Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 17

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 171-179).

CHAPITRE XVII.

défense des montagnes (suite).


Au chapitre XV nous avons parlé de la nature des combats dans les montagnes, et nous avons exposé, au chapitre XVI, l’emploi que la stratégie en peut faire. À proprement parler, nous n’avons cependant fait jusqu’ici qu’effleurer le sujet. Nous allons entrer maintenant dans le cœur de la question.

Le système général de l’écoulement des eaux est la conséquence de la forme suivant laquelle les grandes chaînes de montagnes s’étendent sur la surface terrestre. Les eaux se séparent sur la ligne principale des crêtes les plus élevées et se répandent à droite et à gauche en suivant la pente des grands versants opposés. Ce système général de l’écoulement des eaux se partage lui-même, sur chaque grand versant, en autant de systèmes secondaires qu’il se détache de ramifications de la chaîne principale des montagnes. Dans le principe on a donc été porté à conclure de cette configuration géographique générale, que les montagnes constituaient pour la défense une série d’obstacles, une sorte de grande barrière présentant beaucoup plus de longueur que de largeur. Bien que les géologues n’aient encore rien pu découvrir de l’origine des montagnes et des lois de leur formation, il est certain que l’étude de l’écoulement des eaux suffit, dans chaque cas particulier, pour faire connaître promptement à quel système de montagnes on a affaire. Or il importe peu, dans l’espèce, si primitivement ce sont les eaux qui, par leur action, ont amené la forme ravinée du terrain, ou si c’est le terrain qui a lui-même imposé une direction à leur cours. Quoi qu’il en soit, on en arriva à cette deuxième déduction que, dans la défense des montagnes, il importait de tenir compte de la façon dont l’écoulement des eaux se produit. La manière dont les eaux s’écoulent constitue tout d’abord, en effet, un nivellement naturel qui fait parfaitement connaître l’élévation et le profil général des hauteurs ; mais, en outre, les vallées que suivent les cours d’eau constituent les chemins les plus accessibles pour parvenir aux points les plus élevés, par le fait que le passage constant des eaux tend à réduire les inégalités des pentes et à les transformer en courbes régulières. On en arriva ainsi à cette troisième déduction que, alors que les montagnes s’étendaient à peu près parallèlement au front de défense, on pouvait les considérer comme un très puissant obstacle, comme une sorte de rempart dont les seuls points de passage étaient formés par les vallées. La véritable défense devait donc, en conséquence, se produire sur la crête même de ce rempart, c’est-à-dire au bord des hauts plateaux qui couronnent les montagnes et qui coupent transversalement les vallées principales. Que si la direction générale des montagnes, au lieu d’être parallèle, était plutôt perpendiculaire au front de défense, le défenseur devait alors établir ses troupes sur l’une des ramifications principales choisie de telle sorte, que, partant de la ligne générale de partage des eaux, elle s’étendit parallèlement à l’une des grandes vallées.

Nous ne mentionnons ce système de défense basé sur la structure géologique des montagnes, que parce qu’il a réellement régné théoriquement pendant un certain temps, et que, sous son empire, on a cherché, dans l’enseignement topographique, à subordonner la conduite de la guerre aux lois qui régissent l’écoulement des eaux.

Mais ce système est basé sur des hypothèses si fausses et sur des déductions si peu justifiées, il reste si peu de cette théorie lorsqu’il s’agit de l’appliquer, qu’il est vraiment impossible d’y trouver un point de départ rationnel.

Les croupes principales des grandes chaînes de montagnes sont toujours trop inhospitalières et parfois trop inabordables pour qu’il soit possible d’y établir des masses considérables de troupes. Il en est souvent de même des croupes secondaires qui, dans d’autres cas, offrent en outre une surface trop restreinte ou trop irrégulière. Quant aux hauts plateaux, il ne s’en présente pas sur toutes les montagnes, et, là où on en rencontre, ils sont généralement étroits et peu propres à être occupés par les troupes. On peut même dire qu’il est extrêmement rare de trouver une chaîne de montagnes offrant une croupe principale ininterrompue, ou présentant, sur l’un de ses versants, une surface assez peu inclinée ou une succession de degrés en terrasses tels que l’on puisse y faire une formation de troupes. La principale croupe se contourne, s’infléchit ou se fend, de puissants rameaux s’en détachent, s’étendent en lignes sinueuses jusque dans la plaine, et, au moment de prendre fin, se relèvent parfois plus haut que la croupe même à laquelle ils appartiennent ; des contreforts s’y ajoutent et forment de nouvelles et profondes vallées qui ne se rattachent plus au système général. Il arrive souvent, en outre, que plusieurs lignes montagneuses se croisent ou surgissent en un même point, et que, dans ces conditions, le terrain, au lieu de ne constituer qu’une barrière étroite mais longue, présente une masse centrale d’où rayonnent tous les contreforts et tout le système général de partage des eaux.

