Théorie de l’impôt (Proudhon)/Chapitre 4


CHAPITRE IV


PROJETS DE RÉFORME


La lourdeur et l’iniquité de l’impôt ont de tout temps fait crier les populations. De tout temps aussi les projets ont pullulé, tant au point de vue de l’allégement qu’à celui d’une plus juste répartition. C’est de ces projets que nous avons à nous occuper maintenant. Notre étude sera complète, et nous pourrons formuler des conclusions motivées, quand nous aurons examiné avec une même attention les institutions existantes et les institutions proposées, appelons les choses par leur nom, la routine et l’utopie. Nous connaissons la première, voyons la seconde.

Je ramène tous les projets de réforme à quatre principaux :

L’impôt progressif ;
L’impôt sur le capital ;
L’impôt sur le revenu ;
L’impôt sur la rente foncière.


§ 1er. — DE L’IMPÔT PROGRESSIF.


Une des choses qui ressortent le plus clairement de notre critique, c’est que toutes les différentes sortes d’impôts, quels que soient leur assiette, leur nature, leur mode de répartition et de perception, leur dénomination, se résolvant en fin de compte en une taxe uniforme de consommation, l’unité de l’impôt est pour ainsi dire dans la logique des choses. Les inconvénients de la multiplicité sautent aux yeux : elle a pour résultat de grever inégalement les produits, de tirer d’un même sac plusieurs moutures, de frapper deux fois, en certains cas, le contribuable, comme dans l’impôt sur les successions ; de dissimuler au public l’exorbitance des droits perçus, ou, selon l’expression d’un ancien chroniqueur, de plumer la poule sans trop la faire crier. Cette dissimulation, incompatible avec la dignité d’un état démocratique, doit disparaître, et les publicistes qui dans ce but ont fait appel à l’unité de l’impôt, tout en s’écartant selon moi des voies pratiques de la vérité, n’ont fait que préjuger, à leur manière, la justice du temps.

Pour faire mieux ressortir l’argument des réformateurs unitaires, réduisons à sa forme la plus simple le système actuel de l’impôt.

Puisque les taxes de toutes sortes se trouvent reportées, quoi que fasse le législateur, sur le produit, et acquittées d’une façon à peu près égale par tous les chefs de famille, une capitation pure et simple ne serait ni plus ni moins onéreuse que les combinaisons en vogue ; elle aurait sur elles l’avantage d’une répartition facile et d’une perception peu coûteuse. L’impôt pourrait être immédiatement dégrevé de la plus grande part des frais que coûte sa perception, et dont le montant n’est pas moins, en France, de 160 millions, 10 pour 100. L’acquittement d’une semblable capitation, même divisée en douze payements, étant difficile aux familles pauvres, on pourrait l’exiger quotidiennement, en chargeant par exemple les boulangers de la recette…

Mais il est évident que jamais gouvernement ne consentira à dévoiler d’une façon aussi claire la quotité des charges dont il accable chacun de ses administrés, et l’iniquité d’une répartition qui assimile l’indigent au millionnaire. Une capitation de 50 fr. par tête, comme en France, soit 200 fr. pour une famille de quatre personnes, sans préjudice de la conscription, révolterait les consciences et les cœurs. La dissimulation d’une si atroce vérité, sous forme d’impôt foncier, mobilier, des patentes, des contributions indirectes, etc., apparaît ici comme une mesure de prudence, essentielle au maintien de l’ordre social et à la conservation du gouvernement.

L’impôt progressif se présente donc ici tout à la fois comme une réparation de l’injustice faite au pauvre et un moyen de réaliser cette unité précieuse, que nous retrouvons partout dans le monde politique comme un gage d’économie et d’ordre. Examinons-le sans parti pris, comme si nous n’étions en rien intéressés à la chose.

L’impôt progressif est né du mensonge reconnu de la proportionnalité. Puisque, se sont dit les progressistes, A. Smith, J.-B. Say, et les autres à leur suite, puisque l’impôt proportionnel se résout en un impôt progressif dirigé dans le sens de la misère, toute la question consiste à retourner la progression, et à faire que ce même impôt devienne progressif, au contraire, dans le sens de la fortune.

Du premier mot, il est facile de reconnaître que l’hypothèse des partisans de la progression, que la théorie de l’impôt progressif, par conséquent, repose sur une illusion. On concevrait en effet que l’on proposât de retourner la progression de l’impôt, si elle venait d’une erreur du fisc ou d’un fait de privilége, comme au temps où l’impôt était le tribut disciplinairement établi sur la classe serve au profit de la classe privilégiée, de telle sorte que plus l’individu était enfermé dans le servage plus il devait rendre, et plus au contraire il s’éloignait de la condition servile, plus le fisc devait s’écarter de lui.

Mais nous n’en sommes plus là, et ni le fisc ni le gouvernement ne peuvent être accusés de tyrannie ou de méprise. Les vrais coupables sont ailleurs ; ne craignons pas de les désigner par leurs noms, dussions-nous être accusés de blasphème. C’est d’abord la Société, qui, à tort ou à raison, je n’ai point à le rechercher ici, de son plein gré ou contrairement à sa volonté secrète, je ne préjuge pas plus l’un que l’autre, s’est établie sur le principe ou le fait, comme on voudra, de l’inégalité des fortunes ; — c’est en second lieu la Liberté, qui, par son initiative, par la division à l’infini des industries, par leur concurrence, par leurs transactions, crée cette mobilité excessive des valeurs et les rend toutes solidaires ; — c’est, enfin, la Nécessité économique, qui, par ses lois de comptabilité et d’échange ramène tous les frais généraux de la société, autrement dire toutes les taxes de l’État, à une forme unique, l’impôt sur la consommation, et le fait acquitter par la masse, ce qui en fait une capitation.

Si les fortunes étaient et pouvaient demeurer égales, il est clair que l’impôt, quand même il prendrait les formes les plus hétéroclites, étant toujours reporté par les producteurs dans les frais généraux de leurs produits, et payé par tout le monde, serait égal.

Si la liberté industrielle, au lieu d’engrener ses opérations, agissait en chaque famille séparément, à peu près comme dans une tribu de nomades où chaque famille faisant exactement les mêmes choses n’a pas à se concerter avec les autres, l’impôt serait encore égal, et dans le cas où les fortunes seraient de degrés différents, il resterait proportionnel.

Enfin si l’impôt était payé par chacun en nature de services ou de produits, on ne pourrait jamais dire, quelque inégalité qu’il y eût dans l’impôt, qu’en définitive il est acquitté par la masse, que par conséquent, il se réduit à une capitation. Il serait acquitté par chacun séparément au prorata de ses facultés.

Ce sont les conditions de la société, c’est la liberté, c’est le mouvement économique et sa loi, qui ont fait l’impôt tel que nous le voyons aujourd’hui : ce qui emporte cette conséquence que, pour corriger, redresser, rectifier l’impôt et le ramener à justice, il faut ou changer l’état économique de la société, ou enrayer la Liberté et faire que les lois économiques soient autres que ce qu’elles sont, ce qui revient à dire qu’il faut que 2 et 2 ne fassent plus 4, mais 3 ou 5, à volonté.

Quel parti prendre ? Quelle alternative choisir ? C’est ce que je me permettrai d’examiner quand nous voudrons conclure ; mais ce n’est pas du tout, il faut le dire, ce que se demandent les progressistes. Les partisans de l’impôt progressif ne paraissent pas même soupçonner à quoi tient cette iniquité de l’impôt qui à bon droit les scandalise ; sans regarder ni en avant ni en arrière, ils refont les taxes, répartissent l’impôt, réforment le fisc, comme s’il n’existait ni une tradition sociale qui les contredit, ni une Liberté qui se joue de leurs manœuvres, ni des lois qui président à la production, à la circulation et à la consommation de la richesse.

Venons au fait.

L’impôt progressif prétend taxer, soit les revenus, soit la fortune des particuliers, non plus suivant un quantum pour 100 uniforme, mais d’après une échelle mobile, croissant en raison des facultés. Il y a longtemps que pour ma part j’ai fait la critique de ce système : qu’on me permette de rappeler ici quelques-unes des considérations qui, dès 1845, me le faisaient rejeter.

« Soit que l’impôt doive être établi sur le capital, soit qu’il frappe le produit, il arrivera toujours que le montant de l’impôt sera compté dans les frais de production, et alors de deux choses l’une : ou le produit, malgré l’augmentation de la valeur vénale, sera acheté par le consommateur, et par conséquent le producteur sera déchargé de la taxe, ou bien ledit produit sera trouvé trop cher, le public n’en voudra pas, et le propriétaire sera forcé de renoncer à la production. C’est ainsi qu’un droit de mutation trop élevé arrête la circulation des immeubles et rend les fonds moins productifs, en s’opposant à ce qu’ils changent de main. Annuler la propriété dans les mains du propriétaire, tel serait le but de l’impôt progressif : il y aurait plus de franchise à reprendre la propriété. Mais comment un gouvernement de liberté oserait-il avouer qu’au delà de telle somme il est défendu de posséder, d’acquérir ou de réaliser des bénéfices ; qu’entre la propriété et l’impôt il y a contradiction ?

« D’ailleurs, la supposition d’un impôt progressif ayant pour base soit le capital, soit le produit, est parfaitement absurde. Comment concevoir que le même numéro de coton filé soit frappé d’un impôt de 2 pour 100, ad valorem, chez un manufacturier dont la mécanique serait de 50,000 broches, et de 4 pour 100 chez un autre dont la manufacture en aurait 100,000 ? Comment le gros capitaliste payerait-il au fisc 1, 2, 3 pour 100 sur ses capitaux, tandis que le petit capitaliste serait taxé à 1/2 pour 100 ? Comment concilier avec ce système de taxes la loi qui défend l’usure ? Le montant de la taxe serait-il compté en dedans ou en dehors de l’intérêt ? Comment, plus un pays aurait besoin de capitaux, plus le fisc, par sa taxation progressive, les rendrait-il inabordables ?

« Reste pour la progressivité une dernière ressource, c’est de la faire porter sur le revenu net, de quelque manière qu’il soit formé. Par exemple, un revenu de 1,000 fr. payerait 10 pour 100 ; un revenu de 2,000 fr., 11 pour 100 ; un revenu de 3,000 fr., 12 pour 100 ; un revenu de 4,000 fr., 13 pour 100. Laissons de côté les mille difficultés et vexations du recensement, source d’innombrables passe-droits ; supposons l’opération aussi facile qu’on le voudra. Eh bien ! voilà précisément le système que j’accuse tout à la fois d’hypocrisie, de contradiction et d’injustice.

