Théophile Gautier/Entretiens
ENTRETIENS
INTRODUCTION AUX ENTRETIENS
Dans les derniers temps de sa vie, lorsque les médecins lui eurent interdit tout travail et jusqu’à la lecture, Théophile Gautier résolut d’entreprendre avec moi une série d’entretiens à la façon d’Eckermann avec Gœthe. Cette idée lui souriait autant qu’elle m’enthousiasmait, et certainement elle aurait donné de grands résultats si quelques accidents, tels que la perte momentanée des mots, et des hallucinations causées par la puissance vénéneuse des remèdes, ne l’eussent effrayé au point qu’il ne voulait même plus causer. Ces défaillances cependant ne furent que rares et passagères. Mais quand la maladie reprit son cours régulier, simple et lent, le coup était porté, et c’est à peine si quelquefois, lorsque la journée était belle, j’obtenais que le poëte sortit de sa somnolence désespérée et vint avec moi, sur le pas de sa porte, converser des choses qu’il aimait. Les premiers mots étaient alors les plus difficiles à lui arracher, mais si l’on était parvenu à les lui faire dire, on s’apercevait bien vite que jamais cet esprit n’avait été plus grand, plus ouvert à tous les spectacles, plus fertile en idées, plus en possession de son art, et l’on demeurait ébloui comme au sortir d’une mine de pierreries.
Lui-même alors ne voulait plus rentrer, et, malgré les conseils de la prudence, il s’obstinait à vouloir laisser tomber le soleil derrière les arbres déjà voilés de brume.
Il est doux et amer à la fois d’avoir vécu dans le commerce journalier d’un tel génie. La mort fait trop vite de ces joies des souvenirs. Si ces paroles vivifiantes laissent à l’âme une fraîcheur immortelle, il est malaisé de se persuader que la source en est à tout jamais tarie. L’oreille a tout gardé, mais elle attend encore, et l’essaim des mille questions indécises volette sur la lèvre inquiète à la recherche de celui qui, sachant tout, pouvait seul les délier. Hélas ! celui-là n’a plus de voix pour répondre.
C’est une erreur trop répandue que celle qui veut que les poëtes soient et restent des ignorants, et c’est aussi une de celles contre lesquelles il s’élevait avec le plus de force. — On naît poëte, soit, disait-il, mais on ne le devient et on ne le reste qu’à force d’apprendre, et d’alimenter son talent par l’étude ! — Quant à lui, Théophile Gautier, sa famille n’a jamais su avant sa maladie à quelle heure il dormait. Il lisait toute la nuit, et, pour se reposer, la journée entière, quand il ne sortait point, se passait encore pour lui en lectures.
Aussi quand je dirai que Théophile Gautier savait tout, je n’apprendrai rien du moins à ceux qui l’ont connu. Il pouvait à bon droit prétendre à refaire pour moi ce que Gœthe avait fait pour Eckermann, car ses connaissances encyclopédiques ne le cédaient en rien à celles du poëte de Weimar. Les sciences et les arts n’avaient pas été creusés seulement par lui, comme on se l’est imaginé, jusqu’à la technique, mais bien jusqu’aux profondeurs presque mystérieuses de leurs découvertes et de leurs relations. Il n’est pas d’exemple, non pas même dans l’œuvre, mais dans la conversation de Théophile Gautier, que le plus spécialiste des savants l’ait jamais pris en défaut ou embarrassé. Trois minutes de réflexion suffisaient pour qu’il rapportât et mît dans la main du questionneur la clef d’or de son théorème[1].
Vers ou prose, tout ce qui était à portée de sa main servait de pâture à son énorme curiosité de connaître. Et une fois le livre lu, il le savait à tout jamais et s’en souvenait encore dix ans après. S’il était contraint de sortir, sa promenade ne lui laissait pas une minute de repos ou d’oisiveté : le moindre tableau, le paysage le plus ordinaire, l’aspect des choses banales s’incrustaient dans cette mémoire avec une fixité d’airain. Il ne savait peut-être pas les noms changeants des rues de Paris, mais il connaissait tellement la plus petite, la plus obscure et la plus délaissée par son aspect, qu’en y retournant vingt ans après, il aurait pu dire si on en avait changé un tuyau de cheminée.
Il y a sur cette prodigieuse mémoire et sur cette sûreté de vision des histoires presque fabuleuses et cependant scrupuleusement vraies. Théophile Gautier m’a conté lui-même que le Voyage en Russie n’a été écrit que quatre ans après le séjour qu’il y fit, sans aucune espèce de notes et sans l’ombre d’une rature. Et ce voyage, comme tous ceux qu’il a signés, passe pour une merveille d’exactitude. Le Capitaine Fracasse, qui, tout du long de ses deux volumes, semble écrit par un poëte du XVIe siècle, sans que la langue défaille un seul instant et se modernise entre trois siècles d’intervalle, a été fait sur un comptoir de la librairie Charpentier, au cours des besoins de la Revue nationale, dans laquelle le roman paraissait tous les quinze jours, et d’une manière absolument conforme, nul lexique aidant, pas même un ouvrage du temps, au milieu de quatre ou cinq commis occupés à des emballages.
Qu’on juge après cela de la puissance critique que pouvait déployer un tel esprit sur lequel tout se gravait ineffaçablement, jusqu’à la forme de l’aile d’une mouche qui vole !
Mais si vous ajoutez que cet homme avait depuis quarante-cinq ans vu et connu non-seulement les livres et les tableaux, mais tous les hommes célèbres et toutes les femmes fameuses de l’univers, qu’il avait été leur ami, leur juge, leur commensal ou leur hôte, que sa célébrité était si grande que les princes étrangers tenaient à honneur de venir lui rendre hommage dans sa petite maison de Neuilly et que les ambassadeurs de la Chine sollicitaient la faveur d’être admis à sa table, vous comprendrez de quel prix ont été pour moi les quelques conversations, trop rares, que j’ai eues avec lui et combien j’ai le droit de regretter que ce Gœthe français ne se soit pas plus souvent penché vers son humble Eckermann.
La gloire de Théophile Gautier est peut-être, de toutes les contemporaines, celle qui est appelée à grandir le plus dans l’avenir. J’écrirai pour ses admirateurs et pour ses amis, mais, je l’avoue, un peu aussi pour moi, qui ne veux rien perdre des dernières paroles qu’il a semées dans mon esprit.
PREMIER ENTRETIEN
La célèbre petite maison occupée par Théophile Gautier et les siens était située, comme chacun sait, à Neuilly, rue de Longchamps, 32. Je reviendrai sur cette habitation et sur les motifs qui le déterminèrent à s’y installer définitivement. Je ne veux aujourd’hui parler que de cette rue même, lieu principal de nos entretiens avec le poëte, et à ce titre digne d’être décrite.
De l’avenue de Neuilly, sur laquelle elle débouche, on descend dans la rue de Longchamps par une pente courte et roide, dure aux chevaux et le plus souvent boueuse. Cette entrée, bordée de cabarets, de garnis, de fruiteries et de menuiseries, est la seule partie un peu animée de la rue : on y sent le voisinage de la Seine et de la vie marinière. Quand je dis animée, c’est par comparaison avec le reste, car rien n’est plus calme à la vérité, et le passage d’une voiture y met les gens aux fenêtres. Mais au bout de quelques pas, la succession commence des maisons bourgeoises, des villas, des chalets et des propriétés diverses dont l’enfilade n’est bornée que par les grands arbres de Saint-James, avant-garde du bois de Boulogne. C’est la campagne de Paris, avec son caractère si particulier de petite poésie pratique et d’épicerie champêtre. Que de fortunes et de goûts multiples ont réalisé là leur Hoc erat in votis !
Depuis le chalet suisse jusqu’au castel féodal, du cottage anglais au pavillon du garde rêvé par l’artiste pauvre, toutes les fantaisies d’une architecture qui n’a pas de génie propre et que nos mœurs n’inspirent point, triomphent sur ces bords fleuris qu’arrose un bras de la Seine. Grilles, serres, pelouses, plates-bandes, berceaux, remises, hangars, kiosques de concierge, niches à chien, grottes en coquillages, gymnastiques et terrasses à l’italienne se suivent dans une diversité pour ainsi dire uniforme. Comment expliquer cela ? La promenade y est charmante, mais sans surprise. C’est vu et connu. Il y a du square dans cette libre nature. C’est le paysage, à mon avis surfait, des environs de Paris. L’habit y est de rigueur, on y échenille les arbres avec des gants, et les repas y arrivent de chez Chevet.
Parmi toutes ces constructions bizarres et plus ou moins prétentieuses, la maison de Théophile Gautier n’était reconnaissable qu’à son extrême simplicité. Deux signes seulement la décelaient : d’abord un buste magnifique de la Victoire du Parthénon, incrusté dans la muraille et qui y est resté, et ensuite ceci que la porte en était toujours ouverte.
Comme le bourgeois le plus casanier d’une petite ville, Théophile Gautier aimait sa rue : il se plaisait à y descendre, et il la préférait à son jardin. Les moindres coins familiers, les encoignures, les aspects, les bruits, les odeurs spéciales venues des jardins d’alentour, haleines d’acacias ou de foins remués, chants des basses-cours, cris des marchands ambulants, silhouettes des arbres, et tant de souvenirs entassés là depuis quinze ans, tout ce qui constituait pour lui ce microcosme adopté, lui était cher et l’enchaînait des mille liens de l’habitude. Dès que le temps le permettait, il descendait en pantoufles sur le pas de sa porte, la calotte à gland sur les cheveux, et il se chauffait à ce soleil qu’il avait vu, lui, le voyageur infatigable, sous toutes les latitudes, en Espagne comme en Turquie, en Égypte comme à Saint-Pétersbourg, sur les monts, les mers et les neiges, et qu’il trouvait un peu pâle dans le carré de verdure scintillante dont était borné son horizon familial.
Heureux alors qui arrivait en visiteur et le trouvait dispos à conter, prêt à se souvenir, dans une de ces rêveries où toute une vie se déroulait en quelques secondes, avec ses trésors d’études, d’expérience, de goût et de génie. Le poëte le prenait sous le bras et se mettait à kilométrer, c’était son mot, le long du trottoir abrité d’une haie verte et dont tant de beaux esprits ont foulé le sable fin et bruissant. Il marchait lentement, à petits pas, boitillant, la tête droite, les yeux noyés dans l’horizon, s’arrêtant pour rallumer son cigare qui s’éteignait toujours, et parfois s’adossant au revers d’un mur bas pour traiter une question ardue d’esthétique, ou narrer une de ces anecdotes caractéristiques d’où un homme sortait défini et dépeint pour l’éternité.
Il arrivait souvent que famille et amis formaient cercle autour de lui pour l’écouter. Alors il s’asseyait sur un pliant, qu’on avait toujours soin d’apporter quand on l’accompagnait, et la journée entière se passait à l’entendre sans qu’on s’aperçût de la fuite du temps. Les rares passants qui traversaient la chaussée s’étaient accoutumés à voir au milieu des siens cet Oriental aux longs cheveux bouclés, vêtu de bleu, la jambe repliée au bout de laquelle se balançait une babouche, et loin encore ils se retournaient pour voir Théophile Gautier, qu’ils s’étaient nommé à l’oreille, tout bas et respectueusement[2].
C’est un dimanche, sur ce trottoir ensoleillé, derrière ce jardin des fous du docteur Pinel, dans les treilles duquel piaillaient mille oiseaux réjouis, que le père de famille nous fit part de la résolution qu’il avait prise.
« J’ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps, me dit-il, je me décide à vieillir. »
Ceux qui l’ont un peu connu comprendront tout ce qu’il y avait de courage dans cette simple phrase, au premier abord naïve, mais profondément résignée et philosophique dans la bouche d’un homme qui n’admettait au monde que l’amour, la force et la jeunesse, et qui eût volontiers professé pour la caducité, l’opinion des peuples barbares et guerriers.
« Oui, je veux, reprit-il, vieillir superbement. Comme Gœthe à Weimar, je veux donner à ce pays l’exemple d’une de ces vieillesses de poëte, sereines et fécondes, qui reflètent déjà la vie supérieure et semblent anticiper l’immortalité. Les vieillards de ce temps sont tous des Gérontes ou des Hulots ; ils cherchent à se rattacher au temps qui s’enfuit, comme de vieilles courtisanes ; ils se griment, se fardent, s’épilent et se corsettent ; mais la vieillesse a aussi sa poésie ; les plus beaux vers d’Hugo sont sur les cheveux blancs. Les Grecs savaient vieillir ; sur ce point encore, ils demeurent nos maîtres, et la beauté des ruines est plus auguste que celle des jeunes monuments.
« Je m’entourerai, continua-t-il, de jeunes gens et je les initierai aux secrets de la forme et aux mystères de l’art. Ces mystères existent, et vous vous imaginez trop, vous autres, que l’on naît avec la science infuse. Tout s’apprend en ce monde, et l’art comme le reste. En résumé, qu’est-ce que l’art ? Une science aussi, la science du charme et de la beauté. Je convertirai mon salon en atelier de littérature et je formerai des élèves.
« Quand Saint-Victor est venu à moi, je lui ai donné mes gaufriers. Maintenant, c’est Paul de Saint-Victor ! Est-ce que vous croyez qu’il y aurait en France une école de style comparable à celle que je tiendrais ici, chez moi, au milieu de mes Ingres, de mes Delacroix et de mes Rousseau ? En un an j’aurais fait le vide à la Sorbonne, et l’herbe pousserait au Collége de France. Les peintres mettent au bas de leur nom : élève de Gérôme ou de Cabanel ; pourquoi les poëtes ne seraient-ils pas, eux aussi, élèves de Victor Hugo ou de Théophile Gautier ? Je ne demande qu’une table et un tapis vert, quelques encriers et des plâtres, pour doter mon pays d’une génération de bons écrivains, romanciers, critiques, dramaturges et polémistes de premier ordre. Il me semble qu’au point de vue du patriotisme cela vaut bien l’invention d’un corset nouveau ou l’application de l’aluminium aux boutons de culotte !
— Mais dans ce plan, objecta l’un de nous, vous réservez-vous une part de travail autre que la direction de ces jeunes esprits ? Enseignerez-vous aussi par l’exemple ; en un mot, produirez-vous ?
— Certainement, répondit le maître. Il y a un projet que je caresse depuis de longues années et dont je gardais l’exécution pour mes vieux jours. Je veux refaire Phèdre.
— Une tragédie, vous !
— Non, un drame tragique, ce qui n’est pas la même chose. Remarquez que cette expression de drame tragique n’est pas un pléonasme, puisque drame veut dire action. J’avais aussi songé à un Oreste ; mais il paraît que Leconte de Lisle vient d’en terminer un. Je suis même assez curieux de savoir si sa conception est la même que la mienne, et si nos deux esprits se sont rencontrés. Dans ma pensée, à moi, c’est Électre qui poussait son frère au meurtre de leur mère, et dirigeait son bras hésitant. Cette fatalité qui oppresse le parricide, je la personnifiais pour ainsi dire sous les traits charmants d’une femme, mais non pas une femme amoureuse, une sœur, ce qui est bien plus délicat et eût prêté à des effets tout neufs. Ainsi dans le coup qui la frappe, Clytemnestre reconnaissait à la fois le bras de son fils et celui de sa fille qu’elle croyait depuis longtemps domptée par la captivité et la terreur. C’était un beau type de femme à créer que cette Électre.
« Quant à Phèdre, voici mon idée. À la vérité ce n’est pas Phèdre que je voudrais refaire, c’est Hippolyte. Racine n’a pas compris Hippolyte. Cet amour qu’il lui prête pour Aricie et qui sert d’excuse à sa froideur pour la fille de Pasiphaé, est une conception dramatique de l’ordre le plus banal : je ne t’aime pas parce que j’en aime une autre. De plus : je ne t’aime pas parce que cela est criminel, sentiment tout chrétien et dont aucun Grec ne se fût avisé. Cet Hippolyte-là est du XVIIe siècle, il porte perruque, et se confesse au père La Chaise. Le véritable Hippolyte, l’Hippolyte grec, n’aime pas Phèdre parce qu’il est chaste et cher à Diane, voilà tout. Il serait aussi insensible à toutes les Aricies de l’univers qu’il l’est aux fureurs amoureuses de Phèdre ; il est à Diane. C’est le type à la fois charmant et sacré du jeune homme beau et vierge, un rêve grec de perfection immaculée, couronné de roses blanches et blanc lui-même comme un lis. C’est aux nobles exercices dont Diane est la déesse et la protectrice qu’il emploie sa virilité sans souillure ; aussi Diane le couvre-t-elle de son amour divin et le réserve-t-elle pour l’immortalité. Phèdre ne sert là qu’à la vengeance de Vénus, irritée de cette chasteté qui l’offense, et tout le drame réside dans cette lutte entre Vénus et Diane dont Hippolyte et Phèdre sont les soldats mortels et les victimes fatales. Qui l’emportera des deux déesses ? Tel est l’intérêt et telle doit être la mise en œuvre de cette donnée si belle et si antique.
« Aussi est-ce au moment où Vénus semble, par la mort du beau chasseur, l’emporter sur son ennemie, que le triomphe de celle-ci se détermine selon les croyances religieuses du monde païen ; Hippolyte est enlevé au ciel par sa déesse, et le rideau baisse sur ses deux lévriers hurlant à la lune, au sommet du mont, d’où leur maître vient de s’envoler dans l’immortalité. »
DEUXIÈME ENTRETIEN
Ce qui faisait d’une conversation avec Théophile Gautier un rare plaisir de raffiné littéraire, un régal de dilettante, ce n’était pas seulement l’intérêt que le poëte y apportait de ses connaissances encyclopédiques, ou l’originalité, irreposée et féconde, de son génie propre, ouvert à mille visions, prompt aux perceptions instantanées, imprévues, enclin aux paradoxes magnifiques, audacieux et trouveur ; ce n’était pas même l’abondance de son éloquence infaillible, reine des images et dompteuse du verbe, — c’était sa voix.
À l’heure où j’écris ces lignes, il me semble l’entendre encore, cette voix enchanteresse, dont le timbre familier m’a ouvert tant de paradis ; c’est par elle que me sont venus les plus doux oracles de ma destinée ; par elle, les plus saintes initiations à ce grand culte, qui n’a point d’athées, l’Art. Tout ce que j’aime m’a été donné par un oui de cette voix-là. C’est sur le ton de cette voix que j’avais accordé mon âme. Mais, hélas ! parmi tant de secrets heureux qu’elle m’a transmis, pourquoi faut-il que je n’aie pas reçu celui de la décrire elle-même !
Il me souvient qu’un jour où je lui parlais de cette impuissance de la plume à éterniser le son d’une voix chère ou célèbre, le maître me dit :
« Il y a trois voix dans l’homme : la voix parlante, ou, si tu veux, de la parole ; la voix passionnelle ou dramatique ; et la voix modulée ou musicale. Rappelle-toi cela, si tu deviens jamais critique, pour ton malheur ! Deux seulement sont sujettes à description, et des termes existent, en petit nombre, il est vrai : — la voix dramatique et la voix musicale, toutes deux factices et d’étude. Mais cette étude, qui les fait, donne justement les mots pour les dépeindre. Ainsi, tu peux décrire la voix de Faure ou celle de Mlle Favart, de façon à en donner au lecteur une impression à peu près exacte ; il y a pour cela une technique que je t’apprendrai. Par exemple, on appelle voix blanche une voix d’un timbre neutre, sans accent propre, mais claire cependant et correcte. Tu sais aussi bien que moi ce que l’on entend par l’âme d’une voix. Eh bien, pars de ces données, et tu verras qu’une plume exercée et rompue à l’usage des métaphores peut encore rendre l’effet des voix d’étude et leur entité au besoin.
