Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 24

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 241-258).

CHAPITRE XXIV.

actions sur les flancs.


Il est à peine nécessaire de faire remarquer que nous n’entendons parler ici que de l’action sur les flancs stratégiques, c’est-à-dire sur les côtés extrêmes d’un théâtre de guerre, et non de l’attaque des flancs pendant le combat en action tactique sur les flancs d’une ligne de bataille. Ces deux actions n’ont aucun rapport entre elles, et lors même qu’une action sur les flancs stratégiques coïnciderait dans ses derniers effets avec une attaque de flanc tactique, il serait encore logique de ne les pas confondre, par la raison que jamais l’une ne peut être la conséquence nécessaire de l’autre.

Les actions sur les flancs et les positions de flanc qui s’y rattachent sont encore l’un des sujets de prédilection des théoriciens. Elles se réalisent rarement à la guerre. Ce n’est pas, cependant, qu’elles constituent un moyen illusoire ou peu pratique ; elles peuvent, au contraire, conduire à de si grands résultats que la prudence et la surveillance des deux adversaires sont constamment en éveil à ce propos, et que, par suite, elles ne réussissent que très rarement. Mais très rarement ne veut pas dire jamais, et, en raison des résultats importants que les actions sur les flancs peuvent amener dans les cas exceptionnels où on y a recours aussi bien qu’à cause des mesures préventives par lesquelles il convient de s’y opposer, nous estimons qu’il y a lieu d’en faire ici la claire exposition.

Bien que l’attaque puisse, comme la défense, tirer un utile usage des actions sur les flancs stratégiques, nous les rangerons cependant parmi les moyens défensifs, parce que c’est avec la défense qu’elles ont le plus d’analogie.

Avant d’aller plus loin, nous poserons un principe primordial qu’il ne faudra jamais perdre de vue pendant tout le temps que nous nous occuperons de ce sujet, à savoir : que les troupes qui reçoivent mission d’agir sur les flancs et sur les derrières de l’ennemi sont définitivement perdues pour l’action directe sur le front, de sorte que tenir le fait seul d’apparaître sur les derrières de l’ennemi pour un résultat est une idée aussi fausse en tactique qu’en stratégie. Considéré isolément ce résultat est nul. Il n’a de valeur relative qu’en raison des conditions qui l’accompagnent, et devient avantageux ou préjudiciable selon ce que sont ces conditions.

Passons donc à l’étude de ces conditions.

Il convient tout d’abord de distinguer les deux objets que peut avoir une action sur les flancs stratégiques de l’ennemi. On peut se proposer, par cette manœuvre, soit de menacer les lignes de communications de l’adversaire, soit de lui couper la retraite.

Lorsque, en 1758, Daun envoya des corps de partisans attaquer les convois destinés aux troupes qui assiégeaient Olmutz, il n’avait manifestement pas l’intention d’empêcher le Roi de se mettre en retraite sur la Silésie. Il eût au contraire bien ardemment désiré l’y inciter, et se serait même volontiers retiré pour lui livrer passage.

Dans la campagne de 1812, tous les corps de partisans que l’armée russe lança en septembre et en octobre n’eurent pareillement pour mission que d’interrompre les communications des Français, et nullement de les empêcher de battre en retraite, tandis que, par contre, ce second objet devint le but évident de l’armée de Moldavie qui se porta vers la Bérésina, sous les ordres de Tschitschagof, ainsi que des troupes que le général Wittgenstein conduisit contre les corps français établis sur la Dwina.

L’action sur les lignes de communications est dirigée contre les convois de l’ennemi, contre ses petits détachements, ses courriers, ses voyageurs isolés, ses petits dépôts, etc., etc., en un mot contre la généralité des objets qui sont indispensables au maintien de ses forces et de sa vitalité. On se propose donc, par cette action, d’affaiblir et, par suite, de provoquer l’armée ennemie à se retirer.

L’action sur la ligne de retraite tend au contraire à couper la retraite à l’ennemi, résultat qui ne peut naturellement se produire qu’au cas seulement où celui-ci veut se retirer. Or il peut arriver que, sans se décider à la retraite, l’ennemi, pour parer à cette manœuvre, se porte plus ou moins en arrière. Sous forme démonstrative, cette action peut donc mener au même résultat que l’action sur les lignes de communications. Mais, nous l’avons déjà dit, le résultat de ce genre d’actions ne dépend pas uniquement du mouvement tournant et de la forme géométrique de la formation des troupes qui les exécutent, mais bien aussi des circonstances favorables qui les accompagnent.