« Je dis d’abord que ce système est une pure hypocrisie, une lâche et honteuse transaction, parce qu’à moins d’enlever au riche la portion entière de revenu qui dépasse la moyenne proportionnelle, déduction faite de la moyenne de l’impôt, la progression ne changera pas de direction ; elle ne se retournera pas contre le riche, elle se réduira à un léger adoucissement en faveur du pauvre. Je m’explique.

« Supposons, comme nous l’avons fait précédemment, la moyenne annuelle du produit pour toute la France à 1,000 fr, par chaque famille de quatre personnes. La population étant de 36 millions d’âmes, le produit national de 9 milliards, l’impôt seulement du huitième, ce serait pour chaque famille moyenne jouissant d’un revenu moyen de 1,000 fr., une cote moyenne à payer de 125 fr.

« Il s’agit sur cette donnée d’établir une progression.

« Or, remarquez ceci : l’intention des progressistes n’est pas, elle n’a jamais été de frapper la classe aisée de manière à lui faire perdre l’avantage de la fortune, mais seulement, comme le dit avec une extrême discrétion Adam Smith, de lui faire rendre quelque chose de plus que ce qu’exigerait la loi de la proportionnalité, et d’alléger d’autant le fardeau du peuple. »

Ainsi, dans l’hypothèse que nous venons de faire, d’une population de 36 millions d’habitants, d’une production collective de 9 milliards, d’un impôt du huitième de la production ; la cote moyenne normale, pour un revenu moyen de 1,000 fr., étant de 125 fr., soit 12.55 pour 100, le contribuable dont le revenu serait de 10,000 payerait 13.5 pour 100 ; à 20,000 fr., 14.5 ; à 30,000 fr., 15.5 ; à 40,000 fr., 16.5 ; à 50,000 fr., 17.5 pour 100, etc. La proportion à payer au fisc s’élevant de 1 pour 100 par chaque 10,000 fr. de revenu, le millionnaire jouissant de 100,000 fr. de revenu, et qui, d’après la loi de proportionnalité, ne devrait que 12,500 fr. de contribution, en vertu de la progression payerait 22,500 fr.

En suivant ce raisonnement, le citoyen chef de famille dont le revenu serait inférieur à 1,000 fr. devrait être taxé à raison de moins de 12.5 pour 100 ; mais ici l’influence de la progression devient presque insensible, puisque, si pour 1,000 fr. de revenu il est dû 12.5 pour 100 à l’impôt, et pour 10, 000 fr. 13.5, la progression s’élevant ou s’abaissant de 1 pour 100 pour chaque 10,000 fr. de revenu, il devra être payé pour un revenu de 900 fr., 12.04 ; pour un revenu de 800 fr., 12.03 ; pour un revenu de 700 fr., 12.02, la progression s’élevant ou s’abaissant d’un centième pour 100 par chaque 100 fr. de revenu.

Quel serait maintenant le résultat de cette combinaison ?

Pour le millionnaire jouissant de 100,000 fr. de revenu, d’être surtaxé de 10,000 fr., ce qui ne ferait pas grand tort à son luxe, puisqu’il lui resterait net 77,500 fr.

Pour le pauvre jouissant de 900 fr. de revenu, à qui l’impôt proportionnel impose une taxe de 112 fr. 50 c. par an, la progression lui procurerait une diminution de 9 cent. ; pour 800 fr. de revenu, 16 cent. ; pour 700 fr., 21 cent. En sorte que le déficit du premier, au lieu d’être de 87 fr. 50, ne serait plus que de 87 fr. 41 ; le déficit du second, qui est de 175 fr., ne serait plus que de 174 fr. 84 ; le déficit du troisième, que nous avons trouvé de 262 fr. 50, ne serait plus que de 262 fr. 29.

Une fraise, comme dit le peuple, jetée à la gueule du loup ! Vaut-il la peine de bouleverser les lois, les idées, les principes, de créer des catégories pour un si minime, un si misérable résultat ?

N’est-il pas évident que l’impôt, bien qu’il aille de plus en plus vite pour le riche, de plus en plus lentement pour le pauvre, tourne néanmoins toujours dans le même sens, toujours à rebours de l’égalité et conséquemment de la justice ? Rien n’est changé dans l’esprit de la législation fiscale : C’est toujours, comme dit le proverbe, au pauvre que va la besace, toujours le riche qui est l’objet de la sollicitude du pouvoir. Et voilà pourquoi l’impôt dit progressif, capable tout au plus d’alimenter le bavardage des philanthropes et de faire hurler la démagogie, manque également de sincérité et de valeur scientifique.

On me dira sans doute que, dans l’exemple que je viens de présenter, la progression est trop faible, que rien ne serait plus aisé que de la rendre plus rapide, et partant plus efficace.

Sans doute rien ne serait plus facile ; mais la question n’est pas de savoir comment, à l’aide d’une échelle de progression, on aura le plus tôt fait de ruiner les riches en ne demandant rien aux pauvres ; elle consiste, dans le régime actuel, à trouver un système d’impôts qui, s’adressant de préférence à la richesse, respectant la médiocrité, à plus forte raison l’indigence, laisse subsister néanmoins les rapports sociaux, qui sont, comme nous l’avons dit, des rapports d’inégalité.

Or c’est justement en cela que consiste l’illusion.

Que répondrait le droit, en effet, que répondrait l’arithmétique, si, dans cette question de l’impôt progressif, l’on devait prendre au sérieux la pensée qui l’a inspiré ?

Leur réponse, on va l’entendre.

Étant donnée une population de 36 millions d’âmes, divisée en 9 millions de familles composées chacune de quatre personnes, le produit moyen par famille étant par hypothèse 1,000 fr., dont 125 pour l’impôt, il s’ensuit :

Qu’il est dû à l’État 125 fr. d’impôt pour chaque 1,000 fr. de revenu ;

Que là où le revenu n’atteint pas 1,000 fr. l’impôt n’est dû qu’à la concurrence du revenu moyen défalqué de l’impôt, lequel revenu est par famille de 875 fr. ;

Qu’à 875 fr. de revenu et au-dessous il ne peut être rien réclamé par le fisc ;

Que loin de là il y aurait lieu pour l’État de parfaire, en faveur des familles pauvres, la somme de 875 fr., s’il était prouvé que le déficit ne provient pas de leur faute : c’est d’après ce principe qu’a été établie dans certains pays une taxe des pauvres ;

Qu’en conséquence l’impôt ne devant plus s’adresser qu’aux riches, c’est-à-dire à ceux dont le revenu moyen par famille excède 1000 fr., et cet impôt, voté par les représentants de la nation, étant de 125 fr. par famille, la progression doit être calculée de manière à ne leur laisser à tous, quelle que soit leur fortune, qu’un revenu de 875 fr.

Voilà où conduit le principe de l’impôt progressif, appliqué avec sincérité et bonne foi. C’est la désorganisation de la société par l’impôt, la plus brutale qui se puisse imaginer, et sans le moindre élément, sans la plus petite étincelle de réorganisation. Est-ce là ce qu’on demande ? Évidemment non. Personne parmi ceux qui proposent l’impôt progressif ne songe à opérer un semblable nivellement, personne n’aurait le courage de faire mal aux propriétaires. Dans une brochure sur les Impôts dans le canton de Vaud, signée Jacques Philippon, 1860, je lis qu’il a été question d’établir un système de progression, d’après lequel le taux de l’impôt étant de 1 pour mille à mille fr., serait de 2 pour mille à un million, et de 3 pour mille à un milliard. La progression frapperait à la fois le capital, le revenu mobilier et les héritages, et cela sans préjudice, bien entendu, des autres sortes d’impôts. Il en résulterait qu’un millionnaire devrait au fisc, en sus de la cote ordinaire établie sur le principe de la proportionnalité :

2 pour 100 sur son capital, soit pour un million. 2,000 fr.
2 pour 100 sur son revenu mobilier, soit pour
un revenu de 25,000 fr. en rentes publiques ou placements sur hypothèque
500
pour ses héritages, s’il venait à hériter d’un autre million 2,000
--------
______________________ Total. 4,500 fr.

C’est une satisfaction sans doute à la démocratie, dont les votes, en Suisse comme dans plusieurs autres pays, sont la loi de l’État, que ces 4,500 fr. arrachés à un personnage deux fois et demie millionnaire. Mais est-il clair, d’après cet exemple, qu’on ne veut réellement pas faire mal à la richesse, et que ceux qui parlent de l’impôt progressif ne s’en servent que comme d’un joujou fiscal ? On parlait d’équité, de justice, de morale, et nous aboutissons à une aumône. Avais-je tort de m’écrier : Hypocrisie ?

Le système de l’impôt progressif n’est pas seulement hypocrite, il est contradictoire.

Donner et retenir ne vaut, disent les jurisconsultes. Pourquoi, au lieu de ces répétitions progressives, je suppose qu’on applique le système pour tout de bon, ne pas décréter tout de suite la loi agraire ? Pourquoi mettre dans la constitution que « les droits de l’homme et du citoyen sont la liberté, la sûreté, la propriété ; qu’en conséquence, chacun jouit de ses revenus, dispose librement du fruit de son travail et de son industrie, » lorsque, par le fait de l’impôt, ou par sa tendance, cette permission n’est accordée que jusqu’à concurrence d’un revenu de 875 fr. pour quatre personnes ? Le législateur, en nous confirmant dans nos possessions, en établissant la liberté du commerce et de l’industrie, a voulu favoriser la production, entretenir le feu sacré du travail. La constitution sociale est-elle changée ? Qu’on le dise ! On ne peut pas, après nous avoir déclarés libres, après nous avoir invités à travailler, nous garantissant la propriété et la disposition de notre produit, nous imposer des conditions de vente, de louage et d’échange qui annulent notre initiative, et se résolvent en une confiscation des fruits de notre industrie et de nos héritages.

