Théorie de l’impôt (Proudhon)/Chapitre 2


CHAPITRE II


L’IMPÔT SELON LE DROIT MODERNE.
DÉTERMINATION
DES PRINCIPES EN MATIÈRE D’IMPOT.


Rien n’est simple, coulant, aisé à comprendre et à suivre comme l’arbitraire ; rien au contraire de plus difficile à atteindre que la justice et la vérité. Il faut un effort continuel de l’esprit pour devenir philosophe, un dévouement énergique de la volonté pour rester honnête homme, tandis que l’ignorance et l’immoralité vont d’elles-mêmes. Que le penseur, que le citoyen se relâche un seul instant : il tombe dans des fautes qui firent quelquefois le supplice et la honte de toute sa vie.

Pour mettre des esclaves à la chaîne et les contraindre au travail, pour pressurer des populations, nous l’avons vu au précédent chapitre, la marche à suivre n’a rien d’embarrassant ; elle est la même chez tous les peuples et à toutes les époques. L’hypocrisie n’y manque pas non plus : il s’agit de l’intérêt sacré de l’État, de la civilisation que repousse la vile plèbe !… Donc, en principe, l’esclave, serf, vilain, roturier, prolétaire, serviteur ou sujet, c’est tout un, doit à son maître, seigneur, prince, roi, despote ou tyran, tout son produit, moins ce qui lui est absolument indispensable pour subsister. Si le seigneur lui concède davantage, c’est pure gracieuseté de sa part, et à titre d’encouragement. Ne perdons jamais cela de vue, réformateurs.

Maintenant ces idées sont partout changées. Une grande révolution s’est opérée parmi les nations chrétiennes : la souveraineté, qui auparavant résidait dans le prince, seigneur ou prélat, a été transportée à la masse. Mais le gouvernement, l’État, bien qu’ayant virtuellement changé de mains, n’en consomme pas un centime de moins pour cela ; souvent même sa dépense ne fait que s’accroître. Il s’agit de subvenir d’une manière plus équitable à ses dépenses, aux frais généraux de la société. Comment la nation émancipée va-t-elle s’y prendre ?

En autres termes, nous avons vu ce qu’est l’impôt sous le régime du droit divin : que doit-il être, à cette heure, sous le régime du droit de l’homme ?

Depuis plus d’un siècle les savants économistes se sont livrés à cette recherche ; il n’est pas à ma connaissance que de leurs profondes élucubrations il soit sorti une réponse nette et décisive. MM. les conseillers d’État du canton de Vaud ont assisté aux discussions du congrès qui s’est tenu récemment à Lausanne : qu’ont-ils appris qu’ils ne sussent auparavant ? Quelle difficulté, dès longtemps aperçue, a été levée par le congrès ? Tous les vices de l’impôt ont été reconnus, analysés, rapportés à leur cause : il est difficile de croire que ceux qui ont si judicieusement dévoilé le mal n’aient pas soupçonné le remède. Comment ne l’ont-ils pas indiqué ? Je veux le dire : ils n’ont pas osé ; ils ont reculé devant uneperspective qui leur semblait révolutionnaire ; ils ont pensé qu’il n’était pas bon pour la société de suivre la justice à outrance, et ce qui ne fut de la part des maîtres qu’une réserve mal entendue est devenu un dogme pour leurs successeurs.

Cependant il n’est pas possible que l’équivoque se prolonge. Les populations demandent justice et vérité, et elles ont droit de l’obtenir. Chaque jour l’obscurité diminue : au point où en est la science, il suffit d’un homme qui ose tout dire pour que tout le monde voie. Je tâcherai d’être cet homme-là.


§ 1er. — DE LA NATURE DE L’IMPÔT.


Commençons par désobstruer le chemin. Le moyen pour cela est de procéder à la façon des algébristes, par élimination.


L’impôt n’est ni un tribut, ni une redevance, ni un loyer, ni un honoraire, ni une offrande, ni une assurance.


Qu’est-ce que l’impôt dans une société libre ?

Ce n’est pas un tribut : la notion de tribut est incompatible avec celle de liberté et de souveraineté. Même dans le cas d’incorporation d’un pays dans un autre, le tribut a cessé d’exister : les citoyens incorporés sont assimilés à ceux de l’État incorporant ; tous payent la même contribution. Tant et si bien la Révolution a opéré, depuis trois quarts de siècle, sur le vieux monde féodal.

L’impôt n’est pas une redevance : il n’y a plus de main-morte, et l’on ne saurait assimiler la situation des Français ou des Suisses, par exemple, vis-à-vis de leurs gouvernements respectifs, à celle des serfs de Russie, actuellement émancipés, envers leurs nobles, ou de la nation française redevenue propriétaire des biens de l’Église envers son clergé. Le budget ecclésiastique en France est considéré comme une redevance ou indemnité de la propriété ecclésiastique. Pareillement, les serfs russes, ayant obtenu leur liberté par une concession spontanée du tsar, d’accord avec la noblesse, devront payer, pendant un certain temps, à la noblesse, une indemnité ou redevance. Or, ce n’est pas du tout ce que nous entendons par l’impôt.

L’impôt n’est pas un loyer, ce qui serait rentrer dans le droit théocratique, accorder à l’État, considéré comme personne distincte de la nation, un droit antérieur et supérieur à la nation elle-même. L’État n’est autre chose que la nation organisée politiquement ; elle seule est souveraine et propriétaire.

L’impôt n’est pas un honoraire, une sorte de prime ou émolument accordé au prince, à titre de fondateur, d’initiateur et de directeur de la nation, comme cela se pratique dans les sociétés anonymes, et comme l’usage s’en est maintenu, sous le nom de liste civile, dans les monarchies constitutionnelles. La nation n’a point d’autre fondateur, d’autre initiateur, d’autre directeur qu’elle-même ; elle n’obéit qu’à sa raison, librement manifestée par la tribune et par la presse. Le principe d’autorité n’existe pas pour elle. Les magistrats, les princes eux-mêmes, s’il y en a, ne sont que ses mandataires : toute tendance contraire est un retour à la théocratie.

L’impôt n’est pas une offrande, une oblation, comme le soutenait au dernier siècle le marquis de Mirabeau. Ce serait généraliser l’exception que réclamait pour lui seul le clergé avant 1789.

L’Église, disaient les casuistes, ne devait rien à l’État ; elle était franche de toute espèce d’impôt, précisément parce qu’elle était la source de laquelle découlait le droit même du prince, le droit de l’État. Appliquée à la nation tout entière, qui certes est plus que l’Église, une pareille doctrine serait absurde. Elle reviendrait à dire que la propriété est au-dessus de l’intérêt général, ou mieux encore que la propriété c’est l’État ; qu’il y a dans une nation autant d’États que de chefs de famille, entrepreneurs, capitalistes et propriétaires ; que tous ces États sont indépendants les uns des autres, et que celui qui exprime leur collectivité, chargé à ce titre des fonctions les plus sublimes, obligé à de grandes dépenses, n’a rien à prétendre que ce que les citoyens veulent bien lui offrir, ce qui tombe dans la niaiserie.

L’impôt, enfin, n’est pas une assurance : on entend ici par le mot assurance, pris comme synonyme de l’impôt, la garantie donnée au propriétaire contre tous ceux qui peuvent attenter à la propriété, de quelque manière que ce soit. Assimiler l’impôt à l’assurance, c’est, je ne crains pas de le dire, faire injure à la société. M. Émile de Girardin, par les façons dont il s’est approprié cette thèse, l’a faite sienne : « Tel que nous le comprenons, dit-il, l’impôt doit être la prime d’assurance payée par ceux qui possèdent pour s’assurer contre les risques de nature à les troubler dans leur possession ou leur jouissance. Parmi ces risques, nous inscrivons au premier rang le cas de sinistre pour cause de révolution. »

C’est un des défauts de M. de Girardin, lorsqu’il écrit, de ne pouvoir se défaire des préoccupations de son époque. On voit trop qu’il a traversé la révolution de 1848, et qu’elle lui a fait peur. Esprit sceptique, possesseur d’une grande fortune, M. de Girardin n’est pas éloigné, surtout depuis février, de voir dans chaque citoyen qui ne possède pas un ennemi, un spoliateur, que la crainte de Dieu ou du gendarme peut seule retenir ; et c’est en vue de s’assurer contre le risque de pillage ou de partage qu’il a élevé son fameux principe.

L’idée de faire de l’impôt une assurance, si elle était accueillie, prouverait trois choses : 1o que la société, soi-disant régénérée par les principes de la Révolution, ne croit pas à la justice ; 2o qu’elle ne croit pas au droit de propriété, mais seulement au fait établi ; 3o qu’en conséquence, afin de maintenir le statu quo, il y a lieu de recourir, vis-à-vis les classes les moins fortunées, à tous les moyens que commandent la sûreté et qui se résument dans ce mot : la Force. Dès lors, la Révolution, la liberté, le progrès des masses ne sont que verbiage : 1789 a menti ; il faut revenir purement et simplement aux vieilles mœurs. C’est pourtant le même M. de Girardin qui a pris pour devise la Liberté ; mais ni lui ni ses lecteurs n’y regardent de si près. Pourvu qu’on les amuse tous les quinze jours de quelque nouveau sophisme, ils sont contents.

Que veut dire M. de Girardin par ces mots : risque de révolution ? Entend-il le dégât causé aux propriétés dans une émeute ? Non, sa pensée n’a pas une portée aussi étroite. Le risque de révolution, c’est le risque de la rente, du monopole, du capital, tels qu’ils sont constitués. Le risque de révolution, c’était, en 1789, l’abolition des droits féodaux et la reprise des biens du clergé ; en 1847, le suffrage universel ; en 1852, la conversion du 5 en 4 et demi ; ce sera demain la reprise des chemins de fer et des divers services publics, indûment aliénés. Le risque de révolution, en Russie, c’est l’émancipation des serfs ; c’est, à Rome, l’abolition du pouvoir temporel des papes…

Je repousse cette théorie de l’Impôt-Assurance comme offensante pour l’espèce humaine, surtout pour le peuple, comme tendant à restaurer le droit divin, et partant immorale. L’assurance contre les sinistres provenant du hasard et de la force majeure des éléments peut former, comme la viabilité et la banque, une branche du service public : entendue au sens de M. de Girardin, ce serait une nouvelle incarnation de la féodalité, une rétrogradation de trente siècles.


Définition de l’impôt. — L’impôt est un échange : 1er principe.


Revenons au sens commun. L’impôt est la quote-part à payer par chaque citoyen pour la dépense des services publics.

« La contribution, dit Chauvet, est une mise que fait chaque individu, dans l’espérance légitime de retirer de son emploi une utilité proportionnelle : d’où il suit que la société doit en avantages et en jouissances, à chaque contribuable, un dividende proportionnel à sa contribution. »

De cette notion, commune à tous les États libres, il résulte que l’impôt, ou pour mieux dire le système des dépenses et des recettes du gouvernement, n’est au fond qu’un échange. Ce que le pouvoir donne aux citoyens en services de toutes sortes doit être l’équivalent exact de ce qu’il leur demande, soit en argent, soit en travail ou en produits.

Tel sera donc notre premier principe, principe dont chacun sent immédiatement la portée, mais dont chacun voit en même temps combien l’application laisse à désirer : L’Impôt est un échange (A)[1]

De même que, pour certaines utilités, l’échange se fait de personne à personne, de famille à famille ; de même, pour certaines autres utilités, l’échange ne se peut faire que des particuliers à une personne collective, qui a nom l’État. L’initiative des agriculteurs, industriels, commerçants, transporteurs, entrepreneurs, ouvriers, commis, etc., etc., suffit à pourvoir à la plupart des besoins de la société. L’intervention du gouvernement dans les transactions et entreprises qui sont du ressort de l’activité personnelle est réprouvée à la fois par la science et par la liberté. Il est démontré depuis longtemps que les régies coûtent beaucoup plus cher que le travail libre autonome. Cependant il existe des services dont l’initiative, la dépense et la liquidation ne peuvent incomber à tel ou tel en particulier, et qu’il appartient à la collectivité des citoyens de réglementer et de solder. Ces services constituent la spécialité de l’État et sont l’objet de l’impôt.

L’idée de faire du gouvernement, au point de vue de l’impôt, un simple échangiste, est encore assez neuve, malgré nos soixante et dix ans de révolution ; elle est trop en contradiction avec nos mœurs tout empreintes de théosophie et théocratie, avec nos habitudes de sujétion, pour que je ne lui donne pas ici quelque développement. La théorie et la pratique de l’impôt en dépendent tout entières. Assimiler le pouvoir à une branche de la production est presque une irrévérence, un sacrilége. Mais les affaires ne comportent pas de mysticisme ; elles ont pour formule la balance des comptes, non l’épopée ; et quand on persisterait à faire de l’État et du prince qui le représente une émanation de la Divinité, quand les décrets du souverain devraient être pris, selon le vieux style, pour articles de foi, il faudrait encore se résigner à le voir traiter, en ce qui concerne l’impôt, non pas selon le respect qu’impose la puissance, mais selon la rigueur de la comptabilité (B).

Observons d’abord que l’État n’est pas seul de son espèce. Il existe au-dessous de lui de vastes corporations que l’on peut fort bien considérer comme de petits États dans l’État, et qui, organisées pour certains intérêts, ont aussi leurs recettes et leurs dépenses, en un mot leur budget. La loi qui les régit est absolument la même que celle qui doit régir l’État.

Autrefois les maîtrises, jurandes et corporations du système féodal étaient de petites oligarchies fédératives, tourmentées de l’esprit d’exclusion et de monopole qui caractérise leur époque, et ne songeant qu’à s’assurer contre le risque de révolution, comme dit M. de Girardin. Ces fédérations avaient une caisse, des fonds, au moyen desquels elles pourvoyaient à la commune défense. De nos jours, les professions privilégiées, notaires, avoués, huissiers, imprimeurs, se sont constitué des chambres syndicales. Les gens de lettres, les auteurs dramatiques, ont leurs comités pour la défense des droits de tous et de chaque sociétaire. Les chambres consultatives de l’agriculture et du commerce, des arts et manufactures, représentent des intérêts collectifs au sein de la grande collectivité. Toutes ces institutions sont de petits États spécialisés, gouvernements éminemment démocratiques quant à leur forme et à leur origine, mais que travaillent à la fois et les influences aristocratiques et l’indiscipline de la multitude, ni plus ni moins que les grands empires. Les dépenses de ces compagnies ou corporations sont des dépenses d’État.

Sur tous les points de l’Europe, de gros capitalistes, de riches industriels, sollicitant la concession de voies ferrées destinées à servir leurs propres usines, s’engagent à construire en commun, et sur leurs ressources particulières, les chemins dont le bénéfice se retrouvera pour eux, non dans la perception d’une taxe, puisqu’ils sont tout à la fois consignateurs et consignataires, transporteurs et péagers, mais dans la facilité et la rapidité des communications. Dépense d’État.

Les armateurs d’un port se réunissent et entreprennent, par souscription, la construction de docks et de bassins pour le déchargement et l’emmagasinage de leurs denrées. Dépense d’État.

On conçoit de même que tous les échangistes d’un pays prennent l’initiative d’une banque nationale, dont le capital, formé encore par souscription, n’aurait droit qu’à une prime d’amortissement, le bénéfice général de l’institution devant se retrouver dans la réduction au prix de revient des frais d’escompte. Pareilles institutions ont été depuis longtemps proposées en France : elles ont reçu un commencement d’application en Belgique, en Prusse et ailleurs. Dépense d’État.

Tout de même l’État, ce n’est pas seulement la justice, la police, la diplomatie et la guerre, c’est encore une gestion d’intérêts collectifs ; à ce titre, et indépendamment de sa sublimité, à laquelle aucune autre agglomération d’intérêts ne saurait se comparer, l’État est assujéti à la loi rigoureuse du Doit et de l’Avoir, ou plus simplement de l’échange.

Ceci compris, nous pouvons marcher de l’avant. Nous tenons le fil qui de station en station nous conduira hors du labyrinthe.


L’État rend ses services à prix de revient : 2e principe.


Puisque l’État n’est autre chose que la plus grande des corporations que les habitants d’un pays forment pour la garantie et le service de leurs intérêts, et qu’entre le particulier et l’État il n’existe, au point de vue de l’impôt, qu’un rapport d’échange, une question se présente aussitôt : Quel est le prix naturel des services de l’État ?

A quoi je réponds sans hésiter : L’État rend ses services au prix qu’ils lui coûtent, c’est-à-dire à prix de revient, sans bénéfice.

Sous l’ancien régime, les services de l’État, censés services de prince ou de seigneur, pouvaient s’assimiler au commerce que fait un industriel des produits de son industrie, pour lesquels il exige, en sus du prix de revient, un bénéfice. Et comme ledit prince ou seigneur, chef de l’État, était un personnage considérable, qu’il eût été inconvenant de déranger pour un salaire mesquin, on avait jugé que le bénéfice à lui accorder en sus du prix moyen de la journée de travail devait être proportionné à sa dignité et considération. De là les listes civiles, dons de joyeux avénement, pensions et sinécures aux courtisans, aux maîtresses, tout ce qui faisait l’éclat de la monarchie. On ne payait pas seulement le prince pour ses services, on le payait parce qu’il était prince, nominor quia leo. C’était le peuple lui-même, pensait-on, qui s’honorait, se dotait, se magnifiait en la personne de son chef. Cet usage subsiste toujours, quoiqu’un peu voilé : là est la source du méchant esprit qui dans les monarchies règne sur cette abstruse matière de l’impôt. Aujourd’hui que tout le monde raisonne et calcule, ces mœurs princières, qui jadis éblouissaient la multitude, tournent insensiblement au scandale. L’économie politique vit de principes, non de fictions. La Révolution de 89 a dit que le roi était un mandataire, un fonctionnaire, un employé ; tôt ou tard cet employé recevra le juste prix de ses services : rien de moins, rien de plus. C’est dans la logique des choses, bien autrement impitoyable que la logique des hommes.

Distinguons donc soigneusement entre les services et produits des simples particuliers, dont le prix normal, légitime, se compose des frais de production, plus un tant pour cent de profit, et les produits et services de l’État, dont le prix doit rester égal à la dépense, c’est-à-dire sans bénéfice. La raison de cette différence est que le travailleur, chargé seul du soin de son existence, sujet à mille accidents, doit non-seulement vivre de son travail pendant le temps qu’il travaille, mais encore, en vue des éventualités de l’avenir, avoir un reste ; tandis que l’État subsiste de la subvention assurée des citoyens, n’agit au nom et que pour compte des citoyens, ne se distingue pas lui-même de la collectivité des citoyens, en sorte que si, par cas fortuit, il réalisait sur ses dépenses un bénéfice, ce bénéfice ne serait pas pour lui, ce serait pour les citoyens, dont les représentants ne manqueraient pas de faire de ce bénéfice le premier article du budget des recettes de l’année suivante.

Certes, les dépositaires du pouvoir dans les États monarchiques autrefois régis par le droit divin ne pouvaient admettre une semblable distinction. Selon eux, le principe des services publics, surtout quand il s’agit des services industriels, tels que banques, assurances, viabilité, entrepôts, était au contraire que l’État devait viser au plus gros revenu net possible. C’est ainsi que, par un reste de ce vieil esprit féodal, la loi française en a usé pour les chemins de fer, au moyen desquels on a recréé une aristocratie de rentiers formidable. Alors la prospérité du pays est censée se mesurer, non au bon marché des services, mais à la quotité des dividendes. Quand les actions de chemins de fer montent, on dit que la richesse publique augmente : c’est pourtant juste le contraire qui est la vérité. Et c’est encore d’après la même théorie que les partisans de l’État supérieur et antérieur à la société supputent que plus un pays paye d’impôts, plus il est riche. Le pays, pour ces économistes fiscaux, ce ne sont pas les contribuables, ce sont les bénéficiaires des contributions.

La Suisse, moins qu’aucun autre pays, paraît exposée au retour de ces avanies féodales. Mais la vérité veut être étudiée pour elle-même, et il est bien que ceux qui vivent en république sachent ce qu’ils auraient à gagner ou à perdre s’ils cessaient d’être républicains.