Afin de mieux faire saisir ces conditions, nous allons étudier séparément chacune des deux manières d’agir sur les flancs, en commençant par le cas où l’action est dirigée sur les lignes de communications.

Ici nous indiquerons deux conditions capitales dont une au moins est indispensable :

1o Il faut que les troupes chargées d’agir sur la ligne de communications de l’ennemi soient assez peu considérables par rapport à l’effectif général de l’armée qui les détache, pour que leur absence se fasse à peine sentir sur la ligne de bataille.

2o Il faut que l’armée ennemie soit parvenue au point extrême de sa marche en avant, de sorte qu’elle se trouve hors d’état de tirer parti d’une nouvelle victoire ou de poursuivre l’armée de la défense, lors même que celle-ci se retirerait devant elle.

Cette seconde condition est loin de se présenter aussi rarement qu’on le pourrait croire, mais nous la réservons momentanément, pour n’étudier, dès à présent, que les circonstances qui peuvent accompagner la première.

La plus importante de ces circonstances est que la ligne de communications de l’ennemi ait déjà atteint un assez grand développement pour qu’il ne suffise plus de quelques postes pour la couvrir. La suivante est que la situation de cette ligne l’expose tout d’abord à notre action.

Cette mauvaise et dangereuse situation de la ligne de communications de l’attaque peut résulter de deux causes ; elle peut ne pas être perpendiculaire au front de son armée ; elle peut se trouver sur le territoire du défenseur, et, dans le cas où les deux causes se réunissent, le danger qui en résulte pour la ligne de communications croît naturellement encore.

Il nous semble nécessaire d’étudier séparément ces deux causes de danger.

On devrait supposer que lorsqu’il s’agit de couvrir des communications de 40 à 50 milles (300 à 350 kilomètres) de développement, il importe peu que le front d’une armée soit ou non perpendiculaire à sa ligne de communications, et cela parce que le front d’une armée n’occupe qu’une étendue de terrain insignifiante en comparaison de la longueur de la ligne de communications à l’extrémité de laquelle elle est établie. Ce serait commettre une grande erreur, et la vérité est que, lorsque le front d’une armée est perpendiculaire à sa ligne de communications, toute entreprise pour couper cette dernière reste difficile même aux nombreux corps de partisans d’un adversaire numériquement très supérieur. Mais ce qui est vrai ne paraît pas toujours vraisemblable, et si l’on ne pense qu’à la difficulté de couvrir, dans le sens absolu du mot, un espace de terrain considérable, on sera plutôt porté à penser que, bien qu’elle soit établie perpendiculairement à sa ligne de communications, une armée a toujours grand’peine à protéger ses derrières, c’est-à-dire la contrée placée en arrière d’elle, contre tous les détachements qu’un ennemi supérieur en nombre y peut envoyer. Il en serait ainsi sans doute, si l’on pouvait, à la guerre comme sur un plan, embrasser tout d’un coup d’œil ; alors, en effet, les partisans ayant l’initiative verraient seuls clair, tandis que les troupes couvrantes resteraient dans l’indécision, ne sachant jamais sur quels points la ligne va être attaquée. Mais si l’on tient compte de l’insuffisance et de l’incertitude de toutes les nouvelles que l’on reçoit à la guerre et de ce fait que, des deux côtés, on ne marche jamais pour ainsi dire qu’à tâtons, on voit bien vite qu’un corps de partisans chargé d’opérer sur les flancs et sur les derrières d’une armée ennemie se trouve dans la situation d’un malfaiteur qui n’a d’autre ressource que d’agir promptement s’il veut échapper aux nombreux habitants de la maison dans laquelle il s’est subrepticement introduit. S’il s’attarde il est inévitablement perdu. Il en est de même des bandes qui tournent une armée dont le front est perpendiculaire à ses communications ; elles se trouvent près de l’ennemi, livrées à elles-mêmes, et sans aucun espoir d’appui de la part des leurs. Dans ces conditions, les corps de partisans sont exposés à de grandes pertes ; l’instrument s’émousse et devient bientôt sans valeur. En effet, le premier échec subi par un détachement isolé fait perdre confiance à tous les autres, et, comme conclusion, on voit les partisans, sur lesquels on comptait pour harceler et fatiguer l’ennemi, n’avancer qu’à contre-cœur, et s’enfuir à toute occasion.

