Théophile Gautier/Préface
PRÉFACE
Voilà comme j’aime le théâtre… dehors ; — c’était Théophile Gautier qui nous accrochait le bras, sur le boulevard, pendant un entr’acte de la première de Rothomago. — Il reprenait : « J’ai trois femmes dans ma loge qui me raconteront le spectacle. Fournier, un homme de génie ! Jamais avec lui une pièce nouvelle. Tous les deux ou trois ans, il reprend le Pied de mouton. Il fait repeindre un décor rouge en bleu ou un décor bleu en rouge, il introduit un truc, des danseuses anglaises… Tenez, pour tout au théâtre, il faudrait que ça soit comme ça. Il ne devrait y avoir qu’un vaudeville ; on y ferait quelque petit changement de loin en loin. C’est un art si abject le théâtre, si grossier ! Ne trouvez-vous pas ce temps-ci assommant ? Car enfin on ne peut s’abstraire de son temps. Il y a une morale imposée par les bourgeois contemporains à laquelle il faut se soumettre. Pas possible de rien dire. Ils ne veulent plus du sexe dans le roman. J’avais un côté sculptural et plastique. J’ai été obligé de le renfoncer. Maintenant j’en suis réduit à décrire consciencieusement un mur, et encore je ne peux pas raconter ce qui est quelquefois dessiné dessus Puis la femme s’en va. Elle n’est, à l’heure qu’il est, qu’une gymnastique vénérienne avec un petit fonds de Sandeau. Et c’est tout. Plus de salons, plus de centre, plus de société polie enfin… Une chose curieuse ! J’étais, l’autre jour, au bal chez Walewski. Je ne suis pas le premier venu, n’est-ce pas ? Eh bien, je connaissais à peu près deux cents hommes, mais je ne connaissais pas trois femmes. Et je ne suis pas le seul ! »
« Toi, dit-il, en apostrophant Claudin, qui s’était approché de nous pour l’écouter, toi, tu es heureux ! Tu aimes le progrès, les ingénieurs qui abîment les paysages avec leurs chemins de fer, les utilitaires, tout ce qui met dans un pays une saine édilité, tu es un civilisé… Nous, nous trois, avec deux ou trois autres, nous sommes des malades… des décadents… non, plutôt des primitifs… non, encore non, mais des particuliers bizarres, indéfinis et exaltés. Il y a des moments, oui, où je voudrais tuer tout ce qui est : les sergents de ville, M. Prudhomme, M. Pioupiou, toute cette cochonnerie-là… Claudin, vois-tu, je te parle sans ironie, je t’envie, tu es dans le vrai. Tout cela tient à ce que tu n’as pas, comme nous, le sens de l’exotique. As-tu le sens de l’exotique ? Non, voilà tout ! Nous ne sommes pas Français, nous autres ; nous tenons à d’autres races. Nous sommes pleins de nostalgies. Et puis, quand à la nostalgie d’un pays se joint la nostalgie d’un temps… comme vous, par exemple, du XVIIIe siècle… comme moi de la Venise de Casanova avec embranchement sur Chypre, oh ! alors c’est complet… Venez donc un soir chez moi. Nous causerons de tout cela longuement. Nous serons, tour à tour, chacun de nous trois, Job sur son fumier avec ses amis. »
Et le grand écrivain disait ces paroles désespérées avec de la placidité dans la figure, de doux gestes apaisés, une voix qui ne renfermait rien de l’amertume colère de l’Occident, une voix dont la musique voilée et la tristesse sereine avaient comme l’accent d’un spleenétique de l’Orient.
Bientôt le dîner Magny nous réunissait tous les trois à la même table, chaque quinzaine. Là, Théophile Gautier, — Théo, comme l’appelaient les gens devenus ses amis, — apportait sa parole colorée, des pensées d’une crudité superbe, une science toujours armée du mot technique, et fouettée par la contradiction des Sainte-Beuve, des Taine, des Berthelot, des Renan, cette grasse et verveuse et cocasse éloquence charriant du Rabelais.
Mais je m’aperçois ici qu’il est nécessaire de s’arrêter ; car il faudra attendre, pour l’impression des conversations intégrales de notre ami, la fondation de cette bibliothèque spéciale appelée par Gavarni une bibliothèque autorisée à l’usage des hommes deux fois majeurs.
