Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 16

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 89-95).
De la stratégie en général

CHAPITRE XVI.

du temps d’arrêt dans l’action à la guerre.


Si l’on considère la guerre comme un acte de destruction réciproque, il faut nécessairement se représenter l’action y progressant incessamment d’une façon générale. Les circonstances, en effet, ne pouvant jamais être ou demeurer absolument égales de part et d’autre, et le temps ne pouvant que modifier les situations respectives, si l’on suppose de chaque côté une connaissance parfaite des choses, il en résulte un motif constant d’action inverse chez les deux adversaires, l’intérêt de celui que le moment présent favorise étant d’aller de l’avant, tandis que l’intérêt de l’autre est d’attendre. Cette exclusion d’un mode d’action semblable de part et d’autre, provient précisément ici de ce que chacun des adversaires en agissant comme il le fait, obéit à la même raison déterminante, à savoir que vraisemblablement l’avenir améliorera sa situation et aggravera celle de l’ennemi.

En admettant même qu’il se présentât de part et d’autre une égalité complète dans les situations, ce que la connaissance imparfaite des rapports dans lesquels ils se trouvent peut, d’ailleurs, laisser supposer aux deux adversaires, la différence des buts qu’ils poursuivent s’opposerait encore à ce qu’il se produisit un temps d’arrêt dans l’action.

Aucune guerre, en effet, ne pouvant résulter d’une intention défensive réciproque, depuis l’instant où, sollicité par l’intérêt du but positif qu’il poursuit, l’un des belligérants a pris le rôle d’agresseur, il doit incessamment persévérer dans ce rôle dont l’action positive peut seule le conduire au résultat cherché.

On voit ainsi que considérée dans son sens absolu, la guerre ne comporte pas de temps d’arrêt, par la raison que, telles que l’eau et le feu dans un incendie, les deux armées opposées constituent des éléments qui ne peuvent jamais rester en équilibre et doivent sans relâche chercher à s’entre-détruire.

L’acte de destruction devrait donc se poursuivre sans interruption, comme se déroule un mouvement d’horlogerie.

Mais si sauvage que soit la nature de la guerre, elle se rattache à la chaîne des faiblesses humaines, et, par suite, la contradiction qui se montre ici qu’à la guerre l’homme cherche et crée le danger et le redoute en même temps n’étonnera personne.

Alors que l’on étudie l’histoire des guerres, la grande généralité des cas semble tout d’abord prouver que l’action est l’exception, et l’inaction l’état foncier des armées en campagne ; mais lorsqu’on arrive à la guerre de la Révolution et particulièrement aux campagnes de Bonaparte, on reconnaît aussitôt que la direction de la guerre y a atteint le degré absolu d’énergie que nous considérons comme la loi naturelle de son élément.

Ce degré peut donc être atteint et, s’il peut l’être, il est nécessaire qu’il le soit. Comment, en effet, sans une extrême énergie dans la poursuite du but, justifierait-on aux yeux de la raison, la dépense de force que l’on consacre aujourd’hui à la guerre ? Le boulanger ne chauffe le four que pour y enfourner le pain ; on n’attelle les chevaux que pour faire usage de la voiture. Pourquoi apporterait-on de si monstrueux efforts à la guerre, si l’on ne devait arriver par là qu’à en provoquer d’aussi grands de la part de l’adversaire ?

Semblable à un mouvement d’horlogerie, l’action doit, en dehors des cas particuliers qui sortent de la nature des choses, se dérouler d’une façon générale et sans interruption jusqu’à épuisement complet. Mais, de même que dans une horloge des contrepoids s’opposent au déroulement trop rapide du mouvement, trois causes peuvent ici modifier le principe et modérer la marche de l’action.

La première est la paralysie morale qui naît de la timidité et de l’indécision dans lesquelles la crainte de la responsabilité jette habituellement l’esprit humain, dans les situations graves et les grands dangers. Les natures ordinaires ne se mouvant que difficilement dans l’ardent milieu de la guerre, plus la campagne se prolonge et plus s’accentue la tendance aux temps d’arrêt. Il est rare que l’incitation du but à atteindre suffise à vaincre cette cause d’inertie, si bien qu’à moins qu’une grande autorité ne pousse à l’action ou que le commandement ne soit aux mains d’un général entreprenant et résolu qui se sente à la guerre dans son véritable élément, rester immobile devient la règle et agir est l’exception.

La seconde cause de retard provient de l’imperfection du jugement et de l’insuffisance de la pénétration de l’esprit humain, imperfection et insuffisance incomparablement plus grandes à la guerre que dans toutes les autres branches de l’activité humaine. En campagne, en effet, alors qu’à tout instant on ne se rend qu’à peine compte de sa propre situation, celle de l’ennemi, incessamment voilée, ne se laisse deviner qu’à de faibles indices. C’est ainsi que, des deux adversaires chacun pouvant se figurer avoir intérêt au même objet, bien que dans le fait cet objet n’ait de valeur réelle que pour l’un d’eux, il peut arriver qu’au même moment l’un et l’autre croient agir sagement en attendant.

La troisième cause d’arrêt provient, enfin, de ce que des deux modes de l’action à la guerre, c’est le mode défensif qui possède intrinsèquement le plus de puissance. A peut se sentir trop faible pour attaquer B, d’où il ne suit pas cependant que B soit assez fort pour attaquer A. En prenant l’offensive, en effet, le premier ne perdrait pas seulement l’appoint de force que lui donne la défensive, mais il le laisserait passer à son adversaire. C’est la différence algébrique . On voit ainsi qu’il peut arriver que, au même moment, chacun des adversaires se trouve et soit réellement trop faible pour attaquer l’autre.