« Quant à la voix parlée, celle des commerces journaliers, la voix naturelle en un mot, la définition par le style m’en apparaît plus malaisée. On ne peut guère procéder là que par analogie ; il n’y a point d’illusion possible en tout cas, car tout terme précis manque ; c’est un monde physiologique inexploré par les philologues. Ma foi, si j’avais à reproduire au moyen des mots la voix de ma mère, que j’entends pourtant en ce moment, quoiqu’elle soit morte depuis plus de vingt ans, je ne sais pas moi-même comment je m’y prendrais. C’est un curieux problème littéraire, » ajouta le maître.
Et il tomba dans une profonde rêverie. Puis il reprit : « De l’homme, dont tout meurt, ce qui meurt le plus c’est la voix. On sait ce que le reste devient, ou du moins on l’imagine ; mais la voix, que devient-elle ? qu’en reste-t-il ? Rien ne saurait restituer le souvenir d’une voix humaine à ceux qui l’ont oubliée ; rien ne peut en donner l’idée à ceux qui ne l’ont pas entendue. C’est un anéantissement implacable. Cela rentre dans le néant sans laisser de trace ; une voix éteinte, l’est pour la consommation des siècles, et la nature entière avec ses cent mille orchestres, et les échos multipliés jusqu’à l’infini de ces orchestres, n’en retrouve plus la donnée, même par hasard. Pas une sonorité, pas une notion ! Rien n’en fixe la modulation, n’en atteste le charme ou la portée, rien ! Un cri d’oiseau perdu dans les bois, cela se retrouve ; un Stradivarius brisé, cela se refait : mais le son particulier à un certain larynx, non. Et non-seulement ce son est perdu pour toujours, mais la mémoire humaine, ce miroir du temps et des choses, n’en réfléchit rien. Est-ce bizarre ! » Il continua :
« La voix vient de l’âme, a-t-on dit ; je crois, moi, tout simplement qu’elle en est. C’est peut-être ce qui rend si complète sa disparition d’un monde où tout corps laisse une poussière. La voix est l’incarnation de l’âme, sa manifestation sensuelle évidente. À entendre une voix, je connais une âme, et les mots qu’elle émet ne me trompent pas sur elle. J’ai l’air de gasconner en ce moment et de vouloir t’éblouir par ma philosophie ; mais c’est du pur La Palisse ! veux-tu me dire pourquoi la voix ne serait pas une indication aussi sûre de l’être parleur que les bosses de son crâne et les lignes de sa main ?
« Elle dénote le type aussi clairement que l’espèce ; elle livre les instincts et les pensées ; elle donne le ton de l’âme. Il y a là toute une science qui dort pour Desbarolle, et je m’étonne qu’il ne s’en avise point. Outre qu’en s’y poussant, il y ferait des découvertes dont on ne se doute pas, il nous donnerait justement ces mots ininventés, ce lexique que tu réclames, au moyen duquel on pourrait arracher à la nuit des temps le souvenir des belles voix humaines et lui en disputer l’immortalité, comme on l’a fait pour les corps, les visages, les attitudes et les gestes des femmes célèbres et des héros. »
Ainsi parla le maître, et le souvenir de ses paroles m’est revenu au moment même où j’entreprenais de décrire précisément ce qu’il jugeait indescriptible. J’espère que tous les lecteurs n’interpréteront pas à mal le sentiment qui me décide à leur mettre mon essai sous les yeux, et que plusieurs me sauront gré de l’audace filiale de cette tentative.
La voix de Théophile Gautier était une voix de gorge, chaude à la fois et veloutée. Sans acuité ni fêlure, sans voiles comme sans éclats, elle sortait limpide, colorée des aurores de la pensée, doucement sonore ; comme elle charriait l’or, elle le sonnait. Mais propre surtout à exprimer les tendresses, sa qualité suprême était le charme ; à ces moments-là, comme formée de la fleur de toutes les sonorités caressantes, elle s’infiltrait, voluptueuse, dans l’oreille, et l’âme, envahie par une atmosphère pénétrante, était déjà vaincue que l’esprit ignorait encore sa défaite. Voix de poëte s’il en fut, et de conquérant d’âmes, jamais femme n’en eut de plus suave, et jamais prophète de plus irrésistible ; c’était la voix que l’on se plaît à rêver à Jésus catéchisant les femmes de la Judée. Aussi se prêtait-elle mal aux expressions du rire ou de la colère ; la foudre ne suivait pas les éclairs que les yeux avaient lancés ; le timbre résonnait plus fort, mais cela ne servait qu’à redoubler sa puissance d’attraction ; l’aimant n’en était que fomenté. Cette voix, irritée, loin d’inspirer la peur, communiquait la colère. Quant au rire, il n’influait sur elle que pour la parer des fraîcheurs argentines de l’enfance ; cet olympien riait en baby.
D’un registre unicorde, les inflexions lui étaient rares, et l’attrait principal de cette voix semble avoir été l’insistance de sa sérénité. Elle coulait sans onduler ; on sentait que la forte personnalité du poëte s’assimilait tout, et ne subissait rien. La voix dirigeait la parole, mais ne lui obéissait point ; fournissant la course de la phrase conçue, amplement et sans hâte, avec la sécurité d’un élan bien mesuré, elle s’arrêtait, sans tomber et sans traîner, à la place juste où le rhythme était conclu avec la pensée. Tout devenait grand en passant par ces lèvres toujours entr’ouvertes ; tout se revêtait de style, de goût, de couleur et d’expression, et tout s’animait de cette belle chaleur, intime et profonde, dont la voix elle-même s’alimentait aux sources vitales d’un corps robuste et d’une âme magnifique. C’est pour la dépeindre en un mot qu’a été inventée l’épithète de Chrysostome, c’est pour l’exercer qu’on a créé le mot Amour.
De tous les articles, et ils sont innombrables, qui ont été écrits à la mort de Théophile Gautier, je n’en sais qu’un seul où il soit fait mention de la beauté singulière de sa voix ; cet article est d’une femme ! Le détail n’est-il pas caractéristique ?
Mais puisque je suis sur ce sujet, qu’on me permette d’épuiser mes souvenirs. Théophile Gautier n’avait point la voix musicale, on l’a souvent dit et cela est vrai ; il chantait plus faux qu’il n’est permis ; il s’étonnait lui-même quelquefois de ce phénomène et cherchait à nous l’expliquer par des paradoxes tels que celui-ci :
« Ce qu’on appelle chanter juste est une pure anomalie ; la voix musicale est une maladie du larynx développée par le Conservatoire. Au point de vue des professeurs de roulades, l’oiseau chante faux, il détonne à chaque instant ; c’est pourtant dans la nature le chanteur par excellence, puisqu’il n’est créé que pour cela, chanter ! D’autre part, toi, qui chantes juste, tu fais aboyer les chiens, quand tu chantes ; moi, je ne les réveille même pas ; donc je suis dans le vrai avec mes hurlements, et vous avez tous l’oreille mal conformée, et pervertie par les solféges. »
Peut-être le maître avait-il en cela raison comme en toute chose ; toujours est-il que, s’il n’était point affecté de la voix musicale, il m’a toujours paru doué, à un degré exceptionnel, de la voix passionnelle ou dramatique. Je l’ai entendu plusieurs fois jouer, en petit comité ou même en famille, des scènes d’Hernani ou de Ruy-Blas, et c’était bonnement admirable. Mais là où il défiait toute comparaison avec n’importe quel comédien, et je connais les plus adroits, c’était dans la comédie. Il n’est pas probable que ceux qui y ont assisté aient oublié la représentation qu’il donna un jour, à Neuilly, du Tricorne enchanté, sur un théâtre improvisé et décoré par M. Puvis de Chavannes.
C’était lui, Gautier, qui jouait le Géronte. On put croire un moment que Préville était ressuscité, et Théodore de Banville atteste pour la postérité, dans une de ses odes funambulesques, le talent d’acteur prodigieux que déploya le poëte pour cette assemblée d’intimes et de connaisseurs, dans la réalisation de sa propre conception. La vision de Molière, auteur et comédien, passa pendant un heure devant les yeux des spectateurs transportés. Le maître trouvait d’ailleurs dans l’emploi de ce talent une de ses récréations favorites, et l’on parlera longtemps à Genève des charades qu’il y improvisait à la villa Saint-Jean, aux heures de loisirs et de repos que lui sonnait une hospitalité bien chère, et dont le souvenir l’a bercé d’espérance jusqu’à sa mort.
Théophile Gautier raffolait des charades : il en inventait de charmantes, à l’interprétation desquelles prenaient part, sous sa direction, tous les membres de sa famille et ceux de ses amis qui tombaient chez lui au moment où on les organisait. Celle qu’il fit un jour sur le nom de Cléopâtre donna lieu à une véritable fête : elle était jouée par deux personnes seulement, Théophile Gautier d’abord, puis la marquise de Guadalcazar, une spirituelle et aimable dame espagnole, gracieuse comme on l’était au siècle dernier dont on la croyait contemporaine.
Le premier tableau, dont le mot était clé, était emprunté au conte de Barbe-Bleue. Le poëte avait fait de son Barbe-Bleue une création farouche et formidable, et il y avait concentré tout son romantisme.
Le second tableau, dont le mot était o, mettait en scène une école de jeunes filles en train d’épeler les lettres de l’alphabet. Théophile Gautier représentait le pédagogue à férule.
Le troisième tableau, dont le mot était pâtre, déroulait l’histoire de l’enfant prodigue et de ses trente-quatre cochons. La marquise remplissait le rôle de la fiancée du jeune héros biblique.
Quand ce dernier fut achevé, Mme Carlotta Grisi, costumée en reine égyptiaque de fantaisie, récita les vers suivants, écrits spécialement pour la circonstance par le maître et qui sont restés inédits :
Je suis le mot de la charade
Qu’on vient de jouer devant vous,
Et si je parais sur l’estrade
C’est pour que vous deviniez tous.
Mon nom longtemps troubla le monde :
Il n’en est pas de plus connu ;
Chacun le répète à la ronde,
L’enfant même l’a retenu.
Cherchez bien. — Je suis cette reine
Qui buvait des perles dans l’or,
Et dont la beauté souveraine
Fait rêver le poëte encor.
Lasse de tant de nuits dormies
Sous l’ombrage des grands palmiers,
Quittant le pays des momies
Je vins au pays des mômiers.
Sans regret j’ai fui le Nil jaune
Pour le Léman aux flots d’azur,
Et cependant j’avais un trône !
Un fauteuil en Suisse est plus sûr !
Je fais la rime d’idolâtre,
Et je mourus par un aspic ;
Mais ce n’était pas au théâtre :
Nul ne sillait dans mon public !
TROISIÈME ENTRETIEN
C’est au banquet de la centième de Ruy-Blas, à l’Odéon, que Théophile Gautier a vu Victor Hugo pour la dernière fois. Banquet fameux dans les annales de la superstition par la mort du pauvre de Chilly. Gautier en revint très-frappé : le fataliste, qui jamais ne s’endormait en lui, avait eu, ce soir-là, la vision flamboyante de son Mane Thecel Pharès. Ceux qui le connaissaient virent, à l’immense tristesse de ses yeux, qu’il s’abandonnait.
Amère raillerie du sort, ce banquet fatal, d’où lui vint le découragement précurseur, faillit au contraire déterminer en lui un renouveau poétique dont nous attendions les effets les plus salutaires, et que depuis longtemps nous avions essayé de faire naître en cet esprit lassé par tant de déceptions et de chagrins. On sait quelle adoration lui inspirait le nom de Victor Hugo et la fascination tremblante qu’il éprouvait en la présence du maître ; il partit donc pour ce banquet, très-ému par l’idée de la rencontre.
À vrai dire, la plupart d’entre nous n’en espérait pas pour lui la grande joie littéraire qu’il s’en promettait. Théophile Gautier ne devait guère trouver autour de son ami que des têtes hostiles à tout ce qu’il avait aimé depuis vingt ans. Certes, il n’était pas à craindre qu’aucun se départît envers lui du respect qu’il a toujours imposé même à ses adversaires ; défendu par sa gloire, il pouvait entrer sans peur dans le camp ennemi, et serrer la main noblement à celui qui avait été le chef et le vainqueur d’autres batailles immortelles, batailles où Gautier avait porté l’étendard. Mais quel serait l’accueil public que lui ferait Hugo et de quelle sorte le discours-toast, de quelle nature les libations ? On n’était pas sans quelque inquiétude, à Neuilly.
Le lendemain matin, je descendis assez anxieux dans sa chambre pour lui demander ce qui s’était passé ; mais l’ayant trouvé dans l’état d’esprit que j’ai dit, abattu par les noirs pressentiments, je n’osai plus l’interroger. Ce ne fut que quelques jours après qu’il satisfit de lui-même à ma pieuse curiosité.
« Hugo, nous dit-il, est toujours le premier gentilhomme de France ; il a les manières du grand siècle. C’était curieux de le voir parmi ces sans-culottes. »
Et avec une naïveté bien malicieuse, Théophile Gautier ajouta :
« Il m’a parfaitement reconnu !
— Avez-vous causé avec lui ? hasarda l’un de nous.
— Oui, assez longtemps. Comme X et Z étaient là, bien entendu, avec toute la rédaction du Rappel, la conversation devenait politique. Hugo m’a pris à part, dans une embrasure de fenêtre, et nous avons parlé poésie. Cela m’a fait du bien. Causer de poésie avec Hugo, c’est causer de divinité avec le bon Dieu. Et puis, il y avait si longtemps que pareille joie ne m’était échue ! Comme nous étions les deux Sachems, on a fini par nous entourer et nous avons dit de très-belles choses, moi surtout, conclut-il avec un de ces bons rires d’enfant que nous aimions tant à lui voir aux lèvres.
— Victor Hugo, dîmes-nous, aurait bien dû vous gronder un peu et choisir cette occasion, car vous ne faites plus de vers, et on se demande pourquoi.
— Savez-vous ce qu’il m’a proposé, Hugo ? Je vous le donne en mille. Il m’a offert de m’emmener à Guernesey et d’y rester avec lui le reste de nos jours : “Nous nous promènerons au soleil, sur le bord de la mer, et nous ferons des vers sur des rimes riches !”
— Eh bien, que lui avez-vous répondu ?
— J’avais bien envie d’accepter, rien que pour taquiner les autres. Mais Guernesey, c’est trop loin de Neuilly. »
Quoi qu’il en soit advenu, d’ailleurs, cette conversation avec Victor Hugo porta ses fruits : le goût des vers était revenu à Théophile Gautier. Pendant les semaines qui suivirent, il m’entretint de plusieurs projets de poëmes qu’il avait depuis longtemps conçus. Un jour que nous revenions ensemble de l’exposition posthume des œuvres d’Henri Regnault, aux Beaux-Arts : « As-tu lu Beppo ? » me dit-il. Et sur ma réponse affirmative :
« Je voudrais écrire un poëme parisien sur ce mode, quelque chose comme un Namouna soigné, avec de vraies rimes, en strophes de six, régulières, que je publierais dans la Vie parisienne de Marcelin. Crois-tu que cela soit pratique ? »
Il faut dire ici que Théophile Gautier a toujours été un admirateur passionné des écrivains de ce journal, dont le dandysme lui allait au cœur. Sous le voile de l’anonymat qui les dérobe, il se les représentait comme autant de d’Orsay et de Brummel, derniers chevaliers de l’élégance, du bon ton et des nobles amours, maniant la plume comme l’épée, du bout des gants. Il doutait très-sérieusement de voir sa prose acueillie par Marcelin et se jugeait indigne de collaborer à ce Moniteur de la fashion. Il n’était pas jusqu’aux réclames de la dernière page qu’il ne trouvât admirables, écrites à miracle et faites pour être lues par les plus beaux yeux de duchesse. À tout le monde il demandait quel pouvait être l’auteur de ces poëmes de la mode, plus charmants cent fois que tous ceux des Parnassiens, et quand, le samedi soir, la Vie parisienne arrivait à Neuilly, il fallait laisser tout pour lui lire cette étonnante Petite Gazette.
« Sait-il assez son tatafouillon, l’animal ! s’écriait-il. Comme c’est dit ! Comme c’est fait ! Jamais je n’oserai proposer de copie à ce journal-là ; on me flanquerait à la porte ! »
Et comme nous nous exclamions tous à cet accès de bizarre timidité : « Je ne pourrais les battre qu’en vers ! » terminait-il.
C’est peut-être de cette préoccupation, naïve si l’on veut, mais bien significative, que lui vint l’idée de ce poëme à la façon de Beppo, dont il se plaisait à causer avec moi, lorsque nous nous promenions ensemble.
« On accuse ce temps-ci, nous dit-il un jour, de n’avoir pas de caractère propre et de s’inspirer de toutes les modes du passé ; mais on oublie toujours que son originalité est d’être précisément le carnaval des autres temps. C’est l’âge de la parodie. Va dans un bal du grand monde et regarde les femmes : tu n’en verras pas deux habillées de même sorte et sur un même patron.
« Les unes s’inspirent du XVIIIe siècle, les autres du XVIe, celles-ci du Directoire et celles-là de l’Empire : la multiplicité des goûts qui préside à leurs ajustements fait du bal le plus sérieux le plus officiel même, un véritable bal costumé ; je ne parle pas des hommes, bien entendu, qui ont tous l’air de hannetons trempés dans l’encre ; il semble que, depuis la Révolution, le deuil soit de rigueur pour les Européens. Nos efforts sur ce point, en 1830, ont été vains, et l’habit noir a triomphé du Romantisme. »
« Mais s’il y a uniforme pour nous, il n’y en a plus pour les femmes : elles ont secoué jusqu’au joug de la mode, et s’habillent selon leur beauté propre, en vue du milieu où elles doivent briller, et après une étude approfondie devant le miroir, des avantages qui, en elles, doivent être mis en relief. Une femme ne s’habille jamais pour elle-même, rarement pour son amant, mais toujours pour une rivale. Il en résulte que rien n’est plus charmant que cette variété de formes et de couleurs, et qu’à aucune époque le thème féminin n’a fourni aux artistes des variations aussi étincelantes et des développements aussi originaux.
« C’est cela, continua-t-il, que je me propose de mettre en œuvre dans le poëme dont je te parle. Nous verrons bien si, à l’heure qu’il est, il y a un peintre capable, avec son pinceau, d’exécuter une robe de Worth comme je le ferai en vers. Hein ! que dis-tu de cela, une robe en vers, une robe avec ses plis, ses finesses de tons, ses moelleux, ses éclairages et ses reflets sur la peau ? Je crois cela que sera nouveau. Vois-tu cela dans la Vie parisienne ?
— À moins, fis-je pour le taquiner, que Marcelin ne refuse le poëme.
— Je le porterai à la Revue des Deux-Mondes, s’écria-t-il, et Buloz en mourra ! »
Quelques instants après, il reprit :
« Le plus difficile, c’est de trouver un vers propre à l’idée, ou, si tu veux, de faire ma palette. Je rêve quelque chose comme le vers de Musset rimé par Banville, à la fois souple et ferme, et bien dans la main. Cela demande un long exercice par exemple, et je crains d’avoir perdu le maniement.
— Le vers, dis-je, est une forme sensuelle de la pensée, et il n’y a pas à redouter que votre esprit s’en soit déshabitué. Il vous suffira d’en relire une dizaine pour en réveiller en vous la formule familière.
— En relire, ce n’est pas assez, il faut en faire. »
Théophile Gautier resta longtemps encore épris de ce poëme, et il commença même à s’exercer avec moi à cette facture de l’alexandrin qu’il se figurait trop avoir désapprise. À la vérité, il y était resté d’une force merveilleuse. Aucune difficulté ne l’arrêtait, et les piéges prosodiques que je lui tendais ne servaient qu’à prouver sa maëstria triomphante. Ce fut le temps des bouts-rimés, qu’il a toujours aimés singulièrement. Nous allâmes une fois jusqu’à lui proposer le problème effroyable d’un sonnet-bout-rimé-acrostiche, avec sujet imposé : en un quart d’heure, il fit une merveille. Malheureusement il en demeura à ces exercices préliminaires, et jamais depuis il ne parla du pauvre poëme pour la Vie parisienne.