Pour se procurer de l’argent, en sus de l’allocation normale, on voit donc le pouvoir, ses ministres, ses agents, à tous les degrés de l’échelle, fidèles au principe de la rémunération honorifique, de l’extorsion féodale, employer tous les subterfuges, tous les prétextes. Tantôt on exagère les traitements, tantôt on les cumule. Le ministre d’un grand empire, tel que la France, ne serait pas dignement rémunéré s’il était mis au même taux que celui d’un petit État comme la Belgique. Majesté et parcimonie ne vont point ensemble. La gloire d’un État doit être en raison de sa grandeur ; les appointements des hauts fonctionnaires, de même que la liste civile du prince, en raison par conséquent, non pas du service, mais de la population. Tandis que les ministres du roi Léopold reçoivent 20,000 fr. de traitement, ceux de l’empereur des Français en auront 100,000. Que dirait-on d’un cordonnier de Valenciennes qui prétendrait se faire payer 20 fr. une paire d’escarpins, attendu qu’il fait partie de la grande nation, tandis que le même article est offert à 6 fr. par le cordonnier de Quiévrain ? Mais la politique, comme autrefois la religion, a le privilége de changer le rapport des choses. Et cela semble si naturel que personne n’y trouve à redire. On trouve tout simple, en France, que le budget, qui en bonne économie publique et d’après les principes de 89 devrait rester proportionnel à la population, croisse, au contraire, en progression plus rapide que la population.

Du reste, il y a mille manières de faire bénéficier les services de l’État ; bien entendu que ce n’est pas pour la nation qu’il bénéficie. Depuis le caporal d’ordinaire qui se faisait un boni sur la soupe du soldat, sauf à partager ensuite avec le capitaine, jusqu’à l’intendant de la liste civile (voir les pamphlets de Timon) confondant les droits de la couronne avec ceux du Domaine, le budget du prince avec celui de l’État, on peut dire que tout pillait et grappillait jadis dans un gouvernement aussi vaste que celui de la France ; en autres termes, que les dépenses de l’État, je ne parle que des services vraiment utiles, coûtent 25 et 30 p. % de plus qu’elles ne devraient. Seulement, il faut ajouter que cela se fait en pleine et parfaite sécurité de conscience. — Les mêmes abus, les mêmes énormités se voient en Angleterre et partout : le soleil de l’économie politique ne luit pas pour le monde gouvernemental.

La démocratie, je parle d’une démocratie qui a conscience et respect d’elle-même, suit nécessairement des principes opposés. Non-seulement elle fait la chasse aux gros traitements, aux cumuls, aux sinécures, aux pots-de-vin et à toute espèce de perception abusive, reste de l’ancien droit divin monarchique et féodal ; elle professe cette théorie qui coupe court à tous les sophismes, savoir : que les services publics, de quelque nature qu’ils soient, doivent être établis pour le pays à prix de revient. Il implique contradiction qu’un peuple bénéficie sur lui-même, s’impose des taxes afin de se créer des revenus, à plus forte raison pour en gratifier des inutilités et des figurants.

C’est d’après ce principe que tout péage, tout impôt sur les voies de circulation doit être réprouvé dès qu’il a pour but, comme cela a lieu en France, en Angleterre, etc., pour les canaux et chemins de fer, de reproduire, avec le capital dépensé, un bénéfice. — Cette question des voies de transport, si mal comprise par le législateur français de 1842, et sur laquelle reposent tant d’oisivetés, mérite que nous nous arrêtions un instant.

La viabilité d’un pays est un chapitre essentiel du compte de ses frais généraux : à ce titre l’exploitation est à tout le monde, c’est-à-dire à l’État, par conséquent en particulier à personne. La dépense une fois faite, l’usage des voies doit être livré à la nation gratuitement. S’il fallait faire payer l’usage des routes, des chemins vicinaux, d’après les règles du commerce individuel et en vue de couvrir les frais d’entretien, l’intérêt et l’amortissement des capitaux engagés, ce serait jeter sur la circulation un embargo bien autrement ruineux pour le pays que la perception, sous forme d’impôt, des sommes nécessaires à cette nature de dépenses. On a cru pouvoir s’écarter de ce principe en ce qui concerne les canaux et les chemins de fer ; et déjà les suites funestes de cette erreur prennent les proportions d’une crise. En ce qui concerne les canaux, d’abord il n’a jamais été possible d’appliquer les tarifs prévus par les traités de 1821 et 1822 ; d’autre part, les porteurs d’actions réclamant les remboursements et bénéfices promis, le gouvernement a dû racheter les voies navigables indiscrètement aliénées. Quant aux chemins de fer dont l’exploitation par des compagnies financières soulève des plaintes bien autrement graves, leur reprise par l’État est une question résolue pour tous les esprits pratiques.

En résumé, les rapports de l’État vis-à-vis des contribuables sont des rapports d’échange ; cet échange a cela de particulier qu’au lieu de se faire par l’État avec bénéfice, ce qui est la pensée monarchique, féodale et bancocratique, il doit être réglé à prix de revient, en opposition à la règle vulgaire du produit net. L’impossibilité de maintenir des péages sur les ponts, les routes, les canaux, et bientôt les chemins de fer, le démontre. Or, il en est de même des autres services de l’État, où le bénéfice se déguise sous mille formes diverses, les unes autorisées par la coutume et la tradition, les autres réprouvées par la loi. Mais ce n’est pas tout.


Les services de l’État doivent être reproductifs d’utilité : 3e principe.


Il ne suffit pas, pour avoir une pleine intelligence de l’impôt, considéré seulement dans sa nature, de l’avoir ramené à sa véritable notion, qui est celle d’un échange ; il ne suffit pas d’avoir reconnu qu’en conséquence de cette notion, combinée avec celle de l’État, les services publics doivent être livrés aux contribuables, par les agents du pouvoir, à prix de revient : il faut que ces services répondent à des besoins réels, que l’intérêt public les réclame ; en termes techniques, qu’ils soient reproductifs d’utilité.

Tout pouvoir tend à se distinguer de la nation qu’il représente, comme s’il formait un parti extérieur et supérieur au pays même. Constitué, soit en aristocratie, soit en dynastie, il regarde comme indispensables à son autorité une foule de dépenses qui sont loin d’avoir pour la nation la même utilité. Il lui faut une police, une milice, des créatures, tout un monde à lui, capable de le défendre au besoin contre l’insurgence populaire. Puis il a ses vues de politique ambitieuse, qui sont loin d’être conformes au bien de la nation, mais auxquelles il s’efforce d’intéresser la nation par la vanité, par de folles espérances, sinon par le positivisme des profits. Pour entretenir ces armées de fonctionnaires et de soldats, pour solder toutes ces entreprises, il faut au pouvoir de l’argent, beaucoup d’argent : l’expérience prouve que, chez toutes les nations, les demandes d’argent dépassant chaque année les allocations, celles-ci les recettes, il y a augmentation incessante de l’impôt, formation d’une dette que l’institution de l’amortissement ne sert elle-même qu’à accroître, finalement progrès du déficit.

Il s’agit donc, pour contenir le fisc, de reconnaître quand et comment, à quelle condition, une dépense d’État peut être dite reproductive d’utilité. C’est à quoi satisfait la règle suivante, laquelle est sans exception : Tout produit ou service doit, à peine de se liquider en perte, répondre à un besoin tel, que celui qui éprouve le besoin consente à donner du produit un prix égal au moins à la dépense que ce produit coûte. Hors de là, le service ou produit offert, dépassant les besoins de la consommation, la demande du marché, tombe dans l’avilissement : ce qui signifie, quant au gouvernement, que la dépense qu’il s’est permise a été inopportune, prématurée, exorbitante, partant ruineuse. En deux mots, la loi de l’offre et de la demande est obligatoire pour l’État comme pour les particuliers. C’est d’après cette loi, plutôt sentie que nettement conçue, qu’il est admis en principe, par la presque totalité des nations de l’Europe, que toute dépense d’État doit être votée par le pays ou par ses représentants. Le pouvoir, dépensier de sa nature, offre toujours plus qu’on ne lui demande et autre chose que ce qu’on lui demande. On lui a donné des contrôleurs, qui sont des députés de la nation, juges naturels des besoins du pays et de l’utilité des dépenses du gouvernement. Ici se découvre la transformation d’un principe d’économie en principe politique : principe radical, destructif de tout arbitraire, et qui aurait bientôt fait disparaître la majeure partie des abus en matière d’impôt, s’il était appliqué avec la vigueur qui sied à un peuple économe et libre.

Une conséquence de ce principe est d’assigner aux dépenses d’État leur véritable rang dans le système des consommations et des reproductions sociales. Suivant les uns, les dépenses d’État sont pour une société civilisée des dépenses de premier ordre, qui priment tous les besoins particuliers et doivent passer avant toutes les autres consommations. Adam Smith, au contraire, et une foule d’économistes à sa suite, qualifient en général les dépenses d’État d’improductives, et, par suite, les fonctionnaires publics d’improductifs. Adam Smith convenait cependant, autant qu’homme du monde, de l’utilité et même de la nécessité de cette espèce d’agents dans la collectivité sociale. Il semble qu’il ait voulu dire que leur production était négative, ce qui n’est pas la même chose que nulle. En sorte que, par improductifs, il aurait entendu désigner des travailleurs qui produisent, pour ainsi dire, sans produire. Que penser de tout cela ?

Pour moi, tout bien considéré, je ne puis m’empêcher de regarder comme un reste de droit divin la prétention d’ériger les fonctions politiques au-dessus des fonctions industrielles. Assimilant donc les frais généraux de l’établissement politique à ceux de toute entreprise de commerce et d’industrie, je dis, d’une part, que tout service utile, venant en aide à la production, doit être par cela même considéré comme reproductif ; que néanmoins les services dont nous parlons, n’étant reproductifs que d’une manière indirecte et à titre seulement d’auxiliaires, ne peuvent être mis sur la même ligne que les services directs ; que cela est si vrai que dans les écritures les frais généraux sont passés par profits et pertes, et qu’en conséquence il n’est pas vrai de dire que les frais ou dépenses d’État soient les plus importants et doivent être considérés comme les plus sacrés d’un pays : ce sont dépenses de second ordre, sur lesquelles il y a lieu pour la députation nationale de se montrer sévère (C).


Préjugés populaires sur les dépenses d’État.


On a dit que la première chose que faisaient les Français, lorsqu’ils se rassemblaient quelque part hors de leur pays, était de bâtir une église ; la seconde, d’élever un théâtre ; la troisième, d’ouvrir des cafés. Cette observation, peu bienveillante, indiquerait que, selon le génie français et en dépit des définitions économiques, les dépenses d’État sont positivement les premières de toutes, tant par leur importance que par la supériorité du besoin auquel elles répondent.

Qui ne voit que les Français dont il est ici question ne sont pas des hommes qui débutent dans la civilisation, mais des civilisés dont le cerveau a reçu l’empreinte du régime d’État et de tous les raffinements de l’existence, et qui, perdant de vue le point de départ, se mettent à reconstruire l’édifice social par les combles ? Ainsi raisonne partout la multitude, toujours plus pressée de suivre son idéal et de servir ses voluptés que d’assurer sa subsistance. Des églises, des théâtres, des palais, des cafés, des maisons de plaisir, du luxe et des magnificences, d’abord ; on songera ensuite, si l’on y songe, aux routes, à l’éclairage, aux voies de communication, à la salubrité. En tout cela, il n’est que trop vrai que la multitude marche d’accord avec son gouvernement. Oh ! quand il s’agira de payer, ce sera autre chose ! Le peuple accusera le fisc, se plaindra de l’inégalité de l’impôt, demandera des lois somptuaires, des taxes sur les riches, sur les domestiques, les chevaux et les chiens ; il fera, au sortir du spectacle, une émeute contre le gouvernement. En 1830, à Bruxelles, ce fut à la représentation de Masaniello, le pêcheur napolitain, chassant du marché les percepteurs, que commença la révolution qui sépara la Belgique de la Hollande. En France, il n’y a guère que la bourgeoisie qui s’avise de critiquer les dépenses du pouvoir. Le bourgeois, homme d’affaires, sait que la dépense a pour contre-partie la recette, ce qui veut dire l’impôt. Mais le peuple n’y songe pas ; et ce n’est pas sans un certain sentiment d’orgueil qu’il entend dire que le budget atteindra sous peu le chiffre de deux milliards.

« L’impôt, dit Michel Chevalier, prend aux contribuables des sommes dont la majeure partie, si on les lui eût laissées, fût devenue du capital. L’impôt consume ainsi la substance de l’amélioration populaire. Lors donc qu’on se propose sérieusement d’améliorer le sort des pauvres, on modère l’impôt et on l’emploie utilement ; on le consacre, autant que possible, à ce qui doit favoriser la production de la richesse, et sur ces divers points on est inflexible. »

Le peuple, dans son ignorance, est fort éloigné de ces maximes. On ne lui fera point entendre que le principe de son bien-être, à lui qui vit au jour la journée et qui n’a jamais de reste, est dans l’épargne de ceux à qui il reste chaque jour quelque chose : au contraire, le peuple demande que le fisc s’abatte sur cette épargne et l’en fasse profiter. C’est son système, c’est toute sa philosophie de l’impôt. Aussi, l’impôt sur le capital, sur l’épargne, l’impôt sur les successions, l’impôt progressif, de même que l’impôt sur les riches, ont-ils au plus haut degré la faveur populaire.

En étendant l’observation de Michel Chevalier aux grandes compagnies créées par l’État au détriment du domaine public, et qui exploitent les services publics comme des fermes, on pourrait dire :

« Si la nation avait à payer chaque année cinq cents millions de moins à ces compagnies, ce serait une économie dont s’augmenterait d’autant le bien-être général, ou une capitalisation qui servirait à la production de nouvelles richesses. » Ici encore les idées de la démocratie sont complétement fourvoyées. Sans doute elle n’aime point les grandes compagnies, dont elle ne partage pas les dividendes. Mais demandez-lui ce qu’il conviendrait de faire des chemins de fer : elle vous répondra, non qu’on doive réduire les tarifs au prix d’exploitation et d’entretien, mais qu’il faut livrer les voies ferrées à l’État, qui palpera le revenu.

Encore un mot sur les préjugés populaires en matière d’impôt, et je clos ce paragraphe.

Le peuple qui, depuis un siècle, sur la foi du Contrat social, a pris l’habitude de se croire souverain, et qui parfois savoure en esprit les délices de la souveraineté, le peuple raisonne de l’impôt à la façon de Louis XIV. Il croit qu’un souverain fait aller les affaires en dépensant beaucoup. Qu’importe, se dit-il, la grosseur du budget ? L’argent dépensé n’est pas perdu : il circule, après avoir servi à payer le rentier, le fonctionnaire, le soldat, et les entrepreneurs chargés des travaux ; puis il revient à l’État par la voie de l’impôt, et les choses n’en vont que mieux.

Les économistes, c’est une justice à leur rendre, ont souvent réfuté ce sophisme : mais ce qu’il y a de fâcheux, c’est que leurs arguments, ou ne parviennent point aux masses, ou ne sont pas compris d’elles. Il ne manque même pas de gens d’affaires des plus habiles à qui il est impossible de faire sur ce point entendre raison. Voici, ce me semble, comment il conviendrait de leur présenter la chose.

Sans doute, le numéraire versé à l’État, et dépensé par lui, ne périt point : du trésor, il passe dans la main des employés, des fournisseurs, des rentiers, de tous ceux dont l’État emprunte les capitaux et les services ; de là il redescend dans la nation, par les achats de subsistances, vêtements, etc., etc., dont les salariés et les rentiers de l’État ont besoin pour leur consommation. Puis, après s’être éparpillé, ce numéraire se rassemble de nouveau, et revient l’année suivante dans les caisses du fisc, après avoir donné lieu à un immense mouvement commercial. En cela Louis XIV et les partisans de gros budgets ont raison, et vous, bonnes gens, vous ne vous trompez pas non plus.

Mais remarquez ceci : je prends un article du budget, l’armée. L’armée, en France, est de cinq à six cent mille hommes, pour lesquels l’État dépense, bon an, mal an, 500 millions que le pays est obligé de fournir. Ces 500,000 hommes, ou ne font rien, ou ne servent qu’à remporter des victoires dont la gloire est tout le profit, à faire des conquêtes plus onéreuses qu’utiles. Naturellement, si ces 500,000 hommes n’avaient pas été engagés au service, ils auraient également consommé une somme de 500 millions : seulement, au lieu de recevoir leur paye du fisc, ils auraient dû la gagner par le travail, ce qui signifie que, contre les 500 millions écus qui leur ont été comptés, ils auraient donné 500 millions de produits. L’État les tenant à rien faire, ou les occupant improductivement, comme dit Adam Smith, il y a eu de ce côté manque à gagner de 500 millions pour le pays, qui se trouve par conséquent en déficit, du fait de l’armée et de l’impôt, de pareille somme. On peut faire le même raisonnement sur la plus grande partie du budget, et dire que tout ce qui sert à payer soldats, agents de police, sinécuristes, rentiers, etc., toutes gens qui mangent ferme et ne font œuvre d’utilité, constitue pour le pays une consommation improductive.

Supposons, pour rendre la chose encore plus sensible, que l’État, à force de s’étendre, finisse par englober l’économie nationale tout entière ; que, comme on en a vu des exemples, non content de ses attributions politiques, judiciaires, diplomatiques, etc., il s’arrogeât encore les fonctions agricoles-industrielles. Supposons qu’en conséquence le chef de l’État, maître du travail et des travailleurs, arbitre souverain de l’emploi du temps, alléguant, comme toujours, le péril des circonstances et la raison de salut public, jugeât à propos de transformer, pendant un an, la France entière en un champ de manœuvres, de suspendre la culture des terres, le travail des fabriques et manufactures, et, dans l’intervalle des exercices, de festoyer son peuple de soldats. À cette fin, il requerrait, à titre d’impôt tant ordinaire qu’extraordinaire, les quatre milliards de numéraire qui circulent en France, plus une valeur égale en produits de toute espèce ; puis il emprunterait, sur le capital national, une pareille somme à l’étranger, moyennant quoi il pourrait subvenir aux besoins de ses armées, de ses gardes nationaux mobiles et sédentaires, de leurs enfants et de leurs femmes, pendant cette mémorable année sabbatique.

Il est évident que les douze milliards ainsi dépensés n’auraient pas été perdus, en ce sens que le numéraire n’aurait pas été matériellement anéanti, ni les marchandises et les substances alimentaires jetées au fumier. Loin de là, l’argent aurait circulé comme jamais : les marchands de vins et de comestibles auraient fait de brillantes affaires ; la masse n’aurait pas jeûné, peut-être même, grâce à ce régime de rationnement militaire, le paupérisme eût-il paru moins intense, et le nombre des crimes et délits qu’occasionnent la cupidité, la spéculation agioteuse, la misère et la paresse, aurait été presque nul. Seulement il y aurait eu manque à gagner, pour la nation, d’une douzaine de milliards, montant de la consommation annuelle, et l’on s’en apercevrait l’année suivante, quand l’État devrait rembourser les prêteurs ou payer les intérêts.

Concluons donc que si les milliards jetés à la gueule du fisc ne sont pas littéralement détruits, ils constituent trop souvent, par l’improductivité de ceux qui les mangent, un déficit réel.


Résumons ce premier paragraphe.

Considéré dans sa nature, l’impôt n’est ni un tribut, ni une redevance, ni un loyer, ni un honoraire, ni une assurance : toutes ces définitions nous reportent au système du droit divin ou féodal.

L’impôt est la quote-part à payer par chaque citoyen pour la dépense des services publics.

De cette définition, la seule qu’autorise le droit moderne, nous avons déduit successivement ces trois principes :

1o Que l’impôt est un échange ;

2o Que cet échange a cela de particulier qu’il exclut pour l’État toute idée de bénéfice et doit être effectué par lui à prix de revient ;

3o Que l’objet pour lequel la contribution est demandée doit être d’une utilité positive, conformément à la loi de l’offre et de la demande, et réduit par conséquent au strict nécessaire.

De ce dernier principe se déduisent ensuite, comme corollaires, les deux propositions suivantes :

a) Que les dépenses d’État, n’étant que les frais généraux de la société, sont d’ordre essentiellement secondaire, et doivent marcher après les dépenses d’ordre économique ;

b) Que le système qui consiste à lever de forts impôts et à multiplier les fonctions gouvernementales, en vue d’entretenir la circulation et de rétablir l’égalité entre les fortunes, est absurde.


§ 2. — ASSIETTE DE L’IMPÔT.


Jusqu’à présent nous n’avons pas rencontré dans nos recherches de difficultés graves. La discussion a marché d’un pas ferme : nos réponses ont été nettes, précises. Dire ce qu’avait été l’impôt dans les temps anciens, quel avait été le début de la société dans cette branche de l’administration des peuples, était une question d’histoire : nous n’avions qu’à citer les auteurs et dégager l’esprit des institutions. Dire ensuite ce que doit être l’impôt, ce qu’a voulu le faire la société moderne, n’était pas beaucoup plus difficile. Conduit par la justice et la mathématique, les deux sciences les plus rigoureuses dans leurs analyses, les plus certaines dans leurs déductions, inflexibles comme la nécessité même, nous ne pouvions nous égarer. Et la suite prouvera qu’en effet nous ne sommes pas sorti du droit chemin.