C’est ainsi qu’une armée placée perpendiculairement à ses lignes de communications se trouve couvrir, selon la force de son effectif, les points de ces lignes situés à deux ou trois journées de marche sur ses derrières. Or ce sont précisément ces points voisins de l’armée qui sont le plus menacés parce qu’ils sont aussi moins éloignés de l’armée ennemie.

Il n’en est plus de même lorsque la formation d’une armée est oblique à ses communications. Dès lors le moindre effort, la tentative la moins hasardée de la part de l’ennemi le porte sur un point sensible.

Mais, demandera-t-on, qu’est-ce qui détermine, qu’est-ce qui impose la direction d’une ligne de bataille lorsqu’elle n’est pas perpendiculaire à la ligne de communications ? C’est évidemment le front de l’adversaire, répondrons-nous, mais en faisant observer que l’effet est forcément réciproque, c’est-à-dire que, des deux adversaires, il y en a toujours un dont la direction du front impose la direction du front de l’autre. Il se présente donc ici une influence mutuelle dont nous devons rechercher le point de départ.

Supposons la ligne de communications BA de l’attaquant située de telle façon, par rapport à la ligne de communications CD du défenseur, qu’elle forme avec celle-ci, en la rencontrant en E, un angle considérable BEC. Il est clair que si le défenseur voulait prendre position au point d’intersection E, l’attaquant conservant son front perpendiculaire à BA en A, le premier, pour ne pas exposer son aile gauche, serait obligé de se placer face au second en inclinant son ordre de bataille et compromettant, par suite, le flanc gauche de sa ligne de communications. Si au contraire le défenseur prenait position plus en deçà du point de rencontre des deux lignes, et l’établissait quelque part vers D, les conséquences seraient inverses, et ce serait dès lors l’attaquant qui — à moins que les conditions géographiques auxquelles il est généralement plus tyranniquement astreint que le défenseur ne lui permissent de changer sa ligne d’opérations pour la porter sur BD — se verrait contraint, afin de protéger son aile droite, d’incliner son front pour faire face à celui de son adversaire, et par conséquent de découvrir le flanc droit de sa propre ligne de communications. On pourrait donc en conclure que, dans cette action réciproque forcée, l’avantage est du côté du défenseur, par la raison que, attendant l’attaque et la voyant venir, il a coutume de prendre position en deçà du point d’intersection des deux lignes de communications prolongées. Nous sommes cependant bien éloigné d’accorder une grande importance à cet élément géométrique, et ne l’avons développé que pour donner plus de clarté au sujet que nous traitons. Nous sommes même persuadé que ce sont les conditions individuelles et locales qui exercent ici le plus d’influence et doivent présider au choix de la position du défenseur, et qu’il est généralement impossible de reconnaître de prime abord quel est celui des deux adversaires qui se trouvera dans le cas d’exposer le plus sa ligne de communications.

Lorsque les lignes de communications respectives suivent une seule et même direction, il est certain que dès que l’un des deux adversaires prend un ordre de bataille oblique, il contraint aussitôt l’autre à agir de même ; mais cela n’amène aucune situation nouvelle, car les deux partis en tirent les mêmes avantages et y trouvent les mêmes inconvénients.

Nous ne traiterons donc plus, à partir de ce moment, que le cas où l’une des deux lignes de communications respectives se trouve seule exposée aux entreprises de l’ennemi.

Nous avons dit qu’une ligne de communications est particulièrement exposée dans deux circonstances : 1o lorsqu’elle est oblique au front de bataille ; 2o lorsqu’elle se prolonge en pays ennemi. Passons maintenant à l’étude du second de ces cas. Quand la population d’une contrée que traverse une ligne de communications se soulève et prend part à la lutte, la ligne se trouve exposée sur tous ses points. Il est vrai que les éléments qui la menacent ainsi sont très faibles en soi, sans connexion et sans force d’intensité, mais on se rend néanmoins bien compte de l’influence préjudiciable que peut avoir un contact hostile incessamment renouvelé sur tout le parcours d’une longue ligne de communications.