« Un homme possède, en inscriptions sur l’État, 50,000 liv. de rente. L’impôt, à l’aide d’une progression énergique, lui enlève 50 pour 100, soit 25,000 fr. À ce compte, il lui serait plus avantageux de retirer son capital, un million, et de manger le fonds à la place du revenu. Donc, il demande le remboursement. Mais l’État ne peut être tenu de rembourser ; s’il consentait le rachat, ce serait en raison du revenu net. En sorte qu’une inscription de rente de 50,000 fr. n’en vaudra plus que 25,000, à moins que le rentier ne la divise en 50 lots, auquel cas il en retirera le double. De même une terre produisant 30,000 fr. de fermages, si l’impôt s’attribue le tiers du revenu, perd ipso facto le tiers de sa valeur. Mais que le propriétaire divise ce domaine en mille lots et le mette aux enchères, la terreur du fisc n’arrêtant plus les acquéreurs, il pourra sauver l’intégrité de sa fortune. Si bien qu’avec l’impôt progressif, les immeubles ne suivent plus la loi de l’offre et de la demande, ne s’estiment pas d’après leur valeur réelle, mais en raison inverse de leur étendue. La conséquence sera que les grands capitaux seront dépréciés et la médiocrité de fortune dotée d’un privilége ; les grands propriétaires réaliseront à la hâte, parce qu’il vaudra mieux pour eux manger leurs fonds que d’en faire cadeau au fisc ; les grands capitalistes émigreront, ou bien se dissimuleront, feront de petits prêts et de grosses usures ; toute grande entreprise sera interdite, toute fortune apparente poursuivie, tout capital dépassant le chiffre marqué par la progression proscrit. La richesse refoulée se recueillera et ne sortira plus qu’en contrebande, et le travail, comme un homme attaché à un cadavre, embrassera la misère dans un accouplement sans fin. »

L’impôt progressif, je raisonne toujours dans l’hypothèse d’une application sérieuse, efficace de la progression, serait pour la société un suicide. En cela surtout consiste son iniquité. Un industriel découvre un procédé au moyen duquel, économisant 25 pour 100 sur les frais ordinaires de production dans sa partie, il parvient à se faire 25,000 fr. par an de bénéfice. Nous touchons ici à la question vitale de notre époque, le progrès industriel, et la garantie à l’inventeur de la propriété et du bénéfice de son invention. Le fisc, en vertu de la loi de progressivité de l’impôt, demandera à cet inventeur 10,000 fr. L’entrepreneur sera donc obligé de relever ses prix, puisque son procédé, au lieu d’une économie de 25 pour 100, n’en procure réellement qu’une de 15. N’est-ce pas comme si le fisc empêchait le bon marché ? Ou bien le même entrepreneur, pressé par la concurrence, supportera la différence : n’est-ce pas alors comme si le bénéfice de l’invention était détruit ? (R)

« Ainsi l’impôt progressif se résout, quoi qu’on fasse, en une défense de produire, en une confiscation, à moins que ce ne soit, pour le peuple, en une mystification. Ce serait l’arbitraire, sans limite et sans frein, donné au Pouvoir sur tout ce que le Droit moderne a affranchi des atteintes du pouvoir, — la liberté, le travail, l’industrie, l’invention, l’échange, la propriété, le crédit, l’épargne, si ce n’était la plus folle et la plus indigne des jongleries. » (Systèmes des contradictions économiques, chap. vii.)

Passons à un autre.


§ 2. — DE L’IMPÔT SUR LE CAPITAL.


Dégoûtés de la progression autant que de la multiplicité, quelques-uns ont proposé, par manière d’amendement, l’impôt unique, mais proportionnel, sur le capital. Première retraite devant l’utopie. Par la publicité que M. Émile de Girardin a donnée à ce système, par la notoriété et l’ardeur de sa polémique, on peut dire presque qu’il a fait l’idée sienne. De grands éloges lui ont été décernés : je l’ai loué moi-même, en autres lieux et dans d’autres temps. Aujourd’hui, je me prononce définitivement contre son idée : MM. les juges du concours apprécieront mes motifs.

« L’impôt sur le capital, dit M. de Girardin, c’est l’impôt sur le net, — (non pas sur le revenu net, entendons-nous, mais sur le capital net, c’est-à-dire réellement possédé par le titulaire, déduction faite du passif et de l’hypothèque) ; — c’est l’impôt sur l’excédant du salaire, après déduction du nécessaire ; c’est l’impôt sur la chose, à l’exclusion de tout impôt sur la personne ; c’est l’impôt proportionnel à la valeur, l’impôt ad valorem, à l’exclusion de tout impôt spécial et multiple ; c’est l’impôt indirect, non sur la consommation et le salaire, mais sur la rente et l’hypothèque ; c’est l’impôt unique au lieu de l’impôt inique ; c’est enfin l’impôt ayant acquis la précision et la justesse de la balance ! »

L’annonce est séduisante : les mots de salaire affranchi ne pouvaient manquer de concilier à l’auteur, et tout d’abord, une certaine popularité. La mise en œuvre répond au programme : « La quotité du capital de chaque citoyen est attestée par sa propre déclaration. Si le fisc suspecte la sincérité de la déclaration, il peut user du droit de préemption, c’est-à-dire s’emparer de la propriété en remboursant le propriétaire de la somme par lui formulée comme expression sincère de sa fortune. »

On peut, à l’occasion, goûter ce moyen révolutionnaire. Mais il s’agit de doctrine, de vérité scientifique, supérieure à toutes les agitations et accidents du monde politique, et je l’avoue, je n’aime pas, en général, cette mainmise de l’État sur les valeurs que leur nature assigne à la possession privée. Je crois découvrir là une tendance au communisme gouvernemental, et je le déclare plus haut que jamais, je préfère, dussé-je n’en posséder jamais un atome, la propriété aux mains des citoyens qu’à celles de l’État. En cela je reste fidèle aux principes fondamentaux, qui du reste ont toujours été les miens, aux principes de 89.

Cette réserve exprimée, je commence par reconnaître que le système de M. de Girardin peut revendiquer en sa faveur, dans une certaine mesure, l’autorité des précédents. « A Athènes, selon M. de Parieu, il existait un impôt, l’eisphora, assez semblable à celui dont M. de Girardin s’est fait le promoteur.

« La propriété, tant mobilière qu’immobilière, de chaque citoyen était évaluée en argent. Une portion de cette fortune, qui s’élevait au 5e seulement pour la catégorie la plus riche, et qui allait en décroissant suivant les diverses classes et dans des proportions qui nous sont restées inconnues, constituait le cens ou capital imposable. C’est sur cette valeur que l’impôt était assis dans une proportion simultanément uniforme, mais variable suivant les temps et les divers besoins de l’État. Il semble du reste qu’on en usa toujours comme d’une mesure extraordinaire, et environnée de quelques répugnances.

« Cet impôt offrait, dans les moyens de contrôle dont il était environné, quelques particularités empreintes d’une âpreté étrange pour nos mœurs modernes.

« Les particuliers faisaient eux-mêmes, pour l’établissement du cadastre, des déclarations soumises à vérification. Il paraît que, dans l’origine, la vanité portait plutôt les citoyens à enfler qu’à réduire ces renseignements sur leur fortune ; plus tard, au contraire, ils les réduisaient à l’envi. Pour combattre la fraude, on eut alors recours aux moyens suivants, dont on ne saurait nier l’énergie. Le contribuable inscrit dans une classe trop élevée relativement à celle dans laquelle un autre citoyen se trouvait rangé, fut investi du droit de rejeter sa taxe sur celui qu’il croyait plus capable de la supporter, ou de demander contre lui, au refus de cette substitution, l’échange de leurs biens respectifs, antidosis. Le citoyen contre lequel était dirigée une demande aussi grave, puisque l’échange embrassait même les actions civiles du patrimoine de chacun, avait le droit de la contester. La fortune des deux parties était soumise alors à une expertise comparée, apophansis, et si le résultat de cette opération tournait à l’avantage du réclamant, son adversaire n’échappait à l’échange forcé de ses propriétés qu’en assumant la taxe contestée.

« Il existait encore une autre garantie analogue contre les dissimulations relatives à l’impôt. Chacun avait le droit de dénoncer les biens retenus par un autre citoyen sous l’exemption de la taxe. La révélation, justifiée, transférait au dénonciateur, pour sa récompense, les trois quarts de la fortune qu’il avait fait connaître, sauf une partie correspondante d’impôt mise à sa charge ; mal fondée, elle entraînait contre lui mille drachmes d’amende. »

Dans le système de M. de Girardin, les citoyens ne sont pas appelés à cette dénonciation mutuelle, à cette chasse à la propriété les uns des autres. L’État exerce lui-même son droit de préemption ; le procédé est-il meilleur ? Naturellement, ce sont des fonctionnaires publics qui agissent au nom de l’État ; apporteront-ils à leur ministère toute la fermeté et l’impartialité requises ? N’y aura-t-il ni faveur ni passe-droit ? Combien ici la corruption est à craindre ! Et si, pour prévenir cette corruption, l’État assigne une récompense au dénonciateur ou à l’agent qui aura découvert la fraude, comme cela a lieu en matière de contrebande, voilà donc les citoyens devenus spoliateurs et dénonciateurs les uns des autres, voilà les agents du fisc transformés en corsaires du capital et de la propriété.

Rome aussi connut l’impôt sur le capital, d’après le même auteur.

« Nous rencontrons une institution analogue à l’eisphora dans les annales de la monarchie et de la république romaine. On avait exigé à Rome, sous les premiers rois, une contribution directe personnelle appelée tribut par tête. Cette imposition pesant d’une manière égale sur le riche et sur le pauvre était souvent écrasante pour ce dernier. Servius Tullius aperçut les inconvénients de ce système, en vigueur lors de son élévation, et il voulut y remédier. Pour arriver à cette fin, il créa l’institution du cens, en vertu de laquelle chaque citoyen fut assujéti à déclarer son nom, le nombre des individus composant sa famille, le nombre des esclaves et des animaux, la quantité d’or, d’argent et autres choses précieuses, ainsi que l’étendue du terrain qu’il possédait.

« Cette déclaration devait être accompagnée de l’évaluation des biens en argent. La bonne foi de la déclaration et de l’estimation était attestée par serment. Les renseignements recueillis étaient vérifiés à chaque lustre. Les citoyens qui ne se soumettaient pas au cens voyaient leurs biens confisqués ; ils étaient battus de verges et vendus à l’encan comme esclaves. Les fausses déclarations étaient punies de mort comme à Corinthe, où une pénalité pareille avait été établie relativement à des déclarations analogues, dans un système d’impôt auquel le comique Diphilus fait allusion, mais qui nous est resté inconnu. »

L’impôt sur le capital se rencontre aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, dans quelques cantons suisses. Les déclarations sont contrôlées quant à leur exactitude, ici par des conseils municipaux, là par des prud’hommes spéciaux, ailleurs par la publicité des rôles et l’expertise que chacun peut faire d’après cette publication. Les déclarations frauduleuses sont punies de l’amende et quelquefois de la prison…

Mon Dieu ! qui nous trouvera un système d’impôt dans lequel le citoyen ne soit pas placé entre sa conscience et son intérêt ? Qui nous délivrera de cette atrocité fiscale, où le contribuable est attaqué par l’impôt le pistolet sur la gorge ?

Dis-moi le chiffre de ta fortune, et si je trouve que tu mens, je t’exproprie !… N’avez-vous donc pas assez de votre cadastre, de votre enregistrement, de vos douaniers, de vos gabelous, de vos rats de cave ? Sommes-nous si éloignés du régime féodal, l’impôt est-il si modéré, si bien administré, la prospérité publique si grande, que tout citoyen doive tenir à honneur de témoigner contre lui-même et de rendre à l’impôt selon l’expression technique, tout ce que l’impôt peut exiger et que lui-même est capable de rendre ? Comment ne voit-on pas qu’en pareille matière c’est au fisc d’agir, d’inventorier, d’estimer, au citoyen de laisser faire, sauf à discuter la taxe qui lui est imposée et à défendre ses intérêts ?