Voici ce sonnet-acrostiche-bout-rimé, que les amis les plus intimes du poëte liront ici pour la première fois.
E-n ces yeux fiers et noirs que la grâce — tempère
S-ous un rideau de cils dérobant leur — secret,
T-out un monde est caché, mystérieux, — concret,
E-t que voudrait en vain deviner un — Ampère.
L’-amour présomptueux n’y pourrait lire : — espère.
L-eur sérieux profond, inconnu de — Lancret,
E-xprime clairement que nul ne les — vaincrait.
G-raves, dans l’idéal est leur point de — repère.
A-ux rivages du Gange où sont les — éléphants,
U-n rajah la voudrait attirer plein d’ — astuce ;
T-agahor de Delhi qu’éventent des — enfants,
I-l dit : Pour reine, ô belle, il faudrait que je — t’eusse,
E-t c’est pour t’enrichir que partout nous — pillons
R-ubis, perles, saphirs, roses et — papillons.
Pareil à ces peintres, praticiens consommés, qui, le soir en famille, à la clarté de la lampe, s’exercent encore et s’entretiennent la main par des dessins à la plume qu’ils déchirent et que l’on recueille, Théophile Gautier se plaisait à ces jeux de poésie, dans lesquels triomphait sa patte de grand versificateur. Il eut longtemps la passion des bouts-rimés. J’en ai sauvé quelques-uns de la flamme de l’âtre, et je puis en offrir aux amateurs la curiosité littéraire. En voici une pièce dont les rimes lui avaient été proposées par son fils ; c’est encore un sonnet ; le ton familier et plaisant qui y règne est le seul mérite sans doute du tour de force, et je serais désolé que l’éditeur des poésies de mon maître crût de son devoir de la reproduire sérieusement dans ses œuvres.
Je suis plus affamé qu’un marin — à la côte,
Car le ciel m’a doué d’un ancêtre — brutal
Plus enrhumé cent fois que — monsieur Du Cantal.
Je dois à mon portier et je dois à mon — hôte !
Mon papa se refuse à payer une — note
Qui s’étend chaque jour sur le papier — fatal.
Je vois qu’il me faudra rentrer au lieu — natal,
À moins que mon budget plus ample ne se — vote.
Adieu donc à jamais les cancans, les — polkas !
Je ne puis seulement offrir une — volaille
À Margot, à Mimi, qui m’appellent — canaille !
Pour la moindre dépense il fait un tel — fracas,
Qu’il ne me reste plus qu’à déployer ma — trousse
Et conduire à l’autel une héritière — rousse !
Les rimes du sonnet-bout-rimé suivant avaient été fournies par une amie : il est intitulé, sur sujet imposé sur sujet imposé sur sujet imposé :
L’anachorète cherche au désert une — grotte ;
À s’y mortifier consiste son — plaisir.
Il s’abreuve d’eau claire et ronge une — carotte,
Et Satan tâche en vain d’allumer son — désir.
Mais sur nous la folie agite sa — marotte,
Nous montrant un mirage impossible à — saisir ;
Au bruit de ses grelots chacun s’empresse et — trotte,
Croyant qu’il va trouver les trésors d’un — vizir.
Quand nous perdons la nôtre il a soin de son — âme,
Et le ciel lui sourit si le monde le — blâme.
Barbare envers lui-même et saintement — cruel
Il sort victorieux de son âpre — duel.
Nous autres, nous tombons au bout de notre — course,
Sans un espoir au cœur, sans un sou dans la — bourse.
Parfois aussi il se divertissait à rimer des paroles sur un air qui lui avait plu et dont le rhythme lui semblait défier la poésie. C’est ainsi qu’il improvisa un soir les deux quatrains ci-dessous, pour être adaptés à une chanson espagnole que le musicien Laffitte, son ami, venait de jouer sur le piano. Cette chanson s’appelle : No tocaran campanas ! Elle est fort populaire en Espagne où Gautier l’avait entendue. Nous conseillons aux amateurs de la chanter sur les paroles suivantes : elle est d’un effet saisissant :
Ne sonnez pas la cloche,
Ma mort est proche !
Pour payer le noir coche
Rien dans ma poche !
À mon convoi nul proche !
J’ai creusé de ma pioche
Ma fosse sous la roche.
Ne sonnez pas la cloche !!
Il traduisit un soir, sur la demande de ses enfants, un merveilleux lied de Schumann dont nous étions tous férus. La traduction est mot pour mot, et elle adhère si bien à la musique, que l’on croirait celle-ci faite sur les vers français et non sur le texte de Henri Heine.
De mes larmes brillante
Jaillit une moisson de fleurs,
Et dans mes soupirs chante
Le rossignol en pleurs.
Si tu veux m’aimer, ma petite,
Je te donnerai ces fleurs,
Et le rossignol ira vite
Te conter mes douleurs.
Il avait encore l’habitude galante et XVIIIe siècle, d’accompagner de quelque envoi rimé les présents modestes qu’il adressait à ses amis. Cette attention en doublait le prix ; souvent même elle en était tout le prix, comme on peut voir dans ce madrigal charmant :
Vous recevrez pour votre fête,
Si le chemin est diligent,
Un globe de rondeur parfaite,
Tout étamé de vif argent.
Dans sa sphère pure et brillante
Le ciel reproduit ses couleurs.
Votre villa blanche et riante
S’y mirera parmi les fleurs.
Par malheur la courbe polie
Des gens déforme les reflets,
Mais vous saurez rester jolie
Où les autres deviennent laids.
L’envoi d’une lorgnette de théâtre, qu’on l’avait chargé d’acheter à Paris, était poétisé par seize vers ainsi improvisés entre deux feuilletons de critique théâtrale :
Je vous envoie une lorgnette
Pour étrennes, ce jour de l’an.
Elle vous montrera plus nette
La perspective de Saint-Jean.
Vous distinguerez mieux Salève,
L’Arve froid, le Rhône orageux,
Les tours et les toits de Genève
Et là-bas le mont Blanc neigeux.
Lorsque vous reviendrez en France
Bientôt elle vous servira
Près de nous, j’en ai l’espérance,
Pour voir Roland à l’Opéra,
Ou bien cette jeune merveille
Qu’on nomme Adelina Patti,
Chantant d’une âme qui s’éveille
La Linda de Donizetti.
NOTE
Pour épuiser la question des vers inédits de Théophile Gautier, je dirai ici que la publication posthume des œuvres complètes du maître, faite par M. Maurice Dreyfous, chez Charpentier, en 1876, renferme tout ce que l’on pouvait espérer d’en réunir. L’éditeur a poussé ses recherches aussi loin que ses scrupules : tout ce qu’il a pu retrouver d’authentique a été inséré sans contrôle, même les pièces officielles, que le poëte n’avait jamais de son vivant comprises dans son œuvre. On peut se demander toutefois pourquoi, puisqu’il ne se reconnaissait point le droit de faire un choix entre ces essais de valeur diverse et d’éliminer ces malencontreuses pièces de commande, pourquoi, dis-je, il n’a pas donné place, dans l’édition définitive, aux pièces libres de l’auteur et à ses célèbres facéties rabelaisiennes et même pironniennes. La logique en faisait un devoir à son respect, ce me semble. Dans la plaquette imprimée à Bruxelles et qui est intitulée : Poésies de Théophile Gautier qui ne figureront pas dans ses œuvres complètes, il y a deux sortes de compositions : les vers politiques et… les autres. Il fallait tout y prendre ou tout y laisser ; mais dans le choix arbitraire de l’éditeur, sa responsabilité seule reste engagée et non pas celle de la famille, dont une partie du moins se récuse. Une seule pièce était à recueillir dans cette plaquette et valait qu’on hasardât de la publier, car elle est le chef-d’œuvre du maître et l’un des plus beaux morceaux de la langue française.
Avant de mettre ce chef-d’œuvre sous les yeux du lecteur, j’en prends occasion de constater qu’il a été le point de départ des relations littéraires du maître avec M. Paul de Saint-Victor et l’origine de leur amitié réciproque. J’ai retrouvé dans les papiers de Neuilly une lettre fort belle et fort curieuse, qui fixe la date de cette liaison littéraire, et je ne résiste pas au plaisir de lui donner place dans ce livre écrit à la gloire d’un maître commun.
« Je vous suis infiniment reconnaissant de votre bon souvenir… J’ai devancé votre conseil, et j’ai été avant-hier chez M. Gautier chercher ses vers qu’il a eu la bonté de me copier lui-même. L’Étude de mains m’a ravi, mais le Musée secret m’a ébloui. C’est pour moi le Régent de son écrin. Comme science de contour et illusion de couleur, ces vers sont peut-être sans précédents dans la langue. Il a raison de les appeler une transposition d’art. La strophe n’est pas écrite, elle est pétrie dans la pâte et dans l’huile du Titien et du Corrége. À sa place je les publierais hardiment. Un tel pinceau transfigure tout ce qu’il touche. Il diviniserait la croupe de la Vénus Callypige. Quelle draperie vaudrait cette pureté enflammée de lumière et de couleur dont il revêt ses nudités de marbre ? Le Musée secret est le dernier mot de la beauté plastique. M. Gautier est entré maintenant dans la manière souverainement pleine et calme des dernières années de Gœthe. Il ne lui manque que le divan de loisir et de contemplation du grand pacha de Weimar. Sur des vers pareils à ceux-ci, un duc italien du XVIe siècle lui aurait donné cent mille ducats et un sérail pour atelier, et le roi d’Espagne lui aurait envoyé la Toison d’or.
« C’est à vous, Monsieur, que je dois d’avoir pu connaître un homme que je respecte et que j’aime comme mon maître et mon initiateur. Croyez à toute ma reconnaissance et à celle que m’inspire la bienveillante sympathie dont vous m’avez donné de si cordiales preuves.
« Paul de Saint-Victor. »
Des déesses et des mortelles,
Quand ils font voir les charmes nus,
Les sculpteurs grecs plument les ailes
De la colombe de Vénus.
Sous leur ciseau s’envole et tombe
Ce doux manteau qui la revêt,
Et sur son nid froid la colombe
Tremble sans plume et sans duvet.
Ô grands païens, je vous pardonne ;
Les Grecs enlevant au contour
Le fin coton que Dieu lui donne,
Ôtaient son mystère à l’amour.
Mais nos peintres tondant leurs toiles
Comme des marbres de Paros,
Fauchent sur les beaux corps sans voiles
Le gazon où s’assied Éros.
Pourtant jamais beauté chrétienne
N’a fait à son trésor caché
Une visite athénienne,
La lampe en main, comme Psyché.
Au soleil tirant sans vergogne
Le drap de la blonde qui dort,
Comme Philippe de Bourgogne
Vous trouveriez la toison d’or ;
Et la brune est toujours certaine
D’amener autour de son doigt,
Pour le diable de La Fontaine,
Ce fil tors que rien ne rend droit.
Aussi j’aime tes courtisanes,
Amant du vrai, grand Titien,
Roi des tons chauds et diaphanes,
Soleil du ciel vénitien.
Sous une courtine pourprée
Elles étalent bravement,
Dans sa pâleur mate et dorée,
Un corps vivace où rien ne ment.
Une touffe d’ombre soyeuse
Veloute, sur leur flanc poli,
Cette envergure harmonieuse
Que trace l’aine avec son pli.
Toi seul fais sous leurs mains d’ivoire,
Naïf détail que nous aimons,
Germer la mousse blonde ou noire
Dont Cypris tapisse ses monts ;
Et la tribune de Florence
Au cant choqué montre Vénus,
Baignant avec indifférence
Dans un manchon ses doigts menus,
Tandis qu’ouvrant ses cuisses rondes
Sur un autel d’or, Danaé
Laisse du ciel, en larmes blondes,
Pleuvoir Jupiter monnayé.
Maître, ma gondole à Venise
Berçait un corps digne de toi,
Avec un flanc superbe où frise
De quoi faire un ordre de roi !
Pour rendre sa beauté complète,
Laisse-moi faire, grand vieillard,
Changeant mon luth pour ta palette,
Une transposition d’art ;
Et poëte trempant ma phrase
Dans l’or de tes glacis ambrés,
Comme un peintre montrer sans gaze
Des trésors par l’amour ombrés.
Que mon vers dans la rouge alcôve,
Sur la blancheur de ce beau corps,
Ose plaquer la tache fauve
Qui luit du ton bruni des ors,
Et qui rappelle, ainsi posée,
L’Amour sur sa mère endormi,
Tachant de sa tête frisée
Le sein blanc qu’il voile à demi.
Sans que la Muse s’en courrouce,
Avec sa fleur offrons aux yeux,
Comme une pêche sur la mousse,
Plaisir, ton fruit mystérieux ;
Pomme authentique d’Hespéride,
Or crespelé, riche toison,
Qu’aurait voulu cueillir Alcide
Et qui ferait voguer Jason.
Ô douce barbe féminine,
Que l’Art toujours voulut raser
Sur ta soie annelée et fine,
Reçois mes vers comme un baiser !
Car il faut des oublis antiques
Et des pudeurs d’un temps châtré,
Venger par des stances plastiques,
Grande Vénus, ton mont sacré.
Elle procède de la même inspiration et elle découle de la même veine naturaliste, la petite pièce suivante digne de l’anthologie grecque et qu’eût signée Anacréon. Elle est fort connue des dilettantes littéraires qui se la répétaient à mi-voix, comme on tire, entre amateurs, certaines statuettes florentines de leur étui.
Nombril, je t’aime, astre du ventre,
Œil blanc dans le marbre sculpté,
Et que l’Amour a mis au centre
Du sanctuaire où seul il entre
Comme un cachet de volupté.
Voici un sonnet inédit, écrit un soir d’été, à Genève, sur la terrasse d’une villa, à la suite d’une conversation astronomique et cosmographique dans laquelle le poëte s’était élevé à une grande hauteur et avait fasciné son auditoire par ses perceptions de l’infini. Je ne sais rien de plus admirable que ce sonnet.
Sur un coin d’infini traînant son voile d’ombre,
La terre obscure allume à l’éternel cadran
Sirius, Orion, Persée, Aldébaran,
Et fait le ciel splendide en le rendant plus sombre.
On voit briller parmi les étoiles sans nombre
L’énorme Jupiter dont un mois vaut notre an,
Et Vénus toute d’or, et Mars teint de safran,
Et Saturne alourdi par l’anneau qui l’encombre.
À ces astres divers se rattache un destin.
Jupiter est heureux, Mars hargneux et mutin,
Vénus voluptueuse et Saturne morose.
Moi, mon étoile est bleue et luit même en plein jour,
Près d’une oreille sourde à mes soupirs d’amour,
Sur le ciel d’une joue adorablement rose !
Et deux autres sonnets dont le premier est adressé à une amie voyageuse et le second nous a été communiqué par M. de Nully, frère aîné d’Eugène de Nully, ami de collége de Gautier et de Gérard de Nerval.
Sur son toit de lave où pendent des grappes,
Naples vous gardait près de son volcan ;
Stamboul m’hébergeait alors dans son khan,
Oiseau voyageur aux folles étapes.
Maintenant à Rome, au pays des papes,
Vous voyez Saint-Pierre et le Vatican,
Et des mantelets de madame Hilcampt
Prenez la dentelle au brocart des chapes.
Je suis à Paris, loin de vous encor !
Du couple amoureux qu’un nœud frêle lie,
Un souffle jaloux disperse l’essor.
J’ai peur que là-bas, dans cette Italie,
Quelque monsignor rouge ou violet
Vous ait enchaînée à son chapelet.
L’ombre de Dieu planait sur la foule en extase,
L’orage musical rugissait dans les airs,
Et les notes montaient sous les ardents éclairs
Avec leurs pieds d’argent l’escalier de topaze.
De moment en moment, au retour de la phrase
Où jette le clairon ses cris grêles et clairs,
Plongeaient, la tête en bas du bord des cieux ouverts,
De grands anges suivis d’un tourbillon de gaze.
L’harmonieuse pluie aux gouttes de cristal,
Sans relâche tombant des sonores coupoles,
Frissonnait sur les cœurs comme sur du métal.
Et moi l’œil ébloui du feu des auréoles,
J’ai sur l’encensoir d’or pour l’envoyer aux cieux
Ainsi qu’un grain d’encens, mis ce sonnet pieux.
Enfin, un jeu d’esprit dans lequel Théophile Gautier excellait, c’était l’invention des devises. Plus apte que personne, à cause de sa profonde connaissance des mots, à formuler ces sortes de sentences lapidaires qui définissent une individualité, il se plaisait à multiplier les variations du thème proposé, et pour un seul chaton de bague il soumettait cent devises. Je dois à l’obligeance de M. Maxime Du Camp la communication de la liste ci-dessous : toutes les devises qui la composent visent une seule et même personne, et j’ajoute qu’elles suffisent à la faire connaître au moral comme au physique. Comme preuve des ressources d’esprit du maître le spécimen est concluant.
Olvido, recuerdo.
Parva sed formosa.
Sine amore nihil.
Latet amor in herba.
Loin des yeux, près du cœur.
Incedo per ignes.
Sub cinere flamma.
Tout bien en rien.
Se taire et faire.
Corazon mi razon.
Quiero quien me quiere.
Soy de uno… pero…
Corde et forma.
Hodie tibi, cras mihi.
Per angusta ad augusta.
Semper parata.
Non timeo dona ferentes.
À ma chimère.
Cave canem.
Aude et tace.
Comprends et prends.
Se abajo arriba.
En la mitad el mejor.
Sit pro munere vulnus.
Pungo del ungo.
Corpore parva, pectore magna.
Bona bonis, mala malis.
Fugax sequax, sequax fugax.
Chi sara sara.
Chi lo sa
Forse.
Ahora y no siempre
L’amour est fort comme la mort.
Je serai.
Deo ignoto.
Quo, quomodo, quando.
Quia nominor Bebé.
Quien no ama no vive.
Sine amore vita mors.
Nec pluribus impar.
Amor lucet omnibus.
Chacun pour moi et moi pour tous.
Quia dilexit multum.
Chica pero guapa.
Sal y pimienta.
Homo duplex, mulier triplex.
Suaviter.
Sic volo, sic jubeo.
Raræ nates cum gurgite vasto.
Sic vos non vobis.
Diu, sæpe, fortiter.
You can play upon me (Hamlet).
QUATRIÈME ENTRETIEN
« Je ne sais pas, me dit un jour le maître, ce que la postérité pensera de moi, mais il me semble que j’aurai été au moins utile à la langue de mon pays. Il y aurait ingratitude à me refuser, après ma mort, ce modeste mérite de philologue. Ah ! mon cher enfant, ajouta-t-il en souriant, si nous avions seulement autant de piastres ou de roubles que j’ai reconquis de mots sur leur Malherbe ! Vous autres, jeunes gens, vous m’en saurez gré un jour, quand vous verrez quel instrument je vous ai laissé entre les mains, et vous défendrez ma mémoire contre ces diplomates de lettres qui, parce qu’ils n’ont ni idées à exprimer, ni esprit à faire valoir, veulent nous réduire aux cent mots de la langue racinienne. Retiens bien ceci pour t’en souvenir plus tard : le jour où je serai reconnu classique, la pensée sera bien près d’être libre en France !
— Vous croyez donc qu’elle ne l’est pas ?