Les bourgeois restaient, pour le vieux romantique, ce qu’avait été toute sa vie pour Voltaire « l’infâme », et une philippique contre les bôrgeois était toujours l’exorde, le début imprécatoire et, pour ainsi dire, l’affilage de sa parole. Mais des bourgeois, Théo allait bien vite à d’autres sujets de toutes sortes et de tous les ordres. Il passait de la description de la chemise d’une femme janséniste à une définition de l’insénescence du sens intime, d’une peinture de l’intérieur de Nohant à un toast à Sakia-Mouni, d’un aperçu sur des fragments générateurs de métaux rapportés du Groënland au racontar d’un démaillottement de momie, d’une leçon sur le torse du Vatican à une scatologie bréneuse, d’un coin inédit de Constantinople à l’historique de son gilet rouge.
« Un gilet rouge… allons donc ! ce n’était pas un gilet rouge que je portais à la première représentation d’Hernani, mais bien un pourpoint rose… Messieurs, c’est très important. Le gilet rouge aurait indiqué une nuance politique républicaine. Il n’y avait rien de ça. Nous étions simplement moyenageux. Et tous… un républicain, nous ne savions pas ce que c’était. Il n’y avait que Pétrus Borel de républicain. Nous étions tous contre les libéraux et pour Marchangy. Nous représentions le parti mâchicoulis, et voilà tout. Ç’a été une scission, quand j’ai chanté l’antiquité… Mâchicoulis et rien que mâchicoulis ! »
Un jour, Théo interrompait un convive parlant de sa vie de travail, d’analyse et de privation d’amour dans le sens élevé du mot. « Tout cela est une théorie du renoncement stupide… La femme, prise comme purgation physique, ne vous débarrasse pas de l’aspiration idéale… Plus on dépense, plus on acquiert… Moi, par exemple, j’ai fait faire une bifurcation à l’école du romantisme, à l’école de la pâleur et des crevés. Je n’étais pas fort du tout. J’ai écrit à Lecour de venir chez moi, et je lui ai dit : “Je voudrais avoir des pectoraux comme dans les bas-reliefs et des biceps hors ligne.” Lecour m’a un peu tubé comme ça… “Ce n’est pas impossible”, m’a-t-il dit… Tous les jours, je me suis mis à manger cinq livres de mouton saignant, à boire trois bouteilles de vin de Bordeaux, à travailler avec Lecour deux heures de suite. J’avais une petite maîtresse en train de mourir de la poitrine. Je l’ai renvoyée. J’ai pris une grande fille, grande comme moi. Je l’ai soumise à mon régime : bordeaux, gigot, haltères… Voilà ! et j’ai amené, avec un coup de poing sur une tête de Turc, et encore sur une tête de Turc neuve, j’ai amené 520. Aussandon, qui a étouffé un ours à la barrière du Combat pour défendre son chien, et qui, de là, est allé laver à la pompe ses entrailles qui sortaient… un gaillard, n’est-ce pas ? n’a jamais pu arriver qu’à 480. »
Un jour Théo jetait à Taine, qui mettait dans ses préférences Musset au-dessus de Hugo : « Taine, vous me semblez donner dans l’idiotisme bourgeois. Demander à la poésie du sentimentalisme… ce n’est pas ça. Des mots rayonnants, des mots de lumière… avec un rythme et une musique, voilà ce que c’est que la poésie… Ça ne prouve rien, ça ne raconte rien… Ainsi, le commencement de Ratbert… il n’y a pas de poésie au monde comme cela. C’est le plateau de l’Hymalaya. Toute l’Italie blasonnée est là… et rien que des mots. » Là-dessus, quelqu’un venant à la rescousse de Taine, le vieux romantique laissait tomber avec une foi enthousiaste : « Voyez-vous, on dira tout ce qu’on voudra, Hugo est le chanteur du vent, de la nuée, de l’océan : c’est le poëte des fluides. »
Un jour Théo lançait à Renan, qui professait qu’on devait écrire aujourd’hui, seulement et uniquement avec la langue du XVIIe siècle :
« Je crois bien qu’ils avaient assez des mots qu’ils possédaient en ce temps-là. Ils ne savaient rien : un peu de latin et pas de grec. Pas un mot d’art. N’appelaient-ils pas Raphaël le Mignard de son temps ! Pas un mot d’histoire. Pas un mot d’archéologie. Pas un mot de nature. Je vous défie de faire le feuilleton que je ferai mardi sur Baudry avec les mots du XVIIe siècle. » Et rarement la conversation amenait dans le règne de Louis XIV l’amoureux de la langue du XVIe siècle, sans qu’il poussât au Roi-Soleil, qui était, après le bourgeois, sa seconde bête noire, et qu’il traitait comme un Michelet doublé d’un père Duchêne :