Ces réflexions nous avertissent que l’impôt sur le capital, au moins quant aux mœurs, n’est pas un progrès. Ses procédés, dont les républiques d’Athènes et de Rome attestent la violence, sont du premier âge de la civilisation ; ils nous font souvenir, chose que n’a point relevée M. de Parieu, que l’impôt dans ces temps antiques était le privilége de la vile multitude, le sceau de l’esclavage ; qu’à ce titre il était en horreur aux riches et aux propriétaires, tous patriciens, affranchis par le droit de leur caste de tout impôt, à telles enseignes que, pour en tirer, dans le danger de la république, une modeste contribution, il ne fallait pas moins que la menace de confiscation et de mort. Nos réformateurs se croient en progrès, et à chaque instant nous les surprenons en flagrant délit d’anachronisme.

Suspect à la liberté et à la dignité du citoyen par ses formes comminatoires et ses exécutions sommaires, l’impôt sur le capital répond-il du moins aux conditions d’un impôt équitable, rationnel, tel enfin que le réclament d’un commun accord la justice et la science économique ?

Suivons pied à pied la pensée de M. de Girardin.

Dès le début de ce travail, en donnant, selon le droit nouveau et la notion moderne de l’État, la définition de l’impôt, nous avons eu occasion de constater le défaut de justesse, ou pour mieux dire la confusion des idées du célèbre publiciste. Il assimile l’impôt à l’assurance, qui plus est à une assurance forcée, ce qui est le renversement de toutes les notions de justice, de société, d’État, de gouvernement, de liberté, par suite la condamnation absolue du principe même de l’impôt. Partant d’une définition fausse, M. de Girardin pouvait-il arriver à une solution du problème ? Il suffit de formuler la question, pour faire surgir la réponse. L’impôt sur le capital, tel surtout que l’a conçu et organisé M. de Girardin, est une utopie comme toutes les autres espèces d’impôt. On peut en essayer, le généraliser, le faire servir à l’assurance, aux passe-ports, aux livrets, à tout ce que l’on voudra : on n’en fera pas sortir, pour la société, un atome de richesse ; pour les masses une ombre d’allégement ; pour la théorie des rapports entre le citoyen et l’État, le moindre rayon.

Et d’abord, l’idée d’imposer le capital est contraire au principe même de l’impôt. L’impôt est l’expression d’un échange entre le citoyen et l’État. C’est le prix payé par le premier au second, pour la quote-part de service qu’il en retire, service qui naturellement est proportionné au capital, mais dont le prix est acquitté par le produit.

Peut-être traitera-t-on cette observation de chicane. On dira que, par impôt sur le capital, M. de Girardin a voulu dire ce que nous disons nous-mêmes, une contribution proportionnée au capital, bien qu’elle doive être prise sur le revenu. À qui voudrait ainsi justifier le langage de M. de Girardin, il répondrait lui-même que c’est bien sur le capital qu’il a entendu asseoir son impôt, de quelque manière d’ailleurs que cet impôt dût être payé, attendu, d’un côté, que cet impôt est en même temps une prime d’assurance, ce qui implique qu’il est pris sur la chose assurée ; d’autre part, qu’en établissant l’impôt sur le capital il a voulu contraindre les capitalistes indolents à faire mieux valoir leurs capitaux, que l’impôt menace d’entamer sans cesse.

C’est donc bien réellement le capital, non le revenu ou produit, qu’a entendu taxer M. de Girardin. On voit comment les erreurs s’enchaînent les unes aux autres. L’impôt est une assurance ; l’impôt doit en conséquence être établi sur le capital. La cote est fixée pour chaque contribuable sur sa propre déclaration, à peine, en cas de mensonge, de préemption. Est-ce tout ?

L’impôt sur le capital a la prétention d’être unique. Cette unité n’existe que dans les mots, comme on verra tout à l’heure.

L’impôt sur le capital étant unique, à ce qu’assure M. de Girardin, est en même temps, et par cela même, égal et proportionnel. Ici j’arrête court M. de Girardin.

Le capital est un mot de la science, une expression abstraite dont on se sert en économie politique, pour désigner, à certain point de vue et d’une manière générale, les instruments de travail, les matières premières, et jusqu’aux objets de consommation nécessaires à la subsistance et à l’entretien des producteurs. Il y a donc le capital terre, le capital maison, le capital bétail, le capital outils et machines, le capital meubles, le capital subsistances, le capital matière première, minerais, coton, pierre, bois, etc., selon la nature de l’objet.

On appelle encore capitaux les produits qui, réalisés ou transformés en numéraire, ont été engagés dans une production nouvelle, ou qui s’offrent à la reproduction. C’est ainsi qu’on dit d’un capitaliste que ses capitaux sont placés dans une maison de commerce ; d’un autre, qu’ils sont engagés dans un chemin de fer, dans une mine, dans un canal, dans une entreprise agricole ; d’un autre, qu’il a placé ses fonds, ou capitaux, sur hypothèque ou sur l’État.

Au point de vue de la réalité, le capital n’existe pas.

L’impôt sur le capital sera donc, ni plus ni moins qu’auparavant, un impôt sur la terre, impôt foncier ; un impôt sur les instruments de travail, actuellement impôt des patentes, contribution locative, taxe de consommation, etc.

Toute la différence sera qu’au lieu de ces taxations diverses de nom, de détermination, d’assiette, de répartition, on ramènera toutes les variétés de capitaux à une expression commune, c’est-à-dire à une évaluation en numéraire, d’après laquelle sera imposée la contribution. Or, c’est ici qu’est l’illusion de M. de Girardin. Toutes ces variétés du capital sont-elles réellement, comme il le pense, réductibles, au point de vue de l’impôt, à un même dénominateur ? Non, mille fois non ; et la preuve, c’est que d’après les usages établis, usages qui ne font que traduire fidèlement la raison des choses, les capitaux, selon leur nature et leur emploi, sont d’un rendement tout différent. Leur productivité est fort inégale.

Ainsi les biens-fonds ne rapportent guère plus de 2 1/2 à 3 du cent ; les actions de chemins de fer produisent 5 environ ; le taux moyen des prêts commerciaux est de 6 ; l’intérêt légal de l’hypothèque est de 5 ; l’État est censé payer à ses créanciers 4 1/2 ; enfin, dans les entreprises aléatoires, le dividende peut varier à l’infini. Certaines compagnies d’assurances payent à leurs actionnaires jusqu’à 150 pour 100.

Nécessairement, dans un impôt sur le capital, il faudra tenir compte de ces inégalités, parce qu’autrement l’impôt serait injuste. Autre sera la proportion pour le capital terre, autre pour le capital maison, autre encore pour les actions des chemins de fer, les prêts sur hypothèque, les rentes sur l’État, les outils du travail, le cheptel du fermier, la clientèle de l’avocat et du médecin, le traitement du fonctionnaire. C’est-à-dire que, sous le nom d’impôt unique sur le capital, nous aurons la même variété d’impôts qu’auparavant : impôt foncier, impôt des patentes et des licences, contribution locative et mobilière, enfin impôt sur le revenu. Était-ce la peine, je le demande, de tant crier à la simplification pour aboutir à un pareil bouleversement ; d’annoncer à cor et à cri l’impôt unique, pour retomber immédiatement, niaisement, dans l’impôt multiple ?

M. de Girardin, il faut en convenir, paraît avoir aperçu la difficulté. Mais loin de chercher à la résoudre, il s’en fait un nouveau moyen d’action, dans ce système à toutes fins, à tous crins, qu’il lui a plu de baptiser du nom d’impôt sur le capital.

« Pour base de l’impôt, » s’écrie-t-il, « prenez le capital, c’est-à-dire la richesse accumulée, agrégée et agglomérée : aussitôt le capital qui ne circulait pas circule ; le capital qui dormait se réveille ; le capital qui travaillait redouble d’efforts et stimule le crédit. Le capital ne peut plus rester un seul instant oisif et improductif, sous peine d’être entamé, il est condamné à l’activité forcée. Le capital qui est timide s’enhardit, car l’impôt sur le capital étant le même, soit qu’il produise 3 pour 100, soit qu’il produise 6 pour 100 d’intérêt, le capital, par la première de toutes les lois naturelles, la loi de conservation, s’applique aussitôt à rechercher sans relâche l’intérêt le plus élevé que lui permettra de trouver la concurrence des capitaux aux prises avec l’émulation des efforts, se stimulant l’un l’autre. »

Voici donc l’impôt sur le capital d’abord fait assurance, puis devenu par une seconde incarnation impôt coercitif. Grâce à lui le capital ne se cachera plus ; il n’arguera plus du défaut de confiance ; bon gré, mal gré, il faudra bien qu’il s’engage, qu’il se démène, qu’il alimente les travailleurs et qu’il pousse de plus en plus à la production. Quelle machine révolutionnaire ! Je ne donnerais pas trois ans à la société la mieux assortie de capitaux, la plus fortement consolidée dans son économie, pour être sur les dents et à bout de ressources. Ce qui étonne, c’est que M. de Girardin qui avait offert, avec assez d’à-propos, son impôt sur le capital à la République de février, ait eu le courage de le porter, en 1860, à la République vaudoise.

L’erreur de M. de Girardin est de croire que l’inégalité de revenu des capitaux est un fait de pur arbitraire, un fait irrégulier, qu’il dépend de l’intelligence et de la volonté du capitaliste de rectifier. — Pourquoi, se disait-il, les capitaux fonciers ne produiraient-ils pas autant que les capitaux industriels ? — Ils ont pour eux la sécurité, répondiez-vous. — Mais, répliquait M. de Girardin, l’impôt sur le capital est en même temps une assurance ; et quand le gouvernement, qui lève cet impôt forcé, garantit la vie, la liberté, la propriété du contribuable, il garantit également la rente sur l’État, sauf remboursement ; il garantit les actions et obligations de chemins de fer, sauf son droit de rachat, avec juste et préalable indemnité. Donc, puisque tous les capitaux sont garantis, que la terre n’offre pas plus de sécurité que le commerce et l’industrie, que d’ailleurs il est notoire que d’immenses progrès restent à opérer en agriculture, pourquoi, encore une fois, le capital terre ne produirait-il pas autant que les autres, ou, ce qui revient au même, pourquoi la rente foncière se vendrait-elle plus cher ? Établissez la concurrence, établissez l’impôt sur le capital, et vous verrez !