— Libre, non assurément. Elle n’est pas plus libre qu’un corps gêné dans des habits trop étroits, ou même qu’un corps sans habits aucun, et par conséquent ne pouvant sortir dans la rue. Tantôt elle étouffe et tantôt elle grelotte. Mais dès qu’elle trouve dans les mots un vêtement à sa mesure, la voilà qui déjà marche ; et si ces mots sont d’une coupe élégante et d’une riche coloration, elle s’enhardit et triomphe, car belle et bien attifée, elle se sent mieux accueillie et par une meilleure société. Et si un poëte lui attache aux pieds les deux ailes sonores de la rime, elle s’envole et plane. »
« Les idées naissent duchesses, même dans une mansarde. Avec leur prétendu goût classique, s’écriait-il encore, qui, sous prétexte que l’idée est belle toute nue, consiste à la vêtir d’une feuille de vigne et à la produire au bout d’une corde, on marchait tout droit au style télégraphique et au bulletin. Victor Hugo n’a fait 1830 que pour enrayer cette dégringolade de la langue ; sa forte main a retrouvé dans l’ombre des temps la main puissante du vieux Ronsard, et il a renoué, par-dessus deux siècles de boileautisme aigu, les fécondes traditions de la Renaissance. »
« Mon rôle à moi dans cette révolution littéraire était tout tracé. J’étais le peintre de la bande. Je me suis lancé à la conquête des adjectifs ; j’en ai déterré de charmants et même d’admirables, dont on ne pourra plus se passer. J’ai fourragé à pleines mains dans le XVIe siècle, au grand scandale des abonnés du Théâtre-Français, des académiciens, des tabatières-Touquet et des bourgeois glabres, comme dit Pétrus. Je suis revenu la hotte pleine, avec des gerbes et des fusées. J’ai mis sur la palette du style tous les tons de l’aurore et toutes les nuances du couchant ; je vous ai rendu le rouge, déshonoré par les politiqueurs, j’ai fait des poëmes en blanc majeur, et quand j’ai vu que le résultat était bon, que les écrivains de race se jetaient à ma suite et que les professeurs aboyaient dans leurs chaires, j’ai formulé mon fameux axiome : Celui qu’une pensée, fût-ce la plus complexe, une vision, fût-ce la plus apocalyptique, surprend sans mots pour les réaliser, n’est pas un écrivain. Et les boucs ont été séparés des brebis, les séides de Scribe des disciples d’Hugo, en qui réside tout génie. Telle est ma part dans la conquête. »
« Dans votre idée, fis-je, cette conquête doit-elle être bornée là ? La langue du XVIe siècle vous paraît-elle suffisante à tout exprimer ? En un mot, admettez-vous les néologismes ?
— Veux-tu parler de la nécessité de dénommer les soi-disant inventions et les prétendues découvertes modernes ? Oui, on dit cela : à choses nouvelles, mots nouveaux. Tu connais mon avis là-dessus. Il n’y a pas de choses nouvelles. Ce qu’on appelle un progrès n’est que la remise en lumière de quelque lieu commun délaissé. J’imagine qu’Aristote en savait aussi long que Voltaire, et Platon que M. Cousin. Archimède avait très-certainement trouvé l’application de la vapeur à la locomotion bien avant Fulton et Salomon de Caus. Si les Grecs ont dédaigné de s’en servir, c’est qu’ils avaient leurs raisons pour cela. Ils trouvaient qu’on allait déjà bien assez vite et que l’homme n’avait le temps de rien voir sur ce globe terraqué, ce qui est, hélas ! trop vrai, même en patache. Non, je ne sens pas impérieusement la nécessité des mots nouveaux, dût-on pour cela me traiter de birbe et de ganache. D’ailleurs, ils sont jolis, vos néologismes ! Des mixtures de grec et d’argot, des infusions d’anglais et de latin ! Le jargon de Babel ! Ce sont les herboristes et les apothicaires qui les font, les néologismes. Les seuls mots nouveaux un peu propres nous viennent des peintres.
— Vous convenez donc, repris-je sans me laisser désarçonner par cette boutade, que l’on peut en créer selon les besoins et au cours des découvertes, si découvertes il y a ?
— Ah ! si encore ils étaient conformes au génie de la langue et imprégnés de la saveur du terroir gaulois ! Je voudrais que l’admission d’un mot dans le dictionnaire fût controversée et débattue autant que celle d’un postulant au Jockey-Club ; je voudrais qu’il fut présenté et qu’il eût ses références. Je voudrais que l’Institut servît à quelque chose, tandis qu’il ne sert à rien, et qu’un Français ne fût pas forcé d’aller en Russie pour jouir du plaisir d’entendre parler sa langue. À ces conditions, conclut le maître, oui, je serais partisan des néologismes… »
Et las sans doute d’avoir parlé si longtemps, car il était déjà bien malade, il me prit sous le bras, et lentement nous rentrâmes.
« Et puis, vois-tu, fit-il tristement et avec un sans-à-propos comique, rien ne sert à rien, et d’abord il n’y a rien, cependant tout arrive, mais cela est bien indifférent ! »
Il faut dire ici que cette maxime misanthropique, très-familière au poëte, avait une légende parmi nous, et que, toutes les fois qu’il l’émettait, nous ne pouvions nous tenir de rire, à sa grande colère. Elle le ravissait, cette maxime, il la disait à tout propos et se montrait plus fier de l’avoir inventée que d’avoir écrit le Capitaine Fracasse et tous ses autres ouvrages. Il fallait voir avec quelle gravité et de quel air philosophique il la détaillait. Il interrompait les discussions les plus animées pour la placer : que dis-je ? il s’interrompait lui-même, et la conclusion de tous ses récits, de tous ses enseignements, de toutes ses rêveries parlées, était toujours cet éternel : Rien ne sert à rien ! et d’abord il n’y a rien, cependant tout arrive ! Mais cela est bien indifférent !
À la vérité la trouvaille en revenait à M. Claudius Popelin, le peintre sur émail, l’un des familiers fidèles de la petite maison de Neuilly ; il l’avait inventée pour parodier gaiement et entre amis l’impassibilité superficielle de cet être, le plus sensible qui fut jamais. Mais la charge était si réussie et si juste qu’au bout de quelque temps tous finirent par s’y méprendre, et jusqu’à Théophile Gautier lui-même. À force de se répéter en souriant la maxime imitative, il en avait oublié la provenance et s’en croyait le véritable auteur ; par un phénomène psychologique bizarre il en avait affublé la paternité et ne voulait plus en démordre. Aussi n’y avait-il rien de plus divertissant que de la lui entendre prononcer, souvent en présence de M. Popelin, sur un ton rhythmique et byronien. Une fois il advint que l’une des personnes de sa famille se hasarda à contester l’origine de la chère sentence. Gautier entra dans une fureur de lion :
« Je te dis qu’elle est de moi ! » criait-il les yeux étincelants.
Et comme on lui donnait des preuves :
« Qu’on aille là-haut me chercher mon grand couteau à manche d’ivoire ; je te fendrai cruellement le ventre et, après avoir enroulé tes entrailles, je les tirerai avec lenteur jusqu’au fond du jardin !… »
Nous éclatâmes de rire, et lui-même, ravi d’avoir satisfait sa colère par la description d’un si beau supplice, ne put s’empêcher de faire chorus avec nous.
« Je suis le plus malheureux des hommes, ajouta-t-il, on me coupe tous mes effets. »
Une autre fois, le maître étant entré dans mon cabinet, tandis que j’étais occupé à sonner un sonnet, il me souvient que je me plaignis à lui de la rareté des rimes en ingle sur lesquelles ce sonnet était établi, et en général de celle de toutes les rimes un peu originales.
« Il faudra, me dit-il, pendant que l’on me défend de travailler, que je fasse avec toi un Dictionnaire de rimes. Ce sera très-amusant, tu verras, et il y a longtemps que j’y songe. Je ferai acheter un grand cahier et tu les écriras à mesure qu’elles nous viendront, soit par la conversation, soit par les lectures. C’est un travail auquel chaque poëte devrait s’astreindre avant de commencer à versifier, et je dis toujours aux jeunes gens qui viennent me consulter : Faites-vous un Dictionnaire de rimes. Un Dictionnaire de rimes doit être personnel au rimeur ; je voudrais qu’au besoin on pût le mettre à la fin de son œuvre en manière d’index. Si tu veux, je ferai le mien avec toi, et il te servira pour toi-même. »
Et comme je l’assurais que j’étais tout préparé à ce travail par des études précédentes et que j’étais même en mesure d’écrire un sonnet sur la fameuse rime erde, désespoir des poëtes et quadrature du cercle des Richelets :
« Il n’y a que Monteverde, fit-il surpris, et cela n’est guère bon à cause de la prononciation italienne. D’ailleurs cela ne te donne que trois rimes, et il t’en faut quatre pour ton sonnet.
— Pardon, repris-je, mais vous oubliez isquierde !
— Isquierde ? Et il réfléchit un instant. N’est-ce pas un arbre ?
— Oui ; mais ce n’est pas tout, j’en ai d’autres.
— Ah ! par exemple ! lesquelles ?
— Mais, saperde, par exemple.
— C’est ma foi vrai. Rivarol le donne. La saperde, un coléoptère.
— Et que diriez-vous, cher maître, de Werde ?
— Werde ? Attends un peu que j’y songe. N’est-ce pas une petite ville aux environs de Bruxelles ?
— Parfaitement. Werde est à Bruxelles ce que Gif est à Paris, le fameux Gif de Victor Hugo.
— Je vois que tu as travaillé la matière », s’écria-t-il avec une admiration sans bornes. Et il voulait réunir toute la famille pour lui faire part de mes découvertes ; j’eus beaucoup de peine à l’en dissuader ; mais c’est certainement de ce jour qu’il conçut quelque confiance, hélas ! assez peu justifiée, en la réussite de mes travaux littéraires.
CINQUIÈME ENTRETIEN
Tout le monde connaît le mot si fin de Delphine de Girardin à Théophile Gautier lors de la publication de Tra los montes :
« Théo, lui dit-elle, en Espagne, il n’y a donc pas d’Espagnols ? »
Malicieuse et douce critique de ce Voyage en Espagne et en général de tous les Voyages écrits par le maître, où l’étude des mœurs et des caractères nationaux est volontairement tenue dans la pénombre des derniers plans. — Un jour qu’à propos du Voyage en Russie je lui renouvelais la remarque, sous une forme, bien entendu, moins familière, voici comment il s’en expliqua avec moi :
« Quand je pars en voyage, je commence par laisser à Paris mes verges de critique et mon masque de “Français arbitre du goût”. Je ne me dis pas comme vous autres Perrichons et admirateurs de l’obélisque : Allons nous comparer sur place au reste du genre humain et savourer à l’étranger le plaisir chauvin d’arriver de Paris, d’en être et d’en parler à table d’hôte !… C’est Karr qui a dit : “Les bourgeois ne voyagent que pour avoir voyagé.” Quant aux professeurs et autres chercheurs de camps de César, c’est pour avoir un prétexte de dégorger leurs citations chez Buloz ! Ma méthode, à moi, est tout autre, et je te la recommande, si jamais tu es atteint de ce déplorable prurit du voyage, ce dont le ciel te préserve, mon cher enfant ! Il n’y a rien au monde de plus fatal au bonheur, et le besoin du déplacement s’accroît de toutes les satisfactions qu’on lui donne ; rien ne l’assouvit, et c’est une passion dont on meurt ! Moi, par exemple, c’est ce qui me tue, ajouta-t-il en me montrant ses pauvres jambes gonflées d’eau et presque immobilisées.
— Vous me disiez tout à l’heure, à déjeuner, repris-je pour faire diversion, que vous n’étiez malade que de faim ; comment concilier ces deux choses ?
— Je meurs de tout, et j’ai tout ! Mais j’ai surtout le voyage. Tout en moi est attaqué, et jusqu’au plexus solaire !!! »
Il fallait voir comme il prononçait ce plexus solaire, dont le nom lui paraissait admirable et fait à souhait pour désigner un organe de poëte malade ! Le plexus solaire ! Cela était concluant et décisif, et quand le plexus solaire était compromis, tout était perdu !
« Ah ! fit-il en se levant, si je pouvais partir ! Je t’emmènerais aux Indes ! As-tu envie de voir les Indes ? Mais non ; tu ne dois pas avoir envie de voir ça, toi ! Oh ! je te connais maintenant ! Au fond, tu es tabatière-Touquet, comme tous les auteurs dramatiques ! C’est dégoûtant !
— Mais, père, fis-je, prenez-y garde ! Si la passion du voyage est si funeste, il ne faut pas me la communiquer. D’ailleurs, vous ne m’avez pas encore exposé votre méthode : au moins faut-il que je la connaisse pour ne pas vous être un compagnon de route trop incommode, aux Indes.
— Qu’est-ce que je ferais de toi, aux Indes ! Tu y passerais ta vie à chercher des sujets de pièce ! Quant à ma méthode, c’est celle de lord Byron. Je voyage pour voyager, c’est-à-dire pour voir et jouir des aspects nouveaux, pour me déplacer, sortir de moi-même et des autres. Je voyage pour réaliser un rêve tout bêtement, pour changer de peau, si tu veux. Je suis allé à Constantinople pour être musulman à mon aise ; en Grèce, pour le Parthénon et Phidias ; en Russie, pour la neige, le caviar et l’art byzantin ; en Égypte, pour le Nil et Cléopâtre ; à Naples, pour le golfe de Pompéi ; à Venise, pour Saint-Marc et le palais des Doges. La voilà, ma méthode. Si je suis à Rome, je deviens apostolique et romain, et, si pour voir les Raphaël il fallait être cardinal, je me ferais faire cardinal. Pourquoi pas ? S’assimiler les mœurs et les usages des pays que l’on visite, voilà le principe ; et il n’y a pas d’autre moyen pour bien voir et jouir du voyage. Si tu vas à Londres pour t’exaspérer contre la boxe, ce n’est pas la peine de te déranger ; il faut non-seulement voir des boxeurs, mais te passionner pour l’exercice, et boxer toi-même si tu peux.
« Quand j’étais en Espagne, j’étais forcené pour les courses de taureaux, et l’on m’aurait désopilé si l’on m’avait dit qu’il existait un pays où le jeu en était proscrit comme immoral et attentatoire à la loi Grammont ! Les courses de taureaux en Espagne me semblent aussi naturelles qu’une première de Dumas au Gymnase, à Paris, ou qu’une vendetta en Corse, et cela, parce que, dès que j’ai mis le pied dans un pays, j’en deviens indigène, j’en endosse le costume, si je peux, comme je l’ai fait en Espagne, et parce que j’ai le don de m’en approprier immédiatement la manière de vivre. Je me sens aussi bon Espagnol à Madrid que le Cid Campéador ou don Ruy Gomez de Silva ; je pense, j’agis, je vois comme eux, et je me ferais hacher au besoin pour soutenir la préexcellence de l’une des dix ou douze opinions qui divisent l’Espagne, n’importe laquelle, pourvu que mon épée fût trempée à Tolède et que le cartel me fût adressé au nom de don Théophilo !
« Comprends-tu maintenant, conclut le maître, combien est vaine cette critique faite à mes Voyages ? Ils me disent : Dans votre Russie, il n’y a pas “de Russes !” Parbleu, pourquoi faire ? Est-ce que je les ai vus, les Russes ? J’étais Russe moi-même à Saint-Pétersbourg comme je suis Parisien sur les boulevards ! Ces usages russes, qui vous intéressent tant, je les pratiquais journellement et ils me semblaient tout naturels. Penses-tu à décrire la manière de mettre la cravate dans un pays où tout le monde la met comme toi ? D’ailleurs, l’homme est partout l’homme, et, sous toutes les latitudes, il mange avec la bouche et prend avec les doigts ; dans tous les pays le fort tue le faible avec le fer, et l’art d’aimer ne varie point d’un pôle à l’autre. Cela ne vaut pas la peine de tailler sa plume, et pour moi je m’en soucie comme d’une guigne !
« J’ai usé ma vie à poursuivre, pour le dépeindre, le Beau sous toutes ses formes de Protée et je ne l’ai trouvé que dans la nature et dans les arts. L’homme est laid, partout et toujours, et il me gâte la création. Il ne vaut que par son intelligence. Mais comme cette intelligence ne se manifeste que par ses productions, je m’en tiens à ses productions et je ne cherche point ailleurs le secret de ses destinées. Un tigre royal est plus beau qu’un homme ; mais si de la peau du tigre l’homme se taille un costume magnifique, il devient plus beau que le tigre et je commence à l’admirer. De même une ville ne m’intéresse que par ses monuments ; pourquoi ? parce qu’ils sont le résultat collectif du génie de sa population. Que cette population soit immonde et cette ville un habitacle de crimes, qu’est-ce que cela me fait si on ne m’y assassine pas pendant que j’admire les édifices ?
« J’aurais décrit Sodome très-volontiers et la tour de Babel avec enthousiasme. Je ne travaille pas pour le prix Monthyon, et mon cerveau fait du mieux qu’il peut son métier de chambre noire. Si tu es curieux de ce qu’on appelle improprement l’humanité, prends la Gazette des Tribunaux : tout Balzac y est, et, en sus de Balzac, l’histoire générale et universelle de cette sorte de singe malfaisant que j’ai rencontré dans tous mes voyages et qui peuple les cinq parties du monde. C’est ça et ce sera toujours ça. Il n’y a que les climats qui varient, l’argot des voleurs et l’uniforme des gendarmes ! »
Dans cette boutade — quelle que soit d’ailleurs l’opinion que chacun puisse en avoir — se trouvaient résumées les idées du maître sur le rôle moralisateur, ou, si l’on veut, philosophico-dramatique de l’écrivain ; idées fort invétérées en lui, comme je m’en convainquis souvent au cours de nos entretiens, et selon lesquelles, par exemple, il n’admettait pas qu’une comédie fût conçue en dehors des préoccupations de costumes et de décors qui lui sont propres. L’intérêt et la particularité d’une œuvre d’imagination lui semblait résider tout d’abord dans la réalisation des milieux, la reconstitution des époques, l’exactitude artistique du langage et des accoutrements. Quant à la vérité des sentiments mis en jeu, la trouvaille des incidents par lesquels les âmes se heurtent et jettent l’étincelle, et la conclusion même de ces incidents, ce n’était là pour lui qu’un mérite de second plan, un art un peu vulgaire où on peut exceller sans sortir de la médiocrité intellectuelle, en un mot une œuvre d’artisan plutôt que d’artiste.
D’accord en ceci avec les maîtres du métier, il admettait que les situations dites dramatiques, fournies par les passions humaines, se bornent au plus à sept ou huit, mais il différait d’eux en cela qu’il ne voyait pas la nécessité d’en renouveler l’étude après Shakespeare et Molière, et que la moindre fable d’amour entravé lui semblait un prétexte suffisant à faire un chef-d’œuvre. Il m’avoua même tout paternellement un jour qu’il ne me voyait pas sans chagrin m’engager, à la suite des auteurs à la mode, dans les voies morbides du théâtre contemporain.
