Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 10

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 59-62).
De la stratégie en général

CHAPITRE X.

la ruse.


La ruse suppose une intention cachée. Elle est donc à la manière d’agir simple et droite ce que la subtilité de l’argumentation est à la preuve directe. Elle n’a, par suite, rien de commun avec les moyens qui naissent de l’instinct, de l’intérêt de la situation, ou de la force même des événements, mais elle a de nombreux rapports avec le mensonge qui suppose également une intention cachée, et, bien qu’elle en diffère en ce qu’elle ne procède pas comme lui, par un manquement direct à la parole exprimée, elle conduit, en somme, au même résultat.

L’homme rusé laisse celui qu’il veut tromper tomber de lui-même dans l’erreur, et y persévérer jusqu’à perdre tout sentiment de la situation réelle.

Ce ne semble pas être sans raison que, dans le principe, le même mot (στρατήγημα) ait eu, à la fois, la signification de ruse et de stratégie, et, malgré toutes les métamorphoses apparentes ou réelles que, depuis les Grecs, le grand art de la guerre a subies dans son ensemble, ces deux mots ont, aujourd’hui encore, essentiellement la même signification.

Alors que l’on abandonne à la tactique l’exécution des coups de force ou combats, et que l’on considère la stratégie comme l’art de les préparer et de les rendre possibles par l’heureuse disposition et l’habile emploi de toutes les forces qui y peuvent concourir, on sent bien qu’en dehors de la soif de gloire, de la force de volonté et des autres grandes puissances morales qui y sont tout d’abord indispensables, la ruse est, de tous les dons subjectifs, celui qui est le plus propre à conduire et à vivifier l’action stratégique. Ce que nous avons dit, dans le chapitre précédent, de la nécessité habituelle de surprendre l’ennemi, appuie déjà notre raisonnement à ce sujet. Il n’est pas possible, en effet, d’exécuter une surprise, sans y apporter foncièrement un degré plus ou moins grand de ruse.

Quelque instinctif que soit le désir que l’on éprouve, lorsqu’on étudie l’histoire d’une campagne, de voir les généraux opposés rivaliser d’activité, de ruse et d’adresse, il faut reconnaître, cependant, que ce sont là des qualités fort rares ou qui, du moins, ne se peuvent, au courant d’une guerre, que très exceptionnellement dégager de la masse des circonstances et des rapports.

Il n’est pas difficile de découvrir les causes de ce phénomène.

En général la stratégie ne se préoccupe que d’agencer et d’ordonner les combats, ainsi que des dispositions qui y ont rapport.

Les plans simulés, les ordres donnés pour la forme, les fausses nouvelles répandues à dessein, tout cela ne constitue, par contre, que des moyens très propres à la ruse, il est vrai, mais de trop faible effet pour que la stratégie y ait recours autrement que dans les cas exceptionnels où les circonstances y invitent particulièrement.

Quant aux démonstrations et aux fausses dispositions de combat, pour en imposer à l’ennemi et le contraindre à prendre des mesures en conséquence, elles exigent une apparence de vérité qu’on ne leur peut donner qu’au prix d’une dépense de temps et de force d’autant plus considérable que le but à atteindre doit sembler plus élevé. Or, comme en général on est avare de son temps et de ses forces à la guerre, on lésine à ce sujet, ce qui fait que la plupart des démonstrations stratégiques ne produisent pas l’effet qu’on en attend.

Ce n’est jamais sans danger, d’ailleurs, que, pour la forme et pendant un temps considérable, on se prive d’une partie importante de ses forces. Ce peut être, tout d’abord, sans aucun profit, et il peut se faire, en outre, que, pendant leur absence, ces forces fassent défaut sur un point important dans une circonstance imprévue. En d’autres termes, les mouvements ne se produisent pas sur le damier stratégique, avec la rapidité qui constitue l’élément de la ruse et de l’astuce.

La justesse de ces considérations agit incessamment sur l’esprit du général en chef et, dans la majorité des cas, le porte à renoncer aux moyens détournés, pour se consacrer exclusivement à l’action directe.

Nous concluons de ces réflexions que la pénétration et la justesse du jugement sont, dans le commandement supérieur, des qualités plus nécessaires que la ruse, bien que celle-ci ne gâte rien, lorsqu’elle ne s’exerce pas au détriment de qualités morales plus utiles, ce qui n’est, il faut le reconnaître, que trop fréquemment le cas.

La direction stratégique devient accessible à la ruse dans la mesure même de l’insuffisance des forces dont elle dispose, si bien que, en dernière instance, elle y a exclusivement recours, lorsque, ne pouvant plus rien tirer des moyens de la prudence, de la sagesse et de l’art, elle en arrive au degré d’épuisement où tout semble l’abandonner. C’est alors qu’on voit les grands généraux, laissant de côté tout calcul et tout intérêt consécutif pour lutter incessamment de ruse et d’audace, chercher à concentrer leurs derniers efforts en un coup désespéré, et parvenir ainsi, parfois, à rétablir leur fortune au moment même où elle paraît devoir sombrer.