Difficulté que présentent, sous le droit moderne, les questions concernant l’établissement, l’assiette, la quotité et la perception de l’impôt.


Voici maintenant que la lumière qui nous avait éclairé nous abandonne : la science et la conscience, si parfaitement unies, si démonstratives, si décisives jusqu’à présent, ne nous disent plus rien.

Qu’est-ce que l’impôt en soi, et que doit-il être ? Cette question tout objective, en dehors de la liberté, de la personnalité, en un mot, de la subjectivité humaine, se posait devant nous comme une simple question de droit, un problème d’algèbre immédiatement résoluble par les voies ordinaires de la démonstration juridique et mathématique. Maintenant c’est l’arbitraire humain qui est en jeu et qui, échappant à toute règle, va faire trembler la raison.

Qui a le droit d’établir l’impôt ?

Sur qui, sur quoi doit-il être perçu ?

De quelle manière s’en fera le versement ?

Quelle en sera l’importance ?

Ces questions, qu’aucune subtilité ne saurait écarter, sont au nombre des plus ardues que présente l’économie sociale. Ce sont de ces questions que tout le monde pose, mais auxquelles on ne répond guère : on se contente d’en préjuger la solution.

Sous le régime du droit divin, la réponse n’offrait rien de difficile. L’homme était courbé devant l’omnipotence du souverain : celui-ci n’avait qu’à parler, il était obéi. On ne lui demandait pas compte de ses motifs : déterminé qu’il était par sa raison, par son équité, par son intérêt, par l’esprit de sa nation, par sa propre gloire, le souverain était censé sage dans ses décisions et infaillible.

Ainsi, à la première question : Qui a le droit d’établir l’impôt ? on répondait sans hésiter : Le souverain, c’est-à-dire le roi. Le marquis de Mirabeau s’étant avisé, dans sa Théorie de l’impôt, publiée à Paris en 1761, de prétendre, avec toutes sortes de ménagements, que le souverain n’a point le droit d’imposer ses sujets sans leur intervention et sans leur consentement, il lui fut très-bien répondu par un critique : « Vous prétendez que le concours de tous au pouvoir d’un seul est ce qui constitue la puissance. Ne pourrait-on vous demander si ce concours doit être volontaire ou général ? S’il est volontaire, il est libre ; par conséquent chacun a, dans le droit, la faculté de le refuser, et dès lors la souveraineté n’existe plus. Si ce même concours doit être général, autre inconvénient ; le refus d’un seul empêchera le concours d’être unanime, et conséquemment d’opérer l’effet qu’il devait produire. » (Doutes proposés à l’auteur de la Théorie de l’impôt, Paris, 1761, anonyme.)

Que si l’on prétend échapper au dilemme du critique au moyen de la loi de majorité, nous répliquerons pour lui que la loi de majorité n’est rien de plus qu’un expédient, lequel se réduit au droit de la force, et rentre par conséquent dans le système auquel on prétendait échapper, à savoir l’absolutisme. L’autorité est absolue, ou elle n’est pas : c’est en vain que l’école doctrinaire, soufflant le chaud et le froid, l’autorité et la liberté, prétend les sauver l’une et l’autre et l’une par l’autre. Les faits, plus forts que tous les sophismes, nous ramènent à la vérité malgré nous. Dès que nous affirmons le souverain, nous aboutissons au pouvoir absolu. Combien de fois, depuis la Révolution, la France n’en a-t-elle pas fait l’épreuve ! Le marquis de Mirabeau fut mis à la Bastille pour sa proposition constitutionnelle : sévérité inutile. Il n’avait rien à répliquer à l’argumentation de son critique ; il était battu.

La même dialectique, je parle toujours du droit divin, conduisait aux autres solutions. Sur qui doit peser l’impôt ? Réponse : sur le peuple. — Nous en avons vu, au premier chapitre, la raison. En principe, le souverain a le droit de taxer qui il lui plaît et comme il lui plaît, puisque tous les biens relèvent de lui. Ceux qu’il lui plaira d’exempter seront exemptés ; ceux à qui il demandera tribut payeront le tribut : telle est la théorie de la souveraineté. C’est celle de la grâce. En fait, le peuple, la classe travailleuse, productive, payait seule ; la noblesse en était quitte pour offrir son épée, prétexte à de nouvelles faveurs ; le clergé, dans les temps de détresse, offrait aussi quelque argent, qui bientôt lui rentrait en biens-fonds et propriétés. Les parlements, qui seuls essayèrent de faire opposition à l’arbitraire fiscal, jouissaient de toutes sortes d’immunités et n’eussent pas souffert qu’on y portât atteinte. D’ailleurs, en intervenant dans le gouvernement, ils sortaient de leurs attributions : le roi en avait raison par un lit de justice ; à la fin il les brisa. Le peuple producteur, roturier, vilain, restait seul à payer ; on le lui faisait voir.

Sur quoi l’impôt devait-il être perçu ? — Réponse : sur toute espèce de valeur, sur toute chose. C’est ainsi que, dès les temps les plus reculés, le fisc a multiplié ses suçoirs à l’infini. De bonne heure, les collecteurs d’impôt découvrirent cette vérité fiscale : que le moyen de tirer le plus d’argent possible d’une nation n’était pas d’imposer brutalement une grosse somme par cité, par famille ou individu, comme fait un conquérant qui a pris une ville d’assaut et qui se retire le lendemain. C’est de multiplier les contributions d’après les éléments de la richesse ; tant pour la terre, tant pour les maisons, tant pour les métiers, tant pour aller et venir, tant pour le mobilier, tant pour le vin, le blé, l’huile, etc., etc. Tout ce qui a de la valeur pour le particulier en a pour le prince ; par conséquent toute utilité est imposable.

De quelle manière et en quelle nature de valeur se fera le payement ? Ici le fisc se montra d’abord accommodant. Tout lui était bon, or, argent, grains, fourrage, bétail, hardes, provisions, corvées. Peu à peu cependant il donna la préférence au numéraire, ce qui fut pour le malheureux contribuable une incommodité, une source d’avanies de plus.

Quelle sera la quotité de l’impôt ? — Réponse : tout ce qui dépasse le nécessaire du travailleur : c’était le principe même de la servitude, le fondement du système théocratique et féodal. Nous verrons que tel est encore, dans nos sociétés modernes, le principe du prolétariat.

Toute cette économie était d’une logique, d’une régularité parfaites. Ce n’est pas par l’illogisme qu’est tombé le droit divin. Et la société moderne aurait fait un grand pas, si elle était parvenue à mettre dans son gouvernement la même clarté et la même fixité de principe que la société à laquelle elle succède.

Maintenant ce régime d’autocratie et de privilége a cessé : nous savons pourquoi, et personne ne le regrette. Mais il s’en faut de beaucoup que sur les ruines de l’absolutisme la Révolution ait rétabli l’ordre, je parle de l’ordre théorique, spéculatif, bien entendu, de cet ordre qui consiste avant tout dans la liaison des principes aux conséquences. À cet égard, il est permis de dire, sans calomnier notre époque, que nous sommes dans une anarchie épouvantable.

Ainsi, pour revenir à notre thèse, demandons-nous qui a le droit d’imposer des impôts ; comme on avait répondu jadis : C’est le roi, on répond aujourd’hui avec le marquis de Mirabeau : C’est la nation. Voilà qui est bien. Expliquez-nous seulement comment, le principe ayant été changé, la pratique est restée absolument et identiquement la même ; comment la nation soi-disant consentante fait sur elle-même ce que faisait l’absolutisme. Les gouvernements les plus constitutionnels, les plus parlementaires, créent des impôts haut la main, en inventent de nouveaux, empruntent par-dessus le marché, dépensent, accumulent les dettes, creusent le déficit, que c’est merveille. Paul-Louis Courier n’en revenait pas. Il dénonçait aux souverains absolus de l’Europe la machine représentative comme la plus sûre, la plus expéditive, pour soutirer la richesse d’une nation sans la faire crier. N’avait-elle pas consenti ? « Essayez-en, princes, disait-il, et vous ne voudrez plus autre chose. » — Aujourd’hui, soixante ans après la liquidation révolutionnaire, qui rendit l’administration du premier consul si facile en lui faisant la place nette, la France est dans une situation pire qu’en 1789. À l’ouverture des États généraux, la dette nationale était d’environ trois milliards ; depuis le commencement de ce siècle, et malgré la liquidation Ramel, elle a presque triplé. Il est visible que, depuis la mort de l’ancien régime, rois, empereurs, représentants du peuple, n’ont cessé de jouer à l’absolutisme ; il a suffi pour cela d’apprendre au peuple à dire comme Louis XIV : Le souverain, l’État, c’est moi !… Comment donc, allez-vous dire, comment faire avec le principe de la souveraineté du peuple, pour échapper à l’absolutisme ? Peut-on séparer la souveraineté de l’absolu ? La souveraineté du peuple et l’absolutisme ne seraient-ils point par hasard une seule et même chose ? Questions dangereuses sur lesquelles je conseille à tout publiciste ami de son repos de passer vite. Revenons à l’impôt.

Sur la seconde question : Sur qui doit peser l’impôt ? l’ancien régime avait répondu avec franchise : Sur la vile plèbe. — Sur tout le monde, répondit fièrement le nouveau régime ; — les pauvres exceptés, ajoutèrent même les philanthropes.

On ne pouvait mieux dire. Mais, étrange déception ! en répartissant l’impôt sur toutes les classes de citoyens, sur toutes les conditions, sur toutes les fortunes, sur toutes les industries, sans privilége ni pour le noble, ni pour le prêtre, ni pour les corporations, il s’est trouvé qu’on n’avait abouti qu’à une chose : ç’a été de déguiser le privilége et d’élargir le cercle des privilégiés. Quant à la plèbe, sa condition est restée la même. C’est toujours sur elle, et presque rien que sur elle, que, dans des pays comme la France, l’Angleterre, la Belgique, à plus forte raison en Russie, en Autriche et en Allemagne, l’impôt se trouve rejeté. Il n’est même pas possible, dans les conditions économiques de la société actuelle, qu’il en soit autrement.

L’absolutisme serait-il donc le vrai système de gouvernement, et la féodalité, le type le plus parfait de l’ordre social ? Aurions-nous été dupes d’un esprit de mensonge, quand nous avons acclamé et suivi la Révolution ?

Il est inutile de prolonger le parallèle. L’argent est plus que jamais le dieu des nations : c’est pourquoi l’impôt, sur quelque nature de bien, de propriété ou de consommation qu’il soit assis, est aujourd’hui exigible exclusivement en argent. Le gouffre fiscal est plus profond, plus avide qu’on ne l’avait vu aux beaux temps des monarchies et des aristocraties de droit divin ; c’est pourquoi la maxime : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut donner, est une maxime essentiellement moderne. Rigueur dans la perception, élévation des taxes au maximum de rendement, voilà la règle. Les gouvernements de droit démocratique ont tant de charme ! le droit divin leur a laissé tant à faire ! Hypocrites que nous sommes ! ne blasphémons-nous pas ce que nous avons cessé de comprendre, et qui n’était peut-être pas aussi terrible qu’il en avait l’air, l’absolutisme ?… C’est la question que ne peut s’empêcher de s’adresser à lui-même tout homme qui a réfléchi sur l’impôt dans les temps modernes.

En résultat, une révolution s’est opérée dans les esprits. Mais rien, presque rien n’est changé dans les choses, et l’on se prend à douter si cette amélioration, bien légère, que l’on croit remarquer dans la condition générale des peuples depuis la débâcle révolutionnaire du dernier siècle, n’est pas plutôt le fruit du progrès scientifique et industriel, que des nouvelles institutions politiques ?

Ici donc, les ressources ordinaires de l’économie politique et du droit ne suffisent plus. Pour pénétrer le mystère d’une situation sans précédents, le Livre de raison des États ne peut rien fournir. Il ne s’agit plus de comptes ni de comptabilité : la question est tout organique ; il faut entrer dans la psychologie des sociétés.


Rapport de l’État et de la Liberté, d’après le droit moderne.


Le droit moderne, en s’inaugurant à la place du droit ancien, a fait une chose nouvelle : il a mis en présence l’une de l’autre, sur la même ligne, deux puissances qui jusqu’alors avaient été dans un rapport de subordination. Ces deux puissances sont l’État et l’Individu, en autres termes le Gouvernement et la Liberté.

La Révolution, en effet, n’a pas supprimé cette puissance occulte, mystique, qu’on appelait le souverain, et que nous nommons plus volontiers l’État ; elle n’a pas réduit la société aux seuls individus, transigeant, contractant entre eux, et de leur libre transaction se faisant une loi commune, comme le donnait à entendre le Contrat social de J.-J. Rousseau.

Non, le Gouvernement, le Pouvoir, l’État, comme on voudra l’appeler, s’est retrouvé, sous les ruines de l’ancien régime, tout entier, parfaitement intact, et plus fort qu’auparavant. Ce qui est nouveau depuis la Révolution, c’est la Liberté, je veux dire la condition faite à la Liberté, son état civil et politique.

Notons du reste que l’État, tel que l’a conçu la Révolution, n’est pas chose purement abstraite, comme l’ont supposé quelques-uns, Rousseau entre autres, une sorte de fiction légale ; c’est une réalité aussi positive que la société elle-même, que l’individu même. L’État est la puissance de collectivité qui résulte, en toute agglomération d’hommes, de leurs rapports mutuels, de la solidarité de leurs intérêts, de leur communauté d’action, de l’entraînement de leurs opinions et de leurs passions. L’État n’existe pas sans les citoyens sans doute ; il ne leur est point antérieur ni supérieur ; mais il existe par cela même qu’ils existent, se distinguant de chacun et de tous par des facultés et des attributions spéciales. Et la liberté n’est pas non plus une puissance fictive, consistant en une simple faculté d’opter entre faire et ne pas faire : c’est une faculté positive, sut generis, qui est à l’individu, assemblage de passions et de facultés diverses, ce que l’État est à la collectivité des citoyens, la plus haute puissance de conception et de création de l’être (D).

Voilà pourquoi la raison d’État n’est pas la même chose que la raison individuelle ; pourquoi l’intérêt d’État n’est pas le même non plus que l’intérêt privé, celui-ci fût-il identique dans la majorité ou l’universalité des citoyens ; pourquoi les actes du gouvernement sont d’une autre nature que les actes du simple particulier. Les facultés, attributs, intérêts, diffèrent entre le citoyen et l’État comme l’individuel et le collectif diffèrent entre eux : nous en avons vu un bel exemple, quand nous avons posé ce principe que la loi d’échange n’est pas la même pour le particulier et pour l’État.

Sous le régime du droit divin, la raison d’État se confondant avec la raison dynastique, aristocratique ou cléricale, pouvait n’être pas toujours conforme à la justice ; c’est ce qui a fait proscrire, par le droit moderne, le principe abusif de la raison d’État. De même l’intérêt d’État, se confondant avec l’intérêt de dynastie ou de caste, n’était pas non plus conforme en tout à la Justice ; et c’est ce qui fait que toute société transformée par la Révolution tend au gouvernement républicain.

Sous le nouveau régime, au contraire, la raison d’État doit être en tout conforme à la Justice, l’expression vraie du droit, raison essentiellement générale et synthétique, distincte par conséquent de la raison du citoyen, toujours plus ou moins spécialiste et particulière (E). Pareillement, l’intérêt d’État s’est purgé de toute prétention aristocratique et dynastique ; l’intérêt d’État est avant tout un intérêt de droit élevé, ce qui implique que sa nature est autre que celle de l’intérêt individuel.

L’auteur du Contrat social a beau prétendre, et ceux qui le suivent ont beau répéter après lui, que le vrai souverain, c’est le citoyen ; que le prince, organe de l’État, n’est que le mandataire du citoyen ; conséquemment que l’État est la chose du citoyen : tout cela pouvait être bon à dire lorsqu’il s’agissait de revendiquer les droits de l’homme et du citoyen et d’inaugurer la liberté contre le despotisme. Actuellement la Révolution ne rencontre plus d’obstacle, au moins du côté de l’ancien régime : il s’agit de connaître au juste sa pensée et de la mettre à exécution. À ce point de vue le langage de Rousseau est devenu incorrect, je dirai même qu’il est faux et dangereux.


Détermination des fonctions, attributs et prérogatives de l’État,
d’après le droit moderne.


L’État, puissance de collectivité, ayant sa raison propre et spécifique, son intérêt éminent, ses fonctions hors ligne, l’État, comme tel, a des droits aussi, droits qu’il est impossible de méconnaître sans mettre aussitôt en péril le droit, la fortune et la liberté des citoyens eux-mêmes.

L’État est le protecteur de la liberté et de la propriété des citoyens, non-seulement de ceux qui sont nés, mais de ceux qui sont à naître. Sa tutelle embrasse le présent et l’avenir et s’étend sur les générations futures : l’État a donc des droits proportionnés à ses obligations ; sans cela de quoi lui servirait la prévoyance ?

L’État surveille l’exécution des lois ; il est le gardien de la foi publique et le garant de l’observation des contrats. Ces attributions impliquent dans l’État de nouveaux droits, aussi bien sur les personnes que sur les choses, et qu’on ne pourrait lui dénier sans le détruire, sans briser le lien social.

L’État est le justicier par excellence ; lui seul est chargé de l’exécution des jugements. De ce chef encore, l’État a des droits, sans lesquels sa propre garantie, sa justice, deviendrait nulle.

Tout cela, dira-t-on, existait autrefois dans l’État. Le principe donc et les corollaires, la théorie et l’application restant au fond les mêmes, rien n’a changé : la Révolution a été une œuvre inutile.

Il y a ceci de changé entre l’ancien et le nouveau régime, qu’autrefois l’État s’incarnait en un homme : « L’État c’est moi ; » tandis qu’aujourd’hui il trouve sa réalité en lui-même, comme puissance de collectivité ; — qu’autrefois, cet État fait homme, cet État-Roi était absolu, tandis que maintenant il est soumis à justice, soumis par conséquent au contrôle des citoyens ; — qu’autrefois la raison d’État était infectée par la raison aristocratique et princière, tandis qu’aujourd’hui, exposée à toutes les critiques, à toutes les protestations, elle n’a de force que par le Droit et la Vérité ; — qu’autrefois, l’intérêt de l’État se confondait avec l’intérêt des princes, ce qui faussait l’administration et faisait trébucher la justice, tandis qu’aujourd’hui une semblable confusion d’intérêts constitue le crime de concussion et de prévarication ; — qu’autrefois, enfin, le sujet ne paraissait qu’à genoux devant son souverain, comme on le voyait dans les États généraux, tandis que depuis la Révolution le citoyen traite avec l’État d’égal à égal, ce qui fait précisément que nous avons pu définir l’impôt un échange, et considérer l’État, dans l’administration des deniers publics, comme un simple échangiste.

L’État a conservé son pouvoir, sa force, qui seule le rend estimable, constitue son crédit, lui crée des attributions et prérogatives, mais il a perdu son autorité, il n’a plus que des Droits, garantis par les droits et les intérêts des citoyens eux-mêmes. Il est lui-même, si l’on peut ainsi dire, une espèce de citoyen ; il est une personne civile, comme le sont les familles, les sociétés de commerce, les corporations, les communes. De même qu’il n’est pas souverain, il n’est pas non plus serviteur, comme on l’a dit, ce qui serait le refaire despote : il est le premier entre ses pairs.

Ainsi la liberté, qui ne comptait pour rien dans l’État, subordonnée, absorbée qu’elle était par le bon plaisir du souverain, la liberté est devenue une puissance égale en dignité à l’État. Sa définition vis-à-vis de l’État est la même que vis-à-vis des citoyens : La Liberté, dans l’homme, est le pouvoir de créer, innover, réformer, modifier, en un mot de faire tout ce qui dépasse la puissance de la nature et celle de l’État, et qui ne porte pas préjudice aux droits d’autrui, que cet autrui soit un simple citoyen ou l’État. C’est d’après ce principe que l’État doit s’abstenir de tout ce qui ne requiert pas absolument son initiative, afin de laisser un champ plus vaste à la liberté individuelle.

L’ancienne société, établie sur l’absolutisme, tendait donc à la concentration et à l’immobilité.