« Un porc grêlé comme une écumoire et petit… Il n’avait pas cinq pieds, le grand roi. Toujours à manger et à c… C’est plein de m… ce temps-là. Lisez la lettre de la Palatine. Et borné avec cela..... Parce qu’il donnait des pensions pour qu’on le chantât… Une fistule dans le c.. et une autre dans le nez, qui correspondait avec le palais… Ça lui faisait juter par les fosses nasales les carottes et toutes les juliennes de son temps. Et c’est vrai, ce que je dis là. »
Alors un tumulte, un brouhaha, un hourvari, un orage d’objurgations et de tendres injures, dans le bruit desquelles on percevait la voix un peu enrouée du terrible Théo répéter sur un ton bouffon : « Moi, je suis fort ; j’amène 520 sur une tête de Turc et je fais des métaphores qui se suivent. Tout est là. »
Cette langue originale, ce parler imagé, ce verbe peint donnaient à les écouter, quand Théophile Gautier était en verve, une jouissance que je n’ai rencontrée dans la conversation d’aucun autre homme. Ce n’était pas cette espèce de sourire intérieur que produit l’étincelle d’un joli esprit, c’était un gaudissement, une lubréfaction de tout votre être artiste, un plaisir touchant presque aux sens, une joie intellectuelle qui avait un rien de matériel, quelque chose de comparable au bonheur physique d’une rétine dans la contemplation du tableau d’un des maîtres de la pâte colorée. Mais que peut être, pour celui qui me lit, une parole dont on n’a pas la mimique, la vie, le spectacle, une parole dont je n’apporte ici qu’une notation même incomplète ? De ces sérieux et joyeux devis, il aurait fallu une sténographie, et il n’y en a pas… Mais si, cependant, le gendre et le disciple du maître, dans l’intimité d’une existence mêlée pendant de longs mois, nuit et jour, a recueilli la parole de l’homme doublement cher. Il a pieusement appliqué son talent et son cœur à retenir, à noter, à fixer la pensée parlée de l’écrivain, telle qu’elle se formulait dans sa bouche aux heures suprêmes. Il a forcé son oreille, pour ainsi dire, à emporter le son de cette voix qui allait s’éteindre. Il a donné la durée éternelle au fugitif bruit des mots, aux ondes sonores des belles et grandes choses que le vaillant causeur jetait dans l’air. Et Bergerat nous a conservé, dans ce livre, Dix Entretiens qui sont comme le verbe Théo apporté à entendre à tous ceux qui ne connaissent que l’imprimé de l’illustre mort.
Parfois, mon frère et moi, nous nous trouvions assis avec Théophile Gautier, autour de sa propre table, entre ses deux sœurs et ses deux filles, à côté d’Éponine, la chatte noire aux yeux verts, qui avait sa chaise pour dîner ainsi qu’une personne naturelle. Le plat de fondation était presque toujours un risotto, dont l’hôte avait le droit d’être fier, et souvent des mets bizarres, des mets avec des recherches de l’invention de l’écrivain aux prétentions culinaires. Qui ne se souvient des célèbres épinards dans lesquels étaient pilés des noyaux d’abricots ! En ce milieu de famille, aux paroles tempérées, parfois le débonnaire maître de la maison amusait la table et remplissait les entr’actes de la conversation par de joyeuses pantalonnades, menaçant, avec des courroucements olympiens très drolatiques, de faire estrangouiller et étriper les bonnes à propos d’une sauce tournée ; et cela pendant qu’Estelle se posait à la joue, fabriquée avec n’importe quoi, une mouche, en prenant pour miroir le manche de sa fourchette. Puis l’on passait dans le salon aux murs égayés de lumineuses esquisses, et là les deux fillettes, avec leurs grâces d’Orient, avec un brin de ces êtres de gentillesse, timides et curieux, que repousse doucement la main du rajah de Lahore pour laisser passer le prince Soltikoff, cherchaient à vous enlever à la causerie du père, vous entraînaient vers des coins d’ombre et d’intimité, pour vous faire épeler une page de leur grammaire chinoise, ou vous montrer, avec de petits rires argentins, une Angélique d’après le tableau de M. Ingres, sculptée par Judith dans un navet, — hélas ! se ratatinant tous les jours. Mais quelquefois ce n’était plus la petite réunion de famille, l’on tombait sur une immense table où se voyaient un Chinois, des princes russes, des impresarii italiens, des violonistes hongrois bottés jusqu’au nombril, un monde de gens aux baragouins divers, et qui faisait ressembler la salle à manger de Neuilly à la table d’hôte de la tour de Babel. Un jour, il s’y trouvait vingt individus parlant quarante langues, et Théo disait orgueilleusement : « Avec ma table, on aurait pu faire le tour du monde sans interprète ! »
Les douloureux événements de l’année 1870 nous séparaient. Je retrouvai, à la fin d’octobre, Théophile Gautier au bas de l’escalier du Journal officiel, sur le quai Voltaire.