Il ressort de ces considérations que, sous le prétexte d’appliquer les règles de l’art militaire, une prudence inquiète et la crainte de s’exposer à de trop grands dangers trouvent facilement à se faire jour et à enrayer l’impétuosité élémentaire de la guerre.

Les causes que nous venons d’énumérer ne sauraient cependant expliquer les longues interruptions que l’on rencontre dans les entreprises militaires d’avant l’époque de la Révolution, alors qu’aucun grand intérêt ne constituait le mobile des guerres et qu’on y restait les neuf dixièmes du temps dans l’inaction. Il faut, en grande partie, attribuer ce phénomène à des causes étrangères à la notion même de la guerre, telles, entre autres, que l’influence exercée par la supériorité politique de l’un des adversaires, et par la situation et l’opinion morale de l’autre. Ce sont là des considérations que nous développerons lorsque nous nous occuperons de l’essence et du but de la guerre, mais qui peuvent parfois si puissamment influencer la direction d’une guerre, que celle-ci se réduise aux proportions d’une demi-mesure. C’est ainsi, par exemple, que souvent une guerre en arrive à n’être qu’une neutralité armée, une simple démonstration dans l’intention d’appuyer des négociations, une prise de gages légers dans le but de préparer l’avenir, ou, enfin, une obligation d’alliance aussi désagréable à remplir que mesquinement accomplie.

Dans toutes ces circonstances les intérêts en jeu sont si faibles, le principe d’hostilité si peu développé, on cherche si peu à nuire, on a si peu à craindre, on n’éprouve, en un mot, qu’une si faible incitation à l’action, que la direction de la guerre perd de part et d’autre tout instinct d’impétuosité.

Plus la guerre en arrive à ces proportions, moins les règles de la théorie y deviennent applicables et plus le hasard y prend d’autorité.

On ne saurait nier cependant que dans ces conditions il ne soit possible d’imprimer à la guerre une direction prudente et sage, voire même peut-être plus étendue et plus variée qu’alors que l’action comporte plus d’énergie ; toujours est-il qu’il ne semble plus ici s’agir de ces grands jeux de hasard auxquels on n’apporte que des rouleaux d’or comme enjeux, mais bien de ces petites opérations de coulisses et de halles dont la monnaie de billon fait tous les frais. Dès que la guerre prend cette direction, en effet, on a recours aux enjolivures, aux bagatelles de la porte, aux parades et aux fantasias pour occuper la galerie et lui faire passer le temps. Ce ne sont que combats d’avant-postes, mi-plaisants et mi-sérieux, longues dispositions qui ne mènent à rien, prises de positions et marches qu’on a soin, après coup, de présenter comme savantes, parce que la cause mesquine qui les a fait entreprendre s’est évanouie pendant la route, et que le bon sens n’y peut rien comprendre. Tels sont aussi les feintes, les parades, les moitiés et quarts de chocs des anciennes guerres, où certains théoriciens veulent voir le suprême de l’art, le but de toute théorie, la prédominance de l’esprit sur la matière, alors que, par contre, ils traitent les dernières guerres de manifestations brutales où l’on n’a rien à apprendre, et qui ramènent le monde à la barbarie.

Cette façon de voir est aussi mesquine que l’objet de son admiration.

Disons tout d’abord, en effet, qu’on ne peut persévérer dans cette manière réduite de conduire la guerre, qu’à la condition expresse que l’adversaire y consente, car, dès qu’il veut enchérir, il faut aussitôt le suivre dans cette voie nouvelle. Cela dit, il est certain que là où il ne se rencontre ni passion ni énergie, une prudence habile trouve son jeu ; mais n’est-ce pas une plus noble fonction de l’intelligence, une plus haute activité de l’esprit, de diriger de grandes forces et de gouverner dans la tempête contre les flots et les vents déchaînés ? Qui peut plus ne peut-il pas moins, d’ailleurs, et qui sait diriger une grande guerre ne saura-t-il pas, implicitement, en diriger une où l’énergie sera moins nécessaire ? Les Autrichiens, confiants dans leurs vieilles méthodes de guerre, n’ont-ils pas été surpris, et leur monarchie n’a-t-elle pas été ébranlée jusque dans ses fondements par l’attaque impétueuse de Frédéric le Grand ? Et nous-mêmes, Prussiens, n’en avons-nous pas fait la triste expérience, et la Révolution française ne nous a-t-elle pas attaqués en pleine sécurité imaginaire, et entraînés dans son mouvement de Châlons à Moscou ? Malheur au gouvernement qu’une politique de demi-mesures et une organisation militaire incomplète exposent aux convoitises d’un adversaire qui ne connaît d’autre loi que sa force matérielle, et ne s’arrête que là où son élan le peut porter ! En pareil cas tout ce que le manque d’énergie et d’efforts a laissé d’incomplet dans l’organisation du pays attaqué équivaut à une augmentation de force pour l’attaquant, dont le premier choc suffit ainsi parfois à tout renverser.

De toutes les raisons que nous avons exposées dans ce chapitre il ressort :

1o Que l’action ne se poursuit pas à la guerre d’une façon continue, mais qu’elle procède par à-coups ;

2o Qu’entre deux des actes sanglants dont la chaîne se poursuit jusqu’à la fin d’une guerre, il se produit toujours un temps d’observation pendant lequel les adversaires se trouvent l’un et l’autre sur la défensive ;

3° Enfin qu’habituellement l’un des adversaires étant plus énergiquement sollicité que l’autre par l’importance du but qu’il cherche à atteindre, le principe attaquant domine chez celui-ci, et modifie, par suite, quelque peu ses procédés d’action.