Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 2

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 9-14).

CHAPITRE II.

comparaison des moyens dont disposent l’attaque et la défense dans la tactique.


La supériorité numérique absolue de même que le courage, l’instruction, la discipline et toutes les grandes qualités militaires qui peuvent distinguer les armées sont de puissants éléments de victoire dans le combat ; mais nous ne saurions les faire entrer en ligne de compte dans la comparaison des moyens tactiques dont disposent l’attaque et la défense.

Ce sont là en effet des données, la première matérielle et les autres morales, qui préexistent à l’entrée des troupes en action. Elles sont donc en dehors du domaine de l’art de la guerre proprement dit, et de quelque côté que ces éléments de supériorité fassent défaut, la valeur intrinsèque du général en chef est hors d’état d’y remédier.

La tactique ne dispose en propre que de trois grands moyens pour arriver à la victoire dans le combat :

1o  L’attaque par surprise.

2o  Les avantages du terrain.

3o  Les attaques de plusieurs côtés.

L’attaque par surprise tire sa puissance de ce qu’ayant massé les troupes à l’abri ou les ayant dirigées par des chemins couverts, on tombe tout à coup sur l’ennemi en un point que rien ne peut lui faire soupçonner d’avance, et par conséquent avec des forces supérieures à celles dont il dispose en cet endroit. C’est là une supériorité numérique relative très différente de la supériorité numérique absolue. Elle constitue l’agent le plus important de l’art de la guerre.

Les avantages du terrain ne se bornent pas au parti que l’on peut tirer d’un sol escarpé, d’encaissements profonds, de ruisseaux marécageux, de haies nombreuses, etc., pour retarder les approches de l’ennemi ; le terrain a encore une grande valeur pour celui qui peut y former ses troupes à couvert. Or à ce point de vue il n’est pas de contrée, si indifférente qu’elle paraisse être, qui ne prête plus ou moins son appui à celui qui en connaît à fond la constitution.

Les attaques de plusieurs côtés — elles comprennent tous les mouvements tournants tactiques petits et grands — placent l’ennemi entre deux feux et le menacent dans ses moyens de retraite.

Voyons maintenant dans quelle mesure les deux formes de la guerre peuvent tirer parti de chacun de ces moyens au point de vue tactique.

D’une manière absolue, c’est-à-dire quand il s’agit des deux armées opposées considérées en masse, l’avantage de la surprise est du côté de l’attaquant, tandis que, au courant du combat et dès que les subdivisions d’armée entrent individuellement en action, c’est le défenseur qui, par la force et par la forme de ses attaques partielles, est en situation de surprendre sans cesse son adversaire.

Il est évident qu’au point de vue tactique les avantages du terrain ne peuvent favoriser exclusivement que la défense.

Quant aux attaques simultanées de plusieurs côtés, il en est d’elles exactement comme de la surprise. D’une manière absolue, c’est-à-dire d’armée à armée, l’avantage est ici du côté de l’attaquant qui, ayant l’initiative, marche et manœuvre tandis que le défenseur, ignorant encore les intentions de l’ennemi, se tient immobile sur les positions qu’il a choisies. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il ne peut être question ici, de la part de l’attaquant, que de faire tourner ou envelopper par la totalité de son armée la totalité des positions qu’occupe le défenseur. Cependant, comme pour attaquer l’attaquant est obligé de se porter sur le défenseur par des routes et par des chemins où il n’est pas difficile de l’observer, tandis que le défenseur prend ses dispositions de résistance à couvert et reste pour ainsi dire invisible jusqu’au moment décisif, dès que les colonnes de l’assaillant entrent individuellement en action il se passe ici ce que nous avons déjà signalé plus haut, et c’est désormais le défenseur qui, au courant du combat, se trouve sans cesse en situation de surprendre les subdivisions de l’ennemi par la force et par la forme de ses attaques partielles.

C’est à ces mêmes raisons qu’il faut attribuer le fait que depuis que la forme défensive a reçu sa véritable application, les reconnaissances effectuées contre la défense sont devenues presque illusoires et ne procurent que bien rarement quelque renseignement précieux pour l’attaque.