Lors même que les populations n’ont pas pris les armes, que leur esprit est des moins guerriers, que l’organisation du pays ne comporte ni landwehr ni milices, le fait seul des rapports des habitants avec leur gouvernement constitue déjà des conditions désavantageuses pour la ligne de communications d’une armée ennemie. L’appui qu’un corps de partisans trouve dans le simple contact avec ses nationaux, la connaissance des personnes et des localités, les nouvelles qui lui parviennent sans cesse ont une extrême valeur pour ses entreprises. Or, en territoire national, le moindre détachement peut compter sur tous ces avantages. Il faut ajouter à cela les places fortes, les fleuves, les montagnes et autres points de refuge derrière ou dans lesquels les partisans peuvent toujours se retirer tant que l’armée ennemie ne s’en est pas rendue maîtresse et ne les occupe pas par des détachements.

C’est dans ces conditions, alors surtout que d’autres circonstances favorables s’y réunissent, qu’une ligne de communications est sans cesse vulnérable, si normalement et perpendiculairement qu’elle soit placée en arrière du front de bataille de son armée. En pareil cas, en effet, les partisans qui ont mission de la harceler ne sont plus obligés de se replier sur les corps dont ils sont détachés ; il leur suffit de se retirer dans l’intérieur même du pays pour y trouver aussitôt appui et protection.

Nous croyons avoir ainsi démontré qu’une ligne de communications court les plus grands dangers d’être coupée dans les trois circonstances capitales suivantes :

1o Quand la ligne prend des dimensions considérables ;

2o Quand elle suit une direction oblique au front de l’armée ;

3o Quand elle se prolonge en pays ennemi.

Cependant, pour qu’elle soit efficace, il est encore une quatrième condition que doit remplir l’interruption des communications de l’ennemi. Il faut qu’elle ait une certaine durée. C’est ce que nous avons déjà démontré au chapitre XV du livre des Forces armées.

Il se rencontre en outre, dans la pratique, une quantité de conditions secondaires, locales et individuelles, qui prennent souvent plus d’importance et exercent plus d’influence que les quatre premières. Pour n’en indiquer que les principales nous citerons : l’état des routes et la nature du terrain qu’elles traversent, — les appuis couvrants qu’offrent les fleuves, les montagnes et les marais, — la saison, la température, — le nombre des troupes légères, — l’importance des convois spéciaux tels que ceux d’un train d’artillerie de siège, etc., etc., etc.

C’est en étudiant dans quel rapport la masse de ces conditions favorise les deux adversaires, que l’on peut apprécier la valeur relative des deux systèmes de communications, et juger lequel des deux généraux en chef est en situation d’enchérir sur l’autre à ce sujet.

Ce que nous venons de mettre tant de temps à exposer, un jugement exercé le saisit souvent dès le premier coup d’œil dans la pratique. Mais c’est l’étude préalable qui éclaire et assure ainsi le jugement. Nous ne cherchons donc ici qu’à mettre le lecteur en garde contre les inconséquences habituelles des écrivains critiques, qui croient avoir épuisé le sujet quand ils ont parlé de tourner l’ennemi et d’agir sur ses flancs, sans tenir aucun compte des conditions et des circonstances.

Nous en avons fini de la première des deux conditions capitales dont nous avons dit que l’une au moins doit se présenter pour que l’on puisse produire, avec chance de succès, une action stratégique efficace contre les flancs de l’ennemi. Passons maintenant au développement de la seconde de ces conditions.

Il faut ici que l’armée ennemie soit arrivée au bout extrême de sa carrière, c’est-à-dire soit empêchée, par un motif quelconque autre que la résistance même qu’on lui oppose par les armes, de pénétrer plus avant dans le pays. En pareille occurrence la défense n’a plus à craindre d’affaiblir son front en détachant de nombreux corps sur les flancs stratégiques et les derrières de l’attaque, car, si celle-ci cherchait à en profiter pour tenter une action directe en avant, la première n’aurait qu’à reculer suffisamment pour éviter le combat. C’est précisément ce que fit l’armée russe près de Moscou en 1812, mais il n’est nullement nécessaire, pour que le procédé soit applicable, que les dimensions du théâtre de guerre et les rapports des forces opposées soient aussi considérables qu’ils le furent alors. Dans les premières guerres de Silésie, chaque fois qu’il arriva aux frontières de cette province ou à celles de Bohème, le grand Frédéric se trouva dans cette situation, et, dans les rapports complexes qui se présentent entre les belligérants, on peut concevoir quantité de raisons différentes, et particulièrement de motifs politiques, qui fixent un point extrême de pénétration à une armée envahissante.

