Théorie de la grande guerre/Livre I/Chapitre 7

Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 99-103).
de la nature de la guerre

CHAPITRE VII

du frottement à la guerre.


Il faut avoir fait campagne pour comprendre en quoi consistent les difficultés dont il est sans cesse question à la guerre, et ne pas taxer d’exagération le talent supérieur et les grandes qualités de l’âme et du cœur que l’on exige du général en chef. Tout paraît si simple dans l’art militaire, les connaissances nécessaires si limitées et les combinaisons si insignifiantes, que, par son aspect scientifique, le moindre problème de hautes mathématiques en impose davantage à l’esprit. Dès que l’on a vu la guerre, par contre, tout devient compréhensible, sans qu’il soit cependant facile d’expliquer la raison de ce changement et de nommer ce facteur invisible et partout agissant.

Bien que tout soit simple à la guerre, les choses les plus simples y sont difficiles, et les difficultés, en s’accumulant, produisent un frottement dont, sans avoir fait la guerre, personne ne peut se faire une idée exacte. Qu’on se représente un voyageur qui se propose de franchir encore deux relais de poste avant la fin du jour. Il se dit que, sur une bonne route et avec de bons chevaux, ce sera l’affaire de quatre à cinq heures. Il éprouve cependant déjà quelque peine à atteindre l’avant-dernier relais, mais, arrivé là, il ne trouve plus de chevaux, ou du moins ceux qu’il trouve ne valent rien ; l’obscurité devient profonde, la contrée est montagneuse et les chemins sont mauvais. Bref, notre homme est contraint de s’arrêter et peut encore s’estimer heureux s’il découvre un mauvais gîte pour y passer la nuit. C’est ainsi que, en raison d’un nombre infini de petites circonstances dont on ne saurait jamais tenir compte par avance, rien ne va comme on l’a prévu à la guerre, et que l’on reste toujours de beaucoup en deçà du but que l’on espérait atteindre. Sous l’impulsion d’une volonté de fer, ainsi que nous aurons maintes fois l’occasion de le constater au courant de ces études, la machine parvient à surmonter ces difficultés et à briser tous les obstacles, mais elle s’use en même temps. Comme ces obélisques que l’on élève dans les carrefours au point de départ des routes principales d’une contrée, l’énergique volonté du chef constitue le centre d’où tout rayonne dans l’art militaire.

Le frottement qui se produit en mécanique permet seul de se faire une idée assez générale de ce qui différencie la guerre réelle de la guerre sur le papier. La machine militaire, — l’armée et tout ce dont elle se compose, — est foncièrement très simple, et il semble qu’il soit facile de la diriger ; mais il faut considérer qu’elle se subdivise dans chacune de ses parties, et que la moindre de ses subdivisions se fractionne elle-même en un certain nombre d’individus. D’après la théorie, le bataillon constituant une unité, dont le chef choisi en raison de son zèle reconnu est responsable de l’exécution des ordres donnés, chaque bataillon, dans l’armée, doit fonctionner avec autant de facilité qu’un arbre de couche qui tourne à faible frottement sur son pivot d’acier. Il est loin d’en être ainsi cependant dans la réalité, et la guerre fait immédiatement ressortir tout ce qu’il y a de faux ou d’exagéré dans la conception théorique. Le bataillon reste toujours composé d’un certain nombre d’hommes dont, au gré du hasard, chacun peut, à un moment donné, produire une irrégularité ou un temps d’arrêt. Les dangers que la guerre comporte et les efforts physiques qu’elle exige augmentent si fort ce mal, qu’on les en peut tenir pour les causes principales.

Comme il n’est pas possible de concentrer cet énorme frottement ainsi qu’on arrive à le faire dans la mécanique, il reste constamment soumis à l’action du hasard et produit, par suite, des phénomènes qu’on ne saurait absolument prévoir. Dans une circonstance, grâce au brouillard, on n’aperçoit pas l’ennemi en temps utile, une batterie n’ouvre pas le feu à propos, un ordre ne parvient pas au chef auquel il est destiné ; dans une autre, le terrain défoncé par la pluie empêche un bataillon d’arriver ou fait avorter une charge de cavalerie, etc., etc., etc.