La société nouvelle, établie sur le dualisme de la liberté et de l’État, tend à la décentralisation et au mouvement. L’idée de la perfectibilité humaine, ou du progrès, s’est révélée dans l’humanité en même temps que le nouveau droit.


Application des principes précédents à la théorie de l’impôt.
Critique du congrès de Lausanne.


Tirons maintenant, au point de vue de l’assiette de l’impôt et de sa répartition, les conséquences de ces principes.

a) De ce que l’État, puissance de collectivité, physique et morale, de la nation, a des fonctions, des attributions, des droits, il s’ensuit que le droit de l’État et son action s’étendent, selon les circonstances, sur toute personne et toute chose. De même que la pensée ne conçoit pas d’âme sans corps, d’esprit sans matière, de travail sans capital, de créancier sans débiteur ; de même l’État ne se conçoit pas non plus sans une organisation, sans domaine propre, sans une faculté de requérir, au besoin, les personnes, sans une part dans tous les biens. L’État, par exemple, réclame des citoyens le service militaire ; il les exproprie, moyennant indemnité, pour cause d’intérêt public ; il juge leurs différends et poursuit l’exécution de ses jugements ; en leur garantissant la propriété de leurs découvertes, il se réserve une part dans le bénéfice.

Le souverain de droit divin, antérieur et supérieur à la société, s’arrogeant l’omnipotence et la propriété universelle, les hommes étaient ses serviteurs, et leurs biens lui appartenaient tous. Tel n’est plus aujourd’hui le rapport de l’État avec le citoyen ; tel n’est pas son droit. Ce droit, je l’ai dit, résulte des rapports de groupement, de solidarité, de mutualité, qui donnent l’existence à l’État ; dans aucun cas ce droit ne s’étend plus loin que l’intérêt public et ne se distingue de lui.

b) De ce que, par l’introduction du nouveau droit, tout citoyen est devenu libre, participant à la législation et au gouvernement de son pays, maître absolu de son travail et de son produit, l’égal de tout autre citoyen et de l’État lui-même, il s’ensuit que, sous l’initiative de la Liberté, un vaste mouvement se développe dans le corps social. Par la liberté de l’industrie, tout homme a le droit de se livrer à toute espèce d’entreprise, sans être assujetti à aucun règlement corporatif, sans se voir entravé par aucun privilége ; — par la liberté du commerce, le marché prend une animation prodigieuse, la circulation devient sans bornes et s’exerce en tous sens ; — par la division du travail, tous les intérêts sont engrenés les uns dans les autres et les industries, sans perdre leur indépendance, deviennent solidaires ; — par la rapidité et la multiplicité des transactions, les valeurs de toute espèce, mobilières et immobilières, capitaux et produits, passent sans cesse de main en main, aujourd’hui au crédit de l’un, demain à celui de l’autre, sans qu’il soit possible de saisir un instant de fixité dans ce mouvement.

C’est sur ce tourbillon, qui sans cesse emporte les hommes et les choses, qu’il s’agit, pour l’État, d’exercer l’une de ses principales prérogatives, je veux dire l’assise et la répartition de l’impôt.

Les économistes, on l’a vu récemment au congrès de Lausanne, ne semblent pas se douter de cette immense transformation. Ils continuent de raisonner de l’impôt, comme si la société, comme si le monde économique, était au repos fixe. Ils oublient que, depuis la Révolution, l’immobilisme a disparu avec le droit divin et que l’humanité est poussée maintenant par deux forces rivales : la nécessité, dont les maximes se traduisent tantôt en loi d’État, tantôt en axiome de science ; et la liberté, qui dépasse tous les principes, toutes les théories, toutes les lois, tous les axiomes. On se dispute et l’on prend parti, qui pour l’impôt unique, qui pour l’impôt multiple ; celui-ci arrange tout avec l’impôt sur le capital, celui-là soutient que les choses iraient mieux avec l’impôt sur le revenu ; à bout d’arguments, mais ne consentant jamais à reconnaître leur erreur, ils transigent comme les médecins de la comédie : Passez-moi la rhubarbe, et je vous passerai le séné. De là cette étrange proposition dont n’a pu s’empêcher de sourire le Nouvelliste Vaudois, et par laquelle la docte assemblée a clos ses séances :


« Le congrès pense :

« 1° Qu’on peut ramener à un petit nombre d’impôts, et dans l’avenir à un impôt unique, les divers impôts que nos États modernes ont empruntés à la fiscalité des derniers siècles ;

« 2° Que cette transformation deviendra de plus en plus possible et praticable avec le progrès des libertés publiques, de l’indépendance des nations et de la civilisation en général ;

« 3° Que l’impôt, pour être juste, doit embrasser tous les éléments de la richesse et porter à la fois sur le capital et sur le revenu ;

« 4° Que le meilleur système d’impôt serait, en théorie, l’impôt sur le revenu, combiné avec un impôt sur le capital et sur les acquisitions.

« 5° Qu’en pratique, pour réaliser ce système, il importe, avant de l’établir, d’éclairer l’opinion publique par la discussion des principes de l’économie sociale. »

Peut-on plus franchement se moquer et de soi-même et des gens ? Autant de phrases, autant de contradictions ; autant de mots, autant d’énigmes.

Qu’est-ce que cet impôt unique, renvoyé d’abord, quant à l’application, aux calendes grecques, et qui, en théorie, devant embrasser tous les éléments de la richesse, se compose de trois impôts, un impôt sur le capital, un impôt sur le revenu, et un impôt sur les acquisitions à titre gratuit ?

Comment la liberté, qui a justement pour effet de diversifier à l’infini et de mobiliser les valeurs, de multiplier les transactions, de rendre le propriétaire réel presque insaisissable à l’impôt, aboutirait-elle à un impôt unique, c’est-à-dire à un impôt fixe ?

On parle de la fiscalité des derniers siècles et de celle des États modernes. Que s’est-il passé dans la politique des nations, et par suite dans l’économie de l’impôt, dans son principe et sa théorie, depuis la Révolution ?

On invoque, en faveur de l’impôt unique, à venir, l’indépendance des nations. Le congrès n’a pas voulu passer sans faire ses compliments à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne. C’est très-honnête de sa part. Mais qu’y a-t-il de commun entre le principe de l’indépendance nationale et le principe de l’unité de l’impôt ? Il semblerait au contraire que, pour des économistes partisans du libre échange, les nations, au point de vue de la circulation des valeurs, dussent être de moins en moins indépendantes, ce qui éloigne de plus en plus la possibilité d’un impôt unique.

Le cinquième paragraphe est le plus raisonnable. Messieurs les économistes du congrès conseillent, avant d’appliquer leur système, d’attendre que l’opinion publique soit suffisamment éclairée. Ainsi l’on fera et bien l’on fera. En attendant, peut-être messieurs les économistes finiront-ils par s’accorder sur les principes de l’économie sociale et de l’impôt.

Qui ne voit que cette manie unitaire, renouvelée de l’antique absolutisme, imitée de la centralisation impériale qu’on rencontre aujourd’hui partout, et qui implique, avec la domination de l’État sur les personnes et sur les choses, l’initiative du pouvoir dans tous les actes de la vie sociale ; qui ne voit, dis-je, que ce préjugé d’unification est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’économie politique qui vit de liberté, d’indépendance, de concurrence, de mouvement, de spontanéité, de transformation incessante, et qui ne reconnaît d’autre loi, d’autre principe que l’équilibre, ce qui suppose toujours, en toute circonstance, deux forces, au moins, en opposition ?

Mais c’est ce que ne sauraient comprendre de soi-disant économistes, étrangers au travail et aux affaires, faisant de l’économie politique par désœuvrement, par esprit de secte, en dehors de toute pratique, parlant au nom d’une science dont ils ne connaissent ni le principe, ni l’esprit, et la construisant à l’instar de ces systèmes de philosophie qui reposent sur un principe unique et purement métaphysique.

On attribue à M. Thiers la définition suivante de l’Économie politique : C’est de la littérature ennuyeuse. L’illustre historien en parlait d’expérience : il s’y est embourbé plus d’une fois. En effet, l’Économie politique, qui n’attend que le concours de quelques hommes affranchis de tout respect humain comme de tout préjugé pour devenir une science positive, a été depuis vingt ans le refuge d’une foule de lettrés qui, ne se sentant pas le talent d’écrire l’histoire, le roman, de faire du drame ou de la critique, dégoûtés de la politique et de la philosophie, se sont mis à rédiger des prospectus de compagnies, des comptes rendus d’actionnaires, des mémoires de banqueroutiers, des réclames d’agioteurs, des descriptions de docks, de pénitenciers, de salles d’asile, etc. La Bourse, les chemins de fer, le libre échange, les brevets d’invention, les expositions de l’industrie, le paupérisme et l’impôt, l’agriculture et la pisciculture, tout ce qui touche au monde des intérêts, enfin, est devenu pour eux un genre : genre d’autant plus facile, en vérité, que, dans l’état des esprits, car je ne saurais dire des connaissances, l’Économie politique ne possède pas de principes, pas de définitions, pas de méthode ; qu’il n’y a rien de certain, et qu’on peut soutenir avec un égal avantage toutes les thèses.

La littérature économique va donc du côté où la pousse le vent. Depuis le rétablissement de l’empire, par exemple, la mode est à l’unité. L’impôt multiple embarrasse ; la contradiction des faits scandalise : on voudrait tout ramener à l’unité. L’unité, pour ces économistes de passage, est devenue un lit de Procuste. Un décret impérial, et que tout soit dit ! L’ordre existera dans l’impôt, et le premier pas aura été fait dans la science économique. La littérature ennuyeuse sera une littérature sérieuse.

Pour moi, qui reconnais volontiers à l’État des droits, mais qui lui refuse la souveraineté ; qui considère l’économie des sociétés comme établie sur un immense et universel dualisme ; qui, tenant compte à la fois de toutes les tendances, de toutes les initiatives, de tous les antagonismes, crois que l’homme d’État ne doit se proposer d’autre but que de faire régner entre ces forces, tantôt convergentes, tantôt divergentes, tantôt contraires, l’équilibre, la justice : voici d’après quels principes il me paraît convenable de procéder en matière d’assiette et de répartition de l’impôt.

Que les honorables juges du concours veuillent bien ne pas s’impatienter de ces longueurs. Dans les choses de la nature de celle qui nous occupe, les principes sont tout, et chacun peut juger ce que leur découverte coûte de peine. Mais, une fois trouvés, les principes s’appliquent d’eux-mêmes : il n’est pas besoin d’instituteur. Sous ce rapport, l’économie politique peut se comparer à l’arithmétique : la multiplication ou la division de deux nombres l’un par l’autre est l’affaire de quelques minutes : ce fut un long et pénible travail de trouver les règles de ces deux opérations.


Règles concernant l’assiette, la répartition et la perception de l’impôt.


1. Dans une association qui ne serait relative qu’aux personnes, l’impôt, étant exclusivement personnel, pourrait être unique ; dans une société qui embrasse à la fois les personnes et les choses, il devient forcément réel et partant multiple. De là, dans toute société qui s’impose une contribution, une double tendance : tendance à unifier l’impôt, si la contribution à payer par chacun est faible ; tendance à le diversifier, si la contribution est considérable.

Observation. — Par cette proposition première nous constatons deux faits que rien ne saurait détruire : l’un est que la société ne se compose pas seulement d’hommes, de volontés, d’intelligences, elle se compose aussi de choses ; l’autre, qui découle du premier, que le citoyen ne contribue pas seulement à la chose publique de sa pensée, de sa conscience et de son action, en un mot de sa personne, mais encore de sa propriété, laquelle peut exister sous mille formes.

2. L’impôt est payé par chacun à raison de son individualité et à raison de ses facultés. — De là cette conséquence que l’impôt peut prendre simultanément et tour à tour la forme d’une capitation ou prestation de service, ou bien d’une redevance sur les biens meubles, immeubles, capitaux et revenus.

3. L’impôt, dès qu’il dépasse la limite d’une prestation personnelle, est donc nécessairement multiple : il ne pourrait revenir à l’unité qu’au moyen de la monnaie, signe représentatif des valeurs, et d’une généralisation, c’est-à-dire d’une fiction fiscale, qui consisterait à comprendre toutes les valeurs sous une désignation commune, capital, travail ou revenu.

Observation. — Je reviendrai plus tard sur la théorie de l’impôt unique. Ce que je veux faire remarquer ici, c’est que par les mots capital, travail, rente ou revenu, on n’entend pas des choses positives, réelles, des choses qui existent, se laissent voir et palper ; ce sont termes généraux, inventés pour désigner certains rapports et certaines opérations, ce sont en un mot des abstractions. Or l’État, pas plus que le citoyen, ne vit d’abstractions ; il vit de réalités. Ses consommations consistent en blé, viande, fourrage, vin, huile, houille, linge et chaussure, fer et bronze, etc. D’où il résulte que, malgré la généralité de l’expression par laquelle on désignerait l’impôt : impôt sur le capital, impôt sur le revenu, etc., et nonobstant l’usage du numéraire sous l’espèce duquel l’impôt est payé d’abord à l’État pour servir ensuite à acheter à l’État les divers objets de sa consommation, l’impôt se perçoit finalement aujourd’hui, comme au temps de Moïse, sur les fruits de la terre, le croît des animaux, les produits du travail, etc. L’impôt est donc, quoi qu’on fasse, multiple dans sa matérialité ; c’est par une fiction de la langue et par un artifice d’échange qu’il peut reprendre une apparence unitaire, comme dans le cas où, par exemple, on le ferait consister en un prélèvement de tant p. % sur le capital ou sur le revenu. Jusqu’où cette fiction peut-elle aller dans la pratique ? C’est ce que nous examinerons en son lieu.

4. La préférence donnée au numéraire pour l’acquittement de l’impôt, combinée avec le mouvement des valeurs et la rapidité des transactions, rend très-difficile, pour ne pas dire impossible, à l’État, dans une multitude de cas, la découverte du vrai propriétaire et conséquemment du vrai contribuable. D’où il résulte, à priori, que le problème de l’égalité de l’impôt, qu’il soit unique ou multiple, paraît insoluble.

Observation. — C’est ici que se manifeste surtout l’action de la liberté dont nous avons dit que, depuis la Révolution, elle était devenue une puissance rivale de l’État. Aussi la pensée du socialisme a-t-elle été d’abord de restreindre cette liberté incommode, qui ne se laisse ni toiser, ni peser, ni saisir ; de réglementer toutes choses, ce qui veut dire de revenir, sous prétexte d’égalité, à l’absolutisme. Les producteurs et consommateurs, par la manière dont ils établissent leurs comptes de vente et de revient, se dérobent autant qu’il est en eux à la main du fisc, en rejetant les uns sur les autres leur cote contributive : quel scandale ! De là les plans de réglementation, de communauté, d’impôt unique, etc. Mais la liberté est invincible ; la comprimer, c’est préparer de nouvelles et plus formidables explosions. Il faut l’accepter telle que la nature nous la donne et remercier celle-ci de ce don magnifique. Toute la question est de nous arranger avec cette puissance sans laquelle nous ne pouvons vivre honorablement, et que nous ne saurions contraindre (F).

5. Dans le budget de l’État tous les services sont distingués les uns des autres, et le compte de leurs dépenses respectives établi séparément. Si donc, comme il a été démontré plus haut, l’impôt se résout en un échange, il semble que la distinction des dépenses doive correspondre à une distinction de recettes, ce qui fournirait un moyen naturel d’opérer, sans gêner la liberté, la perception d’une partie au moins de l’impôt, en même temps que d’assurer le contrôle du budget.

6. Certains services de l’État intéressent, ex aequo, l’universalité des citoyens, qui en jouissent pour ainsi dire à l’indivis ; certains autres ne sont demandés que par une fraction plus ou moins grande du peuple. Pour les premiers, l’impôt peut et doit consister en une contribution uniforme, établie par exemple sur la terre : pour les seconds, n’est-il pas juste, normal, que qui demande le service soit autant que possible celui qui en paye le prix ?

Observation. — Ces deux propositions sont le développement de la précédente, n° 4. Elles ont pour but de faire subir à l’impôt, au lieu des caprices de l’arbitraire, les évolutions de la liberté ; d’appliquer d’une manière plus rigoureuse dans la perception le principe de l’échange qui est celui d’une comptabilité exacte ; de rendre cette perception moins onéreuse, et finalement de rendre presque insensibles à la population les charges fiscales.

7. Tout impôt se prend sur le produit brut annuel du pays : il répugne qu’une nation, pour couvrir ses dépenses, entame son capital. Même en cas d’emprunt, c’est toujours sur les produits que sont prélevés l’amortissement et les intérêts. Au fond, tout impôt se réduit à ce que l’on appelle impôt de consommation.

Observation. — Cette proposition, de même que les quatre premières, est aphoristique. On l’a trop souvent perdue de vue, en traitant de l’impôt, de son assiette, de son unité, de sa multiplicité et surtout de sa quotité. Nous y reviendrons tout à l’heure.

Résumons d’abord ce deuxième paragraphe.

Dans la première partie de ce chapitre, nous nous sommes expliqué sur la nature de l’impôt, et nous avons dit, à vue des faits : L’impôt est un échange. Ce principe posé, nous en avons immédiatement déduit deux autres, concernant les conditions intrinsèques de cet échange, savoir le prix du service et son utilité. Ces principes sont : d’abord que l’État doit ses services à prix de revient ; en second lieu, que ses services doivent être reproductifs. Les notions élémentaires de l’économie politique et du droit nous ont suffi pour cela.

Dans le paragraphe qu’on vient de lire nous avions à résoudre des questions plus difficiles : Qui a droit d’établir l’impôt ? Sur qui et sur quoi cet impôt sera-t-il levé ? Comment perçu ? Quelle en sera l’importance ?

Ici, nous avons dû chercher de nouvelles lumières. Après avoir constaté la transformation qui s’est faite, au point de vue des principes, dans l’ordre politique ; après avoir montré que l’abolition du droit divin n’avait point aboli l’État, qu’au contraire l’État était sorti du cataclysme révolutionnaire plus puissant et mieux constitué, nous avons fait voir que l’État ne régnait plus seul, qu’une puissance rivale s’était levée en face de lui, à savoir la Liberté ; que dès lors, si l’État conserve par sa nature, par sa mission, d’irréfragables droits, il n’a cependant que des droits ; il a perdu son omnipotence, sa souveraineté absolue ; il est devenu une personne civile, semblable à l’un des citoyens auparavant ses sujets, ce qui veut dire, au point de vue de l’impôt, le producteur d’une utilité spéciale et conséquemment un échangiste.

Il ne s’agit donc plus de savoir qui a droit ou n’a pas droit de créer des impôts. Ce style suranné doit être banni du langage moderne.

L’État est un échangiste d’une espèce particulière, qui rend, moyennant salaire, les services qu’on lui demande ; qui par conséquent n’a pas droit de les imposer : voilà tout. Aux citoyens de s’entendre entre eux, dans leur prudence et sagesse, et selon les formes les plus amiables, sur l’espèce de service qu’ils veulent demander à l’État.

Quant à l’assiette de l’impôt et à sa répartition à propos desquelles nous avons vu se poser la question, depuis si longtemps controversée, de l’impôt unique ou multiple, la réponse, bien que compréhensive et synthétique au plus haut degré, n’a pas été moins précise et moins explicite.

Nous n’affirmons ni ne nions absolument l’unité de l’impôt ; nous n’affirmons ni ne nions davantage sa multiplicité, comme si l’une de ces hypothèses était vraie à l’exclusion de l’autre. Nous constatons au contraire qu’en raison du dualisme sur lequel sont établies les sociétés, État et individus, force publique et liberté, personnes et choses, il y a nécessairement double tendance, tendance à l’unité et tendance à la diversité ; que ces deux tendances se fortifient encore par la nature dualiste de l’être humain, composé de matière et d’esprit, de moi et de non-moi ; que prétendre étouffer l’une de ces tendances, ce serait mutiler l’homme et la société, et que tout ce que l’homme d’État doit faire ici, c’est, en restant fidèle autant que possible à l’unité qui est essentielle au pouvoir, de suivre la liberté dans ses évolutions.

Il en résulte que dans l’impôt il y aura des taxes universelles, telles que l’impôt personnel, l’impôt foncier, et des taxes spéciales, telles que l’impôt sur les boissons, les sels, les tabacs, les péages ; que la perception, se faisant le plus souvent en numéraire, sera uniforme ; en un mot que l’impôt, unique par son principe, par sa raison subjective et gouvernementale, sera multiple par son objectivité et sa matérialité.

