Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 22

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 227-232).
la défensive

CHAPITRE XXII.

le cordon.


Protéger directement une portion de territoire au moyen d’une série de postes reliés les uns aux autres, c’est prendre la disposition défensive qui a reçu le nom de cordon.

Nous disons directement, car plusieurs corps d’une grande armée peuvent aussi recevoir la mission de couvrir une portion considérable de territoire, mais, dès lors, la protection n’est plus que le résultat de la combinaison des mouvements de ces corps, et devient, par suite, indirecte.

On comprend que, en raison de la longueur qu’il doit forcément prendre pour couvrir de grands espaces, un cordon de postes ne peut opposer de résistance sérieuse sur chacun de ses points qu’au cas où le nombre de ses défenseurs est au moins égal à celui des troupes qui opèrent contre lui. En d’autres termes, un cordon n’aura jamais d’efficacité que contre un choc de médiocre puissance, et cet instrument défensif n’aura, par conséquent, de valeur que contre un ennemi peu nombreux et peu résolu.

Telle est la pensée qui a présidé à l’érection de la grande muraille chinoise qui met obstacle aux incursions des Tartares. Toutes les lignes et organisations défensives que les États européens ont élevées sur celles de leurs frontières qui les séparent de l’Asie et de la Turquie ont un but semblable. Dans ces contrées, l’emploi du cordon est logique ; il ne constitue pas, sans doute, un obstacle absolument infranchissable, mais il rend les incursions plus difficiles et par conséquent plus rares, et, comme on se trouve là en contact avec des populations presque incessamment en état de guerre, cela a une véritable importance.

Quant aux lignes défensives auxquelles certains États européens ont eu recours pendant les guerres modernes, elles se rapprochent beaucoup aussi de cette signification. Telles sont, par exemple, les lignes hollandaises et celles que les Français établirent vers le Rhin. On se proposa uniquement, en les élevant, de mettre le pays à l’abri des incursions que fait habituellement l’ennemi pour se procurer des vivres et lever des contributions. Ces lignes n’ont donc d’autre destination que de permettre de résister, avec des forces peu nombreuses, à des opérations secondaires de l’attaque. Il va de soi, cependant, que si l’armée envahissante s’y porte en masse, le défenseur est aussitôt contraint d’y placer le gros de ses forces, ce qui le met dans les conditions défensives les plus défavorables. Pour cette raison tout d’abord, puis parce que la protection qu’elles offrent contre les incursions de l’ennemi ne compense pas, dans les guerres à durée limitée des nations civilisées, le défaut qu’elles présentent d’imposer parfois une dépense exagérée de forces, ces lignes sont aujourd’hui considérées comme un mauvais instrument défensif. Plus est grande l’énergie avec laquelle la guerre se poursuit, et plus ce moyen devient inutile et dangereux.

Il convient encore de considérer comme de vrais cordons toutes les lignes d’avant-postes très étendues que l’on établit en avant des armées pour les couvrir, et auxquelles, pour les rendre aptes à cette mission, on est obligé de donner une certaine force de résistance.

Destinée surtout à empêcher les incursions et autres petites opérations des partisans contre la sûreté des cantonnements isolés, cette disposition défensive suffit à ce but quand le pays s’y prête, mais, contre le gros de l’armée ennemie, sa résistance ne doit être que relative, c’est-à-dire faire gagner du temps. Ce gain de temps constitue même, dans la majorité des cas, un avantage de trop faible importance pour que ce soit jamais là le but unique que l’on se propose de l’établissement d’une ligne ou cordon d’avant-postes. La concentration et l’approche de l’armée ennemie ne peuvent, en effet, se produire assez secrètement pour que le défenseur n’en soit informé que par les rapports de ses postes avancés. Ici encore on ne forme donc le cordon que pour s’opposer aux petites opérations de l’attaque, et, dans ce but, la disposition n’est pas plus hors de propos que dans les deux cas précédents.

Par contre, lorsqu’on voit le gros d’une armée chargée de la défense d’une contrée s’étendre en une longue ligne de postes défensifs et former le cordon en face du gros de l’armée attaquante, cela paraît à première vue si contraire au bon sens, que nous croyons devoir exposer dans quelles circonstances particulières un pareil fait peut se produire.

