Théorie de l’impôt (Proudhon)/Introduction


THÉORIE
DE L’IMPOT


QUESTION MISE AU CONCOURS
PAR LE CONSEIL D’ÉTAT DU CANTON DE VAUD
EN 1860




Des réformes toujours ;
Des utopies jamais.


Lorsque je lus dans les journaux l’annonce du concours ouvert par les honorables conseillers d’État du canton de Vaud, je me dis : Voici donc encore une de ces iniquités sur lesquelles les gouvernements, les savants et les classes nanties s’efforcent de tenir la sourdine, mais qui de temps à autre font crier par les populations vengeance ! et auxquelles les républiques n’échappent pas plus que les monarchies ! Certes, il faut que sur ce coin de terre, qui de loin nous paraissait si calme, si patriarcal, si prospère, le mal soit profond, la situation désespérée, pour que les chefs de l’État prennent eux-mêmes l’initiative de l’examen, et, pressés par la clameur démocratique, fassent appel aux lumières de l’Europe. En tout cas, honneur aux magistrats dont la loyauté ne recule devant aucune discussion, et qui se montrent disposés à donner à leurs administrés toutes les satisfactions légitimes !

Lorsque ensuite, étant parvenu à me procurer quelques documents statistiques sur le canton de Vaud, je pus juger, d’une manière au moins approximative, de quoi il s’agissait, le scandale que j’avais d’abord éprouvé fit place à l’étonnement. Quoi ! c’est pour cela que la démocratie vaudoise s’agite et se passionne ! Que dirait-elle donc si elle avait l’honneur d’appartenir à l’un de ces grands États dont la splendeur exigerait d’elle quatre fois plus de sacrifices ?… C’est pour calmer de pareilles inquiétudes que le conseil d’État du canton de Vaud propose des prix de 800 et de 1,200 francs, comme pourrait faire un empire de quarante millions d’âmes, en supposant qu’il convînt au gouvernement de cet empire de livrer à la discussion des académies et des journaux son système de finances et son budget !…

Mais que dis-je ? Les démocrates vaudois ont cent fois raison. Il n’y a pas de petites réformes, il n’y a pas de petites économies, il n’y a pas de petite injustice. La vie de l’homme est un combat ; la société une réformation incessante. Réformons donc et réformons sans cesse ; ne croyons pas, comme le disent les satisfaits, que le mieux soit l’ennemi du bien ; apprenons à nous rendre compte des choses ; étudions les faits, les idées, les méthodes, les systèmes, et jusqu’aux utopies. Rien n’est inutile de ce qui peut éclairer les masses ; rien ne sert davantage la prospérité et la moralité des nations que les idées justes. Une idée juste vulgarisée est pour un peuple une bonne fortune, qu’il ne saurait trop payer.

C’est donc pour répondre, tout à la fois, à l’appel des magistrats du canton de Vaud et à l’attente de sa population que j’ai entrepris cette étude. Puissé-je avoir enfin porté la lumière dans cette épaisse ténèbre de l’impôt ! Puissé-je, par l’évidence des démonstrations, par la sagesse des conclusions, ramener le calme dans les esprits, en posant, une fois pour toutes, les vrais principes de la matière.

Praticiens avant tout, les promoteurs du concours demandent une solution réalisable, une réforme compatible avec l’état des institutions, et, comme il est juste, applicable au canton de Vaud. Je crois franchement, après avoir pris connaissance de ce qui a été publié de plus important sur la matière, et m’être entouré des autorités les plus considérables, m’être conformé de tout point au programme. Je n’ai eu que la peine de tirer les conséquences des observations recueillies par les plus savants économistes : pour cela, je dois le dire, j’ai eu beaucoup moins besoin de génie que de décision.

Afin de motiver fortement une conclusion définitive, j’ai dû passer en revue les différents modes d’impôts en usage, élargir, autant que faire se pouvait, le cercle de l’observation, emprunter surtout mes exemples aux grandes nations civilisées. Un budget de près de deux milliards, comme celui de la France, offre à la critique des points de vue plus variés, plus riches en conséquences, qu’un budget de trois millions et demi comme celui d’un canton suisse : avantage dont la confédération helvétique doit se montrer du reste peu jalouse. MM. les juges du concours me sauront gré, je l’espère, de ne pas avoir restreint ma pensée à une question d’intérêt purement local. Les principes n’ont pas de patrie, et peut-être la généreuse initiative prise dans un des plus petits États de l’Europe sera-t-elle le point de départ d’une réforme universelle. Ce ne serait pas le moindre titre des honorables conseillers d’État de Lausanne à la reconnaissance de leurs compatriotes et de leurs contemporains.