Comme, en pareil cas, les forces destinées à agir sur les flancs de l’attaque peuvent être plus considérables, il importe moins à la défense que les autres conditions lui soient aussi favorables et qu’elle ait le meilleur système de communications. L’ennemi, en effet, n’ayant désormais aucun avantage à tirer d’un mouvement de retraite de la défense, est bien plus porté à protéger directement ses communications si sérieusement menacées, qu’à user de représailles contre celles de son adversaire.

Ce sont là des conditions qui, lorsque l’on ne se sent pas assez fort pour risquer une action générale, sont particulièrement propres à amener des résultats moins décisifs et moins brillants, il est vrai, mais plus certains et moins dangereux.

Comme, ainsi que nous venons de le dire, on n’a en pareille circonstance que fort peu à redouter une contre-attaque sur ses derrières, on n’a pas à craindre de les découvrir en prenant une position de flanc, ce qui a pour conséquence immédiate de forcer l’ennemi à incliner son ordre de bataille et à exposer encore davantage sa ligne de communications. La première des deux conditions capitales, dont nous avons dit que l’une au moins était indispensable aux actions de flanc sur les lignes de communications, se réunira donc ici à la seconde. Plus il se présentera alors de conditions secondaires favorables, et plus on sera en droit de compter sur un résultat heureux, mais moins nombreuses elles seront et plus le résultat dépendra de l’habileté des combinaisons ainsi que de la précision et de la rapidité de l’exécution.

C’est là le véritable terrain des manœuvres stratégiques dont on trouve de si nombreux exemples dans la guerre de Sept Ans en Silésie et en Saxe, et dans les campagnes de 1760 et 1762. Il est certain que cette manière de procéder se rencontre fréquemment aussi dans les guerres de puissance élémentaire médiocre, sans que ce soit généralement alors au fait que l’armée envahissante ait atteint son point extrême de pénétration qu’il convienne de l’attribuer, mais bien à la crainte de responsabilité et au manque de résolution d’énergie et d’esprit d’entreprise du général qui a le commandement de cette armée. Nous n’avons qu’à citer le feld-maréchal Daun pour donner un exemple à ce sujet.

Nous concluons de toutes ces considérations que les actions sur les flancs sont particulièrement efficaces :

1o Quand c’est la défense qui les exécute ;

2o Vers la fin de la campagne ;

3o En combinaison avec un mouvement de retraite dans l’intérieur du pays ;

4o Lorsqu’elles sont appuyées par une prise d’armes générale de la nation.

Nous n’avons plus à ajouter que quelques mots sur la manière d’exécuter les actions de flanc contre les lignes de communications.

Elles doivent être confiées à d’adroits partisans qui, formés par détachements de faible effectif, se portent inopinément sur l’ennemi par des marches rapides, le harcèlent et attaquent résolument ses petites garnisons, ses convois et les petites colonnes qu’il reçoit ou qu’il réexpédie. Ils encouragent ainsi et soutiennent les populations armées et s’unissent à elles dans des entreprises isolées. Ces détachements, plus nombreux que forts, doivent être organisés de telle sorte que la réunion de plusieurs d’entre eux permette l’exécution de coups de main plus sérieux, sans que la vanité ou la mauvaise volonté des différents chefs y puisse porter obstacle.

Passons maintenant à l’étude des actions dirigées contre la ligne de retraite.

Il convient ici de ne pas perdre de vue ce que nous avons tout d’abord érigé en principe, que les troupes que l’on porte sur les flancs et les derrières de l’ennemi sont désormais perdues pour l’action sur le front de bataille. En procédant ainsi on n’élève donc pas le coefficient de puissance de ses forces, mais on tend à un résultat plus décisif par des moyens plus dangereux.

Dès qu’elle ne se borne pas à être simple et directe la résistance par les armes tend à augmenter le résultat aux dépens de la sécurité. Il en est ainsi de l’action de la défense sur les flancs stratégiques de l’attaque, que cette action se produise sur un seul point avec des forces réunies ou de plusieurs côtés à la fois par des détachements isolés et tournants.

