Théorie de l’impôt (Proudhon)/Notes


APPENDICE


Le renvoi au texte principal ne fonctionne pas depuis ce chapitre.


NOTES



Définition de l'impôt. — J.-B. Say me paraît être de tous les économistes celui qui s’est le plus approché de la notion exacte de l’impôt. Il dit d’abord, dans son Traité d’Économie politique, livre iii, ch. 9.

« Quel que soit le nom qu’on donne à l’impôt, qu’on l’appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c’est une charge imposée à des particuliers ou à des réunions de particuliers par le souverain, peuple ou prince pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens. »

Il y a dans cette définition quelque chose qui se ressent du principe d’autorité, auquel la Révolution a mis fin, sinon encore dans les faits, au moins dans les idées. Le droit public moderne n’admet plus que l’État impose, surtout ce qu’il juge à propos. C’est à la nation de consentir ce qu’elle juge à propos de donner à l’État.

Dans son Cours complet d’Économie politique, liv. viii, ch. iv, J.-B. Say corrige, par son commentaire, ce que sa première définition contenait d’absolutiste. « Quand les peuples, dit-il, ne jouissent pas des avantages que l’impôt peut leur procurer, quand le sacrifice auquel il les soumet n’est pas balancé par l’avantage qu’ils en retirent, il y a iniquité. Ce bien leur appartient : on ne saurait, à moins de commettre un vol, ne pas leur donner en échange un bien qui le vaille…

« …De même que le prix d’une marchandise, lorsqu’il est fondé sur un monopole, et en vertu de ce privilége supérieur aux frais de production, est une atteinte à la propriété de l’acheteur, de même un impôt qui s’élève plus haut que les frais nécessaires pour procurer au contribuable la sécurité dont il a besoin, est un attentat à la propriété du contribuable.

« Ainsi, en supposant que les citoyens pussent jouir de toute la sécurité désirable moyennant cent francs de contribution par famille, si on leur fait payer plus que cette somme, ce surplus pourrait passer comme un prix exagéré injuste, illégitime, de l’avantage qu’on lui procurait ; ce serait une spoliation. »

À ce propos, J.-B. Say rappelle ses théories de la valeur et de la production ; puis il se prévaut de l’autorité de Montesquieu qui dit : « Ce n’est point à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les revenus publics (les impôts), « mais à ce qu’il doit donner. »

La conclusion de tout cela est que l’impôt, non plus imposé par le souverain, mais consenti par la nation, et devant être le prix d’une utilité égale, est bien réellement un échange. Mais le mot n’était pas affirmativement posé comme définition ni par Montesquieu, ni par J.-B. Say, ni, que je sache, par aucun écrivain postérieur. Or, tant qu’une chose n’est pas appelée de son vrai nom, tant que l’idée n’a pas trouvé son terme propre, sa définition, il y a incertitude dans la théorie, partant erreur dans l’application.



Définition de l’impôt. — M. de Parieu, l’un des derniers élus de l’Académie des sciences morales et politiques, et venu plus de quarante ans après J.-B. Say, est tombé dans le travers signalé dans le texte. Il a repris la vieille théorie du Souverain, de son domaine éminent sur les personnes et sur les choses, et il en a déduit sa théorie de l’impôt, rétrogradant ainsi de près de trois quarts de siècle.

« L’impôt peut être défini : le prélèvement opéré par l’État sur la fortune ou le travail des citoyens pour subvenir aux dépenses publiques. »

Et afin qu’on ne se trompe pas sur le fond de sa pensée, M. de Parieu cite Locke, dont l’opinion est peu favorable à cette théorie, et qu’il réfute en ces termes :

« Locke a fait remarquer que l’impôt suppose le consentement du pays ou de ses légitimes représentants pour son établissement régulier, sinon le principe de l’inviolabilité de la propriété se trouverait anéanti. — Si quelqu’un, a-t-il dit dans son Traité du gouvernement civil, prétendait avoir le droit d’imposer et de lever des taxes sur le peuple de sa propre autorité et sans le consentement du peuple, il violerait la loi fondamentale de la propriété des choses et détruirait la fin du gouvernement. — Cette proposition, dont la discussion se rattache aux problèmes les plus importants de la politique, ne saurait nous amener cependant à considérer l’établissement des taxes autrement que comme un des plus importants attributs, le plus important peut-être, de la souveraineté législative du pays. » (Études sur le système des impôts, publiées par le Journal des Économistes, 1857 à 1860, Paris, Guillaumin.)

L’établissement des impôts est un attribut de la souveraineté : telle est en deux mots la doctrine professée par M. de Parieu, et récemment accueillie en sa personne par l’Académie des sciences morales. Or, si l’on songe à ce qu’est le souverain, d’après le même économiste, on est vraiment effrayé.

« Tous les êtres semblent soumis dans leur existence à une grande loi : ils ne se soutiennent et ne se développent que par l’emprunt d’autres existences dont ils s’assimilent certains éléments. Les êtres collectifs, notamment, ne vivent guère que d’emprunts faits aux individualités qui les composent. Comme, dans l’ordre moral, la société réclame le dévouement d’une partie des sentiments personnels de ses membres, de même, dans l’ordre matériel, les besoins des sociétés ne peuvent être satisfaits qu’à l’aide des ressources individuelles de ceux qui les composent. »

Cela signifie, en langage clair, que tous les êtres vivants sont condamnés à se dévorer les uns les autres ; que les plus terribles de ces dévorants sont les gouvernements, lesquels subsistent tout à la fois, et du sacrifice des sentiments et des idées, et du sacrifice des fortunes de leurs sujets.

Que M. de Parieu reconnaisse ensuite un peu plus loin que « là où les idées politiques se sont fait jour, la nécessité de l’intervention du pays pour l’établissement des impositions a été l’une des premières garanties et sauvegardes de la nation, » cela ne tire guère à conséquence. La Gazette de France, journal de l’opinion légitimiste, n’en est pas moins aussi un des partisans les plus acharnés du suffrage universel. Et nous savons par expérience combien il est facile d’accorder le suffrage universel avec le droit divin, Vox populi, vox Dei. L’infaillibilité de la multitude est devenue un dogme à la fois religieux et politique aux États-Unis.

Certainement M. de Parieu, ex-ministre de l’empereur Napoléon III, ancien membre de la Constituante en 1848, reconnaît des droits aux nations. Mais il met ceux du souverain fort au-dessus : il n’admet pas que, dans une société bien ordonnée, citoyen et gouvernement traitent d’égal à égal. Son âme religieuse répugne à une idée aussi révolutionnaire. Il ne veut pas de l’impôt entendu à la manière de Locke, de Montesquieu et de J.-B. Say, et défini par nous, à la suite de ces philosophes, un échange. On verra bientôt où l’on arrive avec cette théorie de la souveraineté de l’État, et de son domaine éminent sur les personnes et les propriétés. Qu’il me suffise pour le moment de remarquer que toute la théorie de l’impôt est dans sa définition, et que toutes les définitions se réduisent à deux, celle de M. de Parieu ou du droit divin, et celle que nous avons déduite des propres paroles de J.-B. Say ou du droit révolutionnaire.



Les dépenses de l’État sont les frais généraux de la société. — Si cette proposition est vraie, il faut admettre celle-ci, qui n’en est que le corollaire, savoir, que les fonctions et services de l’État sont de second ordre, fonctions et services par conséquent auxquels on ne peut en aucun cas sacrifier les autres, mais qui peuvent eux-mêmes, à l’occasion, être sacrifiés, qui dans tous les cas doivent être subordonnés aux fonctions et services industriels.

Toutefois on peut élever ici une difficulté sur laquelle il est indispensable que je m’explique. L’État rend la justice, défend la cité soit contre les incursions du dehors, soit contre les agitations du dedans, paye le culte, pourvoit à tous les besoins d’utilité générale. Comment peut-on dire que de semblables fonctions sont d’ordre secondaire ? L’Évangile a dit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. Si le corps n’est que la condition d’exercice de l’esprit, le lieu de manifestation de l’âme, son instrument, il est clair que la nourriture spirituelle l’emporte sur la nourriture matérielle. Sans doute l’homme doit nourrir son corps, mais c’est afin de cultiver, de nourrir, d’agrandir son âme, la plus noble partie de lui-même. Le magistrat, le prêtre, le savant, l’instituteur, chargés de distribuer cette céleste nourriture, sont donc, par la nature de leur ministère, autant élevés au-dessus de l’artisan, du manouvrier, du laboureur, que l’âme est élevée au-dessus de la matière, le ciel au-dessus de la terre. Aucune fonction ne peut être comparée, pour la dignité, à la leur, pas même celle qui a pour but de produire la chose la plus nécessaire à la vie, le pain. Comment donc, d’après cela, dire que les dépenses d’État sont les frais généraux de la société ? Ne serait-il pas plus exact de dire au contraire que ce sont les dépenses de l’industrie qui sont les frais généraux de l’État, attendu que la société a pour but d’élever le citoyen à la souveraineté, à la vie politique, juridique, libérale, sauf à lui à acquitter préalablement son devoir, de producteur, et à fournir son contingent de travail ?

Telle est l’objection : elle n’est pas faite seulement par les partisans du droit divin, de la théocratie et de la monarchie absolue ; elle est également présentée par les démocrates, partisans des droits de l’homme et du citoyen.

Il est incontestable qu’au point de vue de la dignité humaine les besoins de l’âme passent avant ceux du corps : satisfaire aux premiers est notre vraie destinée, tandis que la nécessité de pourvoir aux seconds est plutôt l’indice d’une servitude. À cet égard, je ne m’écarte pas de l’opinion commune. Et la conséquence que l’on en tire en faveur des fonctionnaires de l’État et du culte, je l’admettrais également, si la position de ces fonctionnaires était la même aujourd’hui que dans l’ancienne société.