Ce n’est point là un éclectisme plus ou moins arbitraire, tel que nous l’avons signalé dans les propositions formulées par le congrès ; c’est une synthèse, c’est-à-dire une conception philosophique régulièrement formée, expression de la nature des choses et de la société.


§ 3. — QUOTITÉ DE L’IMPÔT. — MAXIME FISCALE.


Combien une nation doit-elle payer, bon an, mal an, à son gouvernement ?

Nous avons vu que sous le droit divin cette question n’en était pas une, puisque la classe productive devant, en principe, aux privilégiés et à l’État tout ce qu’elle produisait, moins ce qui était strictement indispensable à sa subsistance, il n’y avait aucune limite à l’impôt. Le fisc prenait tout ce dont il pouvait s’emparer ; les taxes n’avaient au fond pas d’autre sens. La nation était sous la puissance, in manu, du prince, comme la ruche à laquelle le propriétaire ne laisse de miel que juste ce qui est nécessaire pour que les abeilles ne meurent pas de faim.

Depuis l’abolition du droit divin, cette tendance du fisc à l’absorption de la richesse nationale s’est peu modifiée ; la maxime déjà citée, qu’il faut faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre, en témoigne. Voici ce que l’on entend par là.

L’expérience a appris aux agents fiscaux que l’impôt, par sa spécialité et sa quotité, agit sur la consommation, par suite sur la production et finalement sur l’emploi des capitaux et des terres, de la même manière que l’augmentation des prix. Si la contribution est très-faible, la demande des objets, terres, services ou produits, ne diminue pas ; alors l’impôt est pour l’État tout profit. Si la contribution devient plus forte, la demande diminuera : on boira moins de vin, on se retranchera sur la viande, le sucre, le tabac, le sel, on s’écrira moins souvent. Certaines terres qui ne produiraient pas, avec les frais d’exploitation, l’impôt qu’elles doivent, seront abandonnées. Toutefois il se pourra qu’au total le fisc, malgré ses pertes, rende davantage que si on l’avait diminué et qu’il eût été perçu sur une plus grande quantité de capitaux et de produits. Si l’augmentation, enfin, est excessive, la majorité des consommateurs renoncera à la consommation imposée ; alors le fisc sera en déficit. C’est donc parmi les fiscaux une question du plus grand intérêt que de déterminer le point juste auquel l’impôt donnera la plus grosse recette possible. Voilà ce que l’on entend par cet apophthegme mignon : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre. Ici, comme l’on voit, l’intérêt du contribuable est compté à peu près pour rien ; le fisc seul est pris en considération. Reste d’habitude du droit divin, et l’une des plus insignes mystifications des gouvernements modernes.

Puisque le droit divin et le droit révolutionnaire sont antithétiques l’un à l’autre, inverses l’un de l’autre, le régime fiscal, dans les sociétés modernes, doit être l’opposé de ce qu’il était dans les sociétés anciennes ; c’est-à-dire que, comme le gouvernement exigeait de la nation, par l’impôt, tout ce qu’elle pouvait donner, les contribuables, dont le consentement est maintenant requis, doivent dorénavant faire la part de l’État la plus petite possible. Ainsi le veut la loi des oppositions historiques ; ainsi l’exige à son tour la loi économique, qui, en toute administration, régie, entreprise, prescrit de réduire les frais généraux au minimum. Il suit de là que, de même que l’on peut juger de la bonne tenue d’une maison de commerce et d’une entreprise industrielle par la modicité de ses frais généraux, de même on peut augurer favorablement de l’administration d’un État, de la capacité et de la sévérité de ses directeurs, de la liberté et de l’aisance des citoyens, par la médiocrité de l’impôt. Cette pierre de touche est infaillible.

Réduction illimitée de l’impôt, au rebours de l’ancienne et homicide maxime : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre ; telle doit être, en ce qui concerne la quotité de l’impôt, la règle générale.

Mais pour atteindre ce but, il faut préciser davantage : c’est une assez pauvre garantie à exiger d’un mandataire que de lui imposer pour unique devoir qu’il doit agir au mieux des intérêts du mandant. Autant vaudrait presque lui donner un blanc seing. Est-il un seul gouvernement, un seul ministre, un Loménie de Brienne, un Calonne, un abbé Terray, qui ne se vante d’administrer le pays, de dépenser son argent et de lever les taxes au mieux des intérêts de la nation ? Pour rendre le précepte efficace, il faut imposer aux gouvernants certaines prescriptions dont ils ne puissent sous aucun prétexte s’écarter, et dont le résultat soit de produire l’économie demandée.

Voici quelle me semble pouvoir être cette discipline.


RÈGLES À SUIVRE CONCERNANT LA QUOTITÉ DE L’IMPÔT.


1re  règle : Fixation d’un maximum.


Puisque, d’après la septième proposition énoncée au paragraphe précédent, tout impôt se perçoit sur le produit brut du pays, la conséquence est que l’État doit agir pour la nation comme le père de famille pour sa famille, fixer à ses dépenses un chiffre qu’il ne dépasse jamais. En bonne économie domestique, le revenu étant donné, chaque nature de dépense se proportionne, pour ainsi dire, d’elle-même : tant pour la table, tant pour l’habitation, tant pour l’habillement, tant pour les maladies, les accidents, etc. Donc, a pari, tant pour l’impôt. Par exemple, une famille qui dépense pour frais de logement un sixième de son revenu est encore dans une condition passable ; si le loyer s’élève au cinquième du revenu, il est cher ; s’il atteint le quart ou le tiers, il est exorbitant. Il en est ainsi de l’impôt. Toute famille qui devrait payer, pour sa quote-part des frais d’État, un quart ou un tiers de son revenu, pourrait se dire pressurée ; mieux vaudrait, comme en certaines localités de l’Amérique, courir le risque de l’anarchie.

Quelle doit donc être, à peu près, dans le budget d’une famille, la proportion normale des frais d’État ? Aucun renseignement n’a été recueilli sur cet objet, et la raison en est simple : c’est qu’il n’y a pas de gouvernement qui de lui-même consente à se réduire à la portion congrue. D’un côté, la quotité de l’impôt, entre les différents États, varie à l’infini ; d’autre part, la composition des dépenses, la nature des services, n’est pas la même : il est impossible de tirer de leur comparaison aucune détermination scientifique. Or, comme en toute réforme il faut commencer par une première hypothèse ou donnée provisoire, je proposerais, à l’exemple du Pentateuque et de la loi ecclésiastique, dont la trace s’aperçoit encore dans plusieurs de nos impôts, d’adopter pour maximum le dixième, ou la dîme, selon le vieux style. Il est bien entendu que ce maximum pourra et devra ultérieurement être réduit : mais il faut partir d’un point. Parmi les États de l’Europe, les uns perçoivent plus, les autres moins. En France, on peut calculer que les frais d’État, auxquels nous joindrons ceux des départements et des communes, sont le sixième au moins du produit de la nation ; que, par conséquent, l’acquittement de l’impôt entre, en moyenne, pour un sixième dans les dépenses de la famille. D’où il est aisé de conclure qu’en France le gouvernement, quelque bien qu’il s’efforce de procurer, loin d’ajouter par ses services au bien-être du pays, est une cause positive d’appauvrissement. Non-seulement la loi de l’offre et de la demande est violée, et le service coûte plus qu’il ne vaut ; il y a de plus disproportion entre le budget des familles et celui de l’État.


2e règle : Définition exacte et décentralisation des services publics.


Après avoir assigné un maximum infranchissable à l’impôt, et tracé autour du gouvernement un cercle de Popilius, le point le plus important à régler sera de définir la nature, l’importance et l’utilité des services que la société attend de son gouvernement, c’est-à-dire tant de l’action centrale que de l’initiative des provinces, départements, districts, cercles et communes. Or, c’est de quoi se soucient en général fort peu les théoriciens et les praticiens de l’impôt. Les fonctions publiques sont établies par la tradition, la routine, le hasard ; ceux qui en sont revêtus, qui manient les fonds de l’État, tendent à étendre sans cesse leurs attributions. Non-seulement on exagère les travaux, les services, on multiplie le personnel, on élargit les cadres ; mais on empiète sur le domaine de l’industrie privée : par-dessus tout, on s’efforce de ramener toute espèce d’action publique à une direction centrale, unitaire. La fonctionomanie s’emparant des citoyens, la nation devient peu à peu complice de son gouvernement : si bien qu’à la fin, au lieu de contribuables, au lieu de citoyens, on n’a plus que des colons partiaires et des salariés de l’État.

L’expérience démontre que les frais généraux et le gaspillage des deniers publics croissent en raison de la centralisation politique et administrative.

Les chiffres suivants sont empruntés à l’Annuaire international du crédit public, publié pour 1860 par J.-S. Horn, Paris, Guillaumin. Ils portent sur les derniers budgets.



D’après ce tableau, les différents États, par rapport à la recette annuelle qu’ils tirent de chaque habitant et à la dépense qu’ils s’imposent par chaque habitant, se classeraient dans l’ordre suivant :


1. RECETTES ANNUELLES PAR TÊTE.


1. Grande-Bretagne. 60 03
2. Bade. 56 83
3. Pays-Bas. 54 75
4. France. 50 42
5. Hanovre. 39 12
6. Suède et Norvége. 34 70
7. Belgique. 32 27
8. Espagne. 31 06
9. Prusse. 27 35
10. Danemark. 21 66
11. Saxe-Royale. 20 37
12. Bavière. 20 19
13. Italie. 19 92
14. Grèce. 18 65
15. Wurtemberg. 18 50
16. Portugal. 18 42
17. Russie. 18 36
18. Brésil. 18 03
19. Autriche. 17 28
20. Turquie. 13 98
21. États-Unis. 12 27
22. Suisse. 7 36


2. DÉPENSES ANNUELLES PAR TÊTE.


1. Grande-Bretagne. 59 82
2. Bade. 52 25
3. France. 50 41
4. Pays-Bas. 46 56
5. Hanovre. 38 70
6. Suède et Norvége. 33 62
7. Espagne. 31 62
8. Belgique. 30 00
9. Prusse. 27 35
10. Danemark. 20 62
11. Saxe-Royale. 20 37
12. Bavière. 20 20
13. Italie. 19 92
14. Autriche. 19 65
15. Grèce. 18 59
16. Wurtemberg. 18 50
17. Russie. 18 36
18. États-Unis. 16 70
19. Portugal. 16 62
20. Brésil. 15 42
21. Turquie. 13 98
22. Suisse. 6 89


Ces tableaux, à première vue, ne semblent pas conclure péremptoirement d’une manière conforme à nos prémisses. Mais il faut tenir compte des observations suivantes, empruntées au même auteur :

« A peu de perturbations près, les États se classent sous les deux chefs dans le même ordre, et c’est assez naturel, puisqu’il faut forcément amener les recettes à couvrir les dépenses, et que, d’autre part, les États ne manquent jamais de trouver l’emploi d’un excédant éventuel de recettes. Il y a cependant, entre le chiffre proportionnel des recettes et celui des dépenses, quelques différences dont on ne saurait méconnaître la signification. En voyant, par exemple, que dans la Grande-Bretagne et dans les Pays-Bas les dépenses restent au-dessous des recettes annuelles par tête, tandis que c’est tout à fait le contraire en Autriche, on devinera aussitôt qu’on a devant soi, d’une part, des États dont les finances sont bien réglées, d’autre part, un État qui ne parvient jamais à établir l’équilibre dans ses finances.

« Il va de soi que les chiffres des tableaux qui précèdent ne peuvent pas prétendre à une valeur absolue, c’est-à-dire qu’ils ne prétendent pas fournir la mesure rigoureuse des ressources que chaque État peut tirer de ses contribuables, ou des charges qu’il leur impose.

« Il y a deux circonstances surtout dont il faut tenir compte ; d’abord que les charges s’accroissent ou diminuent selon que l’État s’occupe plus ou moins des affaires et des intérêts qui ne sont pas strictement de son domaine, qui devraient être laissées soit à l’industrie privée, soit aux administrations communales et départementales. C’est en partie de l’abstention absolue de l’État de tout ce qui n’est pas de l’intérêt strictement général, que la Russie et l’Amérique du Nord sont redevables des proportions si modestes de leur budget. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue non plus la faculté contributive de la population, qui diffère si énormément d’un pays à l’autre, selon le degré d’aisance générale et du développement économique. Personne ne doutera, par exemple, que les habitants de la Grande-Bretagne ne supportent plus facilement une contribution annuelle de 60 francs que l’habitant russe ne paye la sienne, quoiqu’elle soit à peine du tiers de la contribution anglaise (G).

« Il faut enfin ne pas oublier de quel poids, dans maints États, les fautes et les charges du passé pèsent sur la génération présente. Si la Grande-Bretagne et les Pays-Bas figurent en tête de notre tableau, quoique l’administration y soit organisée sur un pied assez modeste et sache s’abstenir de toute intervention coûteuse dans les affaires qui ne réclament pas son concours d’une manière absolue, c’est la dette léguée par les générations précédentes qui augmente si fortement les charges budgétaires dans l’un et l’autre État. La part que la dette et la guerre, les deux vers rongeurs des ressources publiques, prennent dans chaque État, ressortira mieux d’après le tableau suivant :



En classant les États, 1° d’après la part de la dette dans l’ensemble des dépenses ; 2° d’après la part de l’armée, on obtient les deux tableaux suivants :


1. DETTE.


1. Pays-Bas. 48 10
2. Grande-Bretagne. 44 11
3. Espagne. 34 41
4. Autriche. 34 04
5. Bavière. 30 10
6. Belgique. 27 67

7. Saxe-Royale. 27 28
8. Turquie. 26 55
9. Portugal. 26 36
10. Danemark. 25 45
11. Italie. 24 51
12. Russie. 21 19
13. Wurtemberg. 18 80
14. Suède et Norvège. 18 22
15. Brésil. 17 90
16. France. 17 86
17. États-Unis. 13 29
18. Hanovre. 11 19
19. Prusse. 11 18
20. Bade. 10 35
21. Grèce. 6 10
22. Suisse. 2 35


2. ARMÉE.


1. Suède et Norvège. 36 60
2. États-Unis. 34 81
3. Turquie. 34 75
4. Autriche. 34 06
5. Espagne. 28 50
6. Italie. 27 45
7. Grèce. 25 82
8. Russie. 25 45
9. Prusse. 24 79
10. Portugal. 24 43
11. Bavière. 23 70
12. Belgique. 23 22
13. Saxe-Royale. 22 00
14. Wurtemberg. 19 72
15. Grande-Bretagne. 19 38
16. France. 18 51
17. Danemark. 16 84
18. Bade. 15 19
19. Pays-Bas. 14 85
20. Hanovre. 13 49
21. Brésil. 18 80
22. Suisse. 10 00


En ce qui concerne les intérêts de la dette et de la dépense de l’armée en France, l’auteur que je cite me paraît être resté au-dessous de la vérité. D’abord, pour ce qui regarde la dette, nous trouvons, dans la séance du Corps législatif du 11 juillet 1860, les chiffres suivants donnés par M. Larrabure, député favorable au gouvernement :


Rentes portées au budget 452,814,195
Dotations 42,969,154
Dette viagère 71,684,790
------------------
_______________Ensemble. 567,468,139

Somme qui, au taux de 4 1/2 pour 100, représente un capital de 12,610,403,008 fr. 88 c, dont la nation, en vertu de son système gouvernemental et fiscal, est condamnée à servir à perpétuité l’intérêt. Je dis à perpétuité, aussi bien pour la dette viagère et les dotations que pour le reste ; car, si les individus qui font l’objet de ces dernières allocations passent, ils sont immédiatement remplacés par d’autres : en sorte que le principe dynastique, aristocratique, militaire et bancocratique fonctionnant comme un capital irremboursable, la rente à payer ne s’éteint jamais.

Peut-être dira-t-on que, l’amortissement fonctionnant selon la pensée de son institution, la dette consolidée du moins diminuera. Il n’en est rien ; les déficit allant plus vite que l’amortissement, la dette consolidée ne cesse de s’accroître, ce que démontre l’existence d’une dette flottante qui, d’après la situation actuelle et les prévisions de M. Larrabure, monterait, pour 1863, à un total d’au moins 1,300 millions, dont l’intérêt à 4 1/2 pour 100 donne 58,500,000 francs à ajouter au chiffre précédent.

Quant à l’armée, M. Horn a eu le tort d’en distraire le budget de la marine, qui, en 1855, était prévu à 125 millions de francs, et qui certes n’a pas diminué depuis cette époque. Qu’est-ce donc que la marine de l’État, sinon la guerre sur l’Océan, au lieu de la guerre sur le continent ? À ces 125 millions il faudrait ajouter encore les recettes de la caisse de dotation de l’armée qui, d’après M. Charles de Hock (Administration financière de la France, p. 419), se sont élevées, pour l’année 1856 seulement, à plus de 70 millions de francs.

En résultat, au lieu de 316 millions que pose M. Horn pour intérêt de la dette et 340 millions pour la dépense de l’armée, ensemble 656 millions, c’est 918 qu’il faut lire, savoir : 453 millions, nombre rond, pour les rentes, 465 millions pour l’armée de terre et la marine, et non compris les dotations, la dette viagère, la dette flottante et la caisse de l’armée : ce qui met la France, à très-peu près, de pair avec l’Angleterre, en supposant que les chiffres pour cette dernière soient exacts.

Quoi qu’il en soit de la valeur de ces observations que je crois hors de conteste, adoptant les données de M. Horn, et combinant les deux tableaux qui précèdent, nous obtenons le résumé ci-après, que je recommande à l’attention du lecteur.


3. DETTE ET ARMÉE RÉUNIES.


En rétablissant, à l’article France, au lieu de 656 millions, nombre rond donné par M. Horn, les 918 millions auxquels un calcul plus judicieux nous a fait tout à l'heure parvenir, nous trouvons que, sur un budget de 1,824,957,778 fr. (H), la dette et l’armée réunies figurent dans le rapport très-approché de 50 p. 0/0. Ce qui revient à dire que, sur 50 fr. 44 c. que chaque tête de Français, homme ou femme, enfant ou adulte, doit payer à l’État, la moitié, soit 25 fr., appartient à la guerre, hélas ! et aux dettes. On ne saurait trop le répéter : les idées ont changé depuis 1789, mais les faits ? Quelle différence sérieuse existe-t-il entre l’administration du roi absolu, qui régnait et gouvernait, et celle du peuple souverain, qui règne et ne gouverne pas ?

Et si nous comptions, ainsi que le requiert une théorie exacte de l’impôt, les dotations, la dette viagère, les recettes de la caisse de l’armée, le redoublement de fonctionnaires et l’augmentation de traitements qu’exigent la centralisation et la haute police, plus le manque à gagner de 600, 000 hommes, tant soldats que marins, ce serait plus d’un demi-milliard à ajouter au sacrifice que le pays fait à son gouvernement, un total de 46 fr. par tête et par an pour se faire garder, policer et représenter !

La grande moyenne, ajoute M. Horn, est ainsi de 27,20 p. 0/0 pour la dette et 25,70 pour la guerre : c’est-à-dire que plus de la moitié des sommes demandées annuellement aux contribuables de tous les pays s’en va en dépenses improductives. Mais cette moyenne est de beaucoup dépassée par la moitié au moins des États qui figurent dans notre liste. Il convient en outre de remarquer, 1° au sujet des dépenses militaires, que nous avons compté uniquement les dépenses ordinaires, c’est-à-dire les charges que l’entretien de l’armée impose au pays en temps de paix ; 2° au sujet de la dette, que la rente annuelle n’en constitue pas toute la charge ; qu’il y a des dépenses accessoires (administrations, amortissements, rentes viagères, etc.,) qui l’accroissent parfois d’un tiers, ou même des deux tiers et plus. En France, par exemple, la dette publique a occasionné, en 1857, la dernière année dont le compte budgétaire soit définitivement établi, une dépense de 516,678,213 fr., quoique la somme payée aux rentiers de l’État n’ait alors été que de 299,099,242 francs. En généralisant ce calcul, on trouverait pour la dette et la guerre une moyenne de 65 à 70 p. % qu’elles absorbent sur les ressources de l’État (I).


3e  règle : Abstention d’emprunt.


On vient de voir les résultats de cette funeste habitude. L’Angleterre, dont le crédit vaut assurément celui de la France, y a sagement renoncé. Inquiétée dans sa sécurité par le développement militaire de son voisin d’outre-Manche, elle aime mieux charger son budget, d’un seul coup, d’une dépense de 300 millions de francs, pour l’augmentation de sa marine et la défense de ses côtes, que de recourir à des emprunts nationaux, qui ne sont toujours que des emprunts faits à un petit nombre de capitalistes, et dont les intérêts doivent être payés par la nation.