« Ils appellent ça de la physiologie, c’est de la pathologie qu’il faut dire. On est en train de tuer la poésie au théâtre, c’est-à-dire le théâtre même, avec ces façons de disséquer l’âme comme une charogne. Pourquoi ne met-on pas sur les affiches : Ce soir, première de M. un tel à la clinique du Gymnase ? Vous vous réfugiez derrière Molière, mais Molière est avant tout un poëte, et un poëte fantaisiste ; avec quatre pierrots plus ou moins pris à la Comédie italienne, il vous donne l’impression de la vie ; mais la vie, jamais ; c’est trop laid, il le sait bien et il s’en garde. Prends-moi tout bonnement un Géronte, une Isabelle et un Crispin ; place-les autour d’un sac d’écus, et marche ; il n’en faut pas davantage et tu peux dire tout ce que tu voudras et faire du moderne si le cœur t’en dit. Mais tes médecins et tes notaires en cravate blanche qui viennent pleurer dans le trou du souffleur parce que leurs femmes les ont encornifistibulés, c’est bête et assommant ! J’ai toujours envie de leur crier : C’est bien fait ; pourquoi êtes-vous notaires ? »
SIXIÈME ENTRETIEN
Nous causions un soir avec le maître de ce fameux roman, la Belle Jenny, dans lequel il s’est plu à accumuler les péripéties les plus extraordinaires et, notamment, si l’on s’en souvient, cette bizarre expédition à Sainte-Hélène, entreprise par quatre jeunes gens pour arracher Napoléon des griffes de Hudson Lowe ; — et comme je lui signalais l’effet d’étrangeté produit par ce livre, au milieu de tous ceux qui composent son œuvre, et l’étonnement où j’étais d’y voir sa signature, voici comme il s’en expliqua avec moi :
« On ne sait pas assez, me dit-il le plus sérieusement du monde, à quel point j’ai toujours été jaloux de Paul Féval et même de Ponson du Terrail ! Je suis né pour écrire des romans-feuilletons, et l’on s’est obstiné à faire de moi un critique, je ne sais pourquoi. C’est la fatalité de ma vie d’avoir été perpétuellement dévoyé par les circonstances. Toutes mes vocations ont été contrariées, oui, toutes ! À l’heure qu’il est, j’aurais écrit quelque chose comme trois cents romans, et j’aurais cinquante mille livres de rente et six chevaux dans mes écuries ! Mais on n’est jamais compris de son temps, mets-toi bien cela en tête, pour ta gouverne. Si tu es né pour faire des bottes, la vie te forcera à confectionner des chapeaux. C’est ainsi ! Vois M. Ingres : il est évident que la nature le destinait à jouer du violon : c’était son goût, à cet homme, sa passion et sa spécialité. Les événements en ont fait un peintre. Il s’en est tiré parce que c’était un homme de génie, voilà tout. Mais moi qui l’ai entendu, l’archet à la main, je puis t’assurer qu’il avait raison quand il disait : “Je suis avant tout un violoniste !” Car, quoi qu’on en ait écrit, il était de première force sur le stradivarius.
« La seule fois que j’aie été admis en présence de M. de Lamartine (je t’ai peut-être déjà raconté cela ?), il était occupé, quand j’entrai, à régler des comptes avec un de ses fermiers. “Monsieur Gautier, fit-il en souriant, vous m’avez toujours cru un poëte ; mais, vous voyez, je suis surtout agronome et viticulteur.” Moi, je lui répondis avec respect : “Évidemment !…” »
À ce trait si malicieux, mis en pointe au paradoxe, je ne pus retenir mon envie de rire.
« Tu ris, ah ! tu ris ! cria le maître, tout souriant lui-même, et tu veux que je m’occupe de ton instruction ? Tu ne seras toute ta vie qu’un boulevardier ! Donne-moi une allumette pour rallumer mon cigare.
— Ainsi, repris-je, c’est afin d’obéir à une vocation contrariée pour le roman-feuilleton que vous avez, sous le titre de la Partie carrée, publié la Belle Jenny dans la Presse ?
— Voici comment cela s’est passé. La Presse donnait alors chaque matin, par tranches, je ne sais plus quel macaroni littéraire dont tous les abonnés, prétendait Girardin, se pourléchaient les babines. Il nous embêtait, Girardin, avec ce feuilleton ! “Pensez-en ce que vous voudrez, nous disait-il, il n’en est pas moins vrai que voilà un succès énorme. Vous êtes tous de grands écrivains, c’est entendu, mais il n’y en a pas un parmi vous qui soit fichu de m’amener dix abonnés avec sa prose. Ce n’est pas ma faute si le public préfère les histoires d’assassinats dans les égouts à Lélia ou à la Nouvelle Héloïse ! Le garçon qui me ficelle ce roman sait son métier, et quand il aura fini, je serai diablement embarrassé.”
« Moi, superlativement agacé, je dis à Girardin : “Vous voyez bien qu’il ne le sait pas, son métier ! car s’il le savait, il ne finirait pas ! Le génie en ce genre est d’être interminable. Si jamais on me demande un roman-feuilleton, à moi, j’exigerai qu’on me garantisse dix ans de trois cent soixante-cinq jours, sans interruption et à douze colonnes par numéro, afin de ne pas être gêné dans les dialogues.”
« C’est alors, continua gaiement le maître, que l’imprudent me défia de lui fournir seulement douze feuilletons en douze jours, sans intervalles ni relâche. Je relevai le gant, comme bien tu penses, au nom de la littérature outragée en ma personne, et voilà comment la Jenny est venue au monde. Un matin j’allai à la rédaction, je pris une plume et j’écrivis à tout hasard le premier mot qui me passa par la tête, soit Partie carrée. Il est probable que j’en avais une en vue pour le soir. Et ce fut tout. Quand le prote descendait me dire : “Monsieur Gautier, il y en a assez pour aujourd’hui”, je partais déjeuner. Au douzième feuilleton, Girardin me fit appeler :
― Eh bien, vous devez être éreinté ? Mais vous avez gagné votre pari ; le roman est fini ?
— Fini ? C’est comme il vous plaira, du reste. Pour moi, il n’est pas encore entamé ; je puis aller ainsi jusqu’à la consommation des siècles et la prochaine conjonction des astres. Cela m’amuse et j’étais né pour ce métier. Est-ce que l’abonné ne trouve pas qu’il en ait pour son argent ?
― Mon cher, me dit Girardin, c’est ça et ce n’est pas ça ; l’abonné ne s’amuse pas franchement, il est gêné par le style.” »
Dans le cours de nos entretiens, le maître revint plusieurs fois sur ce projet favori de s’installer au rez-de-chaussée d’un journal populaire et d’y tendre cette grande toile d’araignée qu’on appelle un roman-feuilleton.
« Il me tarde, me dit-il un jour à sa fenêtre, que Nono revienne de Jérusalem. Dès qu’il sera ici, nous commencerons avec lui le Vieux de la Montagne. »
Nous appelions, à Neuilly, de ce diminutif familier de Nono le jeune savant M. Clermont-Ganneau, le même qui, récemment encore, vient d’occuper toute l’Europe savante de sa découverte d’une stèle du temple de Jérusalem. Pendant ses divers séjours en Orient, M. Clermont-Ganneau (dont, à la grande honte de notre France routinière, l’Académie a laissé longtemps les Anglais utiliser à leur profit l’érudition et l’activité) devait recueillir, sur les lieux mêmes, les traditions et légendes relatives à ce fameux prince des Haschischins, terreur du moyen âge, sur le fond duquel se détache sa personnalité ténébreuse. Aidé de ces renseignements, Théophile Gautier s’était emparé, avec sa puissante imagination, de ce sujet romantique et rêvait d’en tirer une fable de cent volumes, inépuisable, à défrayer tous les cabinets de lecture, toutes les loges de concierges, tous les boudoirs, salons et wagons de chemins de fer. Cela devait être quelque chose de colossal, le monument en quelque sorte de l’amusement au XIXe siècle.
« J’aurai autant de secrétaires que le vieux Scheik comptait lui-même de feidawi ou initiés, et nous vous taillerons, Nono et moi, de la besogne à crier grâce. Mais nous vous ferons millionnaires ! Partout ici on écrira, au grenier et à la cuisine, sur les escaliers, à la cave et près du calorifère, selon les tempéraments. L’été, je ferai dresser d’immenses tables dans le jardin, et des hamacs se balanceront aux arbres pour les quarts d’heure de repos. Des rafraîchissements, alternant avec des nourritures légères, circuleront autour de ces tables vertes, et, le soir venu, de tous les coins, les orchestres les plus enivrants murmureront avec des bruits de cascatelles. Il y aura des yachts, des périssoires et des gondoles amarrées à la grille, au clair de lune, pour ceux qui voudront fumer et prendre le frais au fil de l’eau ; et j’achèterai à Rothschild l’île qui est en face pour les voluptueux. Nono et moi, graves, nous nous tiendrons au centre à portée de la voix, comme on a son dictionnaire sous la main, lui pour les renseignements scientifiques, moi pour les inventions, les effets et les mots techniques, de telle sorte que les plus ignorants ne seront jamais embarrassés.
« Les jeudis et les dimanches on tirera des feux d’artifice, et la poudre de chanvre sera offerte dans des cassolettes à ceux qui seront chargés de la description des visions, extases et hallucinations, et qui veulent travailler d’après nature. Toute la journée, l’avenue sera remplie d’estafettes de diverses couleurs portant la copie et rapportant les épreuves, s’entre-croisant et brandissant au vent des banderoles où sera annoncée l’aventure contée dans le feuilleton du jour. »
Quelque temps après, M. Clermont-Ganneau revint de Jérusalem, mais le maître était déjà bien malade, car il ne lui parla même pas de ce Vieux de la Montagne qui devait nous faire tous millionnaires et rester comme expression suprême du roman-feuilleton.
SEPTIÈME ENTRETIEN
« Que penses-tu, me dit une fois le maître, de ce titre : Venise au dix-huitième siècle ? Il me semble que sur une couverture beurre-frais, dans le format Charpentier, cela ne manquerait pas d’attraction et produirait un certain effet !
— Certes ! repris-je, et un effet certain. Si, en France, on ne dévorait plus un ouvrage intitulé de la sorte, c’est qu’on ne saurait plus lire. Venise est un nom magique, qui n’a rien perdu de son prestige, depuis le romantisme. Quant au XVIIIe siècle, vous savez mieux que moi que tout ce qui en traite a le privilége de nous passionner. Ce titre seul réunit donc deux séductions irrésistibles et suffirait à faire enlever le volume en un jour, servît-il d’ailleurs de pavillon à la pire marchandise littéraire.
— Mais, fit-il, que dirais-tu de : Venise au dix-huitième siècle ! par Théophile Gautier ?
— Oh ! alors, répliquai-je, je ne dirais plus rien du tout ; mais, silencieux et recueilli, je me préparerais à jouir du million, avec vous et en famille, à l’ombre de vos cent éditions. Quand commencez-vous, sans être indiscret ? »
« C’est une vieille idée à moi, dit le maître, et je me promets toujours de la réaliser. Nous partirons tous les trois et nous irons passer un automne à Venise. Je louerai un palais sur le grand canal ; ils sont pour rien là-bas, et j’ai failli, à mon dernier voyage avec ce pauvre Cormenin, en acheter un pour dix ou quinze mille francs. Comme je ne les avais pas sur moi, j’ai hésité et je le regrette. Nous aurons à la journée une gondole amarrée aux marches de notre porte, avec un gondolier à nous, comme ce brave Antonio, qui avait les manières d’un grand seigneur et qui chantait toujours son : biondinett’ in gondoletta !… et nous passerons la saison à ramasser des matériaux. Toi, comme il sied à ton âge, tu fouilleras les bibliothèques, déchiffreras les manuscrits et furèteras dans les savantes poussières, et cela aidera à ton instruction considérablement.
« Ma fille et moi, nous nous promènerons, ce qui est le plus dur de la besogne, croquant les aspects caractéristiques, et prenant des points de vue, et nous nous ferons présenter aux familles patriciennes, dépositaires des traditions. Le livre que nous rapporterons de là, mon cher enfant, ne sera pas piqué des vers, même dans cent ans ! Ce sera un rude morceau, à faire tressaillir dans leurs tombes Casanova de Seingalt et son cardinal de Bernis. Et, je te le prédis, ta gloire la plus nette en ce monde te viendra d’avoir collaboré à cette reconstitution de Venise au dix-huitième siècle. »
« Quelle forme affectera-t-elle ? dis-je, légèrement ému par l’idée d’une telle collaboration, celle du roman, ou simplement celle de l’étude historique ?
— Celle du roman, sans nul doute. Ne pas la traiter ainsi serait perdre, trop volontiers pour des poëtes, une magnifique occasion d’user de notre imagination. D’ailleurs la science, étant par elle-même ennuyeuse et pédantesque, ne peut que gagner à être revêtue des riches atours de la fantaisie et à se présenter dans ses équipages ; c’est ainsi qu’elle se fait accueillir. Dans la Momie, j’ai rendu l’Égypte amusante sans rien sacrifier de l’exactitude la plus rigoureuse des détails historiques, topographiques et archéologiques.
« De même Flaubert, dans Salammbo ! Tu ne sais peut-être pas que ce grand… “vaisseau du désert”, avec ses yeux bleus, bordés de longs cils blonds, comme ceux d’un enfant, est l’un des hommes les plus prodigieusement érudits de ce siècle, et qu’il en remontrerait à tous les professeurs de l’Allemagne crasseuse ! Mais si Flaubert est un grand savant, il est aussi un grand génie ; de là vient que tous ses livres sont des chefs-d’œuvre. La forme roman qu’il a toujours prise, et que nous adopterons aussi pour la Venise, est la plus propre à la fois à développer les facultés littéraires que l’auteur a en lui, et à vivifier cette autre vieille momie qu’on appelle l’Histoire. »
« Et puis, je te le répète, ce serait un crime de lèse-imagination que de ne pas trouver un roman divertissant et original dans l’étude de cette population de carnaval, grouillante et bariolée, courtisanes, joueurs et croupiers, spadassins, abbés mignons, entremetteurs, parfumeurs et comédiens, qui vont, viennent, intriguent, escaladent, pirouettent, volent, trichent, et assassinent sous les mille yeux inquisitoriaux du Conseil des Dix, dans ces palais féeriques ou sur la place Saint-Marc, menacés par les Plombs et les Puits, le long de ce canal Orfano étincelant de reflets, sillonné de gondoles pavoisées, enchanté par les sérénades, et dans les eaux noires duquel on entendait, la nuit, tomber avec un seul cri sourd, de vagues sacs aux formes confuses, noués et ficelés pour l’éternité.
« C’est le temps des coups de bâton et des coups d’épée ; la ville des enlèvements, des murs franchis, des grilles forcées, des geôliers corrompus et des orgies fabuleuses dans les petites maisons galantes, voisines des couvents et y communiquant par des voies secrètes. »
« C’est Watteau et Boucher à Venise ; en un mot, c’est le XVIIIe siècle avec ses mille corruptions, ses élégances, son esprit et son insouciance des lendemains, dans le cadre le plus luxueux, sur le fond le plus féerique qui se soit jamais présenté à l’imagination d’un poëte, qui ait défié la palette d’un coloriste. Voilà le sujet ; mais encore une fois, il importe de le dramatiser, quand cela ne serait que pour rattacher entre eux, par une action, les tableaux multiples que ce sujet fournit. La moindre affabulation, prise dans les mœurs du temps, caractérisée par les usages, et donnant prétexte à la mise en scène des personnages typiques, suffirait amplement à intéresser les femmes, qui passent les descriptions ; l’art des contrastes ferait le reste. Mais nous trouverons cela sur place ; l’important… »
« L’important, interrompit l’une de ses sœurs, c’est de te guérir d’abord. On trouvera bien les dix mille francs pour acheter le palais Dario que tu as laissé échapper. En attendant, mon pauvre Théo, avale cette tasse de lait, et laisse ce maudit cigare qui te fait tant de mal. »
Et le maître, prenant la tasse et laissant le cigare :
« Cela fera deux litres depuis ce matin ! dit-il avec un sourire résigné. Moi aussi je bois du lait, mais je voudrais bien voir Villemessant à ce régime ! Son royalisme n’y tiendrait pas. »
Expliquons ici que sur une lettre de M. Hetzel, confirmée par les avis du docteur Worms, envoyé au poëte par la famille de Rothschild, Théophile Gautier suivait depuis quelque temps une cure de lait et qu’il s’en trouvait à merveille. C’est au point (nous le croyons tous fermement) que si, par une imprudence fatale, il n’en avait pas discontinué la pratique, il serait peut-être encore de ce monde. Cet effet salutaire du lait sur les maladies du cœur, pour être inexplicable, n’en est pas moins évident ; les médecins déclarent en avoir obtenu dans les hôpitaux des résultats surprenants ; mais il y faut la ténacité, et la moindre interruption dans le régime annihile toute la médication. Le maître s’était astreint à en boire quatre litres par jour, quoiqu’il eût horreur du laitage ; à la fin le goût lui en était venu avec l’usage.
« C’est singulier, nous disait-il, mais j’ai fini par trouver cela potable ; autrefois, je serais mort de soif à côté d’une jarre pleine. Quelle drôle de chose que le goût ! À propos, continua-t-il en se tournant vers moi, t’ai-je parlé du livre que je veux faire sur ce sujet, le goût ? À la vérité, ce n’est pas le goût qu’il faudrait dire, mais la dégustation ; car l’acception métaphysique du mot appliqué aux choses de l’esprit en a dénaturé le sens tout physique, et quand on dit le goût aujourd’hui, les classiques dressent l’oreille et répondent : Plaît-il ? se figurant qu’on parle d’eux.
« Oui, j’ai rêvé d’expliquer cela, le goût, et de décrire les sensations diverses que produit le passage d’un mets sur les papilles de la langue. Je crois qu’il n’y a que moi au monde capable d’exécuter un pareil tour de force. T’es-tu jamais demandé pourquoi ce qui te semble savoureux à toi est détestable pour ton voisin de table, et à quoi tient une telle différence puisque vos deux palais sont faits de même ? T’expliques-tu l’habitude de manger du pain avec chaque mets et de mélanger une bouchée de cette colle fade et insipide à chaque portion nouvelle d’aliment que nous ingurgitons ? Si le pain est un mets, pourquoi ne pas le manger seul ? »
« Les enfants sont dans le vrai quand ils lèchent les confitures et laissent la tartine, car ils sont dans la nature. Le pain est une invention occidentale, bête et dangereuse. Il a été imaginé par les bourgeois avares et leur a valu des révolutions. Les philanthropes et les humanitaires se croient très-forts quand ils ont crié au gouvernement : “Il faut du pain au pauvre peuple !” Si on les prenait au mot, ils seraient bien attrapés. Le peuple n’aime pas le pain ; il aime la viande saignante, en vrai carnassier que Dieu l’a fait. Le jour où on supprimerait le pain, la révolution n’aurait plus de prétexte, et les chansonniers populaires seraient forcés de se taire. D’ailleurs le pain a un autre inconvénient que celui de cette poésie qu’il donne à l’émeute : sa fadeur gâte les saveurs des fruits et des fines gourmandises dont la terre nous entretient ; il a perverti le goût et nous a apporté l’usage impie des piments et de la moutarde, lamentables corruptions.
« Supprimez le pain, la moutarde s’évanouit, et l’homme reste seul devant la nature ; sa langue, nette et épurée, s’épanouit et se dilate comme une fleur vermeille, au contact saporifique des nourritures vivifiantes : il jouit de leur diversité, de la tendreté de leurs chairs et de leurs parfums ; le moelleux, le fondant, le croquant, le glacé se révèlent à lui dans leurs mystères gastronomiques, et il rentre enfin, après quatre mille ans d’épices corrosives, dans la pleine possession de celui-là même de ses sens pour lequel Dieu s’est le plus torturé sa cervelle de créateur. Ceci posé et dûment établi, à savoir, que le pain est le corrupteur suprême du goût, je réhabilite la gourmandise et je lui rends sa place parmi les vertus reconnaissantes ; je prends l’un après l’autre chacun de nos mets usuels et j’en explique clairement la saveur particulière ; j’en décris l’entrée triomphale dans le palais, son séjour aux enchantements prolongés et son règne éphémère ; je pose les règles de ce poëme de gueule qu’on nomme un menu, et je déduis toute une physiologie de la divergence des goûts qui séparent les hommes convives ; je classe l’humanité en frugivores, carnivores, ichthyophages et anthropophages, et par ce seul classement je donne la clef de toutes les guerres, de l’histoire entière, de la haine et de l’amour. Ainsi tous les poëtes sont ichthyophages et, en général, tous les artistes. Je te dirai pourquoi ; mais mettons-nous d’abord à table, car le potage est servi. Encore une erreur, le potage ! »
Outre ce livre sur le goût, Théophile Gautier projetait quelques ouvrages dont il se borna à m’indiquer les sujets sans m’en préciser les développements primordiaux. Je sais qu’il voulait écrire dans l’Illustration une série d’articles sur quelques jeunes peintres d’avenir dont les tableaux l’avaient frappé aux expositions. La série aurait eu ce titre : Ceux qui seront célèbres ! La plupart de ceux qu’il avait choisis sont en effet devenus célèbres depuis sa mort, car son sens critique a toujours été infaillible et il avait la prescience de la divination.