Ces considérations, bien autrement sensibles pour celui qui a déjà observé les montagnes à ce point de vue, montrent à elles seules combien il est difficile de fixer des bases à une formation régulière des troupes dans les montagnes, et combien le système que nous venons d’exposer est peu pratique. Nous avons, d’ailleurs, encore à considérer la question à un autre point de vue.

Si l’on étudie à fond les faits tactiques qui se sont produits dans les guerres en terrain montagneux, on en déduit aussitôt deux actes principaux : 1o la défense des versants escarpés ; 2o la défense des vallées étroites. Or la défense des vallées étroites qui souvent, et même dans le plus grand nombre des cas, constitue le moyen de résistance le plus efficace, ne saurait se concilier avec une position prise sur les crêtes principales. En effet, il est souvent nécessaire d’occuper la vallée même, et cela plutôt au point où elle débouche dans la plaine qu’à l’endroit où elle prend naissance, parce que c’est à la sortie des montagnes qu’elle est le plus encaissée. D’ailleurs en défendant les vallées on défend le sol même de la montagne, alors même qu’on ne peut pas prendre position sur les versants. La défense des vallées joue donc généralement un rôle d’autant plus grand que la masse de la montagne est plus impraticable et a une plus grande altitude.

De toutes ces considérations il résulte qu’il faut : 1o renoncer à la pensée de baser la défense sur une ligne plus ou moins régulière choisie en rapport avec l’une des formes géographiques du terrain ; 2o qu’il faut agir sur un terrain montagneux comme on le ferait sur tout autre terrain parsemé d’inégalités et d’obstacles, et des portions duquel on cherche, selon les circonstances, à tirer le meilleur parti possible ; 3o enfin, que si les éléments géologiques du sol sont nécessaires lorsque l’on veut se rendre compte de la forme de la masse générale des montagnes, ils ont extrêmement peu d’importance dès qu’il s’agit uniquement des dispositions à prendre pour la défense.

Dans la guerre de la Succession d’Autriche, de même que dans celle de Sept Ans et dans les guerres de la Révolution, on ne rencontre aucun exemple de formations défensives qui embrassent tout un système de montagnes, et où la défense ait été organisée selon les lignes principales de ce système. Bien loin d’y voir les armées placées sur les croupes principales, on les trouve toujours formées à plus ou moins de hauteur sur les versants, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, parallèlement, perpendiculairement ou obliquement à la ligne générale d’écoulement des eaux. Ici, par exemple, dans de hautes montagnes comme les Alpes, on voit les formations s’étendre dans les vallées ; là, et c’est l’anomalie la plus frappante, dans des montagnes moins importantes telles que les Sudètes, l’armée de la défense se forme à mi-côte sur le côté opposé à l’ennemi, et par conséquent en arrière des croupes principales. Frédéric le Grand prit une position de ce genre en 1762, lorsqu’il couvrit le siège de Schweidnitz en conservant la Hohe-Eule en avant du front de son camp.

Ce sont des vallées qui constituaient la presque totalité des positions de Schmotseifen et de Landshut si célèbres pendant la guerre de Sept Ans ; et il en est de même de la position de Feldkirch dans le Voralberg. Dans les campagnes de 1799 et de 1800, les Français et les Autrichiens établirent invariablement leurs postes principaux dans les vallées, non pas toujours transversalement pour les fermer, mais souvent même dans le sens de leur longueur, tandis que les derrières n’étaient pas occupés ou ne l’étaient que par quelques postes isolés et peu nombreux.

Les croupes des hautes Alpes sont si particulièrement inabordables et inhospitalières, que le détachement le plus faible ne saurait y trouver un emplacement suffisant.

Si donc, pour en conserver la possession, on veut absolument avoir des troupes dans ces montagnes, il est impossible de les placer autre part que dans les vallées. À première vue cela paraît être une absurdité, car, pour s’en tenir strictement à la théorie, on devrait dire que les croupes commandent les vallées, mais, dans le fait, cette manière d’agir n’est pas si mauvaise. Les croupes, en effet, ne sont accessibles que par un petit nombre de chemins et de sentiers, et, à quelques exceptions près, l’infanterie y peut seule parvenir, car on ne rencontre de routes praticables aux voitures que le long des vallées. On n’a donc jamais à redouter que l’apparition des tirailleurs ennemis sur quelques points de la ligne des crêtes ; or, dans de si hautes montagnes, la distance qui sépare les crêtes du fond des vallées qu’elles couronnent est si grande, que c’est précisément dans une position semblable que le feu de la mousqueterie est le moins à redouter. Cependant il faut avouer qu’en adoptant ce mode de défense on s’expose à un autre danger très grand, celui d’être coupé de sa ligne de retraite. Il va sans dire que l’ennemi ne peut descendre dans la vallée qu’au prix de beaucoup de peines et d’efforts, par certains points, et seulement avec de l’infanterie, mais aucune des positions que l’on a choisies dans la vallée n’a été prise en vue de la défense de ces débouchés ; l’ennemi peut donc peu à peu se concentrer en forces supérieures sur les derrières de la défense, s’étendre ensuite, et rompre enfin la ligne devenue relativement si faible des postes du défenseur, qui n’a plus, dès lors, d’autre point d’appui que le lit pierreux d’un torrent. À partir de ce moment la retraite, qui ne peut se produire qu’isolément pour chacun des détachements de la défense tant qu’ils se trouvent dans la vallée et n’ont pas encore atteint la plaine, devient impossible pour un grand nombre d’entre eux. C’est ainsi qu’en Suisse, par exemple, les Autrichiens laissèrent presque constamment le tiers ou la moitié de leurs troupes entre les mains de l’ennemi.