Autrefois le chef de l’État tenait son autorité du droit divin ; sa famille formait ce que l’on appelait une dynastie, protégée d’en haut, pour ne pas dire issue du sang des dieux mêmes. Ceux qui, sous l’autorité du prince, remplissaient l’administration, l’armée, la justice ; ceux qui servaient au culte, tous ceux-là, nobles et prêtres, formaient des classes à part, séparées du reste de la population, comme si, pour un service supérieur, divin, il eût fallu des hommes de race élue et en quelque sorte divine. Ainsi la race d’Aaron et de Lévi était, par une prérogative spéciale, chargée du service divin dans la république des Hébreux ; ainsi furent les patriciens de l’ancienne Rome ; ainsi s’établit la féodalité au moyen âge.

Maintenant toute cette institution est changée : le roi ou l’empereur tient ses pouvoirs de la nation ; la noblesse n’est plus qu’un vain titre ; tous les citoyens sont également admissibles aux emplois ; tous sont guerriers, justiciers, législateurs même, et c’est à eux que le pouvoir exécutif rend des comptes. Il n’y a plus que l’Église qui relève de Dieu par le pape son vicaire : mais, pour annuler cette prérogative sacerdotale, la loi a admis la liberté des cultes, l’indifférence en matière de religion, la séparation de la morale et de la foi, de telle sorte que chaque citoyen, devenu son propre roi, peut se regarder encore comme son propre juge et son propre prêtre. La conséquence de ce nouvel ordre de choses, c’est, d’un côté, que le magistrat, l’homme de guerre et l’homme d’Église ne sont plus que des délégués du père de famille, de l’industrieux lui-même, par conséquent ses subordonnés ; d’autre part, que, par le développement de l’instruction publique, de la vertu civique, de la liberté individuelle, de l’industrie et de l’économie sociale, la tendance est à la réduction incessante des fonctionnaires spéciaux de l’ordre gouvernemental et spirituel, d’autant mieux que le spirituel lui-même n’est que la conception des lois et des rapports de l’ordre économique, et le gouvernement, la garantie de leur exécution.

En deux mots, le progrès spirituel, juridique et politique d’une société est adéquat à son progrès économique : le premier est l’expression abstraite ou idéalisée du second. Plus la société se perfectionne par le travail, l’industrie, la répartition équitable des services et des produits, plus par cela même elle s’élève dans l’ordre spirituel, et moins par conséquent ses membres ont besoin de se soumettre à des Excellences, à des Éminences, à des Révérences, comme on disait autrefois, à des Commandants, à des Présidents, à des Préfets, à des Maïeurs ou Maires, comme nous disons encore, qui les disciplinent, les jugent, les confessent, les taxent, les punissent et les moralisent. L’enseignement n’est plus qu’un corollaire de l’apprentissage ; la justice, la police et l’armée, des attributs de la corporation. Le droit pénal lui-même, comme l’impôt, a changé de caractère.

Voilà comment, sans rabaisser les fonctions de l’ordre politique, moral ou religieux au-dessous des fonctions industrielles, nous avons pu et dû dire que les dépenses d’État sont les frais généraux de la société, frais qui doivent diminuer indéfiniment, précisément parce que l’ascension de la masse dans la morale et la liberté est indéfinie.



La Liberté et l’État. — L’antithèse de l’État et de la Liberté, présentée ici comme le fondement et le principe de la société moderne, en remplacement de la suprématie de l’État et de la subordination de la Liberté, qui faisait la base de la société ancienne, cette antithèse éminemment organique, ne sera pas admise par les publicistes partisans du principe d’autorité, du domaine éminent de l’État, de l’initiative gouvernementale et de la subalternisation du citoyen ou plutôt sujet ; elle ne sera pas comprise de ceux qui, formés aux leçons de la vieille scolastique, sont accoutumés à ne voir dans l’État et dans le libre arbitre que des abstractions. Ceux-là, de même que les vieux partisans du droit divin, sont ennemis-nés du self-government, adversaires systématiques de la vraie démocratie, et condamnés à l’éternel arbitraire de la raison d’État et de l’impôt. Pour eux l’État est une entité mystique, devant laquelle doit s’incliner toute individualité ; la Liberté n’est pas une puissance, l’impôt n’est pas un échange ; les principes sont des fictions dont l’homme d’État fait ce qu’il veut, la justice une convention et la politique une bascule. Ces doctrinaires, comme on les a appelés, dont le scepticisme et la misanthropie gouvernent aujourd’hui l’Europe, sont autant au-dessous des anciens monarchistes et féodalistes, que l’arbitraire est au-dessous de la foi, Machiavel au-dessous de la Bible. L’Europe doit à cette école de pestilence la confusion d’idées et la dissolution de mœurs à laquelle elle est en proie : les maximes relâchées des jésuites ne produisirent rien de comparable.

Ce n’est pas ici le lieu d’entamer une discussion sur le réalisme de l’État et de la Liberté : je me contenterai de renvoyer provisoirement à mon ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Études IVe et VIIIe de l’édition belge.



Opposition de la raison collective et de la raison individuelle. Voir, sur ce curieux sujet, l’ouvrage indiqué dans la précédente note, Étude VIe de l’édition belge.



Influence de la circulation sur l’impôt. — Les économistes ont beaucoup écrit sur ce qu’ils ont appelé la loi de la répercussion ou de la diffusion de l’impôt, et qui n’est que le fait dont il est ici question et auquel nous devrons revenir plus d’une fois, savoir, que tout producteur rejetant, autant qu’il est en lui, dans le prix de son service ou produit, le montant de ses contributions, l’impôt tend à se confondre avec le prix des choses, et par conséquent à se répartir sur la masse. Les uns, tels que M. Thiers, prétendent que la répercussion ou diffusion, qu’ils comparent poétiquement à la diffusion de la lumière, est indéfinie ; les autres, qu’elle s’étend seulement dans une certaine mesure et n’appartient qu’à certaines natures d’impôt. Quoi qu’il en soit, toujours est-il certain que cette diffusion, qu’on pourrait regarder comme une sorte de péréquation de l’impôt, s’opérant toute seule par la solidarité et l’influence mutuelle des industries, si les conditions et les fortunes étaient égales, est au contraire la plus grande cause d’inégalité, dans l’état actuel de l’économie sociale. Suivre dans le détail les phénomènes de cette diffusion est une étude qui peut avoir son utilité ; mais ce serait étrangement se méprendre que d’y voir, avec certains économistes, une sorte de loi confirmative de l’assiette et de la répartition de l’impôt, telles que la tradition les a fixées. On est allé jusqu’à prétendre qu’en vertu de cette soi-disant loi de diffusion, ce sont les riches qui payent la plus grande partie de l’impôt, précisément parce qu’ils consomment davantage, et qu’en conséquence l’impôt de consommation ou impôt direct est de tous les impôts le plus favorable au peuple.

« En somme, dit M. Thiers, la valeur d’une chose étant le composé de tous les genres de travail qui ont concouru à la produire, le travail de la protection sociale représenté par l’impôt doit être l’un des éléments essentiels qui sont entrés dans ce composé ; dès lors celui qui consomme le plus de toutes choses est celui qui paye la plus grande part des impôts, et par une loi des plus sages, des plus rassurantes de la Providence, de quelque façon que s’y prennent les gouvernements, le riche est, après tout, le plus soumis à l’impôt. »

On ne s’attendait guère à voir la Providence en cette affaire. M. Thiers loue très-fort Napoléon Ier d’avoir rétabli l’impôt sur les boissons et l’impôt sur le sel. — « Certes, » dit l’historien du Consulat et de l’Empire, « Napoléon n’aimait guère la liberté, faute d’y croire, pour la France du moins. Mais il aimait le peuple, il tenait surtout à en être aimé. Il rétablit donc l’impôt du sel à la suite de celui des boissons, et les finances se trouvèrent en équilibre. »

Il est de ces choses qu’il faut lire de ses yeux et entendre de ses oreilles, pour y croire. Tout le monde s’était imaginé, en vertu même de la loi de répercussion ou diffusion de l’impôt, que c’était sur les masses travailleuses, pauvres, consommant peu, que pesait l’impôt ; que c’était parce qu’elles donnaient tout à l’impôt qu’il ne leur restait rien pour elles-mêmes ; qu’au rebours c’était parce que le riche produisait peu et ne payait rien qu’il pouvait consommer beaucoup. M. Thiers vient de nous prouver le contraire. C’est en 1848, alors que l’utopie débordant de toutes parts menaçait la propriété, que M. Thiers a jeté dans le monde cette idée à lui, en ayant soin de l’entourer de toutes les précautions oratoires. « Je n’ai aucun penchant, dit-il, pour les opinions singulières. Je n’aime que les opinions communes, tout comme en fait d’esprit je n’aime que le sens commun. Si celle-ci n’était que singulière, elle ne serait pas de mon goût, mais elle est rigoureusement vraie, et je vais l’exposer pour tâcher de faire cesser beaucoup d’erreurs, fort nuisibles aux classes pauvres qu’on a tant à cœur de servir. » (De la Propriété.) Et là-dessus M. Thiers se met à exposer compendieusement le phénomène de la diffusion de l’impôt.

Un homme de l’importance de M. Thiers mérite toujours qu’on le réfute : la certitude de la théorie de l’impôt et la correction du langage économique l’exigent. Il n’y a pas un ouvrier qui ne sente le faux de ce singulier raisonnement : Le riche paye le plus d’impôt, parce qu’il consomme le plus. Mais tous ne sont pas capables d’en démontrer le sophisme.

En ce qui concerne l’impôt de consommation, par exemple, c’est le vendeur, fabricant, commerçant ou propriétaire, qui fait le versement au fisc. Il n’y a rien à reprendre à cette proposition.