« Pourquoi diable, ô Théo ! êtes-vous rentré dans cette sinistre pétaudière ?
« — Je vais vous expliquer cela, me répondait-il en posant affectueusement la main sur mon épaule ; ce n’est pas très long à dire : Le manque de monnaie, mon cher Goncourt, oui, cette chose bête qu’on appelle faulte d’argent ! Vous savez comment file un billet de douze cents… c’était tout ce que j’avais… puis mes sœurs étaient à Paris, au bout de leur rouleau… et voilà pourquoi je suis revenu. »
Au bout d’un silence, il ajoutait en se mettant en marche :
« Cette révolution, c’est ma fin, mon coup du lapin… du reste, je suis une victime des révolutions… sans blague. Lors des glorieuses de Juillet, mon père était très légitimiste, et il a joué à la hausse sur les ordonnances… vous pensez comme ça a réussi… nous avons tout perdu : quinze mille livres de rente. J’étais destiné à entrer dans la vie en homme heureux, en homme de loisir ; il a fallu gagner sa vie… Enfin, après des années, j’avais assez bien arrangé mon affaire, j’avais une petite maison, j’avais une petite voiture, j’avais même deux petits chevaux… Février met tout à bas… À la suite de beaucoup d’autres années, je retrouve l’équilibre, j’allais être nommé de l’Académie… au Sénat. Sainte-Beuve mort, Mérimée crevard, il n’était pas tout à fait improbable que l’Empereur voulût y mettre un homme de lettres, n’est-ce pas ?… Je finissais par me caser… Paf ! tout f… le camp avec la République… Vous pensez bien que, maintenant, je ne puis plus recommencer à faire ma vie Je redeviens un manœuvre, à mon âge Un mur pour fumer ma pipe au soleil et deux fois la soupe par semaine : c’est tout ce que je demande…
« Pas mal tragique, toute cette ferblanterie ! » reprenait-il. Nous passions alors devant la devanture de Chevet, hier garnie de toutes les succulences solides de la gueule, aujourd’hui ne montrant plus que le zinc de ses rares conserves de légumes.
Après quelques moments de méditation, s’appuyant lourdement sur mon bras, il soupirait « Est-ce bien un désastre ! Est-il complet, concret ! D’abord la capitulation, aujourd’hui la famine, demain le bombardement. Hein ! est-il composé d’une manière artistique, ce désastre ! »
Nous nous revoyons par-ci par-là en ces épouvantables mois de la fin de l’année. J’allai quelquefois trouver l’auteur des Tableaux de Siége, rue de Beaune, dans cette mansarde si petite que la fumée de son cigare vous faisait apercevoir, à l’ouverture de la porte, ainsi qu’une étrange peinture effacée, le blême et immobile maître du logis, sous son bonnet de doge à deux cornes, et avec, sur les genoux, ses maigres chats, ses chats faméliques.
