque peu sérieuses. — Il va de soi que nous nous représentons ici les deux formes de la guerre maniées avec une égale habileté de part et d’autre.

Cette manière d’exposer les choses peut seule nous permettre de montrer combien, en dehors des circonstances exceptionnelles, la supériorité de surprise et d’imprévu que l’on accorde d’habitude à l’offensive est vague et incertaine dans la réalité. Quant à la surprise stratégique proprement dite, nous en avons déjà parlé dans le livre précédent.

On voit ainsi dès le principe que, pour compenser les désavantages inhérents à la forme même de son action, il faut qu’à défaut de supériorité physique l’attaque ait au moins pour elle la supériorité morale, et que là où ces deux éléments lui manquent à la fois elle n’est pas dans son rôle et ne peut réussir.

2o La défense doit agir avec prudence et circonspection ; l’attaque au contraire doit procéder avec confiance et hardiesse. Ce n’est pas cependant que ces qualités s’excluent nécessairement les unes les autres, mais chacune d’elles a plus d’affinité avec l’une qu’avec l’autre des deux formes de l’action à la guerre.

Ces qualités d’ailleurs ne se répartissent généralement ainsi entre les adversaires que parce que l’action, ne pouvant être le résultat d’un calcul mathématique, se meut toujours dans l’obscurité ou du moins dans un demi-jour tel qu’il en faut nécessairement de chaque côté confier la direction au chef dont le caractère et les qualités particulières paraissent le mieux répondre au but à atteindre. Plus la défense témoigne de faiblesse morale et plus l’attaque doit se montrer audacieuse et hardie.

3o Seul le choc des deux principales armées opposées peut produire une victoire décisive. Dans l’hypothèse où l’attaquant recherche une grande solution, il doit donc diriger le gros de ses forces contre le gros de celles de la défense qui, en général, a déjà pris position. Mais nous avons vu, au livre de la défensive, qu’il pouvait arriver que le défenseur ait pris une position fausse, et que, dans ce cas, l’attaquant n’avait qu’à passer outre sans s’en inquiéter, certain qu’il pouvait être qu’en agissant ainsi il contraindrait son adversaire à venir à sa rencontre et, au hasard du terrain et par conséquent dans les conditions les moins avantageuses, à lui offrir lui-même le combat. Tout dépend donc du choix de la route et de la direction importante à suivre par l’attaque, question que nous n’avons pu aborder au livre de la défensive et que nous allons traiter ici.

4o Nous avons déjà dit quels peuvent être les objets les plus immédiats de l’action de l’attaque et, par conséquent, quels sont les buts de la victoire. Si ces objets se trouvent à l’intérieur du théâtre de guerre attaqué et dans la sphère d’action probable de la victoire, les chemins qui y conduisent sont alors les directions naturelles du choc. Il ne faut pas perdre de vue, cependant, que tout objet vers lequel tend l’attaque ne prend en général de valeur pour elle qu’en raison de la victoire qui l’en met en possession, qu’elle doit par conséquent rechercher cette victoire, et que par suite il lui importe bien moins d’atteindre l’objet lui-même que de joindre le défenseur sur la route qu’il doit prendre pour s’y porter. Cette route devient ainsi l’objectif immédiat de l’action. Joindre l’ennemi sur cette route, l’en couper et le battre c’est remporter une victoire d’un ordre supérieur. Si, par exemple, la capitale est l’objet qu’il se propose d’atteindre, à moins que dès le principe le défenseur ne lui en barre le chemin, l’attaquant aurait donc tort de se porter directement sur elle. En pareil cas, ce qu’il a de mieux à faire pour s’en emparer c’est de se diriger sur la communication qui la relie au défenseur, de se jeter sur celui-ci et de le vaincre.