Un autre livre, dont il m’entretint trop brièvement, devait traiter de la dernière manière littéraire de Victor Hugo, celle des Travailleurs de la mer, des Contemplations et de l’Homme qui rit. Théophile Gautier voulait expliquer au public la transformation quasi apocalyptique de son maître. Il assurait qu’il en possédait la clef et que jamais Victor Hugo n’avait été plus grand et plus clair que dans ces livres incompris du vulgum pecus. Jersey pour lui n’était rien moins que Pathmos, et il se sentait de taille à analyser ce sublime.
Je lui ai entendu encore parler à plusieurs reprises, mais assez mystérieusement, d’un recueil de pensées qu’on n’aurait publié qu’après sa mort. Il aurait révélé là ce qu’il pensait réellement des hommes, des choses, de la vie et du monde. Son grand esprit rêvait de léguer un testament de vérité à l’humanité tout entière. « Ce sera terrible, disait-il, et les cheveux vous dresseront sur la tête ! car je dirai ce qui est ! »
HUITIÈME ENTRETIEN
« Il n’y a qu’un petit nombre de musiciens capables de refaire les vers de leur libretto quand ils ne leur conviennent pas ; il n’y a pas de poëte que je sache, qui soit en état de chanter même l’ariette la plus facile. Victor Hugo hait principalement l’opéra et même les orgues de Barbarie ; Lamartine s’enfuit à toutes jambes quand il voit ouvrir un piano ; Alexandre Dumas chante à peu près aussi bien que Mlle Mars, ou feu Louis XV, d’harmonieuse mémoire ; et moi-même, s’il est permis de parler de l’hysope après avoir parlé du cèdre, je dois avouer que le grincement d’une scie ou celui de la quatrième corde du plus habile violoniste me font exactement le même effet. »
Cette page des Grotesques me remet en mémoire une de ces conservations que j’eus avec Théophile Gautier, à propos de cette sempiternelle musique pour laquelle il ne professait point du tout la haine qu’on lui a attribuée. Mais avec son grand bon sens divinateur, il prévoyait bien que tôt ou tard, cet art, essentiellement démocratique, triompherait sur la terre au préjudice des autres arts qu’il préférait, et sa prétendue répulsion n’était qu’une protestation anticipée. Combien de fois s’est-il expliqué là-dessus avec moi, fort passionné pour l’harmonie, et quelle surprise comique ne manifestait-il point que quelqu’un de sa famille se permît de chanter juste ! Mais cela n’avait guère qu’un but de divertissement. Au fond, ce grand esprit se rendait parfaitement compte de l’avenir de la musique, et quand il en voulait raisonner, il en parlait en critique admirable.
« Il peut te paraître singulier, me dit-il un jour, de m’entendre avancer que, même après Beethoven et Wagner, la musique est encore un art tout neuf, presque inexploré, et que ce qui en est découvert ne pèse rien auprès de ce qui reste à en découvrir.
— De quel temps, objectai-je, pensez-vous donc qu’elle date pour nous ? n’est-elle pas aussi vieille que la poésie ?
— Oui et non. Mais on ne peut la compter que du XVIe siècle. Les Grecs, il est vrai, peuple choisi, en qui l’homme a réalisé sa perfection, nous ont laissé sur leur musique plusieurs légendes merveilleuses desquelles il résulte que, dans cet art comme dans tous les autres, leur génie avait atteint l’extrême limite de la puissance humaine. Ainsi cet Orphée, dont la lyre descellait les rochers ; cet Amphion qui, aux sons de la sienne, édifiait des remparts à Thèbes ; cet Arion dont le talent mélodique soumettait les monstres marins ; ce Tyrtée qui, d’un air de flûte, rendait les Spartiates invincibles, n’étaient point, restriction faite de la poésie qui les divinise, des artistes ordinaires. Même dépouillés de leur transfiguration mythologique, je les trouve encore des phénomènes inquiétants, des explorateurs prodigieux du monde sonore. D’ailleurs, par quelques lambeaux conservés, paraît-il, dans les chants grégoriens, tu peux juger du pouvoir de la musique grecque comme tu reconstruis sa statuaire d’après les fragments, vainqueurs du temps, qui nous en restent.
— Quel est le caractère de ces fragments ? demandai-je.
— L’harmonie qui se dégage de ces ruines musicales, enchâssées dans le grand édifice des hymnes catholiques, est assurément fascinatrice. Elle étreint l’âme, l’exalte ou la terrifie, la pousse à l’action et l’enlève sans qu’il lui soit possible de se reconnaître. La voix du vieux Destin parle véritablement dans ces mélopées magistrales, et Jéhovah n’a rien perdu à emprunter cette langue à Jupiter. Aucune trace de nos rêveries modernes dans ces terribles phrases rhythmées qui sonnent l’enthousiasme et le combat ; c’est nettement farouche et cela appelle la trompette et les cymbales. Mais aussi dans les déroulements de cette harmonie on sent passer encore les frissons des hautains sentiments qu’elle faisait chanter, et les vers inséparables qu’elle mettait en œuvre ont laissé leurs empreintes immortelles dans sa magnifique et naïve sertissure.
— Mais comment a-t-il pu arriver que cette musique admirable soit le seul art qui n’ait point laissé au moins un monument complet, et que les Romains, si jaloux de leur origine grecque, n’aient point eu à cœur de perpétuer l’une des traditions par où cette origine se fût le mieux attestée ?
— C’est qu’avec la Grèce disparut non-seulement la race des génies musicaux, mais aussi le goût et le sentiment de la musique. Les fils d’Énée ne chantaient point : pour eux, un gladiateur était un artiste autrement intéressant qu’un méchant cadet d’Apollon. La société romaine n’avait point d’oreilles à l’âme.
« Le musicien, à Rome, était facilement tenu pour un græculus, épithète souverainement méprisante à laquelle équivaut à peu près celle de juif dans la chrétienté, ce qui prouve, entre parenthèses, que, malgré Virgile et l’Énéide, les Romains n’étaient pas aussi jaloux, qu’on en a inféré de leurs poëmes, des légendes qui les rattachaient à la Grèce. Même après leur fusion avec les Étrusques, peuple bien plus intelligent que la tribu de brigands conduite par les enfants de la Louve, les Romains ne se montrèrent jamais artistes, et quoique la musique soit surtout l’art des sens, on peut dire qu’ils ne la sentaient pas. Tu ne liras guère dans Tite-Live que le cœur des belles patriciennes se soit laissé prendre aux sérénades des joueurs de flûte, et s’il en est question plus tard dans Juvénal, c’est que ces joueurs de flûte étaient avant tout des bellâtres beaucoup moins versés dans la science musicale que dans celle de la volupté dont les Romaines ont toujours été très-friandes.
« Mais les harmoniques enchevêtrements des instruments et des voix humaines ne trouvaient guère place dans les réjouissances publiques par exemple, et je ne crois pas qu’aucune des victoires de la République ait été entonnée par d’autres unissons que ceux des armes frappant sur les boucliers. Les chansons bachiques même étaient inconnues, ou à peu près, à leurs banquets, dont les vers, au contraire, faisaient la moitié des frais, et tu remarqueras que c’est de Rome que date l’habitude nouvelle de déclamer les vers, tandis que les Grecs chantaient tout naturellement et comme il convient. Depuis ce temps la terre d’Italie semble avoir pris sa revanche, car c’est d’elle que la musique nous est revenue.
« Il est même assez singulier, continua-t-il, que la musique, art de don suprême et d’inspiration, ait reparu par sa technique et que nous en devions la résurrection aux mathématiques. Avais-tu jamais réfléchi à cela ? Les signes dont les Grecs se servaient pour l’écriture musicale n’étaient autres que les lettres mêmes de leur alphabet, et si le moine d’Arezzo fut amené à inventer les notes aujourd’hui encore en usage, c’est sans doute par l’ignorance générale où l’on était de la langue grecque et parce que l’indifférence musicale des Latins avait négligé de douer les caractères romains d’une expression harmonique. Ainsi tout était perdu de la musique depuis les Grecs, et ce phénomène se présenta d’une langue universelle que tout le monde portait en soi, voulait et pouvait parler, écrire et répandre, et qui n’avait plus de signes ni pour l’écriture ni pour la parole, toutes les traditions en étant oubliées et tous les monuments anéantis.
« C’est en cela, n’en déplaise à Jean-Jacques, que Gui d’Arezzo rendit un service inappréciable. La gamme qu’il créa en la prenant des premières syllabes de chaque vers de l’hymne à saint Jean-Baptiste : Ut queant laxis, ne témoigne pas sans doute d’une imagination bien fertile, mais elle a rendu à l’univers muet sinon le chant, du moins la communion du chant, la composition et en résumé la musique même : c’est pourquoi je te disais tout à l’heure que, quoique vieille comme la création, la musique ne date guère pour nous que du XVIe siècle.
— Vous pensez donc, repris-je, que ces sept notes de la gamme de Gui d’Arezzo n’ont pas, après trois siècles écoulés, rendu tout ce qu’elles peuvent donner de combinaisons sonores, et qu’il reste encore quelque chose de nouveau à dire en cet art après Mozart et Beethoven ? J’imagine plutôt que, pareils à Raphaël et à Michel-Ange, ces deux génies ne laissent à leurs successeurs que la gloire de les imiter et de s’inspirer d’eux ; beaucoup de musiciens sont aussi de cet avis, que le dernier mot de la science des sons est prononcé depuis longtemps et que la voie est fermée aux créateurs.
— Mon cher enfant, fit-il en souriant, ne te laisse jamais dire qu’un art quelconque est épuisé par le génie d’un homme, quel qu’il soit. Après Shakespeare, on a encore écrit des drames et des pièces de théâtre ; après Hugo, on a fait des vers français, et après Beethoven on a inventé de la musique. Dans quarante ans d’ici, Richard Wagner, que tu admires et que j’ai le premier signalé en France, sera accusé d’être dépassé en hardiesse, et tes enfants l’appelleront poncif ! L’esprit humain est lent et rebelle : nous sommes encore de la race des Sicambres, qui tôt ou tard adorent ce qu’ils avaient brisé, et la vie se passe à faire des palinodies. Le jour viendra où l’on enseignera couramment dans les colléges des choses qui passent aujourd’hui pour des types de mauvais goût ; les plus grands ennemis de la science et les plus grands retardataires de l’Art, ce sont les professeurs. Regarde avec respect une peinture réputée insensée ; écoute jusqu’au bout la musique sifflée ; lis jusqu’à la dernière ligne le livre ridicule dont on fait des gorges chaudes, et souviens-toi ! Tu seras tout étonné, au bout de quelques années, de voir ce livre, cette musique ou ce tableau être admis au rang de modèles et servir à écraser les productions nouvelles. Tout le secret de ce qu’on a appelé mon génie de critique est là, et je te donne ce conseil pour l’avenir : lis tout, écoute tout et retiens tout.
« L’homme seul est stationnaire, mais l’humanité marche. Le public ne se compose que de vanités blessées ; trouver quelque chose de neuf et le produire, c’est déclarer la guerre à l’ignorance et c’est lui jeter un défi à la face, mais c’est aussi s’assurer la victoire. Artiste, parle toujours selon ta conscience et garde ton âme ouverte à toutes les manifestations imprévues de l’art ; quelle que soit l’absurdité que tu sembleras avoir émise, si tes yeux ou tes oreilles te l’ont dictée, ne crains rien et laisse passer les huées : c’est à toi que l’on reviendra. Beethoven a été conspué, Schumann passait pour un barbare ivre, Wagner n’est venu à Paris qu’au risque de sa vie ; mais la musique est immortelle, et ils ne sont encore que les précurseurs. »
NEUVIÈME ENTRETIEN
Malgré l’universelle sympathie que la bienveillance sereine de sa critique lui avait acquise et qu’il inspirait même à des ennemis politiques, Théophile Gautier n’a jamais pu voir son nom imprimé dans un journal sans être pris d’un tremblement. « De quelle abomination va-t-on m’accuser ? » telle était sa première pensée, et telle son irrésistible sensation, et il lui fallait s’y reprendre à plusieurs fois pour se décider à lire ce qu’on avait écrit de lui, l’article fût-il signé du nom le plus rassurant ! Je n’ai jamais connu à personne une pareille épouvante de la presse ; c’était vraiment à en dégoûter, non pas que le maître s’inquiétât en rien pour ses ouvrages de ce qu’on appelle l’opinion de la critique ; peu lui importait le jugement, favorable ou non, de ce groupe élu d’impuissants dont la compétence n’est établie que sur leur impuissance même dûment constatée et armée pour la vengeance. Depuis la préface de Mademoiselle de Maupin, son goût pour ce métier d’eunuques ne s’était pas sensiblement modifié, et le poëte qui avait écrit ces lignes : « Le critique qui n’a rien produit est un lâche ; c’est comme un abbé qui courtise la femme d’un laïque ; celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui » ; ce poëte, dis-je, n’était pas fait pour s’émouvoir des prétendues exécutions de nos gardiens du sérail littéraire. Ce qui le terrifiait, c’était le reportage.
Cette police secrète de la littérature qui ne respecte aucune intimité, aucun abandon, aucune douleur même, qui viole les portes et les serrures, et par laquelle la célébrité devient un supplice de toute heure, lui était odieuse autant qu’elle semble chère à la plupart de nos auteurs à la mode. La crainte qu’il en avait lui a arrêté plus d’une fois aux lèvres les plus doux épanchements du cœur ou de l’esprit. Une soirée parisienne était devenue pour lui, si mondain pourtant, une réunion inquisitoriale où la presse figurait un conseil des Dix, sous l’œil duquel il fallait s’observer, se tenir et mesurer les mots. Certes ! on peut dire que ce grand écrivain qui était en Théophile Gautier s’est manifesté tout entier à nous dans ses œuvres ; mais de cet admirable causeur, dont toute une génération plus heureuse avait gardé le souvenir, qui sait ce que nous a pris cette terreur des reporters et de combien de perles nous a frustrés ce grouillant troupeau devant lequel sa bouche ne voulait plus les semer ?
Les jeunes gens, dénués de toute vocation, qui se livrent à ce métier indéfinissable du reportage, ne connaissent assurément pas eux-mêmes la puissance de l’arme à deux tranchants que la badauderie leur a mise entre les mains. Il est du moins consolant de le supposer.
Quoi qu’on puisse penser de notre presse actuelle et de ses mœurs, il est impossible d’admettre qu’il existe en ce moment un journaliste capable de rester froid si on lui disait : « Vous avez avancé d’une heure la mort de Théophile Gautier !… »
Eh bien, les reporters l’ont avancée d’un mois ! Et quand je dis d’un mois, c’est probablement de davantage encore ; car dans ces terribles maladies, où la vie et la mort se livrent un combat sans repos, il suffit quelquefois d’atteindre un jour de soleil pour que la vie l’emporte et prolonge ensuite sa victoire. Toujours est-il que voici le fait ; je l’avais depuis trop longtemps sur le cœur, et je le signale aux méditations des nouvellistes.
Théophile Gautier était un être extraordinairement impressionnable. Tous ceux qui l’ont connu savent quelle horreur il avait de la maladie et même des malades. Avec cela superstitieux comme un Oriental, il voyait partout des causes de mort, et la Divinité ne lui apparaissait qu’acharnée à la perte de l’homme, éternellement malveillante et travaillant à notre suppression. La moindre indisposition prenait pour lui les proportions d’une catastrophe domestique et l’affectait jusqu’à la prostration. Le jour où il tomba malade, il se crut perdu, et l’on eut toutes les peines du monde à le faire revenir sur cette impression mortelle. La première des précautions avait été de ne plus laisser entrer un journal à la maison sans le parcourir d’abord d’un bout à l’autre, et de supprimer ceux qui annonçaient la maladie. Hélas ! c’était surtout le nom de cette maladie qu’il importait de lui cacher, car elle ressemblait trop à un pseudonyme de la mort.
Tous les reporters qui venaient à Neuilly prendre des nouvelles du maître étaient par nous suppliés de ne les point donner au public, et tant que nous pûmes mentir et annoncer le mieux, toutes nos ruses réussirent. Ne sachant pas ce qu’il avait, et toujours trompé par nos gaietés feintes, notre grand méfiant conservait l’espérance. Nous sentions bien parfois son puissant regard noir nous entrer jusqu’à l’âme et y poursuivre notre secret ; mais nul encore ne s’était trahi. De vastes projets d’études et de voyages, toujours entretenus, nous aidaient à notre œuvre d’illusion ; nous le détournions du présent en agitant les voiles roses de l’avenir. Mais qui pouvait lutter avec la sagacité d’un tel homme doublée de la terreur incessante qui le tenait toujours en éveil ? Un jour il ne demanda plus ses journaux ; même il les déclara vides et sans intérêt. On se laissa prendre au piége ; la surveillance se ralentit. Puis un matin, au déjeuner, il nous dit : « J’ai donc une maladie de cœur ? — Quelle idée ! fîmes-nous tous en pâlissant. — D’ailleurs je m’en doutais ! » ajouta-t-il, et il nous quitta avec un affreux sourire.
Nous nous précipitâmes sur les journaux ; dans le salon, au pied d’un fauteuil, nous en ramassâmes un, qui contenait cette information. Il l’avait lue ! C’est de ce jour que le maître s’est laissé mourir !… Je n’aime pas les reporters.
Je n’ai pas cité ce lamentable exemple des effets du reportage pour en conclure à la suppression de l’institution, quoique, à la vérité, je n’estime pas les services qu’elle peut rendre à l’égal du mal qu’elle cause, même le plus involontairement du monde. D’ailleurs le courant de la mode est un de ceux que l’on ne remonte point. Les entrepreneurs de journaux me semblent en cela assurément bien moins coupables que le public lui-même dont les curiosités oisives ont besoin de ce commérage quotidien. Le reportage est un produit de la vanité parisienne, la fleur morbide et empoisonnée de cette plante de serre chaude ; et tant qu’il y aura des gens pour désirer connaître les jolis scandales du grand et du petit monde, il y en aura aussi qui feront métier de les leur dépister pour de l’argent. Le jour où une aimable maîtresse de maison a dit à un journaliste, dans l’embrasure d’une fenêtre : « Si vous trouvez mon bal à votre goût, ne vous gênez pas pour l’écrire », le reportage a été acclimaté à Paris, et Paris est devenu inhabitable aux hommes d’étude ou de famille. La rue est entrée dans la maison, et les plus belles gloires se sont vues violer par la foule, qui ne distingue pas entre la célébrité d’un assassin, celle d’une courtisane ou celle d’un grand poëte, et les confond dans ses indécentes et avides curiosités.
Je ne fais ici, comme il est aisé de le sentir, que reproduire sur ce sujet les idées mêmes de mon maître, justement terrifié, je l’ai dit, par l’envahissement du reportage. Il disait encore : « Lorsque le Mirecourt m’a appelé fourmi prétentieuse, tu penses si je me suis amusé ! Prétentieux, c’était possible ! mais fourmi, moi, avec ma corpulence ! Cet homme évidemment ne m’avait jamais vu. Malheureusement pour moi, je n’ai jamais rien eu de la fourmi, et cigale eût été plus juste, au moins dans un sens. Fourmi prétentieuse est décidément improbable ; je crois qu’il n’aura eu aucun retentissement, et qu’il a manqué son effet sur le public. Mais maintenant c’est autre chose, et je suis mieux connu ; tu avoueras qu’il est assommant de ne pouvoir entrer au water-closet, par exemple, sans que toute la presse publie le lendemain : “Théophile Gautier a la colique !” Outre que cela peut nuire à ma considération dans les salons, cela peut aussi avoir de funestes conséquences ; car enfin si on poste des reporters à la porte de pareils endroits, personne n’osera plus y entrer ouvertement, comme je l’ai fait jusqu’à présent, et voilà toute une branche de l’industrie dévastée, sans compter les culottes, ajouta-t-il en riant.