4e  règle : Cessation de l’état de guerre.


Ce sujet serait vaste, et je n’ai garde de le vouloir traiter ici. Je me borne à deux observations : l’une que si depuis douze ans les gouvernements de l’Europe ont fait la guerre, ils l’ont bien voulu ; l’autre que si les nations avaient été appelées à voter l’impôt, elles n’auraient rien accordé pour la guerre, et que les gouvernements eussent été forcés de se tenir en paix.

La guerre de Crimée a coûté aux Russes, aux Turcs, aux Français, aux Anglais, aux Piémontais, aux Autrichiens, aux Allemands, aux puissances neutres comme aux belligérantes, peut-être sept milliards de francs et 500,000 hommes. Quel avantage les peuples ont-ils retiré de cette laborieuse entreprise ? Quels risques aurait courus la sécurité des nations si les contribuables des différents États avaient obstinément refusé à leurs princes de l’argent et des soldats ? Non, il n’est plus vrai, au siècle où nous sommes, que la guerre ait rien de fatal, rien de civilisateur ni dans ses causes ni dans ses prétextes, et qu’elle ne puisse être conjurée : la stérilité des victoires prouve l’inanité de cette politique de combats. Mais ce n’est pas le compte des conducteurs d’armées, toujours impatients de remuer des soldats, parce qu’en remuant des soldats, disait l’aigre Barnave au trop confiant Mirabeau, ils remuent des millions, et qu’ils ont encore plus à cœur de réprimer l’insurgence des citoyens que de repousser l’invasion de l’ennemi. En ce qui concerne les rapports internationaux, le développement historique nous a fait aboutir à l’équilibre universel, à la paix, de même qu’en ce qui touche la politique intérieure des États, le même développement historique nous a fait aboutir à la liberté et à l’égalité. Mais les gouvernements sont par nature stationnaires, immobilistes, opposés au développement historique ; ils ne s’accommodent ni de la liberté ni de l’équilibre : c’est pour cela qu’il leur faut des armées et qu’ils font des dettes, c’est pour cela que les deux tiers des subsides qu’ils nous imposent servent à payer leur politique malheureuse.


5e  règle : Suppression des dotations, listes civiles,
retraites, pensions, de toute dépense ayant un caractère de faste
et de privilège. — Observation sur l’instruction publique
en France et aux États-Unis.


Dans les monarchies, tant constitutionnelles qu’absolutistes, cette règle semble destinée à rester à tout jamais lettre close : elle ne peut être comprise, et encore ! que par des républicains.

Que l’État assure à ses fonctionnaires une existence égale, en moyenne, à celle des producteurs, ce n’est que justice. Mais aller au delà, c’est dépasser la limite du droit, qui considère l’impôt comme un échange ; c’est payer les services plus qu’ils ne valent, provoquer dans la population l’amour des emplois, et créer dans le personnel gouvernemental un intérêt contraire à celui de la nation. « Qu’est-ce qui revient à l’Angleterre, demandait J.-B. Say, d’une pension annuelle de 13,000 liv. st. (325,000 fr.) au duc de Wellington qui, indépendamment d’une fortune considérable, jouit encore de plusieurs gros traitements ? — C’est, dit-on, pour encourager les généraux à défendre leur pays. Comme si l’on n’avait pas à toutes les époques, depuis Aristide jusqu’à Marceau, trouvé des hommes de talent et de cœur pour défendre leur pays ! » Le chapitre des dotations, en France, comprenant la liste civile de l’empereur et de sa famille, est de 43 millions, deux fois et demie autant que le budget de la Confédération helvétique.

Il y aurait à faire, à l’imitation des anciennes lois romaines, De majestate, un discours : De la majesté, dans ses rapports avec l’économie publique, la vertu civique et la simplicité domestique.

Quant aux pensions de retraite, il faut poser en principe qu’en matière de fonctions publiques comme en toute autre profession l’homme, consommant pendant toute sa vie, doit, hors le cas d’invalidité reconnue, le travail toute sa vie. L’impôt est un échange, ne perdons pas ce principe de vue. Comment concevoir d’après cela que des individus, à quarante-cinq ans, sous prétexte qu’ils ont accompli leurs vingt-cinq années de service, demandent leur retraite, et, deux fois improductifs, tombent à la charge du budget pendant vingt-cinq et trente autres années ? Reste de l’antique gaspillage et du droit divin, que toute démocratie inspirée des vrais principes de la Révolution doit abolir.

Quand on compare ce que coûtent, dans un État comme la France, les fonctions parasites avec les allocations faites à l’instruction publique et aux travaux publics, on arrive à des résultats navrants. Ces deux branches de service figurent au budget de la France de 1860 pour moins de 150 millions, le douzième à peu près du budget. Dans le canton de Vaud, au contraire, sur une dépense (1859) totale de 3,025,731 fr., nous trouvons,


Pour l’instruction publique 282,159 fr.
Pour les travaux publics 1,149,635 fr.
------------------
______________Ensemble. 1,431,795 fr.


près de la moitié des dépenses annuelles.

On lit à ce sujet, dans une revue parisienne, la critique suivante que je ne puis m’empêcher de rapporter ici pour l’édification du lecteur.

L’auteur entreprend de prouver que le peuple français est le mieux vêtu, le mieux nourri, le mieux policé, le plus doux, le plus instruit, le plus éclairé, le plus juste, le plus sage et le plus heureux des peuples. Voici comment il établit sa thèse :

« D’abord, nous sommes le plus puissant de tous les peuples, puisque nous avons 500,000 soldats sous les armes, et 300,000 fonctionnaires de toute espèce ; le plus riche, puisque nous avons un milliard huit cent vingt-cinq millions pour payer les uns et les autres ; le plus juste, puisque, avec tant de moyens de couper la gorge à nos voisins, nous vivons habituellement en paix avec tout le monde ; et le plus savant, puisque nous avons moins d’écoles que l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis, marque assurée que nous avons moins à apprendre que ces gens-là, puisque nous étudions moins.

L’ignorance des États-Unis, en particulier, passe toute croyance. Dans le seul État du Massachusetts, les ténèbres où la nature a plongé cette malheureuse race sont si profondes que le législateur a jugé nécessaire d’imposer aux villes une taxe de 873,382 dollars (quatre millions cinq cent mille francs) pour le seul entretien des écoles publiques. Notez que les écoles libres ne prennent aucune part à ce budget, ni les académies qui sont soutenues en grande partie par les legs de simples particuliers, et qu’en douze ans (de 1838 à 1850) on a dépensé 2,200,000 dollars (onze millions de francs) pour construire des écoles nouvelles. Faut-il que ces ignorants aient honte de leur ignorance et sentent la nécessité d’en sortir !

« Voulez-vous savoir maintenant à quelles sommes s’élèvent toutes les autres dépenses du Massachusetts, y compris la milice, l’administration, le gouvernement, la perception des impôts et l’intérêt « de la dette publique ? A 500,000 dollars (deux millions cinq cent mille francs). Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le recensement de 1850.

« La population du Massachusetts est d’un million d’hommes.

« L’État en France dépense pour l’instruction publique une somme à peu près égale (je regrette de ne pouvoir dire le chiffre exact), c’est-à-dire trente-six fois moindre, puisque la population de la France est trente-six fois plus considérable que celle du Massachusetts. Il faut que nous soyons savants dès le ventre de nos mères, à en juger par le peu de goût que nous avons pour les écoles publiques.

« Mais, dira quelqu’un, cette disproportion est un fait sans exemple. Il faut que le Massachusetts tout entier soit peuplé de maîtres d’école. Attendez, monsieur ; voulez-vous un autre exemple, le Connecticut ? Dans celui-ci, la dette publique est de 90,000 dollars ; les dépenses du gouvernement sont de 115,000 dollars, et l’État a consacré un fonds de 276,602 dollars (dix millions cinq cent mille francs) à l’entretien des écoles ; c’est-à-dire que la dépense des écoles coûte aussi cher à l’État que toutes les autres réunies.

« Vous vous défiez du Connectitut ? Entrons, si « vous voulez, en Pensylvanie. Quel est le plus beau « monument, ou, ce qui revient au même, le plus coûteux de Philadelphie ? C’est une école d’orphelins, Girard-College, qui a coûté dix millions de francs. Pour cette école rien n’a paru trop beau, ni le marbre, ni les colonnades. C’est un legs particulier !… »


6e règle : Publicité et contrôle.


Puisque, selon le droit moderne, l’impôt est un contrat d’échange entre l’État stipulant au nom de la collectivité sociale, d’une part, et chacun des citoyens, le moins que puisse faire le gouvernement est d’appeler sur ses actes la plus grande publicité, et de laisser sur les divers impôts, sur leur quotité, leur utilité, etc., l’enquête ouverte en permanence. Sans publicité, les représentants chargés de voter le budget ne rencontrent que ténèbres, piéges, embûches de la part des intéressés au maintien du désordre. C’est la publicité qui a mûri les grandes réformes après 89 ; c’est le silence qui a permis les concussions des Teste, des Eynatten et autres. La liberté de la presse est la seule garantie de la fidélité des gouvernants, et il est permis de croire, d’après les faits qui parviennent à la connaissance du public, que dans les États qui la proscrivent les vrais motifs de l’animadversion du pouvoir contre la presse viennent beaucoup moins de son respect pour des traditions surannées, que du désir de mettre à l’abri des calomnies la vertu des fonctionnaires (J).


Résumons ce paragraphe.

Sous l’empire du droit moderne, le principe à suivre en ce qui concerne la quotité de l’impôt est que l’impôt, représentant les frais généraux de la nation, doit tendre indéfiniment à se réduire, et, comparé à la richesse sociale et au bien-être des citoyens, devenir toujours moindre.

C’est le contraire de ce qui avait lieu sous l’ancien régime, et de ce qui se pratique encore dans la plupart des États, notamment dans les grandes monarchies.

Pour atteindre ce but, nous posons un certain nombre de règles :

1° Fixation d’un maximum du budget ;

2° Définition et décentralisation des services publics ;

3° Abstention d’emprunts ;

4° Cessation de l’état de guerre ;

5° Suppression des dotations, listes civiles, retraites et pensions ;

6° Publicité et contrôle (K).

De ces six règles, la plus importante, celle qui implique, pour ainsi dire, toutes les autres, est la seconde, celle qui regarde la décentralisation.

Avec la décentralisation, vous tuez dans son germe le principe absolutiste ; vous supprimez le faste, les sinécures, le favoritisme, le militarisme ; vous avez le contrôle, la publicité, l’économie. La comparaison que nous avons faite des budgets des États républicains, constitutionnels et absolutistes nous l’a démontré. A mesure que l’État se rapproche de la forme monarchique, théocratique et féodale, les dépenses s’exagèrent, et l’impôt s’écarte de sa proportion naturelle ; à mesure, au contraire, que l’État s’éloigne de cette forme, les dépenses diminuent, prennent un caractère d’utilité exclusive, et l’impôt rentre dans sa proportion normale.

Ce qui confirme la justesse de cette observation, c’est que, dans les États centralisés, les dépenses communales sont de toutes les mieux entendues et celles qui soulèvent le moins de protestations de la part des contribuables. Elles passent à peu près toutes en travaux publics, d’une utilité générale constatée par chaque censitaire. C’est merveille de voir ce que l’initiative communale a fait en France, en matière de viabilité, ponts et chemins vicinaux, depuis quarante ans. L’indemnité au maître d’école, la tenue des registres de l’état civil, la solde au garde champêtre, constituent, avec les travaux, les charges locales de la commune.

Dans les grands centres, la police de sûreté, le service de salubrité, l’éclairage, la distribution des eaux, le creusement et l’entretien des égouts, dépenses inconnues aux bourgs et hameaux, aggravent déjà d’autant les frais généraux des habitants. Puis l’arbitraire et la fantaisie s’en mêlent, sous prétexte de rectifications de rues et d’alignements, de monuments et de palais, d’œuvres d’art, de fêtes monarchiques, de cadeaux aux princes ou aux grands fonctionnaires (L).

Le budget municipal d’une ville comme Paris, s’élevant à 77,649,081 fr. (1859) pour une population de 1,174,346 habitants (avant l’annexion des banlieues), représente une capitation de 66 fr. par individu, soit 264 fr. pour une famille de quatre personnes. Joignez à cette somme l’impôt de l’État, qui est par tête de 50 fr. 41 c., il en résulte que l’avantage d’habiter la capitale coûte en moyenne, par chaque famille de quatre personnes, 465 fr. 64 c. Et les Parisiens se plaignent que la vie soit chère ! Croit-on que dans des conditions pareilles l’ouvrier, avec un salaire de 4 à 5 francs, puisse nourrir une femme et deux ou trois enfants ?… Dans les communes de 1,000 habitants, les frais généraux ne dépassent pas 3 ou 4 fr. par tête, en y comprenant les corvées et prestations en nature. S’il est vrai que les frais généraux d’un établissement diminuent en raison de son importance, la contribution communale devrait être à Paris, par chaque famille, la moitié ou le quart de ce qu’elle est dans la plus petite commune de France : c’est juste le contraire qui a lieu.

Les budgets cantonaux, départementaux ou provinciaux, dont la quotité et l’emploi se règlent déjà loin des yeux des contribuables, sous l’influence des préfets, laissent une place beaucoup plus large aux influences, aux priviléges, aux faveurs, aux inutilités et futilités. La répartition des travaux, même les plus utiles, aux mains d’un pouvoir qui cherche avant tout l’obéissance, devient un moyen de pressuration et d’asservissement : malheur aux localités indociles !

Quant au budget général d’un vaste empire, tel que la Russie, la France, l’Autriche, l’Angleterre, c’est presque à désespérer de le ramener aux lois de la justice commutative et aux règles de la comptabilité. L’armée destinée à la défense des frontières devient un moyen de provocation pour les États voisins, et un objet de parade pour les dignitaires du gouvernement et les badauds des grandes villes. Les pensions, les encouragements à la presse vénale, à l’art flagorneur ; la construction de monuments d’orgueil, hors de proportion avec les besoins et les ressources des capitales ; les fêtes, les réceptions, les traitements parasites, l’organisation d’une bureaucratie tracassière, méticuleuse, hargneuse, qui laisse passer des concussions et des brigandages comme ceux qu’ont révélés en Russie et en Autriche les guerres de Crimée et d’Italie ; les subventions aux grandes compagnies financières et industrielles ; les dépenses abusives, fantastiques, arbitraires, absorbent la plus grande part des revenus publics, sans préjudice des emprunts et d’une dette flottante par lesquels, non content de dévorer le présent, on escompte l’avenir.

Les précédents tableaux ont jeté quelque jour sur la question ; un volume ne l’épuiserait pas.




Notes




Définition de l'impôt. — J.-B. Say me paraît être de tous les économistes celui qui s’est le plus approché de la notion exacte de l’impôt. Il dit d’abord, dans son Traité d’Économie politique, livre iii, ch. 9.

« Quel que soit le nom qu’on donne à l’impôt, qu’on l’appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c’est une charge imposée à des particuliers ou à des réunions de particuliers par le souverain, peuple ou prince pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens. »

Il y a dans cette définition quelque chose qui se ressent du principe d’autorité, auquel la Révolution a mis fin, sinon encore dans les faits, au moins dans les idées. Le droit public moderne n’admet plus que l’État impose, surtout ce qu’il juge à propos. C’est à la nation de consentir ce qu’elle juge à propos de donner à l’État.

Dans son Cours complet d’Économie politique, liv. viii, ch. iv, J.-B. Say corrige, par son commentaire, ce que sa première définition contenait d’absolutiste. « Quand les peuples, dit-il, ne jouissent pas des avantages que l’impôt peut leur procurer, quand le sacrifice auquel il les soumet n’est pas balancé par l’avantage qu’ils en retirent, il y a iniquité. Ce bien leur appartient : on ne saurait, à moins de commettre un vol, ne pas leur donner en échange un bien qui le vaille…

« …De même que le prix d’une marchandise, lorsqu’il est fondé sur un monopole, et en vertu de ce privilége supérieur aux frais de production, est une atteinte à la propriété de l’acheteur, de même un impôt qui s’élève plus haut que les frais nécessaires pour procurer au contribuable la sécurité dont il a besoin, est un attentat à la propriété du contribuable.

« Ainsi, en supposant que les citoyens pussent jouir de toute la sécurité désirable moyennant cent francs de contribution par famille, si on leur fait payer plus que cette somme, ce surplus pourrait passer comme un prix exagéré injuste, illégitime, de l’avantage qu’on lui procurait ; ce serait une spoliation. »

À ce propos, J.-B. Say rappelle ses théories de la valeur et de la production ; puis il se prévaut de l’autorité de Montesquieu qui dit : « Ce n’est point à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les revenus publics (les impôts), « mais à ce qu’il doit donner. »

La conclusion de tout cela est que l’impôt, non plus imposé par le souverain, mais consenti par la nation, et devant être le prix d’une utilité égale, est bien réellement un échange. Mais le mot n’était pas affirmativement posé comme définition ni par Montesquieu, ni par J.-B. Say, ni, que je sache, par aucun écrivain postérieur. Or, tant qu’une chose n’est pas appelée de son vrai nom, tant que l’idée n’a pas trouvé son terme propre, sa définition, il y a incertitude dans la théorie, partant erreur dans l’application.



Définition de l’impôt. — M. de Parieu, l’un des derniers élus de l’Académie des sciences morales et politiques, et venu plus de quarante ans après J.-B. Say, est tombé dans le travers signalé dans le texte. Il a repris la vieille théorie du Souverain, de son domaine éminent sur les personnes et sur les choses, et il en a déduit sa théorie de l’impôt, rétrogradant ainsi de près de trois quarts de siècle.

« L’impôt peut être défini : le prélèvement opéré par l’État sur la fortune ou le travail des citoyens pour subvenir aux dépenses publiques. »

Et afin qu’on ne se trompe pas sur le fond de sa pensée, M. de Parieu cite Locke, dont l’opinion est peu favorable à cette théorie, et qu’il réfute en ces termes :

« Locke a fait remarquer que l’impôt suppose le consentement du pays ou de ses légitimes représentants pour son établissement régulier, sinon le principe de l’inviolabilité de la propriété se trouverait anéanti. — Si quelqu’un, a-t-il dit dans son Traité du gouvernement civil, prétendait avoir le droit d’imposer et de lever des taxes sur le peuple de sa propre autorité et sans le consentement du peuple, il violerait la loi fondamentale de la propriété des choses et détruirait la fin du gouvernement. — Cette proposition, dont la discussion se rattache aux problèmes les plus importants de la politique, ne saurait nous amener cependant à considérer l’établissement des taxes autrement que comme un des plus importants attributs, le plus important peut-être, de la souveraineté législative du pays. » (Études sur le système des impôts, publiées par le Journal des Économistes, 1857 à 1860, Paris, Guillaumin.)

L’établissement des impôts est un attribut de la souveraineté : telle est en deux mots la doctrine professée par M. de Parieu, et récemment accueillie en sa personne par l’Académie des sciences morales. Or, si l’on songe à ce qu’est le souverain, d’après le même économiste, on est vraiment effrayé.

« Tous les êtres semblent soumis dans leur existence à une grande loi : ils ne se soutiennent et ne se développent que par l’emprunt d’autres existences dont ils s’assimilent certains éléments. Les êtres collectifs, notamment, ne vivent guère que d’emprunts faits aux individualités qui les composent. Comme, dans l’ordre moral, la société réclame le dévouement d’une partie des sentiments personnels de ses membres, de même, dans l’ordre matériel, les besoins des sociétés ne peuvent être satisfaits qu’à l’aide des ressources individuelles de ceux qui les composent. »

Cela signifie, en langage clair, que tous les êtres vivants sont condamnés à se dévorer les uns les autres ; que les plus terribles de ces dévorants sont les gouvernements, lesquels subsistent tout à la fois, et du sacrifice des sentiments et des idées, et du sacrifice des fortunes de leurs sujets.

Que M. de Parieu reconnaisse ensuite un peu plus loin que « là où les idées politiques se sont fait jour, la nécessité de l’intervention du pays pour l’établissement des impositions a été l’une des premières garanties et sauvegardes de la nation, » cela ne tire guère à conséquence. La Gazette de France, journal de l’opinion légitimiste, n’en est pas moins aussi un des partisans les plus acharnés du suffrage universel. Et nous savons par expérience combien il est facile d’accorder le suffrage universel avec le droit divin, Vox populi, vox Dei. L’infaillibilité de la multitude est devenue un dogme à la fois religieux et politique aux États-Unis.