Le vendeur, fabricant, commerçant ou propriétaire, est remboursé de son avance par le consommateur : cela n’est pas plus douteux.

Mais le consommateur, à son tour, avec quoi rembourse-t-il le vendeur ? Naturellement avec son propre produit, service ou revenu, livré soit en nature, soit en espèces, le tout conformément à l’axiome : Les produits s’échangent contre des produits. De là cette conséquence relevée par nous au chapitre II, § 1er , que l’impôt se lève non sur les capitaux, mais sur les produits.

Puis donc que l’impôt se lève sur le produit, et que nous ne saurions remonter au delà, la conséquence est que celui qui acquitte l’impôt, le vrai contribuable, en dernière analyse, c’est le producteur.

D’où il suit encore qu’au point de vue de l’impôt, interprété d’après la raison économique et le droit moderne, tout producteur est censé consommateur et tout consommateur producteur, chacune de ces qualités adéquate à l’autre, en vertu du principe que nul ne peut consommer que ce qui lui appartient : Qui non laborat, ne manducet.

Cela posé, que faut-il pour que la répartition de l’impôt soit égale ?

C’est : 1o que chacun produise ce qu’il consomme et ne consomme que ce qu’il produit, en autres termes, que personne ne produise pour autrui ou ne consomme à sa place ; 2o que l’impôt frappe également sur toute production. Car, si l’un consommait beaucoup en produisant peu, tandis que l’autre consommerait peu en produisant beaucoup, ou si le travail de l’un était chargé tandis que celui de l’autre ne le serait pas ; si le travail était mal réparti, le salaire mal réglé ; s’il y avait des prélibations et des priviléges, il y aurait nécessairement inégalité dans la répartition. Et cette inégalité serait toute au détriment de celui qui, ayant produit la richesse, n’en obtiendrait qu’une part insuffisante : bien loin que le grand consommateur petit producteur, qui aurait remboursé à la vente les avances faites par le commerçant au trésor, pût se vanter d’avoir payé l’impôt, c’est à lui qu’on pourrait reprocher d’avoir dévoré la portion congrue de l’ouvrier, une richesse à la production de laquelle il aurait peu ou point du tout concouru. Il aurait vécu sur la masse sans payer en réalité un centime de contribution, puisque le consommateur qui ne produit rien ne paye rien. Ceci est de la comptabilité en partie double, mise en langage vulgaire : M. Thiers, qui a été ministre des finances, doit s’y connaître.

On demandera peut-être comment il se peut faire, sous un régime de légalité et d’ordre, qu’il y ait des gens qui consomment ce qu’ils ne produisent pas, tandis que d’autres ne consomment pas ce qu’ils produisent. Les économistes répondent à cette question en expliquant qu’il y a deux manières de produire, l’une par le travail, l’autre par la seule vertu du privilége capitaliste et propriétaire, sans parler de l’arbitraire qui règne dans la rémunération des fonctionnaires publics, des entremetteurs du commerce et de l’industrie, etc. Or cette production des capitalistes et propriétaires, soumise à l’analyse, n’est autre chose qu’une fiction de l’ancien droit féodal, laquelle a passé dans l’économie politique moderne, et se résout en une allocation à peu près gratuite de l’ouvrier au capitaliste-spéculateur et propriétaire, dernière forme de l’exploitation humaine et de l’antique servitude.

En réalité, le travail seul, physique ou intellectuel, est productif. Mais cette théorie de la production par le travail exclusivement n’a point encore prévalu dans la science, n’est pas entrée dans le droit public ; tous les égoïsmes et les préjugés se sont croisés contre elle ; l’ouvrier la comprend à peine et ne paraît point y tenir. La démocratie, occupée des grandes questions de nationalité, de frontières naturelles, d’unité politique, ne l’appuie pas. De tout quoi il résulte que le travail reste ce qu’il était jadis, une condamnation, l’égalité devant l’impôt un mensonge, et la Révolution un mythe.



Statistique budgétaire. — Pour tirer des tableaux présentés dans le texte des conclusions certaines, au point de vue de la proportion à observer entre l’impôt et le revenu, il faudrait pouvoir indiquer, d’une manière au moins approximative, quel est, en tout pays, le montant du produit brut collectif. Ce chiffre donné, celui de la population connu, on en déduirait immédiatement, pour chaque famille de contribuables, la proportion de l’impôt au revenu moyen, et cette proportion, excessive ou normale, serait la condamnation ou la justification du gouvernement.

Mais le chiffre du produit brut annuel en chaque pays est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à déterminer, autant à raison du mode d’évaluation que par la nature des aliments, qu’on ne sait souvent comment classer, si ce sont des frais ou des produits, et dont plusieurs échappent à l’inventaire. En France, on a porté le produit brut du pays depuis 9 jusqu’à 13 milliards pour 36 millions d’habitants, ce qui donne de 60 centimes à 1 franc par tête et par jour. En Belgique, où l’on a pu se procurer des données statistiques plus exactes, ce même produit brut paraît devoir être fixé entre 75 et 90 centimes, chiffre qui peut convenir à la France, dont le régime agricole-industriel est assez semblable à celui de la Belgique, où la population moins dense et le climat plus heureux laissent plus de ressources aux pauvres gens des campagnes, mais où la masse des improductifs est aussi relativement plus grande.



Du régime financier de l'empire français. — Celui qui étudie avec zèle et bonne foi les institutions des peuples ne tarde pas à s’apercevoir que dans le mal-être dont les populations accusent leurs gouvernements, le mauvais vouloir et la tyrannie des princes comptent pour infiniment moins que la fausseté des systèmes. Le ralliement des partis en devient sans doute plus difficile : il n’y a pas d’antagonisme plus difficile à vaincre que celui qui repose sur l’antagonisme des principes. Mais c’est un soulagement pour le cœur de penser qu’on n’a pas affaire à une scélératesse satanique. et que, parmi les méfaits que l’homme politique reproche à ses adversaires, il y a encore moins de perversité que d’erreur.

Aux faits cités dans le texte touchant l’influence de la centralisation en matière d’impôts, on peut joindre les suivants, qui serviront à faire ressortir davantage encore le vice du système.

Caisse de dotation de l’armée. — « Elle a été créée, » dit M. Charles de Hock, « par la loi du 26 avril 1855 et le décret du 9 janvier 1856, pour recevoir les fonds payés pour obtenir le rachat du service militaire. Elle reçoit aussi, comme une caisse d’épargne, les fonds que les soldats lui remettent, et en sert les intérêts. C’est d’elle qu’émanent les prix d’engagement et les hautes payes des militaires qui se rengagent après l’expiration de leur temps de service, et des remplaçants obtenus par voie administrative en place des individus qui se rachètent quand le nombre des réengagés n’est pas suffisant. Le reliquat sert à élever la pension de retraite des sous-officiers et des soldats invalides. La caisse est la propriété exclusive des corps recrutés par la conscription ; ses fonds sont administrés par la caisse des dépôts et consignations. On ne sait pas en- core (1859) quelle a été l’importance de ses recettes pour la première année de son existence. Le rapport adressé le 6 mai 1857 à l’empereur par la commission de dotation de l’armée, sur l’administration de la caisse de dotation pendant l’année 1856, la première de la mise en activité, montre une remarquable intelligence de l’importance de cette institution. Par le moyen de la caisse, 22,427 hommes, soit 16.2 pour 100 du contingent de 140,000 appelés, ont été libérés du service ; 24,277 ont été réengagés ou sont entrés à nouveau ; les libérés ont payé plus de 70 millions de fr. ; les engagés ont reçu plus de 29 millions de primes d’engagement et plus d’un million de haute paye (40 fr. par homme, soit 10 cent, par jour). — Une circonstance offre de l’intérêt ; quand on avait en perspective la durée de la guerre, le prix du remplacement avait été fixé à 2,300 fr. ; à la paix, il fut abaissé à 1,500. » (Administration financière de la France, par M. le chevalier Charles de Hock, Paris, Guillaumin.)

L’auteur que je cite peut louer l’intelligence avec laquelle l’institution est dirigée : je ne le contredirai point. Je ne doute ni de l’intelligence ni de l’intention. Ce que je tiens à faire ressortir, c’est, avec le principe des armées permanentes, inhérent aux grands États centralisés, la conséquence que le gouvernement impérial a fini par en tirer en fondant la caisse de l’armée. Plusieurs années avant le rétablissement de l’empire, il avait été question d’abolir le commerce des remplacements, et d’y substituer une organisation à la fois financière et militaire. Un décret du 23 avril 1856 a enfin réalisé ce projet : qu’en résulte-t-il ? Que le commerce d’hommes, jadis réputé infâme, peut-être à tort, est devenu un privilége du gouvernement ; qu’en vertu de ce privilége on peut regarder le budget de l’armée, fixé par M. Horn à 340 millions, comme augmenté d’une somme de 70 millions à percevoir sur les familles ; qu’à l’aide de cet impôt, plus ou moins volontaire, je le reconnais, le gouvernement crée une rente à ceux qui servent, aux dépens de ceux qui ne servent pas ; que rien n’est plus facile au gouvernement que d’augmenter cette rente, en faisant tour à tour la hausse et la baisse sur le prix des réengagements, en fixant par exemple, en prévision de la guerre, le prix des hommes à 2,300 fr., puis en l’abaissant au premier bruit de paix à 1,500 fr. ; que dans ces conditions le service militaire, obligatoire pour tout le monde en cas de guerre, suspendu ou supprimé en temps de paix, est devenu un vrai métier, dont les bénéficiaires forment au-dessus de la nation une sorte de caste, parfaitement analogue à l’ancienne noblesse vivant de la cape et de l’épée. Eu égard au temps, aux tendances industrielles, fédératives et de plus en plus diplomatiques des nations, n’est-ce pas là une marche rétrograde ?… Mais la France est un grand État, à mœurs monarchiques et centralisatrices ; pour un tel État, l’armée permanente est une nécessité, le remplacement et la caisse de dotation s’ensuivent. Combinez tout cela avec le maintien des titres nobiliaires, avec les majorats, dotations, pensions, décorations ; demain vous aurez un prétorianisme et après-demain une caste.