Quand, en agissant sur les flancs et les derrières de l’ennemi, on ne se propose pas une simple démonstration mais bien de le couper effectivement de sa ligne de retraite, on vise une solution à laquelle ne peut conduire que le succès dans une bataille décisive, ou du moins l’obtention des conditions avantageuses qu’une pareille victoire amènerait. Or les deux éléments que nous avons signalés plus haut se rencontrent dans cette solution, à savoir : un résultat plus grand par des moyens plus dangereux. Un général n’est donc en droit d’avoir recours à ce mode d’action que lorsque des conditions spécialement favorables en justifient l’emploi.

Il nous faut, maintenant, distinguer les deux formes dans lesquelles ce procédé défensif peut se produire :

1o Le défenseur, avec toutes ses forces réunies, peut attaquer l’ennemi sur ses derrières, soit en le tournant formellement, soit en partant d’une position de flanc prise à cet effet ; 2o il peut, partageant son armée en deux parties, prendre avec la première une position enveloppante sur les derrières de l’ennemi, tandis qu’avec la seconde il le menace de front.

Dans l’un comme dans l’autre cas, la réussite amènera un résultat supérieur. En effet, ou la retraite sera réellement coupée et l’armée ennemie sera faite prisonnière, ou cette armée sera en grande partie dispersée, ou, enfin, voulant parer au danger, elle exécutera un mouvement de retraite considérable.

Par contre, l’augmentation des risques sera différente dans chaque cas.

Dans le premier, en effet, par le fait même que nous tournons l’ennemi avec la totalité de nos forces, nous exposons nécessairement notre propre ligne de retraite. Tout repose donc ici, ainsi que cela a lieu en cas analogue pour les lignes de communications, sur le rapport qui existe entre les lignes de retraite réciproques. Il est certain que, dans son propre pays, le défenseur jouit à ce sujet d’une plus grande liberté que l’attaquant, et que, par suite, il est plus en situation de recourir à des mouvements stratégiques tournants. Néanmoins cet avantage général est trop peu prononcé pour servir de base à une méthode pratique, et l’on ne doit, en somme, prendre avis que de la réunion des circonstances spéciales qui accompagnent chaque cas particulier. On peut dire, cependant, que les conditions se rencontrent naturellement plus favorables sur les territoires étendus que sur les territoires restreints, de même que lorsque le territoire envahi étant celui d’un État indépendant, l’armée de la défense est assez forte pour se passer de secours étrangers et n’est pas sans cesse gênée dans ses mouvements par la préoccupation de sa jonction avec ses alliés. Enfin, c’est vers la fin d’une campagne et lorsque la force d’impulsion de l’attaque est à peu près épuisée, que se présentent les conditions de beaucoup les plus favorables à la défense. On voit que c’est encore ici à peu près comme pour les lignes de communications.

Une position de flanc telle que celle que prirent si avantageusement les Russes en 1812 sur la route de Moscou à Kalouga, quand la force d’impulsion de Bonaparte fut épuisée, leur aurait été très préjudiciable au camp de Drissa, au début de la campagne, et ils firent prudemment d’abandonner ce plan avant qu’il leur devînt fatal.

Dans le second cas, lorsque l’on partage ses forces en deux parties pour menacer à la fois l’ennemi sur son front et l’attaquer sur ses derrières, c’est ce fractionnement même qui augmente les risques à courir. On a dès lors, en effet, à redouter que, concentré sur ses lignes intérieures, l’adversaire ne soit en situation de se jeter successivement et avec une grande supériorité numérique sur chacun des deux corps qui manœuvrent contre lui, et de les écraser ainsi séparément. Pour s’exposer sans folie à de si grands risques, auxquels dans certains cas rien ne saurait parer, il faut avoir l’appui de l’une des trois conditions suivantes :

1o Le fractionnement préexistant des forces en deux parties, qui porte à choisir ce mode d’action pour éviter de perdre du temps par des dispositions nouvelles.

2o Une grande supériorité physique et morale qui justifie l’emploi des modes d’action décisifs.

3o L’épuisement de la force d’impulsion de l’adversaire dès qu’il atteint son point extrême de pénétration.

Il est certain que l’irruption concentrique du grand Frédéric en Bohême, en 1757, n’avait pas pour but de combiner avec l’action de front une attaque stratégique sur les derrières de l’ennemi. En tout cas ce ne fut pas là le côté important de la manœuvre, nous le montrerons dans un autre chapitre. Il est clair, néanmoins, que le Roi ne pouvait avoir en vue une concentration de ses forces en Silésie, car il eût, par là, sacrifié tous les avantages de la surprise.