Nous avons encore quelques mots à ajouter sur le fractionnement qu’il convient de donner aux troupes dans un pareil mode de défense.

La défense a naturellement choisi, pour s’y établir, une ligne qui fait face au point le plus abordable de la vallée. Le gros de l’armée a pris position vers le centre de la ligne. De cette position centrale on détache, à droite et à gauche, des corps qui ont pour mission d’occuper les débouchés les plus importants. Les dispositions de la défense présentent donc une série de trois, quatre, cinq ou six postes, et parfois plus, situés à peu près sur une même ligne. Cette formation défensive peut et doit être plus ou moins étendue, suivant les circonstances particulières de la situation. Un développement de une à deux journées de marche, soit de 6 à 8 milles (48 à 60 kilomètres), constitue une très bonne moyenne ; mais on a souvent vu ce développement s’étendre jusqu’à 20 et même 30 milles (150 et 220 kilomètres).

Il se rencontre fréquemment, entre ces grands postes situés à une ou deux heures de distance les uns des autres, des points de passage moins importants, à proximité desquels on trouve toujours facilement des positions favorables au placement d’un ou de deux bataillons. On occupe aussi ces positions. On comprend ainsi qu’il y ait des circonstances où le fractionnement s’étende davantage et descende à des compagnies ou à des escadrons isolés. Le cas s’en présente effectivement parfois. Or comme, d’un autre côté, l’effectif respectif des postes secondaires dépend de l’effectif général du gros de l’armée, il est impossible de fixer d’avance quel sera l’effectif dont les postes principaux ne devront pas se départir. Nous nous bornerons, en conséquence, à donner ici les quelques conseils suivants que suggèrent l’expérience et la nature du sujet :

1o Plus la montagne est élevée et inabordable, et plus on peut et doit augmenter le fractionnement des troupes de la défense. En effet, il faut d’autant plus couvrir directement une contrée, que l’on est moins en état de la protéger par des combinaisons de manœuvres et de mouvements. La défense des Alpes exige un fractionnement de troupes beaucoup plus considérable et se rapproche bien davantage du système de cordons, que celle des Vosges ou celle du Riesengebirge.

2o Partout où, jusqu’à nos jours, une défense de montagnes a dû se produire, il en est résulté un tel fractionnement des troupes, que, dans la plupart des cas, les postes principaux ne consistèrent qu’en une première ligne d’infanterie avec quelques escadrons de cavalerie en seconde ligne. Le gros de l’armée, placé sur un point central, gardait, en outre et en toutes circonstances, deux ou trois bataillons en seconde ligne.

3o Ce n’est que dans les cas les plus rares qu’on a conservé, sur les derrières, une réserve stratégique destinée à renforcer les points attaqués, et cela parce que, dans ces circonstances et en raison du grand développement de son front, la défense se sentait déjà trop faible sur toute la ligne. L’appui que recevait chaque point menacé était alors généralement tiré de ceux des postes voisins qui n’étaient pas attaqués.

4o Partout où le fractionnement des troupes a pu être moindre et, par suite, la force des postes isolés plus considérable, ces derniers s’en sont toujours tenus à une résistance absolument locale, et, toutes les fois que l’ennemi est parvenu à s’emparer d’une des positions de la défense, il n’a plus jamais été possible de l’en chasser, quelques efforts que l’on ait faits et quelques troupes de secours qu’on y ait consacrées.

La théorie doit donc abandonner au tact du général en chef l’appréciation de ce qu’il y a à attendre de la défense d’une montagne, dans quels cas il devra recourir à ce moyen, et jusqu’où il pourra alors, sans imprudence, porter le développement de sa ligne et le fractionnement de ses troupes. Elle doit donc se borner à faire connaître les propriétés générales de ce procédé de résistance, et le rôle qu’il peut prendre dans le grand drame de la guerre.

Un général qui se fait battre parce qu’il a donné trop d’étendue à une ligne de défense prise dans les montagnes mérite d’être traduit devant un conseil de guerre.