Organisation financière. — Tout gouvernement cherche à mettre l’ordre dans ses finances ; il n’existerait pas sans cela. La constitution impériale ayant cru devoir, par une restriction de la prérogative parlementaire, prémunir le pouvoir exécutif contre les inconvénients de la discussion publique du budget, force lui a été de se créer d’autres garanties. — « Le décret du 7 février 1857 » (c’est toujours l’ouvrage de M. de Hock que je cite), « a ajouté au service du ministère des finances une commission spéciale composée des plus grandes autorités financières de France, telles que MM. Schneider, comte d’Argout, Élie de Beaumont, de Parieu, Vuillefroy, Michel Chevalier, Lorieux, et des chefs des grandes divisions du ministère. Cette commission est autorisée à s’adjoindre d’autres membres pris hors des services administratifs. Elle n’a que voix consultative ; mais, sauf cette restriction, ses droits sont illimités. Elle a pour attributions officielles de rechercher les causes du renchérissement actuel des denrées, et particulièrement du blé, du vin et de la soie, et les moyens d’y remédier, les moyens de compléter les grandes voies de communication, les motifs de l’exportation croissante de l’argent, et les moyens de l’arrêter. Elle doit étudier les questions monétaires, l’influence de la Banque et de la spéculation sur le commerce, la question de l’accroissement du capital de la Banque. »

Le système impérial se révèle ici tout entier. Il tend à gouverner selon les inspirations d’une sagesse toute personnelle, en écartant le contrôle de la presse, les manifestations de l’opinion, la critique des représentants du pays ; en se bornant à consulter ceux que l’on répute les plus savants, les plus éclairés, les mieux informés en chaque matière, en entourant, enfin, du concours de capacités sympathiques l’initiative du chef de l’État. Ce serait le retour, en petit comité, aux us et coutumes de la monarchie de droit divin, en attendant l’occasion de supprimer ce qui reste des formes révolutionnaires.

Est-ce qu’une commission consultative peut tenir lieu de l’opinion générale, du mouvement des idées et de la volonté du pays ? Mais c’est juste le moyen de s’aveugler soi-même et de se compromettre, que de mettre ainsi le boisseau sur la pensée d’un peuple. Autant voudrait soutenir que pour avoir une littérature il n’y a qu’à nommer des censeurs et à créer des académies. Est-ce que tout écrivain de quelque puissance et de quelque originalité n’est pas un antipode de l’académie ? Est-ce que la censure n’est pas un poison pour ceux-là mêmes qui l’exercent ? Une académie peut être utile à quelque chose, je ne dis pas non, je n’en sais rien. Il y a des honneurs et des honoraires, des jetons de présence et des prix. Mais il ne sortira jamais d’une académie en corps ni un discours, ni un livre, ni même un dictionnaire, pas une découverte, pas une idée. L’académie est au génie ce que la pluralité est à la divinité : c’est le néant, l’impuissance.

Il en est ainsi en fait de politique, de réformes, d’impôts. Qu’un despote rassemble autour de lui tous les sages d’une nation : il ne leur fera produire ni richesse, ni liberté, ni idée. Sa nature est de dépenser, de réprimer, de conclure, toujours au statu quo. De même qu’il ne saurait travailler et produire avec économie, il est incapable de penser avec force et certitude. Pour se racheter du néant qui l’attire, il faut au pouvoir la critique incessante des partis et leur opposition. On sait où le défaut de contrôle a conduit l’ancien régime ; l’intention du nouveau n’est certainement pas de le suivre.

Profusions. — Les dépenses de la France, dit J.-B. Say, qui sous le cardinal de Richelieu s’élevaient à environ 160 millions de notre monnaie, purent être portées à 330 sous Louis XIV. A l’époque de la Révolution, elles montaient à 531,533,000 livres tournois. Le budget, pour 1830, a été de 979,352,000 fr. sans les accessoires ; et tout le monde sait que le budget prévu pour 1862, est de 1,929 millions. Ajoutez les dépenses communales et départementales : nous touchons aux deux milliards.

En rapportant ces chiffres, je suis loin de prétendre que l’impôt s’est accru de toute leur différence : puisque la population a augmenté, et la richesse avec elle, il est tout simple que l’impôt se soit aussi accru. Mais il est certain que si depuis Richelieu les principes se sont modifiés, si le droit public a changé, le système, quant au gouvernement, ne s’est pas amélioré : c’est toujours le même esprit d’orgueil et d’improductivité. Un fait minime, mais caractéristique, le démontre.

« J’ai vu, dit J.-B. Say, les mémoires du berceau du roi de Rome, offert en don par la ville de Paris, dont les magistrats étaient nommés par le prince. Ils se montaient à 201,874 fr. 97 cent. » Ainsi faisait-on jadis pour les Dauphins, considérés à tour de rôle comme de petits messies, à qui le pauvre peuple devait offrir l’or, l’encens et la myrrhe.

Ce qu’il y a de curieux dans ces offrandes aux premiers-nés des empereurs et des rois, c’est qu’on les adresse invariablement à tout héritier présomptif de la couronne, de quelque race et lignée qu’il soit (voir la chanson de Béranger, les Deux cousins) ; c’est en second lieu que, pour peu que la critique s’en mêle, les offrandes s’arrêtent tout à coup : il n’y a plus personne qui ose prendre sur soi de grever de ces coûteux joujoux le budget des communes et de l’État. On se souvient des fameux pamphlets de Timon sur la liste civile, et de la peine qu’eut la famille d’Orléans à arracher à la parcimonie des Chambres une dotation pour ses princes. La liste civile elle-même diminue ou augmente selon que le gouvernement est plus ou moins sincèrement représentatif : en 1789, on sépare les dépenses du prince de celles de l’État, et les frais de la suprême magistrature s’abaissent jusqu’à la Convention, pour se relever ensuite avec le Consulat et l’Empire ; plus tard, en 1830, en passant de la légitimité à la quasi-légitimité, la liste civile tombe de 25 millions à 12 ; à l’avénement de la république, elle n’est plus que de 1,200,000 fr. ; le rétablissement de l’empire la reporte à 25 millions. La cause de ces variations, je le répète, n’est ni l’amour ni la haine ; c’est tout simplement la différence des systèmes.

« Une nation, dit fort bien J.-B. Say, a, comme un particulier, des besoins réels et des besoins factices ; et elle est d’autant mieux gouvernée qu’on pourvoit aux premiers préférablement aux seconds… Mais si cette nation a la fureur des conquêtes ou celle de la vengeance ; si ses dépenses ont pour objet d’ajouter à son territoire des provinces qui n’ajouteront rien à son bonheur ; si elle entretient à grands frais une multitude d’agents, une cour splendide, qui ne la servent pas, et une nombreuse armée propre seulement à menacer l’indépendance de ses voisins, elle ne satisfait par ces dépenses que des besoins factices.

« C’est encore pis si, loin de trouver des satisfactions dans ses dépenses, la nation n’en peut recueillir que des peines ; si ses affaires sont d’autant plus mal gérées qu’elle entretient un plus grand nombre d’agents et qu’elle les paye plus largement ; si le faste de sa cour ne sert qu’à humilier le mérite modeste et à corrompre les hommes dont le talent pourrait lui devenir utile ; si les armées, loin de protéger les citoyens, fournissent des sbires et des bourreaux à leurs oppresseurs ; si un clergé avide et ambitieux abrutit l’enfance, désunit les familles, s’empare de leur patrimoine, met l’hypocrisie en honneur, soutient les abus et persécute toutes les vérités. » (Cours complet d’économie politique, 7e partie, chap. XIII.)

Majesté du prince, sûreté de l’État, dignité du pouvoir, autant de prétextes d’aggraver sans cesse les dépenses. La liberté ne coûte rien… On peut regarder ceci comme un aphorisme fiscal.



Dettes publiques ; armées. — Le montant des rentes payées par les États et les communes de l’Europe peut être, sans exagération, évalué à 2,500 millions de francs ; le montant des intérêts pour dettes hypothécaires, commanditaires, chirographaires, à pareille somme. Soit donc une charge de 100 milliards, en capital, qui pèse sur le tra- vailleur européen. Or, comme cette dette est le résultat du régime économique, politique et fiscal, traditionnellement conservé de l’ancien régime, il est évident qu’on ne peut pas espérer, cette tradition étant maintenue, de rembourser une pareille dette ; elle ne peut que s’aggraver au contraire, et la situation s’empirer : ce qui pousse la société européenne et les États qui la composent à la situation la plus extrême.

Pour conjurer ce péril, pour opérer la liquidation des dettes par des voies rationnelles et amiables, essayera-t-on d’un changement de système ? Mais, de même qu’en 89, et bien plus encore qu’en 89, la masse des intérêts est engagée à l’ordre des choses qui a créé ces dettes énormes ; contre cette masse réfractaire, la moindre tentative de réforme prendrait l’importance d’une révolution. La réforme de l’impôt à elle seule en serait une.

D’autre part, les frais de police et d’armement ne sont pas, ainsi qu’on l’a vu dans le texte, pour l’ensemble de l’Europe, fort au-dessous de 2,500 millions. Pour abolir cet autre chapitre de dépenses, supprimer les armées permanentes, il faut établir un système d’équilibre international qui, se combinant avec une pratique sérieuse du gouvernement parlementaire et une constitution du droit économique, créerait partout la liberté, l’indépendance, l’économie, la paix, rendrait impossibles la guerre, le despotisme et la misère. Mais une semblable réforme ne sortira jamais des discussions d’un congrès, des concessions mutuelles des gouvernements : il ne faut pas moins que l’intervention des peuples eux-mêmes.