Certainement M. de Parieu, ex-ministre de l’empereur Napoléon III, ancien membre de la Constituante en 1848, reconnaît des droits aux nations. Mais il met ceux du souverain fort au-dessus : il n’admet pas que, dans une société bien ordonnée, citoyen et gouvernement traitent d’égal à égal. Son âme religieuse répugne à une idée aussi révolutionnaire. Il ne veut pas de l’impôt entendu à la manière de Locke, de Montesquieu et de J.-B. Say, et défini par nous, à la suite de ces philosophes, un échange. On verra bientôt où l’on arrive avec cette théorie de la souveraineté de l’État, et de son domaine éminent sur les personnes et les propriétés. Qu’il me suffise pour le moment de remarquer que toute la théorie de l’impôt est dans sa définition, et que toutes les définitions se réduisent à deux, celle de M. de Parieu ou du droit divin, et celle que nous avons déduite des propres paroles de J.-B. Say ou du droit révolutionnaire.



Les dépenses de l’État sont les frais généraux de la société. — Si cette proposition est vraie, il faut admettre celle-ci, qui n’en est que le corollaire, savoir, que les fonctions et services de l’État sont de second ordre, fonctions et services par conséquent auxquels on ne peut en aucun cas sacrifier les autres, mais qui peuvent eux-mêmes, à l’occasion, être sacrifiés, qui dans tous les cas doivent être subordonnés aux fonctions et services industriels.

Toutefois on peut élever ici une difficulté sur laquelle il est indispensable que je m’explique. L’État rend la justice, défend la cité soit contre les incursions du dehors, soit contre les agitations du dedans, paye le culte, pourvoit à tous les besoins d’utilité générale. Comment peut-on dire que de semblables fonctions sont d’ordre secondaire ? L’Évangile a dit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. Si le corps n’est que la condition d’exercice de l’esprit, le lieu de manifestation de l’âme, son instrument, il est clair que la nourriture spirituelle l’emporte sur la nourriture matérielle. Sans doute l’homme doit nourrir son corps, mais c’est afin de cultiver, de nourrir, d’agrandir son âme, la plus noble partie de lui-même. Le magistrat, le prêtre, le savant, l’instituteur, chargés de distribuer cette céleste nourriture, sont donc, par la nature de leur ministère, autant élevés au-dessus de l’artisan, du manouvrier, du laboureur, que l’âme est élevée au-dessus de la matière, le ciel au-dessus de la terre. Aucune fonction ne peut être comparée, pour la dignité, à la leur, pas même celle qui a pour but de produire la chose la plus nécessaire à la vie, le pain. Comment donc, d’après cela, dire que les dépenses d’État sont les frais généraux de la société ? Ne serait-il pas plus exact de dire au contraire que ce sont les dépenses de l’industrie qui sont les frais généraux de l’État, attendu que la société a pour but d’élever le citoyen à la souveraineté, à la vie politique, juridique, libérale, sauf à lui à acquitter préalablement son devoir, de producteur, et à fournir son contingent de travail ?

Telle est l’objection : elle n’est pas faite seulement par les partisans du droit divin, de la théocratie et de la monarchie absolue ; elle est également présentée par les démocrates, partisans des droits de l’homme et du citoyen.

Il est incontestable qu’au point de vue de la dignité humaine les besoins de l’âme passent avant ceux du corps : satisfaire aux premiers est notre vraie destinée, tandis que la nécessité de pourvoir aux seconds est plutôt l’indice d’une servitude. À cet égard, je ne m’écarte pas de l’opinion commune. Et la conséquence que l’on en tire en faveur des fonctionnaires de l’État et du culte, je l’admettrais également, si la position de ces fonctionnaires était la même aujourd’hui que dans l’ancienne société.

Autrefois le chef de l’État tenait son autorité du droit divin ; sa famille formait ce que l’on appelait une dynastie, protégée d’en haut, pour ne pas dire issue du sang des dieux mêmes. Ceux qui, sous l’autorité du prince, remplissaient l’administration, l’armée, la justice ; ceux qui servaient au culte, tous ceux-là, nobles et prêtres, formaient des classes à part, séparées du reste de la population, comme si, pour un service supérieur, divin, il eût fallu des hommes de race élue et en quelque sorte divine. Ainsi la race d’Aaron et de Lévi était, par une prérogative spéciale, chargée du service divin dans la république des Hébreux ; ainsi furent les patriciens de l’ancienne Rome ; ainsi s’établit la féodalité au moyen âge.

Maintenant toute cette institution est changée : le roi ou l’empereur tient ses pouvoirs de la nation ; la noblesse n’est plus qu’un vain titre ; tous les citoyens sont également admissibles aux emplois ; tous sont guerriers, justiciers, législateurs même, et c’est à eux que le pouvoir exécutif rend des comptes. Il n’y a plus que l’Église qui relève de Dieu par le pape son vicaire : mais, pour annuler cette prérogative sacerdotale, la loi a admis la liberté des cultes, l’indifférence en matière de religion, la séparation de la morale et de la foi, de telle sorte que chaque citoyen, devenu son propre roi, peut se regarder encore comme son propre juge et son propre prêtre. La conséquence de ce nouvel ordre de choses, c’est, d’un côté, que le magistrat, l’homme de guerre et l’homme d’Église ne sont plus que des délégués du père de famille, de l’industrieux lui-même, par conséquent ses subordonnés ; d’autre part, que, par le développement de l’instruction publique, de la vertu civique, de la liberté individuelle, de l’industrie et de l’économie sociale, la tendance est à la réduction incessante des fonctionnaires spéciaux de l’ordre gouvernemental et spirituel, d’autant mieux que le spirituel lui-même n’est que la conception des lois et des rapports de l’ordre économique, et le gouvernement, la garantie de leur exécution.

En deux mots, le progrès spirituel, juridique et politique d’une société est adéquat à son progrès économique : le premier est l’expression abstraite ou idéalisée du second. Plus la société se perfectionne par le travail, l’industrie, la répartition équitable des services et des produits, plus par cela même elle s’élève dans l’ordre spirituel, et moins par conséquent ses membres ont besoin de se soumettre à des Excellences, à des Éminences, à des Révérences, comme on disait autrefois, à des Commandants, à des Présidents, à des Préfets, à des Maïeurs ou Maires, comme nous disons encore, qui les disciplinent, les jugent, les confessent, les taxent, les punissent et les moralisent. L’enseignement n’est plus qu’un corollaire de l’apprentissage ; la justice, la police et l’armée, des attributs de la corporation. Le droit pénal lui-même, comme l’impôt, a changé de caractère.

Voilà comment, sans rabaisser les fonctions de l’ordre politique, moral ou religieux au-dessous des fonctions industrielles, nous avons pu et dû dire que les dépenses d’État sont les frais généraux de la société, frais qui doivent diminuer indéfiniment, précisément parce que l’ascension de la masse dans la morale et la liberté est indéfinie.



La Liberté et l’État. — L’antithèse de l’État et de la Liberté, présentée ici comme le fondement et le principe de la société moderne, en remplacement de la suprématie de l’État et de la subordination de la Liberté, qui faisait la base de la société ancienne, cette antithèse éminemment organique, ne sera pas admise par les publicistes partisans du principe d’autorité, du domaine éminent de l’État, de l’initiative gouvernementale et de la subalternisation du citoyen ou plutôt sujet ; elle ne sera pas comprise de ceux qui, formés aux leçons de la vieille scolastique, sont accoutumés à ne voir dans l’État et dans le libre arbitre que des abstractions. Ceux-là, de même que les vieux partisans du droit divin, sont ennemis-nés du self-government, adversaires systématiques de la vraie démocratie, et condamnés à l’éternel arbitraire de la raison d’État et de l’impôt. Pour eux l’État est une entité mystique, devant laquelle doit s’incliner toute individualité ; la Liberté n’est pas une puissance, l’impôt n’est pas un échange ; les principes sont des fictions dont l’homme d’État fait ce qu’il veut, la justice une convention et la politique une bascule. Ces doctrinaires, comme on les a appelés, dont le scepticisme et la misanthropie gouvernent aujourd’hui l’Europe, sont autant au-dessous des anciens monarchistes et féodalistes, que l’arbitraire est au-dessous de la foi, Machiavel au-dessous de la Bible. L’Europe doit à cette école de pestilence la confusion d’idées et la dissolution de mœurs à laquelle elle est en proie : les maximes relâchées des jésuites ne produisirent rien de comparable.

Ce n’est pas ici le lieu d’entamer une discussion sur le réalisme de l’État et de la Liberté : je me contenterai de renvoyer provisoirement à mon ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Études IVe et VIIIe de l’édition belge.



Opposition de la raison collective et de la raison individuelle. Voir, sur ce curieux sujet, l’ouvrage indiqué dans la précédente note, Étude VIe de l’édition belge.



Influence de la circulation sur l’impôt. — Les économistes ont beaucoup écrit sur ce qu’ils ont appelé la loi de la répercussion ou de la diffusion de l’impôt, et qui n’est que le fait dont il est ici question et auquel nous devrons revenir plus d’une fois, savoir, que tout producteur rejetant, autant qu’il est en lui, dans le prix de son service ou produit, le montant de ses contributions, l’impôt tend à se confondre avec le prix des choses, et par conséquent à se répartir sur la masse. Les uns, tels que M. Thiers, prétendent que la répercussion ou diffusion, qu’ils comparent poétiquement à la diffusion de la lumière, est indéfinie ; les autres, qu’elle s’étend seulement dans une certaine mesure et n’appartient qu’à certaines natures d’impôt. Quoi qu’il en soit, toujours est-il certain que cette diffusion, qu’on pourrait regarder comme une sorte de péréquation de l’impôt, s’opérant toute seule par la solidarité et l’influence mutuelle des industries, si les conditions et les fortunes étaient égales, est au contraire la plus grande cause d’inégalité, dans l’état actuel de l’économie sociale. Suivre dans le détail les phénomènes de cette diffusion est une étude qui peut avoir son utilité ; mais ce serait étrangement se méprendre que d’y voir, avec certains économistes, une sorte de loi confirmative de l’assiette et de la répartition de l’impôt, telles que la tradition les a fixées. On est allé jusqu’à prétendre qu’en vertu de cette soi-disant loi de diffusion, ce sont les riches qui payent la plus grande partie de l’impôt, précisément parce qu’ils consomment davantage, et qu’en conséquence l’impôt de consommation ou impôt direct est de tous les impôts le plus favorable au peuple.

« En somme, dit M. Thiers, la valeur d’une chose étant le composé de tous les genres de travail qui ont concouru à la produire, le travail de la protection sociale représenté par l’impôt doit être l’un des éléments essentiels qui sont entrés dans ce composé ; dès lors celui qui consomme le plus de toutes choses est celui qui paye la plus grande part des impôts, et par une loi des plus sages, des plus rassurantes de la Providence, de quelque façon que s’y prennent les gouvernements, le riche est, après tout, le plus soumis à l’impôt. »

On ne s’attendait guère à voir la Providence en cette affaire. M. Thiers loue très-fort Napoléon Ier d’avoir rétabli l’impôt sur les boissons et l’impôt sur le sel. — « Certes, » dit l’historien du Consulat et de l’Empire, « Napoléon n’aimait guère la liberté, faute d’y croire, pour la France du moins. Mais il aimait le peuple, il tenait surtout à en être aimé. Il rétablit donc l’impôt du sel à la suite de celui des boissons, et les finances se trouvèrent en équilibre. »

Il est de ces choses qu’il faut lire de ses yeux et entendre de ses oreilles, pour y croire. Tout le monde s’était imaginé, en vertu même de la loi de répercussion ou diffusion de l’impôt, que c’était sur les masses travailleuses, pauvres, consommant peu, que pesait l’impôt ; que c’était parce qu’elles donnaient tout à l’impôt qu’il ne leur restait rien pour elles-mêmes ; qu’au rebours c’était parce que le riche produisait peu et ne payait rien qu’il pouvait consommer beaucoup. M. Thiers vient de nous prouver le contraire. C’est en 1848, alors que l’utopie débordant de toutes parts menaçait la propriété, que M. Thiers a jeté dans le monde cette idée à lui, en ayant soin de l’entourer de toutes les précautions oratoires. « Je n’ai aucun penchant, dit-il, pour les opinions singulières. Je n’aime que les opinions communes, tout comme en fait d’esprit je n’aime que le sens commun. Si celle-ci n’était que singulière, elle ne serait pas de mon goût, mais elle est rigoureusement vraie, et je vais l’exposer pour tâcher de faire cesser beaucoup d’erreurs, fort nuisibles aux classes pauvres qu’on a tant à cœur de servir. » (De la Propriété.) Et là-dessus M. Thiers se met à exposer compendieusement le phénomène de la diffusion de l’impôt.

Un homme de l’importance de M. Thiers mérite toujours qu’on le réfute : la certitude de la théorie de l’impôt et la correction du langage économique l’exigent. Il n’y a pas un ouvrier qui ne sente le faux de ce singulier raisonnement : Le riche paye le plus d’impôt, parce qu’il consomme le plus. Mais tous ne sont pas capables d’en démontrer le sophisme.

En ce qui concerne l’impôt de consommation, par exemple, c’est le vendeur, fabricant, commerçant ou propriétaire, qui fait le versement au fisc. Il n’y a rien à reprendre à cette proposition.

Le vendeur, fabricant, commerçant ou propriétaire, est remboursé de son avance par le consommateur : cela n’est pas plus douteux.

Mais le consommateur, à son tour, avec quoi rembourse-t-il le vendeur ? Naturellement avec son propre produit, service ou revenu, livré soit en nature, soit en espèces, le tout conformément à l’axiome : Les produits s’échangent contre des produits. De là cette conséquence relevée par nous au chapitre II, § 1er , que l’impôt se lève non sur les capitaux, mais sur les produits.

Puis donc que l’impôt se lève sur le produit, et que nous ne saurions remonter au delà, la conséquence est que celui qui acquitte l’impôt, le vrai contribuable, en dernière analyse, c’est le producteur.

D’où il suit encore qu’au point de vue de l’impôt, interprété d’après la raison économique et le droit moderne, tout producteur est censé consommateur et tout consommateur producteur, chacune de ces qualités adéquate à l’autre, en vertu du principe que nul ne peut consommer que ce qui lui appartient : Qui non laborat, ne manducet.

Cela posé, que faut-il pour que la répartition de l’impôt soit égale ?

C’est : 1o que chacun produise ce qu’il consomme et ne consomme que ce qu’il produit, en autres termes, que personne ne produise pour autrui ou ne consomme à sa place ; 2o que l’impôt frappe également sur toute production. Car, si l’un consommait beaucoup en produisant peu, tandis que l’autre consommerait peu en produisant beaucoup, ou si le travail de l’un était chargé tandis que celui de l’autre ne le serait pas ; si le travail était mal réparti, le salaire mal réglé ; s’il y avait des prélibations et des priviléges, il y aurait nécessairement inégalité dans la répartition. Et cette inégalité serait toute au détriment de celui qui, ayant produit la richesse, n’en obtiendrait qu’une part insuffisante : bien loin que le grand consommateur petit producteur, qui aurait remboursé à la vente les avances faites par le commerçant au trésor, pût se vanter d’avoir payé l’impôt, c’est à lui qu’on pourrait reprocher d’avoir dévoré la portion congrue de l’ouvrier, une richesse à la production de laquelle il aurait peu ou point du tout concouru. Il aurait vécu sur la masse sans payer en réalité un centime de contribution, puisque le consommateur qui ne produit rien ne paye rien. Ceci est de la comptabilité en partie double, mise en langage vulgaire : M. Thiers, qui a été ministre des finances, doit s’y connaître.

On demandera peut-être comment il se peut faire, sous un régime de légalité et d’ordre, qu’il y ait des gens qui consomment ce qu’ils ne produisent pas, tandis que d’autres ne consomment pas ce qu’ils produisent. Les économistes répondent à cette question en expliquant qu’il y a deux manières de produire, l’une par le travail, l’autre par la seule vertu du privilége capitaliste et propriétaire, sans parler de l’arbitraire qui règne dans la rémunération des fonctionnaires publics, des entremetteurs du commerce et de l’industrie, etc. Or cette production des capitalistes et propriétaires, soumise à l’analyse, n’est autre chose qu’une fiction de l’ancien droit féodal, laquelle a passé dans l’économie politique moderne, et se résout en une allocation à peu près gratuite de l’ouvrier au capitaliste-spéculateur et propriétaire, dernière forme de l’exploitation humaine et de l’antique servitude.

En réalité, le travail seul, physique ou intellectuel, est productif. Mais cette théorie de la production par le travail exclusivement n’a point encore prévalu dans la science, n’est pas entrée dans le droit public ; tous les égoïsmes et les préjugés se sont croisés contre elle ; l’ouvrier la comprend à peine et ne paraît point y tenir. La démocratie, occupée des grandes questions de nationalité, de frontières naturelles, d’unité politique, ne l’appuie pas. De tout quoi il résulte que le travail reste ce qu’il était jadis, une condamnation, l’égalité devant l’impôt un mensonge, et la Révolution un mythe.



Statistique budgétaire. — Pour tirer des tableaux présentés dans le texte des conclusions certaines, au point de vue de la proportion à observer entre l’impôt et le revenu, il faudrait pouvoir indiquer, d’une manière au moins approximative, quel est, en tout pays, le montant du produit brut collectif. Ce chiffre donné, celui de la population connu, on en déduirait immédiatement, pour chaque famille de contribuables, la proportion de l’impôt au revenu moyen, et cette proportion, excessive ou normale, serait la condamnation ou la justification du gouvernement.

Mais le chiffre du produit brut annuel en chaque pays est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à déterminer, autant à raison du mode d’évaluation que par la nature des aliments, qu’on ne sait souvent comment classer, si ce sont des frais ou des produits, et dont plusieurs échappent à l’inventaire. En France, on a porté le produit brut du pays depuis 9 jusqu’à 13 milliards pour 36 millions d’habitants, ce qui donne de 60 centimes à 1 franc par tête et par jour. En Belgique, où l’on a pu se procurer des données statistiques plus exactes, ce même produit brut paraît devoir être fixé entre 75 et 90 centimes, chiffre qui peut convenir à la France, dont le régime agricole-industriel est assez semblable à celui de la Belgique, où la population moins dense et le climat plus heureux laissent plus de ressources aux pauvres gens des campagnes, mais où la masse des improductifs est aussi relativement plus grande.



Du régime financier de l'empire français. — Celui qui étudie avec zèle et bonne foi les institutions des peuples ne tarde pas à s’apercevoir que dans le mal-être dont les populations accusent leurs gouvernements, le mauvais vouloir et la tyrannie des princes comptent pour infiniment moins que la fausseté des systèmes. Le ralliement des partis en devient sans doute plus difficile : il n’y a pas d’antagonisme plus difficile à vaincre que celui qui repose sur l’antagonisme des principes. Mais c’est un soulagement pour le cœur de penser qu’on n’a pas affaire à une scélératesse satanique. et que, parmi les méfaits que l’homme politique reproche à ses adversaires, il y a encore moins de perversité que d’erreur.

Aux faits cités dans le texte touchant l’influence de la centralisation en matière d’impôts, on peut joindre les suivants, qui serviront à faire ressortir davantage encore le vice du système.

Caisse de dotation de l’armée. — « Elle a été créée, » dit M. Charles de Hock, « par la loi du 26 avril 1855 et le décret du 9 janvier 1856, pour recevoir les fonds payés pour obtenir le rachat du service militaire. Elle reçoit aussi, comme une caisse d’épargne, les fonds que les soldats lui remettent, et en sert les intérêts. C’est d’elle qu’émanent les prix d’engagement et les hautes payes des militaires qui se rengagent après l’expiration de leur temps de service, et des remplaçants obtenus par voie administrative en place des individus qui se rachètent quand le nombre des réengagés n’est pas suffisant. Le reliquat sert à élever la pension de retraite des sous-officiers et des soldats invalides. La caisse est la propriété exclusive des corps recrutés par la conscription ; ses fonds sont administrés par la caisse des dépôts et consignations. On ne sait pas en- core (1859) quelle a été l’importance de ses recettes pour la première année de son existence. Le rapport adressé le 6 mai 1857 à l’empereur par la commission de dotation de l’armée, sur l’administration de la caisse de dotation pendant l’année 1856, la première de la mise en activité, montre une remarquable intelligence de l’importance de cette institution. Par le moyen de la caisse, 22,427 hommes, soit 16.2 pour 100 du contingent de 140,000 appelés, ont été libérés du service ; 24,277 ont été réengagés ou sont entrés à nouveau ; les libérés ont payé plus de 70 millions de fr. ; les engagés ont reçu plus de 29 millions de primes d’engagement et plus d’un million de haute paye (40 fr. par homme, soit 10 cent, par jour). — Une circonstance offre de l’intérêt ; quand on avait en perspective la durée de la guerre, le prix du remplacement avait été fixé à 2,300 fr. ; à la paix, il fut abaissé à 1,500. » (Administration financière de la France, par M. le chevalier Charles de Hock, Paris, Guillaumin.)