En terrain montagneux, lorsqu’elle est prise en vue d’une bataille à livrer avec toutes les forces réunies, une position doit et peut nécessairement être plus étendue qu’en plaine. Elle le peut, parce que le concours du terrain augmente considérablement les moyens de résistance ; elle le doit, par la raison qu’il convient, dans les montagnes, de se ménager une base de retraite plus large. Lors même qu’une bataille générale n’est pas imminente, mais qu’il est vraisemblable — circonstance qui s’est fréquemment présentée dans les guerres passées — que l’attaquant, sans entreprendre autre chose que ce que à quoi le pourra porter une occasion favorable, se contentera de demeurer un long temps en présence du défenseur, il est encore tout naturel que ce dernier, ne se bornant pas strictement à l’occupation des points les plus nécessaires, conserve sur ses deux ailes autant de terrain qu’il le peut faire sans compromettre la sûreté de son armée.

Or, en terrain découvert et accessible, c’est par le principe du mouvement que l’on arrive à ce résultat, et l’éparpillement des forces, qui serait bien autrement dangereux en raison du peu d’appui que le sol prête à la résistance, est aussi moins nécessaire. Mais, dans les montagnes où la conservation du terrain dépend surtout de la défense locale, où l’on ne peut que plus lentement se porter au secours d’un point menacé, et où, lorsque l’ennemi parvient le premier sur une position, il est plus difficile de l’en déloger quelle que soit d’ailleurs son intériorité numérique, dans les montagnes, disons-nous, on en arrive toujours à former une chaîne de postes défensifs. Il est certain que, d’une ligne de plusieurs postes ainsi disséminés à un cordon, il y a encore une grande distance, mais les généraux se laissent peu à peu entraîner et la franchissent facilement, sans pour ainsi dire s’en douter. Au début c’est la protection et la conservation du pays qui exigent l’éparpillement des troupes, plus tard c’est la sécurité des troupes elles-mêmes qui l’impose. Chaque commandant de poste, en effet, calcule l’avantage qu’il pourra tirer de la possession de tel ou tel point accessible sur l’un ou l’autre de ses flancs, et, de degré en degré, le morcellement grandit insensiblement.

Lorsque le gros d’une armée s’engage ainsi dans une guerre de cordon, il ne faut donc pas considérer cela comme provenant de l’intention arrêtée d’avance de recevoir le choc de l’attaque dans cette forme, mais bien comme une situation à laquelle la défense en arrive peu à peu en poursuivant un but tout autre, celui de protéger et de couvrir le pays contre un adversaire qui ne projette et n’entreprend aucune action capitale.

En se laissant aller à cette manière de procéder on commet cependant une erreur, et les motifs, qui portent ainsi un général en chef à occuper successivement un petit poste après l’autre, sont mesquins en comparaison de l’objectif qu’il devrait poursuivre avec le gros de son armée. Nous avons dû, néanmoins, nous placer à ce point de vue pour faire comprendre comment cette aberration peut se produire. Maintes fois on a condamné le système de cordon quand on n’eût dû accuser que la mauvaise application qui en avait été faite ; maintes fois, lorsqu’il fut appliqué dans des conditions normales, on n’a pas su reconnaître les résultats qu’il avait produits.

Bien que les campagnes du prince Henri de Prusse, dans la guerre de Sept Ans, présentent les exemples les plus frappants et, à première vue, les plus incompréhensibles de positions de postes défensifs si étendues qu’entre toutes elles méritent l’appellation de cordons, l’éloge de ces campagnes est dans toutes les bouches, et le grand Frédéric les a lui-même déclarées irréprochables. Cette appréciation générale se justifie par les raisons suivantes : Le prince connaissait ses adversaires ; il savait n’avoir aucune entreprise décisive à redouter de leur part, et comme, d’ailleurs, le but de ses dispositions était de rester toujours maître de la plus grande surface possible de terrain, il alla, dans ce sens, aussi loin que les circonstances le lui permirent. Si donc le prince eût éprouvé un insuccès sérieux sur cet échiquier fragile, on n’eût pas dû en rendre responsable le système suivi par lui, mais bien déduire de sa défaite que, ayant mal choisi les moyens, il les avait appliqués là où ils ne convenaient pas.

Ayant ainsi cherché à expliquer et à faire comprendre comment la défense d’un théâtre de guerre par le gros de l’armée peut en arriver à s’effectuer par le système dit de cordon, et dans quelles conditions ce système, loin d’être absurde, est judicieux et peut être utilement appliqué, nous devons confesser que l’on rencontre dans l’histoire des circonstances, telles par exemple que la défense des Vosges par les armées prussienne et autrichienne en 1793 et 1794, dans lesquelles les généraux en chef ou leurs états-majors, s’exagérant la portée réelle du système et lui accordant une efficacité beaucoup trop générale, l’ont tenu comme absolument propre à neutraliser tous les efforts de l’attaque, et ont ainsi donné témoignage de l’ignorance absolue des règles qui régissent le sujet.