De quelque côté que nous nous tournions, nous avons une révolution européenne en perspective, à moins que la pensée qui depuis quarante ans a créé cet état de choses, et qui se nomme la pensée conservatrice, ne se charge de faire elle-même la besogne, je veux dire la révolution.



Comptabilité financière. — La tenue des livres en partie double n’a été introduite en France qu’en 1806 et 1808, par le comte Mollien. Dès la fin du xvie siècle, Simon Stevin, de Bruges, avait proposé de l’introduire dans la comptabilité des États, d’abord à Maurice, stathouder de Hollande, puis à Sully. Le premier s’empressa d’accueillir la proposition ; le second, honnête homme pourtant et ministre intègre, ennemi des traitants, n’en voulut pas, probablement parce qu’il ne sut pas en comprendre l’importance. En 1716, sous la Régence, le duc de Noailles fit une tentative pour doter la monarchie de ce système, et échoua. Qui sait si la tenue des livres en partie double, appliquée aux finances d’un grand pays, n’eût pas suffi pour préserver la France de la malheureuse expérimentation de Law, qui bouleversa tant de consciences et de fortunes ? Mais les habitudes de l’administration ne s’accommodaient pas, il faut le croire, d’une comptabilité si bien ordonnée. L’absolutisme a horreur de la lumière et de l’ordre. Aujourd’hui, la comptabilité française ne laisse rien à désirer : il n’y manque que la publicité et la critique… (Consulter à ce sujet l’ouvrage de M. d’Audiffret, 2e et 5e parties ; celui de M. de Montcloux, notamment pour ce qui a trait à la distinction de l’exercice courant, de l’exercice clos, et de l’exercice périmé.)



Règles pour l’établissement des impôts. — Adam Smith et Sismondi ont tracé, pour l’établissement, la quotité, la répartition et la perception des impôts, quelques règles qui paraissent avoir été adoptées par tous les économistes ; du moins, je ne sache pas qu’aucune critique se soit produite à cet égard, ni qu’aucune suite y ait été donnée. Je rapporte ici ces règles parce qu’elles forment encore aujourd’hui à peu près tout ce que la science a de positif sur la matière.

Les maximes d’A. Smith sont au nombre de quatre :

« 1. Les sujets de chaque État doivent contribuer aux dépenses du gouvernement, autant que possible, à proportion de leur habileté respective, c’est-à-dire à proportion du revenu dont ils jouissent respectivement sous la protection de l’État.

« 2. La taxe imposée à chaque individu doit être certaine et non arbitraire. Le temps, le mode, la quotité du payement, tout doit être clair et net pour le contribuable, ainsi que pour toute autre personne.

« 3. Toute taxe doit être levée dans le temps et de la manière qui conviennent le mieux aux imposés.

« 4. Toute taxe doit être combinée de manière qu’il ne sorte des poches du peuple que le moins possible au delà de ce qui doit entrer dans le trésor de l’État. »

Je n’ai rien à dire contre ces maximes dictées par le bon sens et la plus élémentaire équité. Mais tout le monde remarquera qu’elles n’ont rien de véritablement économique, et qu’on ne peut y voir que le premier bégayement de la science. « La première règle de Smith, par exemple, » c’est un écrivain anglais cité par M. de Parieu qui parle, « est aussi obscure que vraie, et son admission générale est due à la facilité avec laquelle elle se plie à tous les systèmes. » Ne voilà-t-il pas une étrange manière de louer A. Smith ?

Aux quatre règles de Smith, Sismondi a joint les suivantes, qui ont déjà un caractère plus précis et une portée plus sérieuse. C’est sans doute pour cela que les hommes d’État ne les admettent qu’avec réserve :

« 1. Tout impôt doit porter sur le revenu, et non sur le capital. Dans le premier cas, l’État ne dépense que ce que les particuliers devraient dépenser ; dans le second, il détruit ce qui devrait faire vivre et les particuliers et l’État.

« 2. Dans l’assiette de l’impôt, il ne faut pas confondre le produit brut annuel avec le revenu ; car le premier comprend, outre le second, tout le capital circulant ; et une partie de ce produit doit demeurer pour maintenir ou renouveler tous les capitaux fixes, tous les travaux accumulés, et la vie de tous les ouvriers productifs.

« 3. L’impôt étant le prix que le citoyen paye pour des jouissances, on ne saurait le demander à celui qui ne jouit de rien ; il ne doit donc jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire à la vie du contribuable.

« 4. L’impôt ne doit jamais mettre en fuite la richesse qu’il frappe : il doit donc être d’autant plus modéré que la richesse est plus fugitive. Il ne doit jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire pour que ce revenu se conserve. »

Les maximes d’A. Smith sont de prudence, celles de Sismondi d’une philanthropique économie. Le premier tend à l’exactitude, le second à la modération et à la charité. Tout cela est excellent à dire : mais nous voulons avoir le droit, la vérité, la science, non plus comme une perspective entrevue à travers quelques apophthegmes du sens commun, mais comme une théorie complète, qui se puisse réduire tout entière, comme il convient à la science des peuples, en définitions, axiomes et théorèmes, et dont les conclusions s’imposent à la raison publique et à l’État. C’est cette lacune de la science, indiquée mais nullement remplie par les règles d’A. Smith et de Sismondi, que nous avons essayé de combler dans ce chapitre, sur lequel j’appelle toute l’attention du lecteur.



Centralisation. — Une fièvre de centralisation court le monde ; on dirait que les hommes sont las de ce qui leur reste de liberté et ne demandent qu’à la perdre. La tendance au gouvernementalisme unitaire est manifeste en Belgique ; elle se révèle en Suisse, en Allemagne. L’Italie se déchire pour l’unité ; l’Amérique du Nord fait la guerre à l’Amérique du Sud beaucoup plus pour l’unité que pour l’affranchissement des esclaves. La Hongrie et ses annexes protestent, il est vrai, contre l’absorption impériale ; mais remplacez la dynastie de Habsbourg par une dynastie maggyare ; changez le centre de l’empire, et demain cette unité, pour laquelle lutte la cour de Vienne, se fera par la diète même qui la refuse. Jusque dans la Grande-Bretagne, il existe des tendances unitaires. Est-ce le besoin d’autorité qui partout se révèle, le dégoût d’indépendance, ou seulement l’inhabileté à se gouverner soi-même ? Je ne le saurais dire : en tout cas, voici ce que je recommande aux heureux habitants des beaux vallons de l’Helvétie, tourmentés, à ce qu’il paraît, comme tant d’autres, de ce moustique de la concentration.

S’il est un fait qui paraisse constaté en économie politique, c’est l’incompatibilité d’une bonne administration financière avec un gros budget, en d’autres termes, c’est la contradiction entre l’accroissement du pouvoir central et la réduction de l’impôt.

Voulez-vous donc jouir des avantages de la centralisation sans en éprouver les inconvénients ? Pour cela, il n’est qu’un moyen, indiqué par la théorie de l’impôt : que le pouvoir légifère, unifie, dirige, organise tant qu’il voudra ; qu’il rende les lois, les poids et mesures, les monnaies, la justice, de plus en plus uniformes : rien de mieux. Mais qu’il manie le moins d’argent possible ; que, salarié de tous il n’ait à payer personne ; que chaque canton, chaque ville, bourg, hameau, garde ses finances : à cette condition, ô Suisses, vous réunirez tous les avantages de la république à ceux de la monarchie ; vous serez, autant que de besoin, centralisés et unis, et vous n’aurez rien à craindre de votre gouvernement. Il n’y a pas de dictateur qui se soucie du pouvoir s’il n’a la main sur le trésor public, je vous le garantis. Marat, de sinistre mémoire, convaincu, en 1793, de la nécessité d’une dictature pour sauver la République, mais effrayé du péril que courrait avec elle la liberté, voulait qu’on enchaînât le dictateur, qu’on lui mît un boulet aux pieds, et que tout son pouvoir consistât à indiquer du bout de sa baguette les conspirateurs, qui devaient être aussitôt mis à mort. Le préservatif que je propose est beaucoup plus simple : faites un président de la confédération, s’il vous en prend envie ; mais ne lui donnez pas un batz en sus de ses appointements. Par là vous aurez, les premiers d’entre les peuples, résolu le fameux problème de l’accord de la liberté avec l’autorité : il n’y a pas plus de mystère.



Service militaire. — Un individu à qui sa religion défend de porter les armes peut-il jouir des droits politiques accordés aux autres citoyens, et, par exemple, devenir représentant du peuple et ministre ? En cas de guerre, ce même individu, refusant obstinément, par motif de conscience, le service militaire, condamnant ainsi la politique de son pays et désertant devant l’ennemi la cause nationale, ne devient-il pas, ipso facto, suspect ?

Remarquez ici que la suspicion ne vient pas d’intolérance religieuse ; elle ne tient point à la différence des cultes : elle résulte uniquement des exigences de la sûreté publique, incompatible avec certains dogmes, ou pour mieux dire avec la casuistique de certaines sectes. Il est bien d’admettre aux droits de cité et de nationalité, sur leur simple demande, et sans distinction de culte ni de race, tous particuliers qui ont résidé pendant un certain temps dans un pays ; je voudrais même que la nationalité pût être double et triple, que la qualité de Français, par exemple, ne fût pas exclusive de celle d’Allemand, et vice versa. Ce serait un commencement de pacification générale et de véritable fraternité, que ce droit de bourgeoisie obtenu et simultanément exercé dans divers pays par un même citoyen. Mais ce serait à la condition, bien entendu, que ledit citoyen remplirait partout ses devoirs civiques, et qu’en cas de guerre il devrait opter entre ses diverses patries. Le refus du service militaire, en pareil cas, me semble devoir être un titre de déchéance, que la qualité d’indigène ne saurait couvrir. Cette question de droit public, que je crois neuve, pourrait avoir une grande portée : je me borne à la consigner ici sous forme de note.