Nous ne donnons ces quelques détails que pour indiquer exactement ce dont nous entendons parler, mais nous pourrions en remplir des volumes, tant sont nombreuses les petites difficultés contre lesquelles on se heurte continuellement à la guerre.

Nous terminerons cependant ce chapitre par les quelques observations suivantes :

Faire la guerre, c’est agir dans un milieu incessamment hérissé de difficultés et d’obstacles. Or, de même que la moindre action, — la marche par exemple, — ne peut s’exécuter avec autant de facilité et de précision dans l’eau que hors de l’eau, de même, avec des forces qui suffiraient largement dans la vie ordinaire, on parvient à peine à se maintenir sur la ligne de la médiocrité à la guerre. Il suit de là que, pour édifier une théorie vraiment pratique, il faut s’y prendre comme un maître-nageur qui, si grotesque que le moyen paraisse lorsque l’on ne songe pas à son utilité, apprend tout d’abord à ses élèves à exécuter à sec les mouvements qu’ils auraient réellement à faire s’ils se trouvaient dans l’eau. En natation comme en art militaire, en effet, procéder autrement est faire œuvre inutile et fastidieuse, car, sous prétexte d’apprendre aux gens comment on nage ou comment on fait la guerre, on ne leur enseigne uniquement que ce qu’ils savent déjà, c’est-à-dire comment on agit dans l’habitude de la vie, et c’est par conséquent montrer que l’on n’a aucune expérience ou du moins, si l’on en a, que l’on n’en sait tirer aucun principe général d’utilité pratique.

Toutes les guerres ayant leur caractère propre et présentant dans leurs évolutions un grand nombre de phénomènes particuliers, chacune d’elles peut être considérée comme une mer encore inconnue du général en chef, et parsemée d’écueils que son esprit peut soupçonner, il est vrai, mais que son œil n’a jamais vus et parmi lesquels il doit naviguer dans une obscurité profonde. Que, dans ces conditions, le vent lui soit contraire, ou, en d’autres termes, que les événements se déclarent contre lui, et l’on conçoit ce qu’il lui faut de talent, de présence d’esprit et d’extrême énergie pour assurer la direction générale, alors bien que, de loin, tout semble marcher de soi-même et sans efforts. Reconnaître ces difficultés, ce frottement, est le principal indice, chez un commandant en chef, de l’expérience que l’on exige des grands généraux et qui concourt si justement à leur gloire. Ce n’est pas cependant, cela va sans dire, que celui-là parmi eux soit le meilleur qui se fait la plus haute idée de ces difficultés et auquel elles en imposent le plus, — ainsi qu’il en est tant que leur expérience rend craintifs et irrésolus, — mais il faut que le général les reconnaisse afin de les surmonter et de ne pas chercher, dans les résultats, une précision que ces difficultés et le frottement qu’elles produisent ne permettent pas d’atteindre. Théoriquement il est impossible de déterminer exactement ce frottement, et le pourrait-on même, d’ailleurs, qu’il faudrait encore au général ce jugement exercé que l’on nomme tact, et qui est toujours plus nécessaire, à la guerre, dans les circonstances ordinaires où une foule de petits détails s’accumulent et se confondent, que dans les moments de grandes décisions où, d’habitude, on prend le temps de réfléchir ou de consulter son entourage.

De même que, par le fait seul de l’éducation qu’il a reçue, un homme bien élevé parle, agit et se meut partout avec bienséance, de même c’est l’expérience seule qu’il s’est acquise qui, dans les grandes comme dans les petites circonstances et pour ainsi dire à chacune des vibrations de la guerre, permet au chef de juger avec tact de ce que la situation réclame et commande de faire. Ainsi guidé par son instinct et sûr de lui-même, le chef expérimenté revient rarement sur ses premières décisions, ce qui, fréquemment répété, enlève toute confiance aux troupes et présente toujours tant de danger à la guerre.

C’est donc le frottement, ou du moins ce que nous nommons ainsi, qui rend difficile à la guerre ce qui paraît ne l’être pas. C’est là un sujet qui se représentera fréquemment à nous dans la suite de ces études, et nous en arriverons ainsi clairement à reconnaître que, indépendamment de l’expérience et de la force de caractère, pour être exercé avec distinction, le commandement en chef exige encore maintes autres rares et grandes qualités de l’esprit.