Lorsque les Alliés prirent leurs dispositions pour la seconde partie de la campagne de 1813, leur grande supériorité numérique leur permit de former le plan d’attaquer le flanc droit de Bonaparte sur l’Elbe, et de porter ainsi l’action générale de l’Oder sur ce nouveau fleuve. Ce n’est pas à ces dispositions générales, mais bien à de mauvaises dispositions stratégiques secondaires, ainsi qu’à des fautes tactiques, qu’il convient d’attribuer la défaite des Alliés à Dresde. Dans cette bataille, en effet, ils furent en situation d’opposer 220 000 hommes aux 130 000 combattants de l’armée française, ce qui ne laissait certainement rien à désirer. À Leipzig, où ils furent vainqueurs, ils disposaient d’une moins grande supériorité numérique, soit 285 000 combattants contre 157 000. On peut dire, il est vrai, que Bonaparte, pour le système particulier qu’il avait adopté d’une ligne de défense unique, avait trop uniformément partagé ses troupes (70 000 hommes contre 90 000 en Silésie et 70 000 contre 110 000 dans la Marche), mais, quelqu’autre disposition qu’il eût prise, il lui eût été difficile, à moins d’abandonner complètement la Silésie, de réunir sur l’Elbe des forces suffisantes pour écraser l’armée principale des Alliés dans une bataille décisive. Ceux-ci eussent pu, d’ailleurs, porter l’armée de Wrede sur le Rhin, et tenter ainsi de couper Bonaparte de la route de Mayence.

Enfin, en 1812, les Russes se trouvèrent en situation de porter leur armée de Moldavie en Volhynie et en Lithuanie, pour la jeter plus tard sur les derrières du gros de l’armée française, parce qu’il était absolument certain que Moscou serait le point limite extrême de la ligne d’opérations des Français. Les provinces situées au delà de Moscou n’ayant, dès lors, rien à craindre, la principale armée russe n’avait, en effet, aucun motif de considérer ses forces comme insuffisantes.

La même forme se retrouve, quant à la disposition des forces, dans le plan de défense du général Puhl. D’après ce plan, l’armée de Barclay devait occuper le camp de Dryssa tandis que celle de Bagration se serait portée sur les derrières du gros de l’armée envahissante ; mais quelle différence entre les deux époques ! Dans la première, les Français étaient trois fois plus nombreux que les Russes ; dans la seconde, au contraire, leur infériorité numérique était sensible. La force d’impulsion de Bonaparte fut d’abord si puissante qu’elle le conduisit d’un bond jusqu’à Moscou, à 89 milles (592 kilomètres) au delà de Dryssa, tandis que, lorsqu’il dut quitter Moscou, il put à peine s’en éloigner, sans arrêt, d’une journée de marche. Enfin, de Dryssa au Niémen, la ligne de retraite des Français eût à peine atteint 30 milles (222 kilomètres), tandis qu’ils en eurent 112 (828 kilomètres) à parcourir pour, de Moscou, parvenir au même fleuve.

On voit quelle insigne folie c’eût été d’appliquer, au début de la campagne, un procédé défensif qui, judicieusement mis plus tant en œuvre, a produit de si grands résultats.

Comme l’action sur la ligne de retraite, lorsqu’elle n’est pas une simple démonstration, devient une attaque formelle, tout ce qui reste à dire à ce sujet trouvera sa place dans le livre où nous traiterons de l’offensive. Nous nous arrêterons donc ici, nous contentant d’avoir indiqué les conditions favorables dans lesquelles on peut recourir à ce mode de réaction.

Mais, lorsque l’on parle d’action sur les flancs, on est généralement plus porté à traiter le sujet au point de vue démonstratif qu’au point de vue absolu, en y attachant la seule idée de contraindre ainsi l’ennemi à la retraite. Si, comme on pourrait le croire au premier coup d’œil, l’intention d’atteindre à la réalisation parfaite de cet objectif présidait à chaque démonstration effective, les conditions que nous avons indiquées comme nécessaires à ce procédé défensif s’appliqueraient rigoureusement à sa forme démonstrative. Mais il n’en est pas ainsi, et nous verrons, dans le chapitre qui traitera spécialement des démonstrations, qu’elles sont régies par des conditions quelque peu différentes.