Contribution personnelle. — L’impôt personnel, en France, peut être cité comme un monument de l’imbécillité publique autant que de l’iniquité fiscale.

« Depuis la Révolution, dit M. de Parieu, une taxe personnelle de la valeur de trois journées de travail a été comprise dans le système de la contribution personnelle et mobilière ; après diverses transformations, elle a été maintenue par la loi du 21 avril 1832, la dernière sur la matière. La valeur de la journée de travail est déterminée par les circonstances locales, dans chaque département et pour chaque commune, par le conseil général sur la proposition du préfet. Elle ne peut être ni au-dessous de 50 cent., ni au-dessus de 1 fr. 50. »

M. de Parieu n’ajoute pas un mot de plus.

Quoi ! on a établi une taxe de trois journées de travail, ce qui signifie en économie politique et au point de vue fiscal trois journées de produit, par conséquent trois journées de revenu. C’est le législateur de 1791 qui en a posé le principe. Là-dessus s’élève un débat qui dure quarante ans ; tous les administrateurs, les économistes, les hommes d’État sont consultés ; une demi-douzaine de révolutions passent sur la loi et lui font subir toute une série de métamorphoses. Enfin, les chambres assemblées, les conseils généraux appelés, les préfets interrogés, la journée de travail est fixée entre les chiffres, minimum et maximum, de 0 fr. 50 cent, et 1 fr.50. Et M. de Parieu, ancien représentant du peuple, ex-ministre, académicien, ne trouve rien à dire ; personne ne réclame. Les maîtres de la science, de même que le gros public, acceptent, sans un froncement de sourcil, cette détermination de la journée de travail : pour les pauvres 50 cent. ; pour les riches 1 fr. 50. La France compte aujourd’hui soixante-dix ans de critique fiscale, et c’est là que nous en sommes ! Il y a plus d’un siècle que la science économique a été fondée dans l’entre-sol de Versailles par Quesnay, et voilà ce que se disent, sans rire, les savants de l’Académie !…



Patentes. — Veut-on un fait qui montre d’un coup, sans argumentation, l’irrationalité de la patente, et l’ineptie, au point de vue du droit, de toutes les conceptions fiscales ? Je citerai la Banque de France.

La patente de la Banque de France a été fixée à 10,000 fr. par la loi de 1844, puis portée au double en 1858 à la suite du doublement de son capital. C’est donc 20,000 fr. que paye aujourd’hui la compagnie. Voilà ce qui s’appelle une contribution, n’est-ce pas ? L’État sait atteindre le capital, et, quand il s’y met, il a la main lourde. Mais la Banque, en vertu du privilége que lui assure l’État fait pour des milliards d’affaires ; elle réalise de 24 à 25 millions par an de bénéfices, et distribue 127 fr. de dividende à ses actionnaires, 12 fr. 70 pour cent. En sorte que l’État, de tout temps ami des capitalistes, des financiers, des banquiers et des traitants, l’État, agissant au nom du pays, autorise la Banque de France à prélever sur le pays, qui pourrait se passer de cette entremise, un bénéfice annuel de 25 millions, à la condition de verser dans le trésor public 20,000 fr. N’est-ce pas le pendant de la journée de travail, fixée à 50 cent. pour les pauvres (on a voulu ménager les pauvres), et 1 fr. 50 pour les riches, les plus forts des contribuables parce qu’ils consomment le plus, dit M. Thiers ?



Inégalité de l’impôt. — L’insurmontable iniquité de l’impôt a été dès longtemps aperçue, cela ne paraît pas douteux. Mais, soit que le législateur ait dans tous les temps jugé à propos de s’en taire et que les publicistes n’aient fait qu’imiter sa réserve, soit que la contradiction qui éclate à chaque pas en cette matière n’ait pas été convenablement analysée et mise en lumière, toujours est-il que les ouvrages, même les plus accrédités, laissent sur cette question beaucoup de nuages. On croirait parfois, de la part des économistes, à une sorte de convention tacite de s’abstenir.

Voici ce que j’ai trouvé de plus philosophique dans la longue étude de M. de Parieu, l’un des derniers et des plus illustres qui se soient occupés de la question.

« On a souvent opposé, dans la discussion des institutions sociales, les données de la théorie et les exigences de la pratique. Ce contraste n’est le plus souvent que l’expression de la lutte du bien et du mal, de l’élément positif et de l’élément négatif dans les choses humaines. »

Ainsi, pour expliquer comment l’impôt, voulant être égal pour tous, ne peut y parvenir, M. de Parieu nous reporte au mysticisme manichéen, au dogme des deux principes, Dieu et Satan, à la lutte éternelle du bien et du mal. Et ce sont là les gens qui nous gouvernent et nous instruisent, qui réclament, de gré ou de force, notre obéissance ! Triste nation !

Notre homme continue : « La théorie arrive difficilement à calculer l’action du mal dans la vie sociale.

« Étudiez les fondements de la société politique. Si vous faites abstraction des passions qui s’y agitent, votre imagination reconstruira peut-être un édifice grand et harmonieux sur les bases de l’égalité et de la liberté sans limites. Mais à mesure que vous apprécierez ensuite l’étendue des passions diverses que manifeste le caractère national de chaque peuple, vous reconnaîtrez la nécessité d’un ensemble de mesures restrictives, répressives ou préventives, qui ôteront à l’application du principe de liberté une part correspondante à ce qui manque dans la moralité du peuple… »

Voyez-vous cela ? M. de Parieu est chrétien et catholique ; il croit de toute son âme au péché originel, à l’immoralité essentielle du genre humain. La première chose qu’il aperçoive dans la société, quand il jette les yeux sur elle, c’est la perversité de notre race, et comme naturellement c’est dans les classes inférieures que l’immoralité est la plus grande, ce sont ces classes-là qu’il s’agit surtout de contenir par les restrictions, les répressions, les préventions, par le retrait des libertés, par le travail et par l’impôt. À ce point de vue, le despotisme et l’impôt, calculés d’après l’action du mal, redeviennent justes. Combattre la tyrannie, demander l’égalité de contribution, ce serait déchaîner les passions, empêcher la refrénation et la castigation du mauvais principe, se rendre apôtre du péché et fauteur de révolte. Bien plus, dire la vérité aux masses sur tout ce qui touche leurs intérêts, les agiter au nom d’une justice impossible, c’est manquer de prudence, de religion, et même de charité. Le vrai philanthrope s’apitoie sur les misères de ses semblables ; il ne répand pas le sel et le vinaigre sur leurs plaies.

« Comme la misère et l’ignorance sont fortement enracinées dans le monde, les artifices qui dérobent à la plupart des citoyens le chiffre exact des taxes qu’ils acquittent ne cesseront pas de longtemps d’être licites et de renfermer pour ainsi dire une anesthésie bienfaisante, d’autant plus que les procédés qui cachent à certains contribuables les taxes qu’ils acquittent facilitent tout au moins à d’autres qui sont plus éclairés le payement de leur part afférente dans le même fardeau. »

M. de Parieu reculerait d’horreur si, au lieu de ce style lourd, obscur et entortillé qu’il affectionne, je lui traduisais sa pensée en un franc langage : « Il est permis de voler un homme pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas ; permis même, à cet effet, de l’assassiner, pourvu qu’au préalable on l’ait endormi au moyen du chloroforme. Le dommage qu’aura souffert la victime sera largement compensé par la joie de l’assassin. » Voilà, et je le dis précisément afin que les ignorants le sachent, voilà ce que M. de Parieu entend par l’anesthésie en matière d’impôt.

« Sous ces divers aspects, » poursuit le grave et pieux écrivain, « les législateurs paraissent avoir recherché par deux voies diverses la facilité dans l’acquittement des taxes. L’extrême divisibilité du payement qui existe dans les taxes sur les consommations accommode l’acquittement de l’impôt aux dispositions prises par le contribuable pour ses approvisionnements. L’impôt se confond, ainsi qu’on l’a dit souvent, avec le prix des choses ; d’un autre côté, en graduant certains droits sur le caractère plus ou moins inattendu, plus ou moins gratuitement prospère de certaines acquisitions, les législateurs de divers pays ont justement apprécié les dispositions de l’âme humaine, et constaté, pour ainsi dire, une facilité psychologique de sacrifice, à côté des facilités économiques qu’ils ont recherchées sur d’autres points. »

Que dites-vous, lecteur, de cette morale ? Que pensez-vous de cette politique ? M. de Parieu est un des hommes qui ont combattu avec le plus de zèle la République de février, sortie en droite ligne de la Révolution de 89. En se vouant à cette réaction il a cru, cela est certain, servir le ciel contre l’enfer, appuyer le bien dans la lutte contre le mal. Que nous dit-il, maintenant que, sorti de ses fonctions législatives et ministérielles, il emploie les loisirs que l’empire lui a faits à l’étude des questions économiques ?

Que la Révolution, c’est l’anarchie ; que la République, c’est la société livrée aux passions inférieures ; que le progrès dans la Justice est une utopie. Donc répression, restriction, prévention ; point de libertés, pas de discussion, et s’il est possible, pas de constitution. Que le travail devienne un joug, et que la masse travailleuse n’obtienne jamais en salaire plus du quart ou du tiers de son produit. À cet effet, la société dispose d’instruments irrésistibles : elle a la rente, l’intérêt des capitaux, les prélèvements de la maîtrise, la police, l’armée et l’impôt.