Ainsi, l’uniformité de taxe sur les capitaux, quelle que soit leur productivité, est présentée par M. de Girardin comme le châtiment de ce qu’il nomme le capital passif. M. de Girardin, qui a pris pour devise la Liberté, apparaît sans cesse comme l’homme de la contrainte, de l’absolutisme. Il veut l’assurance forcée, le travail forcé, la haute main de l’État dans toutes les choses du travail, de l’échange, de l’économie ; il veut, enfin, rétablir la subordination de la Liberté à l’État, subordination qui est le caractère fondamental du droit divin, et contre laquelle a été faite la révolution de 89. M. de Girardin est avant tout un homme de gouvernement. « Je ferai plus, disait-il à un philosophe de ma connaissance, avec une heure de gouvernement, que vous en dix ans avec vos idées. » Il n’est pas seul de son opinion, hélas ! Ce n’est pas d’hier que la France, hostile aux idéologues, s’est livrée corps et âme au gouvernementalisme.

D’un mot, je renverse tout cet échafaudage. La vraie propriété est celle du sol ; c’est par elle que l’homme est véritablement libre, assuré et souverain. Et cette sécurité du propriétaire ne vient pas, comme on le suppose, de la garantie du gouvernement, elle est d’un autre ordre : c’est la sécurité économique que donne un capital assis sur les fondements de l’univers, consolidé dans le globe que nous habitons, et aussi imperdable que lui. Voilà ce qui fait que la propriété foncière, ou sa rente, coûte plus cher que toute autre rente ou propriété ; ce qui fait que la rente sur l’État, qui en est une imitation, puisqu’elle repose sur la garantie nationale, vient immédiatement après, pourvu toutefois que l’État soit tranquille, à l’abri des révolutions et des guerres, surtout pas trop chargé de dettes.

Ce qui prouve la justesse de cette observation, c’est l’obstination du capital accumulé par les bénéfices commerciaux et industriels à se convertir en capital foncier, malgré une diminution des deux cinquièmes et souvent de la moitié du revenu, malgré la concurrence que fait à ces amoureux de la terre l’ouvrier agricole qui, lui, cherche dans le sol qu’il cultive de ses propres mains bien moins une rente qu’un outil et la liberté.

Le principe de M. de Girardin eût-il donc pour effet, comme il est à présumer, d’éloigner des achats de terrain le capital passif, ou de simple placement, la concurrence des acquéreurs actifs suffirait à maintenir le haut prix des biens-fonds : or, admirez ici la moralité de l’impôt sur le capital. Il arriverait justement alors que ce serait le laboureur-propriétaire, l’homme de travail, celui qui du bout de l’année à l’autre incorpore à la terre sa sueur et son sang, qui, pour obtenir ce privilége de petite propriété, consent à payer cher et à faire tous les sacrifices, ce serait celui-là qui serait châtié par le fisc pour sa nonchalance, son inaction et son impéritie.

Mais qui ne voit que l’impôt sur le capital, qui se vante d’exonérer le travail et le salaire, réunirait au plus haut degré les inconvénients que nous avons signalés dans les différentes espèces d’impôts ? Qu’on taxe à 1 p. 100 les prêts hypothécaires ou chirographaires, le fisc atteindra sans nul doute ceux qui sont déjà consentis ; mais, à dater de la promulgation de la loi fiscale, le prêteur tiendra compte, dans la stipulation de ses intérêts, de l’impôt dû à l’État, et ce sera l’emprunteur, forcé de subir les conditions du capitaliste, qui supportera la charge : sa connivence ne fera même pas défaut pour éluder la loi. Établirez-vous de nouvelles peines contre la fraude ? Poursuivrez-vous les capitalistes récalcitrants ? Ils émigreront avec leurs capitaux. Alors pour être conséquent avec vous-même, vous ferez comme Law, vous contraindrez les capitalistes, vous condamnerez aux galères les émigrants : autant vaut déclarer tout de suite la communauté universelle.

Pareillement imposez à 1 p. 100 les effets publics ; et tout aussitôt, dans les transactions boursières comme dans les mutations d’immeubles, les échangistes déduiront du prix des titres la part du Trésor. L’impôt sur le capital aboutit à une diminution du capital.

Enfin, et c’est ici le comble, les propriétaires, cultivateurs, manufacturiers, fabricants, négociants, tous ceux qui exploitent le capital et le font produire, ne manqueront pas de faire entrer l’impôt dans leur prix de revient ; en sorte que le capitaliste, après avoir été vexé de toutes les manières par l’État, se vengera en faisant retomber sur la masse l’impôt qui l’afflige. Tandis qu’aujourd’hui l’impôt foncier se défalque purement et simplement de la rente, selon la judicieuse remarque de M. Passy, conséquemment n’affecte pas directement le prix des denrées, la terre une fois capitalisée, l’agriculture industrialisée, le montant de l’impôt devra être compté dans le prix des grains, des bestiaux, etc. Ce sera plus que jamais le pauvre qui payera l’impôt, en raison directe de son travail et inverse de son revenu. Demandez un milliard cinq cent millions à l’impôt sur le capital, au lieu de 400 millions à la terre, 60 aux patentes, 200 à l’octroi, 800 aux droits réunis, et vous avez toujours le pain à 40 centimes le kilogramme, le vin à 1 franc le litre, la viande à 80 centimes la livre, le logement à la discrétion du propriétaire. Mystification de la plèbe, partout et toujours.

Quiconque connaît M. de Girardin comprendra la séduction de cet éminent esprit. On était en 1849, au sortir d’une commotion effroyable, au début d’un nouveau pouvoir dont il semblait qu’on ne pût attendre que l’une ou l’autre de ces deux choses, la perte de la société, s’il restait fidèle à son contrat, la perte de la liberté, s’il entreprenait de sauver la société même. Le problème était de sauver à la fois et la République et la propriété, de consolider la première par la garantie de la seconde. M. de Girardin, il l’a prouvé par toute sa vie, est l’ennemi des révolutions et des coups de main ; il se croit en même temps l’homme des situations désespérées. Il s’agissait de ranimer le travail, de rétablir la circulation, de lancer les affaires, de rendre au peuple l’espérance, au bourgeois la confiance, à tous la patience ; il s’agissait surtout d’entrer dans cette voie scabreuse des réformes économiques, dont la Révolution de février avait donné le signal. M. de Girardin proposa son impôt sur le capital. Il ne voulait pas, il ne pouvait vouloir de l’impôt sur le revenu, qui eût été une déclaration de guerre trop directe à la classe aisée, alors réactionnaire, et à ses priviléges. Il eût voulu bien moins encore, et pour les mêmes raisons, de l’impôt progressif. Avec une démagogie ardente, l’impôt progressif pouvait arriver du premier pas à l’exhaustion totale de la rente. M. de Girardin prit donc un moyen terme : à son projet d’impôt sur le capital il joignit, selon les habitudes de son esprit simplificateur ou plutôt complicateur, une foule d’accessoires qui en faisaient une machine fiscale, policière, économique, vraiment ingénieuse. Nul doute que dans ce dédale M. de Girardin, capitaliste lui-même, n’eût su fort bien retrouver son compte. L’habileté du spéculateur faisant illusion au publiciste, son système d’impôt sur le capital lui parut d’une vérité, d’une certitude incomparable. Le congrès tenu à Lausanne, et dont l’idée de M. de Girardin a fait en grande partie les frais, a pu juger par lui-même combien grande était la foi de l’auteur en son idée. Appliqué comme le demandait M. de Girardin, l’impôt sur le capital eût déterminé une crise profonde, universelle, et, j’aime à le croire, salutaire. La société gravitant vers un nouveau césarisme, tout ce qui pouvait changer l’axe de rotation et de révolution devenait un moyen de délivrance. Il y aurait eu des ruines, d’innombrables déplacements de fortunes, des catastrophes industrielles, financières et commerciales ; qu’est-ce que cela, auprès du déficit continu, de la stagnation permanente, de l’angoisse sans fin, de la suspension des libertés ? Les sinistres de la richesse sont les plus aisés à réparer. Sous ce rapport, j’ai pu donner une approbation de circonstance à l’impôt sur le capital ; mais jamais je n’ai pensé qu’il pût se perpétuer comme une institution régulière, avouée par l’Économie politique et par l’histoire. La théorie du crédit et de la circulation que je proposais à la même époque en est la preuve. En tout cas, je me serais abusé moi-même : MM. les juges du concours apprécieront les motifs de ma présente et très-positive opinion.


§ 3. — IMPÔT SUR LE REVENU.


Puisque en définitive l’État, comme les citoyens, vit de produits, non de capitaux, et puisque tout impôt se résout en une taxe de consommation, les praticiens de l’impôt, les économistes et tous les faiseurs de projets se trouvent naturellement conduits à l’impôt sur le revenu. Ainsi les idées s’attirent les unes les autres, se transforment les unes dans les autres. Au fond rien ne change, mais chacun a le plaisir de prendre parti pour la forme qui lui agrée davantage : Trahit sua quemque voluptas.

L’impôt sur le revenu est de quatre espèces, qui toutes quatre peuvent donner lieu à autant de systèmes différents :

Impôt sur le revenu brut et impôt sur le revenu net ;

Impôt progressif sur le revenu, et impôt proportionnel sur le revenu.

Les critiques nombreuses et développées auxquelles nous nous sommes livrés nous permettent d’examiner très-rapidement ces nouvelles formes d’impôt.

L’impôt sur le revenu a, comme l’impôt foncier et l’impôt sur le capital, la sanction, l’expérience et l’approbation d’économistes aussi conservateurs que distingués, notamment de M. Passy, qui le proclame « le plus proportionnel, le mieux approprié aux facultés des contribuables, et par cela même celui qui répond le mieux aux prescriptions de l’équité. »

Il semble après cela que nous allions enfin avoir le mot de l’énigme. Écoutons.