L’année suivante, je passais de longs jours à Saint-Gratien avec Théophile Gautier, chez lequel le médecin de la princesse Mathilde venait de constater une maladie du cœur remontant à des années. Pauvre et cher Théo ! en lui était déjà l’affectuosité des gens qui vont mourir. Des pardons et des indulgences lui étaient venus. Il avait dépouillé la truculence, la férocité de ses théories sur la femme, la pose à l’insensibilité, toutes les affectations contre nature de l’homme de 1830, et qui avaient fait quelquefois juger si sévèrement notre ami par les gens qui l’entendaient sans le connaître. Sa bonté native se répandait maintenant, sans vergogne, en une tendresse qui avait, comment le dire, une élégance. Il trouvait d’intelligentes et de rares attentions, des coquetteries de lettré, pour caresser le cœur de ceux avec lesquels il vivait. On le sentait s’appuyer à la poitrine de ses fidèles quand il leur donnait le bras. Et se faisant tout petit, tout humble, tout vieux, il sollicitait, il mendiait auprès de la padrona della casa, auprès des femmes qui l’entouraient, une amitié, une amitié si joliment épithétée par le poëte et le mourant : « une amitié voluptueuse ».
Tous ces jours passés à Saint-Gratien, des jours d’automne, à onze heures, le château couché, on montait dans la chambre de Théo, et la veillée commençait, avec, aux vitres, un clair de lune faisant dans le brouillard de nacre monté du lac d’Enghien, des lointains de ballade allemande. Alors nous causions ou plutôt il causait. Claudius Popelin en ses Cinq octaves de sonnets, a peint sur le vif le causeur de la chambrée, dans sa robe flottante en forme de gandoura, assis sur la carpette du foyer ainsi qu’un fils de l’Islam, les jambes croisées sous lui, ses babouches à la dérive sur le parquet, et parlant bien avant dans la nuit, lentement, gravement, pacifiquement, sans qu’aucun de nous songeât à aller se coucher. Les douces paroles en ces molles nuits, les hautaines ratiocinations, les triomphantes esthétiques, les irrespectueux doutes à propos de tous les catéchismes, les jolies modulations sur l’art, les sublimes énormités, les étonnants sophismes parachevés avec un de ces délicats tours de force, semblables à la cueillette d’une fleurette par la trompe d’un gros éléphant, — et les savoureux paradoxes ! Ô le malheur ! que, ces libres et osées improvisations, le maître ne les ait point écrites, qu’il ne laisse pas derrière lui un livre de Pensées, et qu’à côté du Théophile Gautier officiel muni de son permis d’imprimer, on ne possède pas un Théophile Gautier émancipé et la pensée débridée, imprimable à Ville-Affranchie, chez la Veuve Liberté ! On aurait ainsi un grand homme pour moi supérieur au grand homme connu, et qui ne s’est que très incomplétement révélé au public en l’originalité de son dire et de son écriture[1] que dans une préface.
Une anecdote au sujet des jugements de Théophile Gautier sur les choses et les hommes de son temps « renfoncés », comme il disait, par l’officialité de sa copie. Quelquefois il arrivait à la conscience du critique de prendre sa revanche, entre amis, sur le dos des louangés qui n’avaient pas son estime littéraire. À une soirée chez la princesse Mathilde, il lui arrivait de traiter « le nommé Ponsard » avec un mépris qui était la négation catégorique de son talent. Là-dessus quelqu’un lui demandant assez brutalement pourquoi il n’écrivait pas le matin ce qu’il disait le soir :
« Je vais vous conter une petite historiette, répondait tranquillement Théophile Gautier : une fois M. Walewski m’a dit de n’avoir plus aucune indulgence pour personne, vous entendez, pour personne ; il me déclarait qu’à dater de ce jour il me laissait complètement libre d’exprimer ma pensée toute entière sur les pièces représentées. Mais, lui ai-je soufflé dans l’oreille, monsieur le ministre, il y a cette semaine aux Français une pièce de X… — Ah ! vraiment, a repris vivement l’Excellence, eh bien, vous ne commencerez que la semaine prochaine… Cette semaine, je l’attends toujours ! »