L’auteur que je cite peut louer l’intelligence avec laquelle l’institution est dirigée : je ne le contredirai point. Je ne doute ni de l’intelligence ni de l’intention. Ce que je tiens à faire ressortir, c’est, avec le principe des armées permanentes, inhérent aux grands États centralisés, la conséquence que le gouvernement impérial a fini par en tirer en fondant la caisse de l’armée. Plusieurs années avant le rétablissement de l’empire, il avait été question d’abolir le commerce des remplacements, et d’y substituer une organisation à la fois financière et militaire. Un décret du 23 avril 1856 a enfin réalisé ce projet : qu’en résulte-t-il ? Que le commerce d’hommes, jadis réputé infâme, peut-être à tort, est devenu un privilége du gouvernement ; qu’en vertu de ce privilége on peut regarder le budget de l’armée, fixé par M. Horn à 340 millions, comme augmenté d’une somme de 70 millions à percevoir sur les familles ; qu’à l’aide de cet impôt, plus ou moins volontaire, je le reconnais, le gouvernement crée une rente à ceux qui servent, aux dépens de ceux qui ne servent pas ; que rien n’est plus facile au gouvernement que d’augmenter cette rente, en faisant tour à tour la hausse et la baisse sur le prix des réengagements, en fixant par exemple, en prévision de la guerre, le prix des hommes à 2,300 fr., puis en l’abaissant au premier bruit de paix à 1,500 fr. ; que dans ces conditions le service militaire, obligatoire pour tout le monde en cas de guerre, suspendu ou supprimé en temps de paix, est devenu un vrai métier, dont les bénéficiaires forment au-dessus de la nation une sorte de caste, parfaitement analogue à l’ancienne noblesse vivant de la cape et de l’épée. Eu égard au temps, aux tendances industrielles, fédératives et de plus en plus diplomatiques des nations, n’est-ce pas là une marche rétrograde ?… Mais la France est un grand État, à mœurs monarchiques et centralisatrices ; pour un tel État, l’armée permanente est une nécessité, le remplacement et la caisse de dotation s’ensuivent. Combinez tout cela avec le maintien des titres nobiliaires, avec les majorats, dotations, pensions, décorations ; demain vous aurez un prétorianisme et après-demain une caste.

Organisation financière. — Tout gouvernement cherche à mettre l’ordre dans ses finances ; il n’existerait pas sans cela. La constitution impériale ayant cru devoir, par une restriction de la prérogative parlementaire, prémunir le pouvoir exécutif contre les inconvénients de la discussion publique du budget, force lui a été de se créer d’autres garanties. — « Le décret du 7 février 1857 » (c’est toujours l’ouvrage de M. de Hock que je cite), « a ajouté au service du ministère des finances une commission spéciale composée des plus grandes autorités financières de France, telles que MM. Schneider, comte d’Argout, Élie de Beaumont, de Parieu, Vuillefroy, Michel Chevalier, Lorieux, et des chefs des grandes divisions du ministère. Cette commission est autorisée à s’adjoindre d’autres membres pris hors des services administratifs. Elle n’a que voix consultative ; mais, sauf cette restriction, ses droits sont illimités. Elle a pour attributions officielles de rechercher les causes du renchérissement actuel des denrées, et particulièrement du blé, du vin et de la soie, et les moyens d’y remédier, les moyens de compléter les grandes voies de communication, les motifs de l’exportation croissante de l’argent, et les moyens de l’arrêter. Elle doit étudier les questions monétaires, l’influence de la Banque et de la spéculation sur le commerce, la question de l’accroissement du capital de la Banque. »

Le système impérial se révèle ici tout entier. Il tend à gouverner selon les inspirations d’une sagesse toute personnelle, en écartant le contrôle de la presse, les manifestations de l’opinion, la critique des représentants du pays ; en se bornant à consulter ceux que l’on répute les plus savants, les plus éclairés, les mieux informés en chaque matière, en entourant, enfin, du concours de capacités sympathiques l’initiative du chef de l’État. Ce serait le retour, en petit comité, aux us et coutumes de la monarchie de droit divin, en attendant l’occasion de supprimer ce qui reste des formes révolutionnaires.

Est-ce qu’une commission consultative peut tenir lieu de l’opinion générale, du mouvement des idées et de la volonté du pays ? Mais c’est juste le moyen de s’aveugler soi-même et de se compromettre, que de mettre ainsi le boisseau sur la pensée d’un peuple. Autant voudrait soutenir que pour avoir une littérature il n’y a qu’à nommer des censeurs et à créer des académies. Est-ce que tout écrivain de quelque puissance et de quelque originalité n’est pas un antipode de l’académie ? Est-ce que la censure n’est pas un poison pour ceux-là mêmes qui l’exercent ? Une académie peut être utile à quelque chose, je ne dis pas non, je n’en sais rien. Il y a des honneurs et des honoraires, des jetons de présence et des prix. Mais il ne sortira jamais d’une académie en corps ni un discours, ni un livre, ni même un dictionnaire, pas une découverte, pas une idée. L’académie est au génie ce que la pluralité est à la divinité : c’est le néant, l’impuissance.

Il en est ainsi en fait de politique, de réformes, d’impôts. Qu’un despote rassemble autour de lui tous les sages d’une nation : il ne leur fera produire ni richesse, ni liberté, ni idée. Sa nature est de dépenser, de réprimer, de conclure, toujours au statu quo. De même qu’il ne saurait travailler et produire avec économie, il est incapable de penser avec force et certitude. Pour se racheter du néant qui l’attire, il faut au pouvoir la critique incessante des partis et leur opposition. On sait où le défaut de contrôle a conduit l’ancien régime ; l’intention du nouveau n’est certainement pas de le suivre.

Profusions. — Les dépenses de la France, dit J.-B. Say, qui sous le cardinal de Richelieu s’élevaient à environ 160 millions de notre monnaie, purent être portées à 330 sous Louis XIV. A l’époque de la Révolution, elles montaient à 531,533,000 livres tournois. Le budget, pour 1830, a été de 979,352,000 fr. sans les accessoires ; et tout le monde sait que le budget prévu pour 1862, est de 1,929 millions. Ajoutez les dépenses communales et départementales : nous touchons aux deux milliards.

En rapportant ces chiffres, je suis loin de prétendre que l’impôt s’est accru de toute leur différence : puisque la population a augmenté, et la richesse avec elle, il est tout simple que l’impôt se soit aussi accru. Mais il est certain que si depuis Richelieu les principes se sont modifiés, si le droit public a changé, le système, quant au gouvernement, ne s’est pas amélioré : c’est toujours le même esprit d’orgueil et d’improductivité. Un fait minime, mais caractéristique, le démontre.

« J’ai vu, dit J.-B. Say, les mémoires du berceau du roi de Rome, offert en don par la ville de Paris, dont les magistrats étaient nommés par le prince. Ils se montaient à 201,874 fr. 97 cent. » Ainsi faisait-on jadis pour les Dauphins, considérés à tour de rôle comme de petits messies, à qui le pauvre peuple devait offrir l’or, l’encens et la myrrhe.

Ce qu’il y a de curieux dans ces offrandes aux premiers-nés des empereurs et des rois, c’est qu’on les adresse invariablement à tout héritier présomptif de la couronne, de quelque race et lignée qu’il soit (voir la chanson de Béranger, les Deux cousins) ; c’est en second lieu que, pour peu que la critique s’en mêle, les offrandes s’arrêtent tout à coup : il n’y a plus personne qui ose prendre sur soi de grever de ces coûteux joujoux le budget des communes et de l’État. On se souvient des fameux pamphlets de Timon sur la liste civile, et de la peine qu’eut la famille d’Orléans à arracher à la parcimonie des Chambres une dotation pour ses princes. La liste civile elle-même diminue ou augmente selon que le gouvernement est plus ou moins sincèrement représentatif : en 1789, on sépare les dépenses du prince de celles de l’État, et les frais de la suprême magistrature s’abaissent jusqu’à la Convention, pour se relever ensuite avec le Consulat et l’Empire ; plus tard, en 1830, en passant de la légitimité à la quasi-légitimité, la liste civile tombe de 25 millions à 12 ; à l’avénement de la république, elle n’est plus que de 1,200,000 fr. ; le rétablissement de l’empire la reporte à 25 millions. La cause de ces variations, je le répète, n’est ni l’amour ni la haine ; c’est tout simplement la différence des systèmes.

« Une nation, dit fort bien J.-B. Say, a, comme un particulier, des besoins réels et des besoins factices ; et elle est d’autant mieux gouvernée qu’on pourvoit aux premiers préférablement aux seconds… Mais si cette nation a la fureur des conquêtes ou celle de la vengeance ; si ses dépenses ont pour objet d’ajouter à son territoire des provinces qui n’ajouteront rien à son bonheur ; si elle entretient à grands frais une multitude d’agents, une cour splendide, qui ne la servent pas, et une nombreuse armée propre seulement à menacer l’indépendance de ses voisins, elle ne satisfait par ces dépenses que des besoins factices.

« C’est encore pis si, loin de trouver des satisfactions dans ses dépenses, la nation n’en peut recueillir que des peines ; si ses affaires sont d’autant plus mal gérées qu’elle entretient un plus grand nombre d’agents et qu’elle les paye plus largement ; si le faste de sa cour ne sert qu’à humilier le mérite modeste et à corrompre les hommes dont le talent pourrait lui devenir utile ; si les armées, loin de protéger les citoyens, fournissent des sbires et des bourreaux à leurs oppresseurs ; si un clergé avide et ambitieux abrutit l’enfance, désunit les familles, s’empare de leur patrimoine, met l’hypocrisie en honneur, soutient les abus et persécute toutes les vérités. » (Cours complet d’économie politique, 7e partie, chap. XIII.)

Majesté du prince, sûreté de l’État, dignité du pouvoir, autant de prétextes d’aggraver sans cesse les dépenses. La liberté ne coûte rien… On peut regarder ceci comme un aphorisme fiscal.



Dettes publiques ; armées. — Le montant des rentes payées par les États et les communes de l’Europe peut être, sans exagération, évalué à 2,500 millions de francs ; le montant des intérêts pour dettes hypothécaires, commanditaires, chirographaires, à pareille somme. Soit donc une charge de 100 milliards, en capital, qui pèse sur le tra- vailleur européen. Or, comme cette dette est le résultat du régime économique, politique et fiscal, traditionnellement conservé de l’ancien régime, il est évident qu’on ne peut pas espérer, cette tradition étant maintenue, de rembourser une pareille dette ; elle ne peut que s’aggraver au contraire, et la situation s’empirer : ce qui pousse la société européenne et les États qui la composent à la situation la plus extrême.

Pour conjurer ce péril, pour opérer la liquidation des dettes par des voies rationnelles et amiables, essayera-t-on d’un changement de système ? Mais, de même qu’en 89, et bien plus encore qu’en 89, la masse des intérêts est engagée à l’ordre des choses qui a créé ces dettes énormes ; contre cette masse réfractaire, la moindre tentative de réforme prendrait l’importance d’une révolution. La réforme de l’impôt à elle seule en serait une.

D’autre part, les frais de police et d’armement ne sont pas, ainsi qu’on l’a vu dans le texte, pour l’ensemble de l’Europe, fort au-dessous de 2,500 millions. Pour abolir cet autre chapitre de dépenses, supprimer les armées permanentes, il faut établir un système d’équilibre international qui, se combinant avec une pratique sérieuse du gouvernement parlementaire et une constitution du droit économique, créerait partout la liberté, l’indépendance, l’économie, la paix, rendrait impossibles la guerre, le despotisme et la misère. Mais une semblable réforme ne sortira jamais des discussions d’un congrès, des concessions mutuelles des gouvernements : il ne faut pas moins que l’intervention des peuples eux-mêmes.

De quelque côté que nous nous tournions, nous avons une révolution européenne en perspective, à moins que la pensée qui depuis quarante ans a créé cet état de choses, et qui se nomme la pensée conservatrice, ne se charge de faire elle-même la besogne, je veux dire la révolution.



Comptabilité financière. — La tenue des livres en partie double n’a été introduite en France qu’en 1806 et 1808, par le comte Mollien. Dès la fin du xvie siècle, Simon Stevin, de Bruges, avait proposé de l’introduire dans la comptabilité des États, d’abord à Maurice, stathouder de Hollande, puis à Sully. Le premier s’empressa d’accueillir la proposition ; le second, honnête homme pourtant et ministre intègre, ennemi des traitants, n’en voulut pas, probablement parce qu’il ne sut pas en comprendre l’importance. En 1716, sous la Régence, le duc de Noailles fit une tentative pour doter la monarchie de ce système, et échoua. Qui sait si la tenue des livres en partie double, appliquée aux finances d’un grand pays, n’eût pas suffi pour préserver la France de la malheureuse expérimentation de Law, qui bouleversa tant de consciences et de fortunes ? Mais les habitudes de l’administration ne s’accommodaient pas, il faut le croire, d’une comptabilité si bien ordonnée. L’absolutisme a horreur de la lumière et de l’ordre. Aujourd’hui, la comptabilité française ne laisse rien à désirer : il n’y manque que la publicité et la critique… (Consulter à ce sujet l’ouvrage de M. d’Audiffret, 2e et 5e parties ; celui de M. de Montcloux, notamment pour ce qui a trait à la distinction de l’exercice courant, de l’exercice clos, et de l’exercice périmé.)



Règles pour l’établissement des impôts. — Adam Smith et Sismondi ont tracé, pour l’établissement, la quotité, la répartition et la perception des impôts, quelques règles qui paraissent avoir été adoptées par tous les économistes ; du moins, je ne sache pas qu’aucune critique se soit produite à cet égard, ni qu’aucune suite y ait été donnée. Je rapporte ici ces règles parce qu’elles forment encore aujourd’hui à peu près tout ce que la science a de positif sur la matière.

Les maximes d’A. Smith sont au nombre de quatre :

« 1. Les sujets de chaque État doivent contribuer aux dépenses du gouvernement, autant que possible, à proportion de leur habileté respective, c’est-à-dire à proportion du revenu dont ils jouissent respectivement sous la protection de l’État.

« 2. La taxe imposée à chaque individu doit être certaine et non arbitraire. Le temps, le mode, la quotité du payement, tout doit être clair et net pour le contribuable, ainsi que pour toute autre personne.

« 3. Toute taxe doit être levée dans le temps et de la manière qui conviennent le mieux aux imposés.

« 4. Toute taxe doit être combinée de manière qu’il ne sorte des poches du peuple que le moins possible au delà de ce qui doit entrer dans le trésor de l’État. »

Je n’ai rien à dire contre ces maximes dictées par le bon sens et la plus élémentaire équité. Mais tout le monde remarquera qu’elles n’ont rien de véritablement économique, et qu’on ne peut y voir que le premier bégayement de la science. « La première règle de Smith, par exemple, » c’est un écrivain anglais cité par M. de Parieu qui parle, « est aussi obscure que vraie, et son admission générale est due à la facilité avec laquelle elle se plie à tous les systèmes. » Ne voilà-t-il pas une étrange manière de louer A. Smith ?

Aux quatre règles de Smith, Sismondi a joint les suivantes, qui ont déjà un caractère plus précis et une portée plus sérieuse. C’est sans doute pour cela que les hommes d’État ne les admettent qu’avec réserve :

« 1. Tout impôt doit porter sur le revenu, et non sur le capital. Dans le premier cas, l’État ne dépense que ce que les particuliers devraient dépenser ; dans le second, il détruit ce qui devrait faire vivre et les particuliers et l’État.

« 2. Dans l’assiette de l’impôt, il ne faut pas confondre le produit brut annuel avec le revenu ; car le premier comprend, outre le second, tout le capital circulant ; et une partie de ce produit doit demeurer pour maintenir ou renouveler tous les capitaux fixes, tous les travaux accumulés, et la vie de tous les ouvriers productifs.

« 3. L’impôt étant le prix que le citoyen paye pour des jouissances, on ne saurait le demander à celui qui ne jouit de rien ; il ne doit donc jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire à la vie du contribuable.

« 4. L’impôt ne doit jamais mettre en fuite la richesse qu’il frappe : il doit donc être d’autant plus modéré que la richesse est plus fugitive. Il ne doit jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire pour que ce revenu se conserve. »

Les maximes d’A. Smith sont de prudence, celles de Sismondi d’une philanthropique économie. Le premier tend à l’exactitude, le second à la modération et à la charité. Tout cela est excellent à dire : mais nous voulons avoir le droit, la vérité, la science, non plus comme une perspective entrevue à travers quelques apophthegmes du sens commun, mais comme une théorie complète, qui se puisse réduire tout entière, comme il convient à la science des peuples, en définitions, axiomes et théorèmes, et dont les conclusions s’imposent à la raison publique et à l’État. C’est cette lacune de la science, indiquée mais nullement remplie par les règles d’A. Smith et de Sismondi, que nous avons essayé de combler dans ce chapitre, sur lequel j’appelle toute l’attention du lecteur.



Centralisation. — Une fièvre de centralisation court le monde ; on dirait que les hommes sont las de ce qui leur reste de liberté et ne demandent qu’à la perdre. La tendance au gouvernementalisme unitaire est manifeste en Belgique ; elle se révèle en Suisse, en Allemagne. L’Italie se déchire pour l’unité ; l’Amérique du Nord fait la guerre à l’Amérique du Sud beaucoup plus pour l’unité que pour l’affranchissement des esclaves. La Hongrie et ses annexes protestent, il est vrai, contre l’absorption impériale ; mais remplacez la dynastie de Habsbourg par une dynastie maggyare ; changez le centre de l’empire, et demain cette unité, pour laquelle lutte la cour de Vienne, se fera par la diète même qui la refuse. Jusque dans la Grande-Bretagne, il existe des tendances unitaires. Est-ce le besoin d’autorité qui partout se révèle, le dégoût d’indépendance, ou seulement l’inhabileté à se gouverner soi-même ? Je ne le saurais dire : en tout cas, voici ce que je recommande aux heureux habitants des beaux vallons de l’Helvétie, tourmentés, à ce qu’il paraît, comme tant d’autres, de ce moustique de la concentration.

S’il est un fait qui paraisse constaté en économie politique, c’est l’incompatibilité d’une bonne administration financière avec un gros budget, en d’autres termes, c’est la contradiction entre l’accroissement du pouvoir central et la réduction de l’impôt.

Voulez-vous donc jouir des avantages de la centralisation sans en éprouver les inconvénients ? Pour cela, il n’est qu’un moyen, indiqué par la théorie de l’impôt : que le pouvoir légifère, unifie, dirige, organise tant qu’il voudra ; qu’il rende les lois, les poids et mesures, les monnaies, la justice, de plus en plus uniformes : rien de mieux. Mais qu’il manie le moins d’argent possible ; que, salarié de tous il n’ait à payer personne ; que chaque canton, chaque ville, bourg, hameau, garde ses finances : à cette condition, ô Suisses, vous réunirez tous les avantages de la république à ceux de la monarchie ; vous serez, autant que de besoin, centralisés et unis, et vous n’aurez rien à craindre de votre gouvernement. Il n’y a pas de dictateur qui se soucie du pouvoir s’il n’a la main sur le trésor public, je vous le garantis. Marat, de sinistre mémoire, convaincu, en 1793, de la nécessité d’une dictature pour sauver la République, mais effrayé du péril que courrait avec elle la liberté, voulait qu’on enchaînât le dictateur, qu’on lui mît un boulet aux pieds, et que tout son pouvoir consistât à indiquer du bout de sa baguette les conspirateurs, qui devaient être aussitôt mis à mort. Le préservatif que je propose est beaucoup plus simple : faites un président de la confédération, s’il vous en prend envie ; mais ne lui donnez pas un batz en sus de ses appointements. Par là vous aurez, les premiers d’entre les peuples, résolu le fameux problème de l’accord de la liberté avec l’autorité : il n’y a pas plus de mystère.

  1. Les lettres placées entre parenthèses indiquent des notes qu’on trouvera à la fin du volume.