L’impôt sur le revenu, suivant l’observation de M. Léon Faucher, est progressif à peu près dans tous les pays où il est établi. L’income-tax, votée en 1798 en Angleterre, frappait les revenus de 60 à 65 livres du faible prélèvement de 1/120. On peut s’en rapporter au fisc du soin de ménager le revenu ; ses progressions ne lui firent jamais grand mal. Le taux s’élevait ensuite suivant une série de proportions ascendantes de 5 en 5 livres, jusqu’aux fortunes de 200 livres (5,000 fr.) de rente et au-dessus, qui étaient frappées de 10 pour 100. Pourquoi la progression s’arrêtait-elle à 200 livres ?… Quant aux fermiers, leur revenu était estimé à forfait, en Angleterre aux 3/4, en Écosse à 1/2 de la rente. De 1808 à 1813 il exista dans le grand-duché de Bade un impôt sur le revenu net, échelonné de 1/2 à 6 pour 100. L’Einkommen-Steuer, dans le duché de Saxe-Weimar, classait les contribuables en 78 catégories comprenant les revenus depuis 15 thalers jusqu’à 10,000. En Prusse l’impôt sur le revenu classifié est simplement proportionnel. Dans le canton de Zurich, l’Erwerb-und Einkommen-Steuer frappe, aux termes de la loi du 24 juin 1832, les revenus supérieurs à 100 fr. suivant 17 classes échelonnées depuis 2 fr. pour les revenus de 100 à 200 fr., jusqu’à 200 fr. pour les revenus de 8,000 fr. et au-dessus. A Bâle-Ville, l’impôt est de 1 pour 100 pour les revenus au-dessus de 3,000 à 6,000, et de 3 pour 100 pour les revenus de 6,000. Toutes ces progressions sont d’une faiblesse extrême et s’arrêtent au bon moment : notez d’ailleurs que le principe de la progressivité n’est pas essentiellement lié à l’établissement de l’impôt sur le revenu. Quand cessera-t-on d’entretenir le public de ce bilboquet de la progression, qui n’a été imaginé que pour donner un vernis de philanthropie à l’impôt et ménager la pudeur des riches ? M. de Girardin n’est pas favorable à cette nature de taxe. C’est ici qu’il prend sa revanche.

« Lorsqu’on évalue le revenu de la France à dix ou douze milliards, dit-il, comment l’évalue-t-on ? En confondant le salaire, soit avec la rente, soit avec le profit, pour en composer le revenu, les nécessités avec les facultés. Taxer la rente et le profit comme 5, et le salaire comme 5, ainsi que cela aurait lieu si « l’impôt sur le revenu était adopté, autant vaut con « server l’impôt direct et progressif sur la consommation…

« L’impôt sur le revenu, c’est l’impôt sur le brut ; c’est l’impôt sur la personne subordonnée à la chose ; « c’est l’impôt sur le travail, le salaire et le nécessaire. « Ce qui est nécessaire à l’un, en raison même de la nature de son travail, n’est pas nécessaire à tel autre dont le travail est différent. Qui jugera, déterminera, appréciera le nécessaire ?

« L’impôt sur le revenu, sans détermination d’un minimum, ainsi qu’on l’a admis en Angleterre (3,250 fr.), c’est l’inégalité, c’est l’arbitraire, c’est l’exercice appliqué avec toutes ses vexations à l’immense nombre des salariés, qui ne gagnent tout juste que ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim. »

Ces observations sont de toute vérité, et l’on ne peut leur refuser son adhésion. En effet, tous les économistes qui ont parlé d’imposer le revenu ont eu en vue le revenu brut, ce qui permet de taxer tous les citoyens sans distinction. Aussi les objections des adversaires conservent toute leur force ; c’est toujours l’inégalité, ainsi que nous allons le démontrer.

Avec l’impôt sur le revenu brut, proportionnel ou progressif, n’importe (nous savons à quoi nous en tenir sur l’efficacité de la progression), l’homme qui a 1,200 fr. de revenu ou de salaire payerait par exemple 120 fr., le dixième ; celui qui jouit de 12,000 fr. de rente, payerait 1,200 fr., selon le principe de proportionnalité, ou bien, d’après une progression calculée avec la modération que nous avons vue, et que rend inévitable l’ordre économique, 1,440 francs, soit 12 pour 100. Dans l’un comme dans l’autre cas, le premier prend sur son nécessaire, tandis que le second touche seulement à son superflu sans l’épuiser, ce qui n’est ni humain ni juste. Essayerez-vous de faire marcher plus vite la progression ? Vous tombez dans les inconvénients anti-économiques et antisociaux que nous avons signalés en traitant de l’impôt progressif. Abandonnerez-vous la progression et fixerez-vous, dans l’intérêt du pauvre et du salarié, un minimum de revenu ? Mais alors le revenu net y passe tout entier : la rente foncière, les bénéfices du commerce et de l’industrie, les dividendes des compagnies, les rentes sur l’État, sont absorbés ; ceux qui payent l’impôt et ceux qui en vertu du minimum en sont exemptés, tout le monde se trouve au niveau. C’est ce que nous avons établi précédemment, à propos de l’impôt progressif, quand nous avons prouvé que la moyenne de produit par famille, impôt déduit, étant de 875 fr., si l’on prend ce chiffre de 875 fr. pour limite inférieure de la faculté contributive, tous les excédants de revenu passent à l’impôt.

Après une telle démonstration, il devient superflu de discuter l’impôt sur le revenu net. — Imposer le revenu net, à l’exclusion du travail et du salaire, comme cela paraît juste au premier coup d’œil, et, ne craignons pas de le dire, comme cela est incontestablement juste, c’est confisquer purement et simplement le revenu net. Le budget des dépenses établi, voté par les représentants de la nation, réserver un minimum franc d’impôt, c’est déclarer que, les revenus supérieurs au minimum devant seuls payer l’impôt, il n’y a de revenu net pour personne, il n’en existe que pour l’État. Pour qu’il restât quelque chose aux rentiers, capitalistes, propriétaires et bénéficiaires, sur lesquels la tendance générale est de rejeter l’impôt, il faudrait, dans l’hypothèse sur laquelle nous avons raisonné en faisant la critique de la proportionnalité, commencer par décréter que le minimum de revenu par famille de quatre personnes, réputé nécessaire, par conséquent inaccessible à l’impôt, sera, non pas de 875 fr., mais, par exemple, de 675 : opération qui, sur neuf millions de familles laissant chacune un disponible de 200 fr., formerait une somme de 1, 800 millions à partager entre lesdits rentiers, capitalistes, propriétaires et bénéficiaires, auxquels la charge de l’impôt serait censée incomber exclusivement.

Mais c’est encore là une de ces déclarations qu’un gouvernement ne fera jamais. Il est de ces vérités qui tueraient un État, le jour même où elles seraient par lui officiellement proclamées. Comment concevoir qu’une assemblée nationale, représentant le peuple souverain, s’en vienne dire à cette multitude de salariés, ses mandataires, qu’ils ont trop pour vivre de 875 fr. par famille ; qu’un minimum de 675 est suffisant, en autres termes qu’une consommation de 60 cent, par jour et par personne serait pour eux de la bombance, et que l’intérêt de la société, la morale publique, les exigences de l’impôt, par-dessus tout le bien-être et la dignité de cette classe précieuse des rentiers, capitalistes, propriétaires, entrepreneurs, etc., qui leur fournissent du travail, exigent qu’on réduise cette consommation moyenne, affranchie de toute taxe, de 60 cent, à 46, ce qui permettra de distribuer au million de familles aristocratiques un reliquat de 1,800 millions ?

Ce sont là de ces choses sur lesquelles tout gouvernement, à moins qu’il n’ait pour règle absolue la justice, pour but unique le bien-être et l’émancipation des classes travailleuses, est forcé de se taire et au besoin d’imposer le silence ; il y en a même sur lesquelles les plus honnêtes se croient obligés de mentir, ainsi qu’on l’a su pratiquer en tous pays depuis un temps immémorial.

En résumé, de quelque manière qu’on s’y prenne avec l’impôt sur le revenu, qu’on l’établisse sur le brut ou qu’on le mette sur le net ; qu’on fasse usage de la progression ou qu’on s’en tienne à la proportionnalité, on obtient zéro de résultat. C’est toujours sur la masse que l’impôt se trouve rejeté ; c’est toujours la consommation qui le paye, et parmi les consommateurs ce sont en général les productifs qui supportent la très-grande part de la charge. On peut varier la méthode, comme lorsqu’au lieu d’un octroi on établira une contribution locative, personnelle et mobilière ; ou bien, lorsqu’au lieu d’établir l’impôt sur la terre à l’aide d’un cadastre, on l’établira sur le capital à l’aide des déclarations et de l’enregistrement. La perception pourra devenir plus ou moins incommode, vexatoire et coûteuse ; en dernière analyse, l’inégalité des fortunes n’existant pas pour le fisc, qui ne connaît et ne peut connaître que des matières à imposer, non des propriétaires ; les fonctions industrielles étant solidaires, les valeurs en perpétuel mouvement, le montant des taxes rejeté par chacun dans le prix de son service ou de sa marchandise, l’impôt, par toutes ces causes, ne pouvant s’écarter de la proportionnalité qui est sa vraie loi, on verra toujours, après un certain nombre d’oscillations, les charges fiscales se répartir, à peu de chose près, comme si tous les contribuables étaient égaux en propriétés, en travail, en revenu, ce qui veut dire de la façon la plus inique qui se puisse imaginer.

Voilà de quoi il importerait que tous les citoyens dans les États libres fussent bien convaincus, avant de solliciter des réformes chimériques, qui ne sauraient, la plupart du temps, aboutir qu’à de grosses dépenses, à d’énormes perturbations, sans aucun profil pour l’État et sans le moindre allégement pour le peuple.


§ 4. — IMPÔT SUR LA RENTE FONCIÈRE.


On demandera peut-être si l’écrivain qui critique avec tant de force et les coutumes établies et les réformes proposées n’a jamais essayé de résoudre le problème et rêvé à son tour quelque petite réforme de l’impôt ?

Comme il est juste, après avoir confessé les autres, que je me confesse moi-même, je vais m’exécuter de bonne grâce. Je ne pense pas, dans ce que j’avais publié ou imaginé jusqu’au jour où m’est parvenu l’appel du conseil d’État de Lausanne, m’être approché de la vérité beaucoup plus que mes devanciers, mais je ne crois pas non plus être descendu aussi bas dans l’erreur. Puisqu’en fait d’impôt toute prétention à la justice est fatalement utopique, voici quelle fut un jour mon utopie.

Je dis mienne, et j’ai tort. L’idée première de l’impôt sur la rente foncière appartient aux physiocrates ; je n’ai fait que la présenter dans l’énergie de son principe et la rigueur de ses conséquences, avec une connaissance réfléchie du sujet, qui ne fut jamais ni dans l’esprit de Quesnay, ni dans la tête de l’Ami des hommes, le marquis de Mirabeau.

Tel était d’abord mon préambule : je le cite, parce qu’il va me servir de récapitulation.

« On n’a rien laissé à dire sur l’impôt. Toutes les combinaisons dont il est susceptible ont été essayées, proposées, discutées, et, quoi qu’on ait fait et qu’on ait dit, il est resté comme une énigme insoluble, où l’arbitraire, la contradiction et l’iniquité se croisent sans fin.

« L’impôt foncier agit sur l’agriculture comme le jeûne sur le sein de la nourrice ; c’est l’amaigrissement du nourrisson. Le gouvernement en est convaincu : mais, dit-il, il faut que je vive !