À partir de l’automne de l’année 1871, chaque mois qui se succédait montrait à ses amis Théophile Gautier plus souffrant, plus pâle, plus frappé et plus inquiet de son état. En mars 1872, à un dîner chez Flaubert, où nous n’étions que le maître de la maison, Tourguéneff, Gautier et moi, dans la mélancolie d’un dessert entre hommes touchant à la vieillesse, Tourguéneff, ce grand et aimable esprit, se laissait aller à dire « Quelquefois, vous savez, il y a dans un appartement une odeur de musc qu’on ne peut chasser, faire disparaître, eh bien, moi, il y a autour de ma personne, et toujours, une odeur de dissolution, de néant, de mort. » Sur cette phrase, Théo se levait de table, et tombant sur un divan, prononçait ces tristes et désolées paroles : « Pour moi, il me semble que je ne suis plus un contemporain Je parlerais volontiers de mon individu à la troisième personne, avec les aoristes des prétérits trépassés… J’ai comme le sentiment de n’être déjà plus vivant. »
À quelques jours de là, j’apprenais que notre ami avait demandé une consultation à Ricord. J’allais aussitôt le voir. « Ricord, me disait-il, d’une voix dolente et ennuyée, croit que c’est la valvule mitrale du cœur qui ne va plus : ou elle se relâche ou elle se resserre. Il m’a ordonné du bromure de potassium dans du sirop d’asperge… mais ce n’est qu’un traitement préparatoire… Il doit revenir samedi. » Et s’agenouillant sur un fauteuil, dans une de ces poses tortillées qu’il affectionnait pour s’entretenir des choses de littérature et d’art, et approchant son oreille de ma bouche, il me demandait avec une certaine chaleur, si je trouvais de l’intérêt à son Histoire du Romantisme. Il était un peu tourmenté. Il se sentait si fatigué qu’il craignait que ça ne valût pas ce qu’il aurait pu faire. Il regrettait que la forme du journal ne lui permît pas de développer l’esthétique de la matière. Il se réservait de traiter la question, quelque jour, dans une revue. Puis bientôt le dégoût de son métier, ce dégoût que j’avais déjà rencontré, en ses derniers jours, chez un autre homme célèbre, lui montant aux lèvres, il murmurait : « Ah ! si j’avais une petite rente, là, toute petite, mais immuable, comme je quitterais mon chez-moi tout de suite, comme j’irais vers un bout de pays avec des rivières où il y a de la poussière dedans — et qu’on balaye Ce sont les rivières que j’aime… Pas d’humidité dans le dos par exemple un bois de palmiers comme à Bordighere… et à l’horizon une Méditerranée bleue. » Il se taisait quelque temps plongé dans la contemplation de son paysage. Et après un long silence il ajoutait : « Par un coup de soleil, nous esthétiserions au bord de la mer, les pieds dans la vague, comme Socrate ou Platon. »
Déjà l’écrivain était bien malade, et déjà en lui commençait l’ensommeillement du cerveau. Quand il parlait, il avait toujours le tour original de ses anciens concepts, et toujours l’épithète peinte, mais pour parler, pour formuler son paradoxe, on sentait dans sa parole plus lente, dans le cramponnement de son attention après le fil et la logique de ses idées, on sentait une application, une tension, une dépense de force qui n’existaient pas dans le jaillissement spontané et comme irréfléchi de son verbe d’autrefois. Vous avez vu des vieillards à la vue fatiguée, qui pour regarder, soulèvent avec effort leurs lourdes paupières. Théophile Gautier pour rendre sa pensée avec des mots, avait besoin d’un effort physique semblable de tout le bas du visage, et tout ce qui sortait maintenant de lui de supérieur et de bien dit semblait être arraché par une sorte de violence de l’engourdissement d’un état comateux. Enfin sans que cela puisse bien se définir par des phrases, presque invisiblement descendait sur l’homme, l’enveloppait, touchait à ses attitudes, à ses gestes, à son dire, l’humilité honteuse que donne à une intelligence la conscience cruelle de sa diminution, de sa lente et insensible paralysie.