« Ce qu’on peut ruiner de gens avec un mot est inconcevable. Voilà pourquoi je te conseille la plus grande réserve dans ce que tu écris. Nous en sommes arrivés à ce point de liberté qu’il ne faut plus rien dire et que tout est de trop dans un article. On m’a souvent demandé la cause de mon indulgence dans la critique, et beaucoup l’ont attribuée à une indifférence implacable pour les productions du temps actuel. C’est une erreur. On oubliait toujours que j’écrivais dans le journal officiel du gouvernement et que les arrêts que j’y portais prenaient de cette officialité une portée toute particulière. Si j’avais condamné trop péremptoirement une œuvre d’art, tableau, statue ou comédie, j’aurais entravé la carrière de l’artiste et lui aurais souvent volé son pain. D’ailleurs, je savais ce que c’est que produire et n’en jugeais pas à la légère comme ton ami Sarcey et ceux de son école qui s’imaginent que le rôle de la critique consiste à trouver les défauts d’une œuvre et à les mettre en lumière, et qui avant quinze ans auront tari toutes les sources vives de la production à force de dire aux gens qu’ils n’y entendent rien et de décourager toutes les tentatives. Et puis, si l’envie d’être méchant m’était venue, j’en aurais été suffisamment empêché par le souvenir de mon marchand de boutons de guêtre.
— Quel marchand de boutons de guêtre ?
— Comment ! tu ne connais pas mon histoire du marchand de boutons de guêtre ? J’avais écrit un jour, je ne sais plus dans quel feuilleton du Moniteur, une phrase à peu près de ce genre : bête comme un marchand de boutons de guêtre ! C’était bien inoffensif, n’est-ce pas ? Tu le crois, et je le croyais aussi. Mais pas du tout. Il se trouva que l’article fut lu par un marchand de boutons de guêtre susceptible qui, pour l’honneur de la corporation, se fâcha. Il résolut de se venger et y parvint, comme tu vas voir. Il acheta en sous-œuvre tous les billets que j’avais faits à des créanciers et qui se prélassaient dans le commerce paisiblement en bons billets qu’ils étaient, et quand il les eut tous dans la main, il me fit avertir qu’il allait me faire vendre. Je lui offris de payer par à-compte échelonnés ; il s’y refusa. Je mis à sa disposition la somme tout entière ; il me répondit qu’il ne voulait pas de mon argent, qu’il m’en donnerait au besoin, mais qu’il s’était mis en tête de me faire vendre et qu’il me ferait vendre. J’ai été obligé de recourir à un huissier pour le contraindre à accepter son dû ; à un huissier, entends-tu ! Ah ! mon cher enfant, pèse bien tes mots, quand tu écris ! »
DIXIÈME ENTRETIEN
J’ai dit que Théophile Gautier était très-superstitieux ; il n’était pas superstitieux, il était la superstition même. L’idée qu’il avait de la Divinité, idée tout orientale et presque indienne, selon laquelle Dieu est malfaisant et ne se manifeste que par des événements fatals à l’homme, son ennemi, avait établi en lui une croyance inébranlable aux influences occultes. La vie lui paraissait semée des embûches les plus noires par le monde supérieur.
Il croyait aux sortiléges, aux enchantements, aux envoûtements, à la magie, aux sens des songes, à la divination des moindres accidents, couteaux en croix, salière renversée, trois bougies allumées, que sais-je encore ? Ce qu’il a écrit de la jettatura n’était que la faible expression de ce qu’il en pensait ; et il ne faudrait pas s’imaginer qu’il jouât en cela la plus petite comédie par amour de l’originalité ou haine du philistinisme : c’était chez lui conviction sincère, intime et profonde. Malgré toute l’estime qu’il avait pour le talent du maestro Offenbach et même, je crois, malgré des relations antérieures, il était impossible de prononcer le nom de cet artiste devant lui, depuis que celui-ci passait pour doué de la puissance involontairement fatale du mauvais œil, sans que Théophile Gautier fît paratonnerre dans le rite voulu et jetât par la fenêtre le fluide fascinateur. Il n’y a pas d’exemple qu’il ait écrit en quelque endroit le nom du musicien ; il évitait même de le désigner par une périphrase, et quand les nécessités de la critique l’exposaient à rendre compte dans le Moniteur d’une production nouvelle de l’auteur d’Orphée aux Enfers, c’était un autre qui écrivait le feuilleton.
Toute action entreprise le vendredi devait aboutir à une catastrophe, et cette croyance s’était d’autant plus enracinée dans son esprit que, pour avoir voulu en transgresser la loi une seule fois, disait-il, il en avait été puni douloureusement. Rien n’a jamais pu lui arracher de l’idée que s’il s’était cassé le bras à son voyage en Égypte, ce n’était que pour être parti un vendredi et avoir voulu faire de l’esprit fort, à la moderne.
Il fallait l’entendre encore parler de l’escarbot rencontré par Gérard de Nerval sur la route d’Alep, en Syrie, et de ce corbeau sinistre et fatidique qui, de ses yeux fixes, du haut d’une vergue, avait jeté le fascino à son ami. Ce corbeau-là, il assurait en avoir ouï le croassement rue de la Vieille-Lanterne et l’avoir reconnu ! Terrible crédulité, contre laquelle il n’y avait pas à lutter, et qui contribua trop, pendant les derniers jours, à assombrir cette âme frappée, et visitée des fantômes de la mort. Quand, pour le rasséréner, on se risquait à parler librement de ces choses et à opposer des contre-preuves à ses exemples, le maître se contentait de vous regarder avec dédain, sans répondre, ou il vous traitait d’imbécile ou de fils de Voltaire, ce qui pour lui était absolument synonyme. Je dois ajouter, malgré mon scepticisme absolu à l’égard de ces préjugés, que pendant la dernière année de la vie du poëte, le jardin de sa petite maison fut hanté par une chouette, ce qui jusque-là était resté sans exemple, et que, la nuit, nous fûmes souvent réveillés par les croassements de cet oiseau de malheur, lequel, hélas ! n’avait plus rien à nous présager. Je ne crois pas qu’il l’ait entendue, à cause de sa dureté d’oreille toujours croissante, mais je l’aurais volontiers étranglée, elle et ses petits, pour l’angoisse qu’elle me causait, la malheureuse.
Plusieurs personnes m’ont demandé si Théophile Gautier, qui a écrit Spirite, croyait au spiritisme. Le maître s’amusait beaucoup de cette question, souvent adressée par moi aussi ; il aimait à raconter qu’à l’apparition de ce livre, où se trouvent, de son aveu, les dix plus belles pages qu’il ait écrites, il avait reçu une innombrable quantité de lettres d’adeptes, lui parlant comme à un initié et à un prêtre de cette bizarre religion. Un correspondant lui avoua même qu’il avait, lui aussi, sa spirite, dont il était visité et avec laquelle il entretenait un commerce quotidien. Le maître lui répondit qu’il était bien heureux !
« Mais enfin, lui dis-je, vous qui croyez à tout et qui avez trente-sept religions, avez-vous aussi celle-là ?
— Non, je n’y crois plus, fit-il ; mais j’y ai cru en écrivant le livre. »
Si, lassé quelque jour de la politique et de ses déboires, M. Henri Rochefort manifestait la résolution d’en revenir à ses études dramatiques d’autrefois, je tiens à sa disposition un scénario de drame oublié par lui dans la paisible habitation de Théophile Gautier, au temps où il visitait le poëte.
Ce scénario, intitulé le Jettatore, est pris d’une très-célèbre nouvelle du maître, dans laquelle celui-ci a dramatisé sa plus vive superstition de fataliste. Sur la première page du manuscrit, le temps ironique a laissé cet autographe d’une écriture aristocratique et courante : « M. Rochefort, au Charicari, 16, rue du Croissant. » Je ne m’appesantirai pas à raconter ici le sujet de ce drame, que tout le monde connaît d’après le roman même. L’écrivain du Charivari ne me semble pas, à dire le vrai, en avoir tiré tout le parti désirable pour la scène, et peut-être ne faut-il chercher que dans cette insuffisance la cause qui fit avorter la collaboration. Si le pauvre Chilly, alors directeur de l’Ambigu, qui avait présenté M. Rochefort à Théophile Gautier comme un charpentier de première force, n’appuyait son jugement que sur ce scénario, il faut avouer que son autorité était imméritée ou qu’il tendait là au poëte un mauvais piége.
Je l’ai lu attentivement, ce plan en huit tableaux, et je déclare n’y avoir rien rencontré qui rappelât en quelque façon non-seulement le génie du maître, mais encore l’esprit, très-réputé déjà, de M. Henri Rochefort. La seule trouvaille où l’on reconnaisse la main parisienne de l’auteur de l’Homme du Sud est formulée en ces termes : « Manigot est avec sa femme, il est furieux contre elle… Il croit à une intrigue entre elle et M. d’Aspremont (le jettatore). Il est sorti le matin avec lui (dans Naples) et il a vu nombre de personnes qui lui faisaient des gestes significatifs (les cornes), il n’osera plus se promener dans Naples. » — L’idée de cette méprise est assurément comique et il n’est point douteux que l’honneur en revienne à M. Rochefort.
Quoi qu’il en soit, cette collaboration, que je consigne en historien fidèle, en demeura à ce seul scénario. M. Rochefort ne revint plus à Neuilly. À propos de M. Rochefort, je dirai que Théophile Gautier n’avait pour la politique et les politiqueurs que des mépris et encore des mépris ; il les tenait pour les derniers des derniers des êtres pensants ; je n’oserais point écrire ce qu’il en disait publiquement, dans la crainte de paraître exagérer. Toutes violences lui semblaient justifiées par cet abominable métier, même celles du couperet, sa conséquence logique et naturelle. C’était sa seule haine.
Sans excepter M. Rochefort de ses exécrations, il ne pouvait revenir cependant de l’étonnement que lui avait causé l’avénement de ce garçon d’esprit à la popularité. Très-sensible à la gentilhommerie et aux belles manières, le maître, à ce nom de Rochefort, se représentait toujours ce jeune homme maigre, élancé, au teint verdâtre, au front surplombant des yeux caves, rappelant Mérimée jeune, qui lui avait été présenté comme marquis et comme poëte, et qui pendant quelques jours l’avait enchanté par ses façons nobles, son excellente éducation et la recherche de sa tenue.
« Cet animal-là, s’écriait le maître, assez flatté des timidités respectueuses qu’il inspirait, cet animal-là était tellement troublé quand il venait ici qu’il se cachait dans les coins sans prononcer une parole ; à ce point que, malgré sa réputation d’esprit, tout le monde le croyait bête. Si on m’avait dit, par exemple, que celui-là serait le chef des sans-culottes !… Il faut qu’on lui ait jeté le mauvais œil. »
Fait curieux ! dans la pensée du maître, l’opinion qu’il avait sur la politique n’était point séparée de celle qu’il professait à l’égard des cafés, auxquels il attribuait toute la responsabilité de nos désastres et un rôle considérable dans les mœurs du second empire. Un jour que je l’avais lancé sur ce terrain, voici comme il s’en expliqua avec moi :
« Ceux qui plus tard écriront l’histoire de cette époque si prodigieusement tourmentée, n’auront point à chercher loin la cause de nos révolutions diverses, s’il existe encore des cafés à Paris. Le grand désorganisateur de la société moderne, c’est le café, ou, si tu veux, l’estaminet, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’il affecte au gré d’une mode toujours capricieuse. Nous ne succombons qu’à la violence des vices que le café groupe, favorise et développe.
« L’attrait du café est triple : il satisfait d’abord à ce besoin de vie publique dont les nations sont dévorées depuis notre Révolution de 89 ; il se substitue ensuite à la vie de famille dont nous sommes manifestement fatigués ; il flatte enfin un certain goût de l’avilissement, qui est le propre du mâle, et cette sorte de vertige de la débauche que la nature a mis en nous et que le meilleur législateur ne pourra jamais que refréner. Car, à bien observer, le café est par lui-même ennuyeux, comme tout ce qui n’est point naturel, et le plaisir qu’il donne ne peut pas être formulé.
« Dire que le café a pris en politique une énorme importance, n’est-ce point résumer d’un mot notre histoire pendant les dix dernières années de l’empire ? L’empire, ce sont les estaminets qui l’ont renversé ! As-tu vu, par exemple, l’aspect du boulevard Montmartre le jour du meurtre de Victor Noir ? Si tu l’as vu, tu as dû comprendre la puissance nouvelle du café politique. Dans cette vaste rumeur qui sortait de là, grandissante, entre l’écume de la bière et la fumée de tabac, insaisissable à la police, mais entendue déjà de tout Paris, il était trop facile de reconnaître les premiers grondements de l’orage dans lequel l’empire a sombré. La colère publique trouva dans les cafés une immense armée de conspirateurs tout prêts, amassés là et groupés en communion politique par les lois répressives contre le droit de réunion. Lois absurdes, si jamais il en fut, car on ne retire pas impunément à un peuple, même moins susceptible que le nôtre, son droit à la vie de forum. De toutes les libertés, celle de brailler fut de tout temps la plus chère au peuple français, et, dans le métier de prince, il est élémentaire d’accorder celle-là tout de suite et comme don de joyeux avénement ; car mieux vaut pour la sécurité publique cent meetings, entends-tu bien, à assourdir une tempête, qu’un de ces petits caboulots, sombres et silencieux, où sur des tables grasses, entre deux journaux déchirés et souillés, le bock sous la main et la pipe aux dents, deux ouvriers disputent des intérêts publics et ne semblent au premier abord causer que de la pluie et du beau temps. »
« Parbleu, fis-je, je vous y prends en flagrant défit de libéralisme !
— Le jour, reprit le maître sans répondre, où les Parisiens, les Lyonnais, les Marseillais, les Lillois, les Bordelais, tous les Français des grandes villes, pourront librement s’assembler sur leurs places et traiter à pleine voix de la chose publique, la politique évacuera les cafés où elle est acculée bêtement, et l’estaminet redeviendra ce qu’il était d’abord, un lieu de rendez-vous pour la paresse, la littérature et l’envie. Et celui-là serait peut-être le gouvernement stable chez nous qui, connaissant mieux l’esprit théâtral de ce peuple, le laisserait manifester, hurler, divaguer, et se jeter des pommes cuites en plein air, sans y mettre sergents de ville ni mouchards, et satisferait ainsi à notre manie nationale de tout savoir sans avoir rien appris et d’exercer sur le premier sujet venu notre inéloquence naturelle. »
« Mais si le café est d’abord un essai de vie publique, une sorte de transformation moderne du forum, il est aussi un démenti à la vie de famille, comme le cercle auquel il a donné naissance. Autour du grand homme politique, et tout estaminet a le sien, pivote une clientèle d’habitués qui, chaque jour, à la même heure, à la même place, reviennent comme des chiens à l’attache. D’abord te représentes-tu bien la chose ?
« Régulièrement à l’heure dite ils arrivent. Ils vont s’asseoir à leur table, elle est retenue, à côté des mêmes habitués, devant le même jeu de cartes grasses, ou de dominos noirs, gluants et cariés comme de vieilles dents, en face de la même sempiternelle glace piquée des mouches ; ils accrochent leurs chapeaux à la même patère, et le même garçon, nommé Joseph, leur sert invariablement le même moka au jus de réglisse dans d’horribles tasses-blocs pareilles à des cornets de trictrac. Pour horizon une forêt de queues de billard, et derrière, au comptoir, à demi masquée par une haie de carafons, une poupée de cire aux grâces hottentotes, au sourire éternel comme ses quarante printemps, fraîchement émoulue des mains de l’artiste capillaire et pouvant lui servir de réclame, si elle tournait ! Pour atmosphère, de la vapeur d’alcool sous un nuage de fumée opaque à couper, comme on dit, au fil à beurre, mais fondue dans un goût de cuir, culottée et cuite, et où se retrouve la pipe éteinte, l’eau grasse des cuisines et la sueur des abonnés. Pour musique, le froissement des dominos sur le marbre, les disputes aigres des joueurs et des politiqueurs, les cris exaspérés des josephs qu’on surmène, les courants d’air, et parfois les trios passagers des petits Italiens de Barbarie. Pour société, des fainéants, braillards, vantards, envieux, tueurs de temps, forts au carambolage, réformateurs de société, connaisseurs en bières et artistes en calembours. Tu les reconnais, hein ! eh bien, tous ces gens-là sont des pères de famille.
— Oh ! m’écriai-je, sentant venir le paradoxe.
— Je te dis, reprit-il, que les trois quarts au moins sont des gens mariés et très-parfaitement pères de famille. Note qu’ils adorent leurs femmes et leurs enfants, et qu’ils sont les plus enragés d’estaminet, et que pas un ne manque, à l’heure accoutumée, de venir y perdre son temps et dépenser son argent ! Tu ne te doutes pas de ce que c’est que l’attrait du café. Il y a des gens qui meurent d’en être sevrés, et j’ai vu dans les maisons de fous des êtres qui en rêvent comme on rêve du paradis.
— Comment expliquez-vous cette habitude ? »
« D’abord, continua le maître, par le tabac, dieu jaloux qui veut son temple ! Le vrai fumeur qui, les pieds dans ses pantoufles, culotte tranquillement sa pipe au coin du feu, chez lui, tandis que sa femme tricote et que ses marmots piaillent, n’a qu’un rêve, c’est celui d’aller fumer au café, car c’est là qu’on fume et non ailleurs. C’est au café que le dieu se manifeste, parmi les nuages d’encens. Les raffinés, les dévots ont même pour la circonstance une pipe spéciale dont ils n’usent que là et qu’ils laissent dans l’établissement, pendue à une planchette numérotée, aux soins du garçon. Celle-là est la bonne, la vraie, celle à laquelle ils pensent, dont ils parlent, et dont le culottage leur est plus cher que la prunelle même des yeux. Pourquoi cette première manie, vas-tu me dire ? C’est que le plaisir du tabac est égoïste, sale et grossier ; il est l’onanisme de l’esprit, et le fumeur n’ayant plus l’énergie dernière de cacher son impudeur, il l’étale cyniquement devant la complaisance de ses complices et se pare de leur complicité. Remarque qu’un fumeur ne fume tranquillement que si d’autres fument avec lui.
— Il est des femmes qui autorisent chez elles le cigare et jusqu’à un certain point la pipe, si elle est jolie.
— Oui, mais elles ne fument pas, elles.
— Quelques-unes cependant, sans doute pour retenir les hommes dans leur société, ont pris l’habitude d’allumer un cigare après le repas et d’en tirer quelques bouffées.
— Tu dis vrai, mais vois-tu, il y a un axiome terrible en fumerie, et contre lequel rien ne prévaudra, c’est celui-ci : fumer avec des femmes ce n’est pas fumer. »
« Une autre cause, en effet, reprit le maître, de l’attrait du café sur les plus honnêtes gens, c’est le besoin des conversations mâles. Ceci est affaire de physiologie. Il est très-certain que tous les hommes, et les artistes surtout, ont besoin de se soustraire quelquefois à l’influence dissolvante de la femme. Le commerce de la femme, par sa douceur même, excite à l’improduction, ou tout au moins il débilite les facultés mères de l’esprit. Hercule aux pieds d’Omphale finit par filer la quenouille. Le café répond à cette nécessité véritable que le mâle éprouve de hanter le mâle et de sortir parfois du gynécée.