« L’impôt des portes et fenêtres est une taxe sur le soleil et l’air, que nous payons en affections pulmonaires, en scrofules, autant qu’avec notre argent. Le fisc n’en doute pas : mais, répète-t-il, il faut que je vive !

« L’impôt des patentes est un empêchement au travail, un gage donné au monopole.

« L’impôt du sel est un obstacle à l’élève du bétail, une interdiction de la salubrité.

« L’impôt sur les vins, la viande, le sucre et tous les objets de consommation, en élevant le prix des choses, arrête la vente, restreint la consommation, pousse à la falsification, est une cause permanente de disette et d’empoisonnement.

« L’impôt sur les successions, renouvelé de la mainmorte, est une spoliation de la famille, d’autant plus odieuse que dans la majorité des cas la famille privée de son chef, d’un membre utile, voit sa puissance diminuer, et tombe dans l’inertie et l’indigence.

« L’impôt sur le capital, qui a la prétention de simplifier tout en généralisant tout, ne fait que généraliser les vices de tous les autres impôts réunis ; c’est une diminution du capital. La belle idée !

« Pas un impôt dont on ne puisse dire qu’il est un empêchement à la production, un empêchement à l’impôt !… Et comme l’inégalité la plus criante est inséparable de toute fiscalité (attendu que, par les considérations expliquées dans ce mémoire, toute contribution retombant sur la masse dégénère en une capitation), pas d’impôt dont on ne puisse dire encore qu’il est un auxiliaire du parasitisme contre le travail et la justice. Le pouvoir sait toutes ces choses ; mais il n’y peut que faire, il faut qu’il vive !

« Le peuple, toujours dupe de son imagination, est favorable à l’impôt somptuaire. Il applaudit aussi à l’impôt progressif, qui lui semble devoir rejeter sur la classe riche le fardeau qui écrase le peuple. Je ne connais pas de spectacle plus affligeant que celui d’une plèbe menée par ses instincts. Quoi ! vous voulez qu’on dégrève les patentes, les loyers, le taux de l’intérêt, les taxes de la douane, les droits de circulation et d’entrée, toutes réformes qui naturellement permettraient de produire en plus grande quantité les objets de luxe, et cela fait vous demandez qu’on rançonne ceux qui les achètent ! Savez-vous qui payera l’impôt de luxe ? L’ouvrier de luxe : cela est de nécessité mathématique et commerciale. Vous voulez qu’on impose la richesse à mesure qu’elle se forme, ce qui signifie que vous défendez à quiconque de s’enrichir, à peine de confiscation progressive. Franchise au pain d’avoine, taxe sur le pain de froment ; « quelle perspective encourageante ! quelle économie !

« On parle beaucoup d’un impôt sur les valeurs mobilières. En matière d’impôt, il est difficile d’imaginer rien de plus agréable au peuple, qui généralement ne touche pas de dividende. Le principe conduirait à imposer le revenu des cautionnements, l’intérêt de la dette consolidée et de la dette flottante, les pensionnaires de l’État, ce qui équivaudrait à une réduction générale des rentes et traitements. Mais ne craignez pas que le fisc procède avec cette généralité, ni qu’il fasse grand mal aux capitalistes que la rente doit atteindre. Réduire, par l’impôt, le capital à la portion congrue, après l’avoir appelé dans la commandite et l’emprunt par l’appât d’un fort bénéfice, serait une contradiction choquante, qui perdrait le crédit de l’État et des compagnies et disloquerait le système.

« Il y a des riches, soi-disant amis du peuple, qui trouvent ces inventions superbes : hypocrites, qui savent à fond comment on leurre la multitude, et qui, dans la conscience de leur iniquité, jugent prudent de faire eux-mêmes la part du feu. Je disais à un de ces habiles :

« Il existe, en dehors de la série fiscale, une matière imposable, la plus imposable de toutes, et qui ne l’a jamais franchement été ; dont la taxation, poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière, ne saurait préjudicier en rien ni au travail, ni à l’agriculture, ni à l’industrie, ni au commerce, ni au crédit, ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse ; qui, sans grever le peuple, n’empêcherait personne de vivre selon ses facultés, dans l’aisance, voire le luxe, et de jouir intégralement du produit de son talent et de sa science ; un impôt qui de plus serait l’expression de l’égalité même. — Indiquez cette matière ; et vous aurez bien mérité de l’humanité. — La rente foncière. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 3e livraison, édition belge.)

On voit que si l’ardeur des convictions pouvait être une garantie de leur certitude, on pourrait m’adjuger la palme : je ne sache que le promoteur de l’impôt sur le capital, M. de Girardin, qui pût me la disputer.

Au reste, les autorités à l’appui d’un système d’impôt sur la rente foncière ne manquent pas. Je n’en citerai que deux, qui me dispenseront d’en nommer d’autres, Adam Smith et Rossi.

Le premier, après avoir discuté avec beaucoup de soin la manière de l’établir, conclut en disant qu’elle devrait être considérée comme loi fondamentale de l’État :

« Une taxe sur la rente des terres, qui varie avec cette rente, qui hausse et baisse selon les progrès et la décadence de la culture, est regardée par les économistes français comme la plus équitable de toutes les taxes… Quels que soient les divers états de la société, l’amélioration ou la décadence de la culture, et les variations dans la valeur de l’argent et celles du titre de la monnaie, une taxe de cette nature se prêterait d’elle-même, et sans aucune attention de la part du gouvernement, à la situation actuelle des choses ; dans tous les divers changements, elle serait également juste, également raisonnable. Il faudrait donc l’établir comme une règle perpétuelle et invariable, et en faire ce qu’on appelle loi fondamentale de l’État. » (Recherches sur les causes de la richesse des nations, livre V, chap. II, 2e partie, art. 1.)

Rossi juge les avantages de cet impôt presque dans les mêmes termes que ceux dont je me suis servi : il ne fait qu’une réserve, c’est que l’impôt sur la rente n’aille pas jusqu’à l’entière spoliation.

« La rente territoriale est-elle une bonne matière imposable ? Il est évident qu’elle l’est, si l’impôt dont on la frappe est assis sur des bases rationnelles : parce qu’alors il n’affecte ni le capital, ni le travail, ni les profits, ni les salaires ; qu’il ne trouble en rien l’œuvre de la production nationale, et ne fait autre chose que substituer, pour une portion, le gouvernement aux propriétaires fonciers… D’où il résulte que si l’excès dans les impôts est nuisible en soi, parce que cela laisse supposer une administration publique mal organisée, et que, d’un autre côté, le défaut de mesure dans un impôt particulier blesse un principe sacré de droit public, je veux dire l’égalité devant la loi, il n’est pas moins vrai que s’il y a une contribution qui soit moins préjudiciable que les autres, lorsqu’elle dépasse certaines limites, c’est encore la foncière. » (Cours d’économie politique, tome IV, fragments.)

Toutefois, et malgré l’avantage que je pouvais tirer de si puissants auxiliaires, convaincu in petto que je ne tenais qu’une partie de la vérité, je terminais l’exposé de mon projet par les observations suivantes :

« Pour bien comprendre cette théorie et en saisir la justesse, il importe de ne pas perdre de vue qu’elle exige, comme conditions préalables, la balance des produits, services et salaires, le remboursement de la dette publique, l’organisation du crédit et de l’hypothèque, le rachat des chemins de fer, des canaux et des mines, la réduction des gros traitements, l’institution des sociétés ouvrières. Dans l’état actuel des choses,… il est clair que l’affectation exclusive de la rente foncière à l’impôt, se résolvant en une confiscation de la propriété foncière, serait subversif et inique.

« Les propriétaires vivant de leurs fermages ne sont pas aujourd’hui la classe la plus avantagée : il existe en dehors de ce cadre une foule de capitalistes, rentiers de l’État, banquiers, actionnaires et administrateurs de compagnies, prêteurs sur gage et hypothèque, spéculateurs, entrepreneurs, concessionnaires, hauts fonctionnaires, qu’il serait tout aussi juste de faire payer, et que le fisc atteint difficilement. »

Ceci revient presque à dire que la société a manqué l’occasion d’établir l’impôt sur sa véritable base, et que pour y parvenir il faudrait préparer le terrain par un ensemble de réformes économiques, hors desquelles l’impôt sur la rente, du propre sentiment de l’auteur, serait un bouleversement.

Après cet aveu, il semble qu’il n’y a plus rien à faire de mieux qu’à écarter le projet et à passer, comme on dit en style parlementaire, à l’ordre du jour. Car si l’impôt sur la rente ne peut être établi dans les conditions de la société actuelle, on n’a que faire d’en connaître la théorie, puisqu’il s’agit précisément, d’après le programme du concours, de déterminer le meilleur système d’impôt dans l’état actuel de la société.

Ici, je demande à présenter une observation, non pas dans l’intérêt d’un système, mais dans l’intérêt de l’enquête même à laquelle nous avons dû nous livrer. Nous avons passé en revue presque toutes les formes connues de l’impôt : celles que nous avons pu omettre se ramenant toutes aux genres et espèces que nous avons examinés, tombent par conséquent sous la même critique ; leur omission ne peut en rien infirmer nos conclusions. Tous ces impôts, bien qu’établis pour la plupart depuis un temps immémorial, nous les avons successivement trouvés irrationnels, injustes, utopiques par conséquent, et nous avons conclu à leur condamnation, sinon tout à fait à leur rejet. Nous fera-t-on maintenant un reproche de ce laborieux examen sous prétexte que les conclusions en ont été invariablement négatives ? Rien ne serait plus déraisonnable. La vérité ne se découvre que par la discussion des hypothèses et l’élimination patiente de l’erreur. Car, comme on l’a dit il y a longtemps, il n’y a pas d’erreur absolue ; l’erreur n’est qu’une fraction de la vérité. Pour connaître la pleine et pure vérité sur l’impôt, non-seulement dans une société idéale, mais dans une société quelconque, dans une société prise au hasard à tous les moments de l’actualité, il importe d’avoir épuisé l’hypothèse, que cette hypothèse ait fait l’objet d’une expérience ou non ; il importe, dirai-je, d’avoir rassemblé tous les fragments de l’erreur.

Qu’il me soit donc permis, pour la certitude même de ce que j’aurai à dire plus tard, d’insister sur une théorie qui a, comme toute autre, son mérite. Je n’abuserai pas de la patience du lecteur.

J’appelle rente ce qui reste au cultivateur des produits de la terre qu’il cultive, après remboursement des frais de culture.

Ces frais comprennent naturellement, avec les dépenses du ménage du cultivateur, toutes celles qu’il fait pour son exploitation, achats de semences, de bétail, d’engrais, constructions et réparations des bâtiments, assurance, etc. Je laisse pour le moment l’impôt en dehors.