Je me rappelle un des derniers déjeuners que Théophile Gautier fit hors de chez lui, un déjeuner fait chez moi. On aurait dit la visite d’un somnambule. Et cependant, dans la somnolence de sa marche, de ses poses, de sa pensée, quand il arrivait à secouer un moment sa mortelle léthargie, le vieux Théo réapparaissait, et ce qu’il disait d’une voix assoupie, avec des ébauches de gestes, semblait le langage de son ombre — qui se serait souvenu. Il était à table, et nous le croyions bien loin de nous et de la conversation, quand quelqu’un racontant l’effet hallucinatoire produit en plein jour par un champ de fèves et les rêves que ce champ lui faisait monter au cerveau, Théophile Gautier, comme subitement réveillé, disait : « La fève est la plante qui se rapproche le plus de l’animal… vous savez qu’elle se retourne dans la terre… Pythagore la considérait si bien comme quelque chose en dehors de la végétation qu’il la proscrivait comme de la viande. » Quelques moments après, à propos de l’huile d’une salade qu’il trouvait excellente, il se mettait à faire un historique imagé des huiles et des miels de la Grèce qu’il terminait en comparant le mie de l’Hymète « à du sablon jaune entrelardé de bougie ». Mais les phrases charmantes qui sortaient de la bouche du pâle malade avaient quelque chose de mécanique ; elles finissaient, elles se taisaient tout à coup comme par l’arrêt brusque d’un ressort, et ainsi qu’une phrase que Vaucanson aurait mise dans le creux d’un automate. Puis aussitôt, le parleur tombait dans un mutisme effrayant, dans une absence de lui-même qui épouvantait, dans un anéantissement qui vous faisait lui parler pour avoir la certitude que la vie intelligente était encore en lui. Et, à ce moment, les choses que vous lui disiez, avant d’arriver à lui, semblaient parcourir des distances immenses. Un mot de l’un de nous sur la reconnaissance universelle de son talent de descripteur, le décidait cependant à reparler à la fin du déjeuner : « Oui, — disait-il, avec une certaine amertume mélancolique et avec ce geste qui lui faisait, à la manière d’un Boudha, soulever un peu devant lui l’indicateur de sa main exsangue, — oui, dans les voyages il est bien entendu qu’on n’y met pas d’idées… il ne peut être question, n’est-ce pas, du mérite des femmes, du progrès, des principes de 89… de toutes les Lapalissades qui font la fortune des gens sérieux… Les voyages, c’est la mise en style des choses mortes, des morceaux de nature, des murailles… Il est bien avéré encore que l’homme qui écrit ces machines n’a pas d’idées… Oui, oui, c’est une tactique, je la connais ; avec cet éloge, ils font tout simplement de moi un larbin descriptif. » Et comme, un moment après, toute la table l’engageait à se reposer, à se défatiguer dans la confection tranquille et paresseuse des petits poèmes qu’il aimait à ciseler : de sonnets : « Oh ! sur cela, reprenait-il, mes idées sont complètement changées. Je trouve que la poésie doit être fabriquée à l’âge où l’on est heureux. C’est pendant la période de la jeunesse, de la force, de l’amour, qu’il faut parler cette langue. »
Au moment où il s’en allait, jetant les yeux sur le portrait de Jacquemart en tête de l’édition d’Émaux et Camées que le maître m’avait apportée, comme je lui disais :
« Mais, Théo, vous ressemblez à Homère là-dedans ?
— Oh ! tout au plus à un Anacréon triste ! »
Un voyage en Allemagne me séparait du cher malade ; à mon retour, je tombais sur un journal qui m’apprenait brutalement sa mort dans un fait-divers. Le lendemain, j’étais à Neuilly, rue de Longchamps.
Bergerat me faisait entrer dans la chambre de l’auteur de Mademoiselle de Maupin. Sa tête, d’une pâleur orangée, s’enfonçait dans le noir de ses longs cheveux. Il avait sur la poitrine un chapelet dont les grains blancs, autour d’une rose en train de se faner, ressemblaient à l’égrènement d’un rameau de symphorine. Et le poète apparaissait ainsi avec la sérénité farouche d’un homme des vieux siècles endormi dans le néant. Rien là ne me parlait d’un mort moderne. Des ressouvenirs des figures de pierre de la cathédrale de Chartres mêlés à des réminiscences des temps mérovingiens[2] me revenaient, je ne sais pourquoi. La chambre même, avec le chevet de chêne du lit, la tache rouge du velours d’un livre de prières, une brindille de buis dans une poterie barbare me donnaient l’impression d’être introduit dans un cubiculum de l’ancienne Gaule, dans un primitif, grandiose, redoutable, tragique intérieur roman. Et la douleur fuyante, d’une sœur dépeignée aux cheveux couleur de cendre, une douleur s’enfonçant dans l’angle d’un mur, avec le désespoir sauvage et forcené d’un autre âge, ajoutait encore à l’illusion.
Edmond de Goncourt.
- ↑ Je fais ici allusion à la lettre rabelaisienne écrite d’Italie par Théophile Gautier à Mme X***, et dont la copie est entre les mains de quelques fanatiques du maître, lettre qui est véritablement un chef-d’œuvre de style gras.
- ↑ Ce caractère mérovingien du mort, je suis heureux de le retrouver constaté sur le vivant, par Feydeau, dans ses Souvenirs intimes sur Théophile Gautier.