En ce qui touche l’impôt, la multitude est fondamentalement ignorante : Dieu nous garde qu’elle s’éclaire ! Elle ne sait ni ce qu’elle paye ni ce qu’elle doit payer ; elle ne se doute même pas que seule elle paye : on peut donc, en conscience et sans aucun risque, la charger. On le peut d’autant mieux qu’on trouvera dans les avisés, habiles à rejeter sur la masse leur part de contribution, autant de fauteurs du système.

L’impôt sur la consommation, impôt homicide, n’est pas plus aperçu par le peuple que la mort ne se sent venir par le malade qu’on a mis dans un bain après une forte application de sangsues : donc il est permis, et c’est même une chose charitable, de saigner le peuple, si la raison d’État l’exige, jusqu’à extinction. Il n’y aura pas de plainte, et, y en eût-il, hébété d’intelligence, le peuple n’aurait pas même la dignité de sa force.

Mais, et voici qui met le sceau à la morale financière de M. de Parieu, s’il est un impôt qui doive rallier toutes les consciences, c’est celui sur les successions.

Celui qui tout à coup, par la mort d’un père, d’une mère, d’un oncle ou d’un frère, hérite d’une fortune, si petite qu’elle soit, est tout consolé. Joyeux de sa perte domestique, il payera, sans dire mot, tout ce qu’on voudra. Tel est le cœur humain, corrompu par le péché d’origine et devenu une sentine d’égoïsme. Donc imposez les successions, les donations, toute espèce de mutation à titre gratuit. Pour le fisc, pour l’héritier et le donataire, c’est pain bénit !

M. de Parieu a pu, sans commettre d’indiscrétion, dire ces choses à ses collègues de l’Académie des sciences morales et politiques : qui donc, parmi les trente-sept millions de contribuables que contient l’empire français, ira écouter aux portes de l’Académie ? Il a pu, sans danger pour le fisc, faire part de ses idées chrétiennes au Journal des Économistes : son verbe massif, indigeste, incompréhensible aux ténèbres vulgaires, ne risquait pas de soulever une émeute d’indignation.

Mais de pareilles théories doivent être traînées au grand jour et dénoncées à la conscience universelle.



Sur qui pèse l’impôt foncier. — Il n’est pas tout à fait exact de dire, comme je le fais dans le texte, que l’impôt foncier fasse exception à la loi de diffusion ou répercussion, et qu’en conséquence il ne soit pas, aussi bien que ceux de consommation, acquitté par la masse. La répercussion ne se fait pas pour lui de la même manière ; mais elle n’en est pas moins réelle. Ainsi, il est bien vrai que le propriétaire foncier, après avoir acquitté le montant de ses contributions directes, incline plutôt à les déduire du produit net ou de la rente qu’à les rejeter dans le prix de ses denrées : sous ce rapport, il n’y a pas de répercussion. Mais si l’on réfléchit que l’impôt foncier se paye, comme tout autre, sur le produit collectif ; que, par l’engrenage des industries, la solidarité des travaux, la mutualité des échanges, le produit collectif peut et doit être considéré comme un tout indivis, à chacune des parties duquel ont concouru tous les travailleurs ; si l’on considère enfin que dans cette masse de richesse, créée par le travail collectif, chaque produit spécial reçoit sa valeur de son utilité, d’abord, et en second lieu de son échangeabilité, c’est-à-dire de sa proportion dans la richesse totale, on concevra que la contribution payée par le propriétaire foncier, sous le nom d’impôt foncier, est soumise, comme toutes les autres, et supportée par la masse.



Impôt progressif. — L’impôt progressif a été généralement bien apprécié par les économistes. Toutefois il convient de ne pas perdre de vue que ce système, dont l’irrationalité est prouvée, a pour lui de grandes autorités, parmi lesquelles il suffit de citer ici Montesquieu, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Adam Smith et J.-B. Say. Qu’est-ce donc qui a pu rallier à cet impôt des partisans aussi illustres, et qui lui en conserve encore aujourd’hui de si opiniâtres ? Rien autre chose que le spectacle de la partialité révoltante du fisc, et le désir de venir en aide au peuple, condamné à porter seul le fardeau de la dépense publique. Aussi la protestation subsiste, et s’il est certain que le système de la progression doive être décidément écarté comme impraticable, il n’en résulte pas que le système de la proportionnalité soit d’une parfaite justice. Ce que je reproche donc aux économistes du statu quo, c’est l’indifférence avec laquelle, après avoir écarté l’utopie, ils s’en tiennent à une routine homicide ; c’est d’avoir pris si lestement leur parti de la misère des classes laborieuses, en concluant, dans leur pédantesque optimisme, de l’absurdité des réformes proposées à la suffisance du système en vigueur. En cela ils n’ont pas seulement fait injure à l’humanité, ils ont manqué à la science elle-même.

Non, tout n’est pas dit sur l’impôt, quand on en a démontré, comme nous l’avons fait, toutes les contradictions. On a dégagé les deux moitiés, pour ainsi dire, d’une idée ; on a posé le problème dans ses vrais termes : reste à donner la solution. Car nous savons, par la métaphysique, que toute contradiction, de la nature de celle que nous avons relevée dans l’impôt, appelle une équation, une balance. Or, cette balance, qui dans le cas particulier a pour but de rétablir entre les citoyens l’égalité des charges, doit porter, non plus seulement sur les taxes fiscales, ce qui n’avance à rien, mais sur les conditions sociales ; elle rentre dans les attributions, non plus seulement du financier et de l’économiste, mais de l’homme d’État à la fois administrateur et justicier. C’est ce qui est exposé plus bas, chap. v.



Définition de la rente. — Le lecteur est prié de remarquer la définition de la rente donnée dans le texte. Nous ne disons point, à l’exemple de plusieurs économistes, que la rente est la part de la production agricole qui revient à la terre représentée par son propriétaire, comme si, économiquement parlant, la terre produisait quelque chose. La terre fournit à l’homme des matériaux, des instruments, des forces. Le travail met ces forces en jeu, les fait servir à la transformation des produits de la nature et des matières brutes, dans un but d’utilité et de consommation exclusivement humaines. Le travail seul, dans le sens économique du mot, est producteur : c’est confondre toutes les notions, et faire dès le début de l’économie politique un chaos, que de le nier.

Il y a quinze ans, un homme était réputé socialiste, c’était tout dire, par cela seul qu’il ne reconnaissait en économie politique qu’un sujet, l’homme ; un principe, le travail ; un but, le bien-être de tous. Les conservateurs prétendaient que le travailleur n’agissait pas seul, dans la création industrielle ; ils lui donnaient pour auxiliaires, et conséquemment pour copartageants, le capital et la terre, en autres termes le financier et le propriétaire. Mais depuis que M. Thiers, cherchant l’origine et la justification de la propriété, a fait voir que celle-ci avait pour principe le travail, que le capital à son tour se résolvait dans le travail, on est généralement revenu à l’unité du principe producteur, et l’on répugne beaucoup moins aujourd’hui à reconnaître la souveraineté du travail. C’est un grand pas de fait, dont les conséquences pour le capital et la propriété vont bien au delà des prévisions de M. Thiers. Aussi l’opposition n’a-t-elle pas cessé ; elle serait même plus vive que jamais au sein de l’Académie des sciences morales, s’il faut en croire le Journal des Économistes.

Pour moi, tout ce que le cultivateur récolte, tout ce que produit l’industrie humaine, résulte du travail. Mais, comme ainsi soit que la terre, dont le cultivateur dispose, n’est pas partout également favorable ; que parmi les cultivateurs il en est de mieux et de moins bien partagés ; qu’à travail égal il s’en faut de beaucoup que la production soit égale ; attendu en outre que la mieux-value des terres à rente provient fréquemment, et pour une part considérable, des créations de la puissance collective ; attendu, enfin, que le droit de propriété individuelle dérive du droit collectif, et a pour condition, autant que le permet la pratique, la mutualité et l’égalité : de toutes ces considérations je déduis la notion de rente, que je définis la portion du produit qui excède les frais du producteur, et qui doit se répartir entre trois ayant-droit : le propriétaire, l’exploitant et l’État.

Ainsi, tandis que la rente, pour les économistes de la réaction, dérive d’une sorte de droit divin attribué à la terre, et exercé au lieu et place d’icelle par le propriétaire, elle exprime pour moi une compensation nécessitée par les inégalités de qualité du sol : ce qui n’a rien de mystique et repose sur une justice plus vraie que celle de l’Académie.



Synonyme du travail et de l’esclavage. — À ceux qui parfois sont tentés de nier le progrès de la justice, il faut rappeler sans relâche ce fait immense : que l’homme a été jeté sur la terre sans industrie ; qu’il a vécu de longs siècles de ce que lui fournissaient spontanément la terre, les eaux, les bois et les animaux, dans une absolue oisiveté ; qu’il ne s’est livré au travail que peu à peu, contraint et forcé ; et que les premiers sur lesquels a pesé cette loi de contrainte ont été appelés esclaves, c’est-à-dire travailleurs, le mot servus, féminin serva (littéralement l’homme ou la femme du ménage), exprimant indivisiblement l’un et l’autre. Ici le progrès de la langue porte témoignage du progrès des idées et du droit. Le serf n’est plus la même chose que l’esclave, et le serviteur n’est pas non plus la même chose que le serf. Il y a ascension de l’un à l’autre. De même servitium et servitus sont identiques en latin, tandis qu’en français ils sont aussi opposés que possible. Le mot service, entré dans la langue des affaires, est devenu scientifique, et indique une fonction honorable ; la servitude est restée infâme. À quoi tient cette différence ? Tout simplement à ce que le service est volontaire, et partant échangeable, tandis que la servitude est forcée et ne donne lieu pour l’esclave à aucun droit. Voilà tout. On conçoit donc que, tant que le travail est resté honni, que par conséquent il a dû être imposé, l’esclavage s’est maintenu : c’était le fondement même de la civilisation. Du moment au contraire où la loi du travail est entrée dans les esprits, où elle est devenue un précepte de morale, comme on le voit par l’Évangile, où il s’est formé, en dehors de la classe servile, des travailleurs volontaires, de ce moment la servitude personnelle a perdu sa raison d’être, l’émancipation a commencé sur tous les points. L’établissement du christianisme, préparé de longue main par les luttes de l’aristocratie et de la plèbe, n’a pas, au point de vue économique, d’autre signification. Cette émancipation du travailleur est loin encore d’être complète : le servage vient d’être aboli en Russie, la corvée en Autriche ; l’extinction du prolétariat a été posée comme le but de la révolution de 1848, et il est aisé de voir, par ce que nous avons dit de l’impôt, quels préjugés il reste à vaincre pour mener à fin cette métamorphose du travail servile en travail libre et anobli, dans laquelle se résume jusqu’à présent toute l’histoire de l’humanité.