Il est des terres qui, après avoir couvert leurs dépenses, ne laissent pas d’excédant. Ces terres, considérées au point de vue de l’hypothèse actuelle, sont nulles pour la rente, nulles pour le capitaliste, nulles par conséquent pour l’impôt. D’autres ne récompensent même pas de ses peines le laboureur le moins exigeant ; celles-ci sont abandonnées, livrées à la vaine pâture, et tombent dans le domaine commun, jusqu’à ce qu’elles trouvent un entrepreneur qui, par de nouveaux procédés, et moyennant de fortes avances, se charge de les faire valoir. Enfin, il est des terres qui, tous frais payés, donnent un reste ; ce reste constitue le profit du laboureur, et, là où le laboureur est simplement fermier, la rente du propriétaire.

Si le laboureur et le propriétaire ne forment qu’un seul et même individu, la rente et le salaire se confondent.

Si, après acquittement de la rente au propriétaire, il reste au laboureur un bénéfice, ce bénéfice ou profit, bien que dans la pratique il ne porte pas le nom de rente, n’est lui-même qu’une fraction de la rente (S).

À qui appartient, de droit primitif, la rente ?

Selon moi, elle appartient, dans une mesure qui peut être égale, mais qui peut aussi ne l’être pas, à trois sujets différents ; 1o à l’État, représentant de la communauté et de la solidarité sociales, dont le domaine sur la terre résulte à la fois de ses attributions, de ses institutions et de ses créations, et forme la garantie de toute propriété ; 2o à l’exploitant, dont l’intelligence et le travail ont la plus grande influence sur le rendement du sol et le bénéfice des cultures ; 3o au propriétaire, que toutes les législations s’accordent à distinguer du travailleur, bien que cette double qualité puisse se réunir en une seule et même personne.

Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ces trois sortes de droits : le droit de l’État, le droit du travailleur, et le droit du propriétaire. Je regarde pour le moment cette discussion comme inutile ; en tous cas, je prie, pour ne pas perdre de temps, qu’on veuille bien se prêter pour un moment à l’admission de ces droits.

L’État ayant droit à la rente dans une mesure qui peut varier tout à la fois en raison du mérite et de l’initiative du cultivateur, de l’importance plus ou moins grande à accorder au principe de propriété, de l’influence de l’État et des exigences de l’impôt, l’État se trouverait précisément dans la condition où nous l’avons un moment supposé (ch. III, § 1) : il posséderait un revenu domanial qui lui permettrait de subsister, pour ainsi dire, de ses propres ressources, et de donner aux citoyens ses services, ou peu s’en faut, gratuitement.

Dans un pays comme la France, la rente foncière, d’après les évaluations qui semblent les plus plausibles, est d’environ 1,800 millions, soit un sixième environ de la production nationale.

Admettant pour la part de l’État le tiers de cette rente, 600 millions, si le budget des dépenses était réglé à pareille somme, il est clair que l’État n’aurait rien à demander aux citoyens ; son droit reconnu, on aurait enfin découvert cet heureux phénix d’un gouvernement sans impôt.

Que si, par l’effet de circonstances extraordinaires, l’État se trouvait dans la nécessité d’accroître ses dépenses, il lui serait aisé d’y subvenir, d’une part en imposant aux citoyens non cultivateurs ou propriétaires fonciers, une contribution personnelle, mobilière, ou autre quelconque ; d’autre part, en élevant proportionnellement sa part de rente, de telle sorte qu’au lieu du tiers, il eût à percevoir 2/5, 1/2, 3/5, 2/3, 4/5, 5/6, 7/8, etc.

Abstraction faite de la violence que ferait de prime abord aux habitudes, dans une société organisée comme la nôtre, l’introduction subite d’un pareil système, je soutiens avec Rossi, A. Smith et les physiocrates, que ce système une fois établi, le droit de l’État reconnu, le maximum de l’impôt fixé, les services économiques et politiques balancés, toutes les fortunes pondérées, l’impôt sur la rente serait le plus simple, le plus rationnel, le plus équitable, le moins coûteux, le moins sensible aux masses, le moins favorable aux extorsions du pouvoir, en un mot, et je n’hésite pas à le dire, le moins imparfait.

« Vous voulez imposer la circulation, l’étalage, l’habitation, les mutations, l’initiative personnelle, le jour, la nuit, l’eau, l’air, le feu, la naissance, le mariage, le plaisir, le deuil même. Mais toutes ces choses sont de pur nécessaire et doivent rester sacrées, comme le travail et le salaire. Là ne peut être le revenu de l’État, parce que là il n’y a point d’excédant, point de reste. Adressez-vous à la terre, notre commune nourrice ; prenez la rente.

« La rente foncière, part du seigneur, part du clerc, part du roi, chez toutes les nations à l’état féodal, la rente foncière est le revenu naturel de l’État, là où la royauté, la théocratie et la noblesse ont disparu pour faire place à la démocratie ; la rente, en un mot, c’est l’impôt. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, ibid.)

Quel est donc le défaut de ce système ?

C’est, 1o que l’impôt sur la rente, si on le limite au droit de l’État, ne peut fournir qu’une fraction de la dépense de l’État : témoin la France, où le budget atteint 1,929 millions, tandis que le droit de l’État à la rente foncière ne lui allouerait au plus que 600 millions ; 2o que si, pour satisfaire aux besoins exorbitants du fisc, sans toucher à l’avoir des petites gens et en garantissant à tous les travailleurs et mercenaires un minimum franc d’impôts, l’État, sans autre forme de procès, s’empare de la totalité de la rente foncière, alors on retombe dans l’inconvénient signalé plus haut à propos du système d’impôt sur le revenu net, on transporte à l’État la propriété et le produit net du sol, et comme cette rente ne suffit pas encore, on crée à la fois la communauté de biens, de travail et de ménage, ce qui est exactement la servitude universelle.



Notes




Impôt progressif. — L’impôt progressif a été généralement bien apprécié par les économistes. Toutefois il convient de ne pas perdre de vue que ce système, dont l’irrationalité est prouvée, a pour lui de grandes autorités, parmi lesquelles il suffit de citer ici Montesquieu, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Adam Smith et J.-B. Say. Qu’est-ce donc qui a pu rallier à cet impôt des partisans aussi illustres, et qui lui en conserve encore aujourd’hui de si opiniâtres ? Rien autre chose que le spectacle de la partialité révoltante du fisc, et le désir de venir en aide au peuple, condamné à porter seul le fardeau de la dépense publique. Aussi la protestation subsiste, et s’il est certain que le système de la progression doive être décidément écarté comme impraticable, il n’en résulte pas que le système de la proportionnalité soit d’une parfaite justice. Ce que je reproche donc aux économistes du statu quo, c’est l’indifférence avec laquelle, après avoir écarté l’utopie, ils s’en tiennent à une routine homicide ; c’est d’avoir pris si lestement leur parti de la misère des classes laborieuses, en concluant, dans leur pédantesque optimisme, de l’absurdité des réformes proposées à la suffisance du système en vigueur. En cela ils n’ont pas seulement fait injure à l’humanité, ils ont manqué à la science elle-même.

Non, tout n’est pas dit sur l’impôt, quand on en a démontré, comme nous l’avons fait, toutes les contradictions. On a dégagé les deux moitiés, pour ainsi dire, d’une idée ; on a posé le problème dans ses vrais termes : reste à donner la solution. Car nous savons, par la métaphysique, que toute contradiction, de la nature de celle que nous avons relevée dans l’impôt, appelle une équation, une balance. Or, cette balance, qui dans le cas particulier a pour but de rétablir entre les citoyens l’égalité des charges, doit porter, non plus seulement sur les taxes fiscales, ce qui n’avance à rien, mais sur les conditions sociales ; elle rentre dans les attributions, non plus seulement du financier et de l’économiste, mais de l’homme d’État à la fois administrateur et justicier. C’est ce qui est exposé plus bas, chap. v.



Définition de la rente. — Le lecteur est prié de remarquer la définition de la rente donnée dans le texte. Nous ne disons point, à l’exemple de plusieurs économistes, que la rente est la part de la production agricole qui revient à la terre représentée par son propriétaire, comme si, économiquement parlant, la terre produisait quelque chose. La terre fournit à l’homme des matériaux, des instruments, des forces. Le travail met ces forces en jeu, les fait servir à la transformation des produits de la nature et des matières brutes, dans un but d’utilité et de consommation exclusivement humaines. Le travail seul, dans le sens économique du mot, est producteur : c’est confondre toutes les notions, et faire dès le début de l’économie politique un chaos, que de le nier.

Il y a quinze ans, un homme était réputé socialiste, c’était tout dire, par cela seul qu’il ne reconnaissait en économie politique qu’un sujet, l’homme ; un principe, le travail ; un but, le bien-être de tous. Les conservateurs prétendaient que le travailleur n’agissait pas seul, dans la création industrielle ; ils lui donnaient pour auxiliaires, et conséquemment pour copartageants, le capital et la terre, en autres termes le financier et le propriétaire. Mais depuis que M. Thiers, cherchant l’origine et la justification de la propriété, a fait voir que celle-ci avait pour principe le travail, que le capital à son tour se résolvait dans le travail, on est généralement revenu à l’unité du principe producteur, et l’on répugne beaucoup moins aujourd’hui à reconnaître la souveraineté du travail. C’est un grand pas de fait, dont les conséquences pour le capital et la propriété vont bien au delà des prévisions de M. Thiers. Aussi l’opposition n’a-t-elle pas cessé ; elle serait même plus vive que jamais au sein de l’Académie des sciences morales, s’il faut en croire le Journal des Économistes.

Pour moi, tout ce que le cultivateur récolte, tout ce que produit l’industrie humaine, résulte du travail. Mais, comme ainsi soit que la terre, dont le cultivateur dispose, n’est pas partout également favorable ; que parmi les cultivateurs il en est de mieux et de moins bien partagés ; qu’à travail égal il s’en faut de beaucoup que la production soit égale ; attendu en outre que la mieux-value des terres à rente provient fréquemment, et pour une part considérable, des créations de la puissance collective ; attendu, enfin, que le droit de propriété individuelle dérive du droit collectif, et a pour condition, autant que le permet la pratique, la mutualité et l’égalité : de toutes ces considérations je déduis la notion de rente, que je définis la portion du produit qui excède les frais du producteur, et qui doit se répartir entre trois ayant-droit : le propriétaire, l’exploitant et l’État.

Ainsi, tandis que la rente, pour les économistes de la réaction, dérive d’une sorte de droit divin attribué à la terre, et exercé au lieu et place d’icelle par le propriétaire, elle exprime pour moi une compensation nécessitée par les inégalités de qualité du sol : ce qui n’a rien de mystique et repose sur une justice plus vraie que celle de l’Académie.