Lorsque, par contre, aucun objet considérable ne se trouve dans la sphère d’action de la victoire, c’est sur les communications qui relient entre eux l’armée de la défense et le centre important le plus voisin que l’attaquant devra chercher le point qui aura pour lui le plus d’importance. Avant toute attaque il faut donc toujours se rendre compte du parti ultérieur que l’on pourra tirer de la victoire. C’est de la réponse à cette question, c’est-à-dire de la valeur de l’objet que la victoire devra faire atteindre, que dépendra la direction à donner au choc. Cette direction une fois déterminée, si le défenseur y a pris position c’est qu’il a lui-même bien compris la situation et il ne reste plus qu’à l’y aller chercher. S’il se trouve alors que la position soit trop forte, il faut faire de nécessité vertu et tenter de passer outre.

Si au contraire le défenseur n’a pas pris position sur la direction à donner au choc, l’attaquant suit tout d’abord cette direction, puis, une fois parvenu à la hauteur de son adversaire — si toutefois celui-ci n’a pas entre temps exécuté un mouvement en avant sur l’un de ses flancs, — il se dirige droit sur la ligne qui relie l’armée de la défense à l’objet qu’il veut atteindre. Si cette armée est restée immobile, l’attaquant devra se retourner contre elle et l’attaquer par derrière.

De toutes les routes entre lesquelles l’envahisseur peut alors avoir à choisir les grandes routes commerciales sont toujours les plus naturelles et les meilleures. Lorsqu’elles changent trop brusquement de direction, cependant, il faut momentanément leur préférer des voies de moindre importance mais plus directes, car une ligne de retraite qui s’écarte beaucoup de la ligne droite présente toujours de grands dangers.

5o L’attaquant quand il veut arriver à une grande solution n’a absolument aucun motif de partager ses forces. S’il le fait, néanmoins, cela prouve la plupart du temps qu’il hésite dans la direction à donner à son action. Ses colonnes doivent marcher à une distance telle les unes des autres qu’elles soient toujours en situation de se réunir pour combattre en commun. Il peut cependant recourir à de petites démonstrations, sortes de fausses attaques stratégiques, qui donneront peut-être le change à son adversaire et le porteront à s’éparpiller. Le partage des forces de l’attaque n’est logique que lorsqu’il peut amener cet heureux résultat.

La répartition nécessaire des troupes en plusieurs colonnes doit être utilisée pour l’exécution des mouvements tactiques d’enveloppement qui sont si naturels à la forme attaquante et que celle-ci ne saurait négliger sans y être absolument contrainte. Mais ces mouvements doivent strictement conserver leur caractère tactique, car ce serait inutilement dépenser ses forces que d’en consacrer une partie, pendant une bataille, à l’exécution d’un mouvement d’enveloppement stratégique. Cette manière de procéder ne serait excusable que si malgré cette dissémination de ses forces l’attaque restait assez puissante pour ne conserver aucun doute sur le résultat de l’action.

6o L’attaque a d’ailleurs aussi ses derrières et ses lignes de communications à couvrir, mais c’est par la manière même dont elle se porte en avant, c’est-à-dire par le développement du front de son armée qu’elle doit autant que possible assurer cette protection, car, lorsqu’il lui faut détourner une partie de ses forces pour les consacrer à ce service, cela diminue naturellement d’autant l’intensité de son choc. Cependant, comme une armée considérable se meut toujours sur un front d’au moins une journée de marche, lorsque ses lignes de communications ne s’écartent pas trop de la perpendiculaire le front même de l’attaque suffit la plupart du temps pour les couvrir.

Les dangers auxquels l’attaque est ainsi exposée croissent ou diminuent en raison de la situation et du caractère de son adversaire. Tant qu’elle poursuit avec énergie une grande solution elle n’a cependant jamais grand’chose à craindre, car elle ne laisse guère au défenseur le loisir de recourir à des opérations de ce genre ; mais, à partir du moment où, parvenue à son point extrême de pénétration, elle en arrive peu à peu à passer elle-même à la défensive, la nécessité de couvrir ses derrières s’impose chaque jour plus impérieusement à elle. Or, comme les derrières de l’attaquant sont naturellement plus faibles que ceux du défenseur, celui-ci peut de longue main, tout en continuant à céder du terrain et bien avant de passer à l’offensive, commencer déjà à diriger une partie de ses forces sur les lignes de communications de l’attaque.