Crédit public. — Le principe de la mutualité ou réciprocité du crédit a reçu un commencement d’application en Belgique par la fondation de la Société du Crédit communal. L’initiative de cette fondation est due à l’ancien ministre des finances, M. Frère-Orban ; la pensée première appartient à M. François Haeck, l’un des hommes les plus éminents de la démocratie belge. La Société du Crédit communal n’en est pas encore à la gratuité du crédit, mais elle est sur le chemin, et la distance qui l’en sépare serait bientôt franchie, si, au lieu de se borner aux prêts sur hypothèque, cette Société avait inscrit dans ses attributions l’escompte des valeurs commerciales.

Il paraît qu’il existe également en Prusse des sociétés de crédit mutuel.

En France, les projets abondent : malheureusement, l’esprit de spéculation qui s’est emparé du pays et qui envahit l’Europe gâte tout, et commande aux novateurs sérieux la plus complète abstention. Des intrigants ont vu dans le principe de mutualité un moyen de faire fortune ; après avoir promis le bon marché, ils ont abouti à la plus imprudente usure, et leur entremise n’a servi qu’à faire des dupes et des victimes.



Bâtiments, loyers. — Une chose qui intéresse au plus haut point la population des capitales est la réduction du prix des loyers. À propos de mon travail sur l’impôt, quelqu’un me demandait de Paris si je n’indiquerais pas un moyen de dégrever cette partie du budget domestique, devenue si lourde depuis dix ans. Celui qui m’adressait cette question n’y mettait aucune malice : écho de la multitude, pénétré de l’omnipotence du pouvoir, il ne doutait pas qu’un économiste, tenant le gouvernail de l’État, ne pût, comme en un tour de main, donner pleine et entière satisfaction aux locataires. C’est là un des signes de l’époque. À force de vivre d’expédients, on a perdu l’intelligence du possible et de la raison des choses ; on n’a plus foi qu’à l’empirisme, et l’on en vient, comme si rien n’était plus naturel, à demander son salut à des coups de théâtre et à des panacées. — Sauriez-vous point un moyen de diminuer les impôts, ou tout au moins de les faire payer aux riches ? Un secret pour faire baisser le prix des loyers ? Un autre pour diminuer celui de la viande, du pain et du vin ?… Parlez, monsieur l’économiste ; nous vous écoutons : mais dites vite, surtout point de théories, point de révolution !

C’est ainsi que des gens de bon sens en viennent tous les jours, en France, à traiter les questions politiques et économiques. Des miracles, voilà ce que l’on demande ; mais un ensemble de réformes, de la raison, de la suite, on en a horreur.

J’ai montré, dans cet écrit, à quelles conditions on pourrait obtenir une réforme de l’impôt. Je vais tâcher de faire comprendre, en quelques lignes, comment il serait possible de dégréver de 40 ou 50 pour 100 les loyers parisiens. Puissent ceux que l’affaire intéresse prendre en considération mes paroles et en faire leur profit !

Pour déterminer une baisse sur le prix des loyers dans les grandes villes, il n’existe, en dehors des moyens surnaturels, qui ne sont pas à la disposition des hommes d’État, que l’alternative suivante :

Ou doubler le nombre des maisons, à Paris et dans les grands centres ;

Ou diminuer de moitié la population desdits centres, en l’écoulant et la répartissant d’une manière plus égale sur la surface du territoire. Dans l’un comme dans l’autre cas, chacun comprend que, l’offre des appartements étant doublée, ou bien, ce qui revient au même, la demande diminuant de moitié, une réduction de prix proportionnelle s’ensuivra infailliblement.

Doubler le nombre des maisons serait un expédient anti-économique. A quoi bon dépenser trois ou quatre milliards pour un objet dont le pays n’a pas positivement besoin, puisque la population subit en ce moment un temps d’arrêt ; qu’en somme le nombre des habitations suffit, et que c’est seulement parce qu’il n’y en a point de trop que le prix est devenu exorbitant ? Ce serait combattre une anomalie par une autre, se jeter dans l’eau pour échapper à la pluie, combattre la cherté, créer le déficit par la surproduction, avilir le produit afin d’arriver au juste prix du produit. Ce n’est plus de l’économie politique, c’est du gaspillage, de l’anarchie.

Reste donc le second moyen : diminuer la population des capitales, dégarnir les centres, et reporter la population aux extrémités.

Or, pour un semblable résultat, il n’est pas de combinaison ni policière ni financière : l’autorité est ici impuissante ; les baïonnettes elles-mêmes n’y feraient rien. Il faut en venir aux grandes mesures :

1. Décentralisation du pouvoir ;

2. Organisation des services publics, d’après les règles tracées au chap. v, § 8, de cet ouvrage ;

3. Liquidation des dettes ;

4. Réduction des frais d’État au 20e du produit brut ;

5. Réforme de l’impôt ;

6. Combinaison mieux entendue, dans les départements, des travaux de l’agriculture et de l’industrie ;

7. Au besoin, création de compagnies maçonniques pour la construction, l’entretien et la location des maisons et appartements, au prix le plus juste.

Quand ces conditions auront été remplies, il est hors de doute que le prix des appartements, à Paris et dans toutes les grandes villes, descendra rapidement. Mais tout cela n’est rien de moins qu’une révolution, la plus rationnelle, il est vrai, la plus douce, la plus conservatrice, mais aussi la plus radicale qui fut jamais. Or, une révolution est chose dont personne en France ne se soucie plus, ni la bourgeoisie, ni la plèbe, ni le gouvernement. D’ailleurs, c’est de la logique, de la science, du droit, toutes choses usées, auxquelles on n’a pas la moindre confiance.



Octrois. — Par décision législative, sur la proposition du gouvernement et après le vote des chambres, l’octroi a été supprimé dans toute la Belgique à la fin de l’année 1861. Soixante-dix-huit villes ont vu dans la même nuit tomber leurs barrières. Une somme d’environ 14 millions, montant de la totalité des revenus des 78 villes à octrois, a été allouée sur le budget annuel de l’État, pour subvenir aux dépenses de ces villes, et remplacer les recettes obtenues par le moyen de l’octroi. Les droits d’accise sur les vins, bières, eaux-de-vie, sucres, etc., ont été augmentés proportionnellement pour toute la Belgique, en sorte que les populations rurales, jusque-là demeurées étrangères, comme partout, aux dépenses des villes, y contribuent aujourd’hui pour leur part, ce qui est une confusion manifeste des budgets municipaux avec le budget de l’État. Aussi, malgré les raisonnements fournis à l’appui de la mesure par le ministre des finances, M. Frère-Orban, les économistes sévères ont-ils blâmé ce mode de remplacement des octrois, qui n’eût certainement point été adopté par la chambre des députés et par le sénat, si les villes intéressées n’avaient en cette circonstance imposé leur volonté à leurs représentants. On peut dire que par cette abolition des octrois le pouvoir central en Belgique a fait un pas immense. Il est difficile que l’indépendance de la commune reste ce qu’elle était autrefois, lorsque le pays tout entier est appelé à lui servir son budget : on vient d’en avoir une preuve dans les discussions qui ont eu lieu au sujet du dernier emprunt de la ville de Bruxelles. Pour être conséquent, le pouvoir central doit avoir un représentant dans tous les conseils municipaux et colléges d’échevins ; tôt ou tard il devra même s’arroger la nomination du bourgmestre et de ses adjoints. L’appui des campagnes ne saurait ici lui manquer : il s’agit, en effet, d’une catégorie de dépenses auxquelles les populations rurales peuvent se dire désormais intéressées, en vertu des mêmes raisonnements par lesquels M. Frère-Orban a soutenu qu’elles avaient intérêt à l’abolition des droits d’entrée dans les villes.

Quant à l’effet même de la suppression des octrois sur la consommation, il a été, on peut dire, nul, nuisible même. Ni la viande, ni rien de ce qui payait à l’entrée n’a baissé de prix : les débitants d’un côté prétendant que la remise obtenue par la suppression de l’octroi faisait tout leur bénéfice ; les paysans, vendeurs de bétail, de l’autre, élevant leurs prix afin de se couvrir, disent-ils, de la part qui leur appartenait dans les charges nouvelles. La bière, sur laquelle pèse la plus forte partie du nouvel impôt, et dont il est à peu près impossible, en Belgique, d’augmenter le prix, a perdu de sa qualité, surtout dans les campagnes. En résultat, les villes de Belgique, au nombre de 78, ont été délivrées, aux frais du pays entier, d’un établissement incommode, moyennant une subvention annuelle de 14 millions, fournie par la masse des contribuables, et qu’il faut songer à augmenter, attendu que depuis moins d’un an les dépenses pour plusieurs villes se sont accrues, et que l’allocation qui leur a été faite ne suffit plus.