Il est donc incontestable que la supériorité des moyens tactiques est du côté du défenseur. Il peut choisir son terrain, l’étudier à fond et le fortifier avant d’avoir à y combattre, de manière à rester pendant l’action constamment en situation de surprendre son adversaire. Néanmoins le vieux dicton s’est maintenu jusqu’ici qu’une bataille que vient offrir l’attaque, et que la défense accepte, est à moitié perdue pour cette dernière. C’est au mode de défense qui, né pendant la guerre de Sept Ans, subsistait encore il y a une vingtaine d’années, qu’il convient d’attribuer l’origine de ce préjugé, alors que le seul parti que l’on sut tirer du terrain consistait à se donner un front difficilement abordable en se plaçant sur les pentes escarpées des montagnes.

Le manque de profondeur de l’ordre de bataille et la solidarité des ailes et du contre de la ligne donnaient alors si peu de force de résistance à la défense, que celle-ci, harcelée par l’attaque, se retirait d’une hauteur sur l’autre, ce qui ne faisait qu’augmenter le mal jusqu’à ce qu’elle trouvât enfin un point d’appui vraiment solide. Y réussissait-elle, ses efforts n’avaient plus d’autre but désormais que d’empêcher que l’armée, étirée comme un canevas sur un métier à broder, ne fût percée quelque part. Chaque point du terrain occupé par la défense avait ainsi sa valeur immédiate et devait, comme tel, être directement défendu. Dans ces conditions il ne pouvait pas plus être question d’un mouvement tournant que d’une surprise pendant le combat. C’était là, en un mot, l’inverse de ce que doit être une bonne défense et de ce qu’elle est en effet devenue dans les derniers temps.

En cherchant les effets dans les causes, il est facile de se rendre compte que chaque fois que la forme défensive est tombée en discrédit cela a été la conséquence de ce que le mode de défense alors en usage, et qui pendant un certain temps avait réellement été supérieur à celui de l’attaque, s’était peu à peu laissé dépasser par les progrès que cette dernière avait faits.

Examinons, en effet, quelles sont les alternatives de supériorité entre l’attaque et la défense qui marquent la progression que l’art de la guerre a suivie dans les temps modernes. Dans le principe, c’est-à-dire pendant les guerres de Trente Ans et de la Succession d’Autriche, l’affaire capitale, dans le combat, était moins le combat lui-même que le déploiement et la formation de l’armée en vue du combat, et l’on peut dire que la majeure partie du plan général de bataille n’avait trait qu’à ces importantes opérations préliminaires. Tout l’avantage tactique était donc du côté du défenseur qui se trouvait d’avance déployé et formé sur ses positions, et ce ne fut qu’en gagnant de la mobilité que l’attaque parvint une première fois à prendre de la supériorité. Nous voyons alors la défense chercher protection dans les montagnes ou en arrière des fleuves et des vallées profondes, et reprendre ainsi l’avantage pour le perdre de nouveau lorsque l’attaque, morcelant ses masses en grandes subdivisions indépendantes, ose s’aventurer en pays coupé et tourner la position du défenseur. Celui-ci se vit, par là, contraint à s’étendre de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin l’attaquant, concentrant tous ses efforts sur un ou deux points de la ligne de défense ainsi amincie, parvint à la percer.

Pour la troisième fois l’attaque prit donc le dessus, et la défense dut de nouveau changer de système. C’est ce qu’elle fit avec succès dans les dernières guerres, et depuis lors, maintenant ses forces réunies mais généralement non déployées et autant que faire se peut à couvert, elle se borne à se tenir prête à contrecarrer les intentions de l’attaque à mesure que celle-ci les dévoile.

Cette manière de procéder n’exclut pas entièrement la défense en partie passive du terrain, qui procure d’ailleurs des avantages trop positifs pour que l’application ne s’en présente pas cent fois dans une même campagne, mais, en somme, la résistance passive ne joue généralement plus le rôle capital dans l’action défensive du terrain. Il est clair que si l’attaque devait trouver quelque moyen nouveau de supériorité, la défense devrait de son côté modifier son système, mais les situations respectives des deux formes de la guerre reposent aujourd’hui sur des bases à la fois si simples et si rationnelles, que cette éventualité est des moins probables. Toutefois, si le fait devait encore se produire, cette supériorité de l’attaque ne serait jamais que passagère, car l’appui du terrain restant toujours à la défense et cet élément pénétrant aujourd’hui plus que jamais l’action militaire, la supériorité reviendra toujours, en dernière instance, à la forme défensive.