« Encore cette nécessité n’eût-elle point engendré une habitude universelle si la femme moderne avait un sens plus juste de son rôle et si les romanciers ne lui avaient point faussé l’idée de l’amour. Mais il faut bien le dire, soit résultat d’une éducation étroite, soit effet d’une vraie infériorité intellectuelle, la femme ne connaît plus la mesure de sa fonction ; ou elle n’aime pas, ou elle aime trop. C’est entre ces deux exagérations que se classe le sentiment calme d’où naît la famille. Or, à Paris du moins, la famille se meurt. Le mariage moderne a fait de la femme tout excepté la compagne de l’homme. Ce qu’on appelle le foyer n’est qu’un tas de cendres où nul ne se réchauffe, ni le père, ni la mère, ni les enfants, et lorsque dans une union l’heure de la désillusion sensuelle a sonné, lorsque la femme a découvert qu’elle n’était pas tout, absolument tout, dans la vie de l’homme, lorsque l’homme aussi s’est aperçu que la femme l’absorbait trop, une scission trop fatale se produit et le mâle se sent dégoûté de la femelle. C’est alors que le café, le café où il n’y a pas de femmes, ouvre au malheureux son antre de consolations fumeuses, et qu’il se sent soulagé du cotillon. »
« Quant à la troisième séduction de l’estaminet, elle n’est autre, si tu veux le savoir, que le goût de l’abrutissement par la boisson. Ceci t’étonnera peut-être, mais sache bien que le besoin de s’abêtir, de s’énerver et de se dégrader, sans être précisément le signe de cet âge, en est pourtant l’un des caractères particuliers, et que ce sont les plus intelligents qui l’éprouvent. La vie de café, l’odeur de café, le bruit de café, deviennent pour des êtres parfaitement équilibrés d’ailleurs, une nécessité que rien ne dompte, et ils n’ont point tout à fait tort, ces bonnes ganaches de parents de province, qui recommandent par-dessus toute chose à leurs enfants d’éviter ces lieux de perdition. Je plains, sans être prud’homme, celui qui s’est assis à une table dans la rue pour y prendre un verre de bière. Je plains celui qui a goûté par curiosité au verre d’absinthe de son ami, et l’imprudent qui a touché à la carte grasse ou à la queue de billard que dans un café lui a tendues son frère. Celui-là a déjà perdu sa liberté, l’amour du travail et la fierté. Il s’est chargé d’une passion que rien ne soulage ; ni l’amour, ni l’amitié, ni le devoir, ne l’emporteront sur elle et il mourra inassouvi de son propre avilissement. Tu me trouves sévère, mais écoute cette histoire, qui est vraie, et qu’elle te serve d’enseignement, jeune disciple ! »
« Tu as entendu parler de D***, un dessinateur de génie, une des figures de ce temps, oui, le célèbre D*** lui-même. Un jour, las de la vie de café qu’il menait depuis vingt ans, D*** se marie avec une femme qu’il aimait, espérant ainsi rompre avec un passé de paresse indigne de son grand nom.
« Sa femme, bonne et douce, et sentant de quelle grave responsabilité son mariage l’avait chargée, commence par prier l’artiste de reprendre ses habitudes de fumeur. Celui-ci ne se le fait pas dire deux fois : il va chercher sa pipe. Au repas du soir, prévenance nouvelle, le mari se voit servir une tasse du plus fin moka, brûlant et parfumé, et quand il l’a bue, on lui en sert une autre, suivie d’un petit verre de cognac de la plus respectable capacité. La première surprise passée avec la première effusion de reconnaissance, D*** prend machinalement son chapeau et s’esquive sous un prétexte.
« Une heure après, timide et gêné, il rentre avec l’allure d’un homme qui vient de commettre une faute.
« “Vous venez du café, lui dit tristement sa jeune femme, c’est ma faute ; je ne vous aurai point donné ce soir tout ce qu’il vous fallait ; je chercherai.”
« Le lendemain à la même heure, même scène. D*** se lève pour sortir. “Mon ami, dit-elle, voulez-vous m’y emmener avec vous ?”
« Arrivée à l’estaminet habituel de son mari, elle s’assied et observe, goûtant à toutes les consommations et les trouvant absolument détestables. Le jour suivant, après le dîner, elle apporte à son mari toutes ces mêmes consommations. Celui-ci ne pousse qu’un cri de détresse : “Quelles sont ces drogues ? — Mais, répond la pauvre femme toute confuse, c’est ce que je vous ai vu prendre hier à votre café ; j’ai cru qu’il fallait vous servir ainsi pour vous plaire. — C’est ma foi vrai ! dit D*** ; mais d’où vient qu’ici cela me semble si mauvais ? Ce café est de la boue, cette eau-de-vie du poison pur, et ce sucre n’est que du plâtre. — Retournons donc là-bas, dit la femme, je veux arriver à vous satisfaire et à vous retenir à la maison ; je trouverai !”
« “J’ai trouvé !” lui dit-elle radieuse, le soir en sortant de la tabagie. Et le lendemain elle sert elle-même à son mari le malheureux café dans une de ces tasses-blocs, massives, atroces, dont les estaminets ont le monopole ; plateau, soucoupe, carafon, sucre cassé en rectangle, tout y était. “Qu’est ceci ! s’écrie D*** et quelle diable d’idée avez-vous eue là, ma chère ?”
« “Allons ! soupire l’innocente, ce n’est point encore cela qui vous attire à votre café et qui vous y attache. Peut-être est-ce le monde que vous y rencontrez. Il faut me le dire, je vous en prie, nous inviterons vos amis.”
« Très-ému et très-touché, l’artiste resta pensif quelques instants, puis, les larmes dans les yeux : “Vois-tu, petite, fit-il, ce n’est ni le moka à la chicorée, ni le trois-six, ni la tasse-bloc, ni la société, ni quoi que ce soit de ce que tu penses, qui m’arrache d’auprès de toi que j’aime plus que tout. Ce que c’est, je n’en sais rien, ou plutôt je n’ose pas me l’avouer à moi-même. Mais si tu veux que nous vivions heureux, laisse-moi aller passer là une heure tous les soirs. Je m’y ennuie, je m’y empoisonne, je m’y abêtis, mais c’est mon café, et j’ai besoin d’y aller comme on va à son ministère.”
« Et la femme, jalouse de son bonheur, y consentit. »
- ↑ Il aimait à conter à ce propos une anecdote que voici.
C’était à la campagne, dans un château hospitalier, qui, chaque été, réunissait un groupe choisi d’artistes et de savants. Le parc est traversé d’un étang poissonneux où vivent, l’annulaire aux ouies, des carpes séculaires, vénérables fiancées du temps. Il prit un jour fantaisie à l’un des hôtes d’en manger une à son déjeuner. Désaccoutumée depuis cent ans de la crainte des piéges, presque aveugle d’ailleurs, l’aïeule se laissa prendre, et fut incontinent portée à la cuisine.
Mais voilà qu’au bout de quelques instants la cour du château s’emplit de marmitons criant, effarés, et donnant des signes de la terreur la plus grande. Le maître-queux lui-même apparaît comme un mort, le visage décomposé, les mains tremblantes, et, comme dans Riquet à la Houppe, une agitation extraordinaire se manifeste dans le sous-sol où brillent les grands fourneaux. Tout le monde accourt et se groupe autour du chef, qui raconte que la carpe, aussitôt mise dans le court-bouillon, a poussé des cris à fendre l’âme, et que jamais il n’a entendu plaintes plus déchirantes. Les gâte-sauces, groupés autour de leur maître, confirment le récit, et tous déclarent qu’ils aiment mieux rendre leurs tabliers que de continuer à faire cuire un poisson aussi extraordinaire.
« Extraordinaire, fait alors Théophile Gautier. Mais non, tous les poissons crient quand on les fait cuire ; la carpe avait une voix plus forte que les autres, voilà tout. »
À cette remarque du poëte, tous les savants de s’exclamer disant que c’est une mystification ou que quelque illusion d’acoustique a trompé les cuisiniers ; mais qu’il est bien connu et bien établi que les poissons sont affectés d’aphonie.
« Le fait, concluent-ils, est enseigné dans les parties les plus élémentaires des moindres traités d’histoire naturelle.
— Savantissimi doctores, dit Gautier, ce sont les naturalistes qui font les Histoires naturelles !
— Comment les poissons crieraient-ils, puisqu’ils n’ont pas d’organes vocaux ?
— Ils en ont, reprend-il, et c’est là ce qui vous trompe. » Et là-dessus, le voilà donnant à l’assemblée une telle leçon d’ichthyologie, avec cette puissance de réalisation qui le caractérisait, qu’il semblait que tous les poissons des rivières et des océans protestassent avec lui contre l’ignorance et la malveillance des savants. Il détaillait, disséquait, anatomisait les moindres fibres de leur organe vocal. Il les faisait vibrer, chanter, crier, hurler, murmurer, selon les passions qui les animent, colère, joie, désespoir, douleur ou plaisir. Il dévoilait leur vie mystérieuse, leurs amours, leurs guerres, et, arrivant enfin à l’abominable supplice que l’homme leur inflige de les faire cuire vivants, il le dépeignait en des termes tels que les pauvres marmitons fondirent en larmes, et que, des savants eux-mêmes, pas un ne put toucher au poisson pendant huit jours, et qu’on n’en servit plus sur la table.
Le lendemain de l’aventure, l’un de ces savants, qui était retourné à Paris, lui écrivit :
« Mon cher ami, j’ai passé la nuit à vérifier vos assertions ; elles sont toutes d’une exactitude admirable. C’est vous qui êtes le savant, c’est nous qui sommes les poëtes. »
- ↑ À l’intérieur, la maison de Théophile Gautier était aussi petite et étroite que Socrate eût pu le désirer. Longtemps elle fut pleine d’amis et de clients !
Au rez-de-chaussée elle se composait d’un vestibule d’entrée assez large, ouvrant sur la rue de plain-pied, chauffé par un grand poêle de tôle et décoré de plats en cuivre repoussé et d’une série d’eaux-fortes sur Othello, par Théodore Chassériau. À gauche le salon s’étendait sur toute la profondeur de la maison : du côté du jardin il recevait le jour par une glace sans tain placée sur la cheminée. Cette cheminée était assez richement ornée : on y admirait une superbe pendule Louis XIV, deux grands vases de Sèvres, cadeau de Napoléon III, des bronzes de Barye, de Clésinger, de Frémiet, de Christophe et de Rosa Bonheur ; sous verre une cire de Frémiet, représentant le cheval mort du capitaine Fracasse et dont Gautier disait « qu’il était l’image de son âme ! » Ce salon servait de galerie, et c’était là que le maître avait accroché les meilleures pièces de sa collection, les Trois Tragiques d’Ingres, la Lady Macbeth et le Combat du Giaour de Delacroix, la Diane de Paul Baudry, les Pifferari d’Hébert, la Clairière de Théodore Rousseau, la Panthère noire de Gérôme, la Pasqua-Maria de Bonnat, le Christ et Madeleine de Puvis de Chavannes, la Vue d’Orient de Diaz, la Tourmente de Schreyer, la Tête de femme de Ricard, la Léda de Ziegler, le Moine de Robert-Fleury, le Tir arabe de Fromentin, la Toison d’or de Jalabert, le Jardin Boboli de Lapierre et Baron, les Muletiers espagnols d’Adolphe Leleux, etc., etc. Parmi ces divers tableaux de maîtres, Théophile Gautier, par un touchant sentiment de regret pour son « premier métier », comme il l’appelait, avait placé une étude dont il était l’auteur : c’était une allégorie de la Mélancolie que sa fille cadette lui avait posée.
On y voyait aussi le portrait du poëte par M. Bonnegrace, aujourd’hui en la possession de M. Théophile Gautier fils.
Cette collection était non-seulement toute sa fortune, mais elle était aussi toute sa joie ; il aimait à en faire les honneurs aux visiteurs. Personne n’osa jamais prendre sur soi, même aux heures les plus dures, de lui conseiller de s’en défaire : c’eût été lui porter un coup mortel. Quant au salon en lui-même, il avait fort belle tournure avec son mobilier Louis XIV en damas rouge. Une charmante console Louis XVI, surmontée d’un miroir encadré de vieux bois sculpté, occupait le centre du panneau, et, devant elle, posé à terre, le superbe bronze de Préault, la Comédie humaine, dessinait sa silhouette dramatique. L’artiste avait fait couler pour Théophile Gautier cet exemplaire unique d’un projet de tombeau pour Honoré de Balzac.
De l’autre côté du vestibule, c’est-à-dire sur la droite, s’ouvrait, propre et luisante, la cuisine, avec ses grappes de casseroles de cuivre, son vaste fourneau et ses tables. Théophile Gautier y descendait assez souvent, pour y apprêter des mets de sa façon. Il avait la prétention, d’ailleurs parfaitement justifiée, de réussir le risotto, par exemple, comme personne au monde. Il devait à ce talent d’avoir conquis la protection particulière du cuisinier de l’empereur de Russie, auquel il avait dévoilé sa triomphante recette. Ce maître-queux, d’ailleurs, professait pour le poëte une admiration particulière dont l’origine est plaisante. Ayant un jour servi sur la table impériale un mets très-apprécié du tsar et dans la composition duquel il entrait des amandes pilées, il en avait reçu des compliments unanimes. Seul Théophile Gautier s’était montré froid pour l’artiste. Il voulut connaître la raison de cette réserve.
« Mon ami, lui dit gravement le maître, je m’attendais à des amandes, et je n’ai trouvé que des macarons pilés. Vous trompez la confiance du tsar ! »
Le chef rougit et avoua sa supercherie innocente, mais, à partir de ce jour, il ne travailla plus que pour Théophile Gautier, qui lui apprit le risotto !
La seconde porte de droite, dans le vestibule, donnait l’accès de la salle à manger. Cette salle à manger, où il y a eu longtemps table ouverte pour tout ce que Paris compte de poëtes et d’artistes, était fort simple. Un revêtement de chêne à hauteur d’homme la préservait de l’humidité ordinaire aux rez-de-chaussée. Elle ouvrait de plain-pied sur une terrasse assez large d’où l’on dominait le jardin. Son principal ornement consistait encore en tableaux de prix. La cheminée, placée dans une encoignure, était surmontée d’une fontaine en vieux Rouen, qui avait appartenu à Gérard de Nerval. Des plaques de cuivre repoussé semaient leurs taches de lumière dans la pénombre des rideaux bruns et des tentures. Un haut buffet de chêne laissait apercevoir dans la transparence bleuâtre de sa vitrine diverses pièces d’orfévrerie, de céramique et de verrerie de Bohême. À droite de la porte ouvrant sur la terrasse et encadrée d’un beau rosier grimpant, un cadre de Mme Escalier représentant des pétunias ; à gauche, un oiseau mort de Laverdet. Sur le panneau opposé, de superbes lévriers russes de Jadin, de grandeur naturelle, étaient entourés d’autres études du même maître et de deux toiles de Saint-Jean, l’une représentant des prunes et l’autre des roses de la Malmaison. Un bouquet de pivoines par Appert complétait la décoration de la pièce.
À l’état ordinaire de bonne santé, Théophile Gautier était doué d’un appétit gargantuesque et hyperbolique ; il ne pouvait se rassasier, et, deux heures après son repas, on le voyait, repris de faim, demander timidement si on ne pouvait pas lui procurer quelque nourriture un peu substantielle. Qu’on juge, d’après cela, ce qu’il dut souffrir pendant le siége !
Sa discipline gastronomique était d’ailleurs singulière et peu occidentale, car il ne mangeait pas de pain avec les mets et jamais il ne buvait pendant ou entre les services. À la fin du repas, il approchait la bouteille et sablait coup sur coup deux ou trois verres. Puis il allumait son cigare, s’accoudait sur la table, et il commençait à causer. Il y a dans le Midi une expression charmante pour désigner cette heure transitoire des repas prolongés, c’est celle-ci : « Rester sur le bleu. » Théophile Gautier aimait à rester sur le bleu, et c’était à ce moment-là que, reposé et sentant le bien-être, il s’abandonnait le plus volontiers aux longues causeries. Souvent aussi les premières vapeurs engourdissantes du tabac l’assoupissaient sur son fauteuil, mais on respectait ce sommeil, heureux et bien gagné, d’un homme qui, ayant travaillé jusqu’à une heure du matin, était debout à cinq heures, et qui avait déjà écrit son article ou son chapitre de roman lorsque sa maisonnée s’éveillait.
Du rez-de-chaussée au premier étage, on montait par un escalier tournant, tapissé de dessins et d’aquarelles, et l’on arrivait à un palier sur lequel s’ouvraient deux portes à droite et une à gauche. La première des deux chambres de droite était celle de sa fille, Mlle Estelle Gautier, aujourd’hui Mme Émile Bergerat. Le père de famille l’avait fait décorer avec un soin particulier qui attestait sa tendresse. Contiguë à celle-ci, la chambre des sœurs du poëte avait vue sur la rue : elle était meublée de vieux meubles de famille, en bois sculpté, d’un riche travail. Le lit à baldaquin était celui de la mère de Théophile. Un très-beau bahut à cariatides de bois ciselé, et d’une conservation remarquable, faisait l’admiration des connaisseurs et des artistes. Il servait de gîte à des familles de chats demi-sauvages qui naissaient là, y faisaient leurs petits et y mouraient obscurément. Ces chats vivaient en paix avec deux griffons à longs poils, lavés, pomponnés, bichonnés chaque matin, et devenus obèses à force de soins, qui étaient l’unique passion de ces respectables demoiselles et le désespoir de Théophile Gautier. Le maître, en effet, ne pouvait souffrir le contact du chien, ayant une peur très-évidente de la rage, et des morsures qui l’inoculent. Il fallait prendre toutes les précautions du monde pour lui épargner l’approche de ces deux manchons à roulettes. Mais pour en finir avec cette chambre si bizarrement hantée, je signale, entre les diverses pièces d’art dont elle était décorée, le buste en marbre
du maître par Clésinger, un pastel de Carlotta Grisi et un portrait de Mme Gautier la mère, tous deux exécutés par Théophile Gautier lui-même.La chambre de Théophile Gautier communiquait avec celle de ses sœurs par une sorte de couloir transformé en salle de bains. Il l’avait fait revêtir de plaques de marbre blanc encadrées de marbre rose : c’est le seul luxe qu’il se soit jamais permis pour lui-même. Un grand vitrail, à dessins ornementaux, et au milieu duquel son chiffre était tracé en caractères turcs, recevait le jour et le décomposait en tons harmonieux. Ce vitrail était pareil à celui que le sultan possédait dans son pavillon de repos : il avait servi d’essai et de modèle au fabricant qui l’avait offert au poëte en témoignage d’admiration pour ses écrits.
J’arrive à la chambre du maître. Construite entièrement en bois de chêne par un menuisier de Neuilly, elle occupait, à l’étage supérieur, le même emplacement que le salon ; elle avait jour, par conséquent, à l’est sur la rue de Longchamps, à l’ouest sur le jardin. Un grand rideau de reps brun, formant tenture, la divisait en deux parties, de telle sorte que lorsqu’il était tiré dans toute sa largeur, le visiteur pouvait croire qu’il entrait dans un cabinet de travail. Le rectangle, au milieu duquel s’ouvrait la cheminée surmontée d’une glace sans tain, développait sur ses trois côtés intérieurs un corps de bibliothèque divisé par des colonnes torses. C’est dans cette bibliothèque, exécutée sur ses indications et d’après ses dessins, que Théophile Gautier avait fait ménager une cachette. Dans ce tiroir secret, dont l’idée lui avait été suggérée par l’une de ses filles, il devait dissimuler ses économies ! L’invention de cette tirelire le ravissait : il la trouvait sublime de prudence et d’ingéniosité. Grâce à elle, il connaîtrait donc enfin le plaisir de la réserve. « Harpagon n’était pas si bête, après tout, et sa méthode avait du bon. » À force de glisser de temps à autre un louis ou deux dans le tiroir secret, on finirait bien par pouvoir acheter de la rente. Et comme le truc était simple cependant ! Cette petite ficelle, entre la cheminée et la bibliothèque, cette petite ficelle qui n’avait l’air de rien, il suffisait de la tirer, comme cela, et, crac, la caverne d’Ali-Baba dévoilait ses lingots !…
Au bout de huit jours, toute la famille avait tiré la petite ficelle mystérieuse ; au bout de quinze, tous les amis de la maison savaient le secret de la tirelire, et le Chinois Tin-tun-ling lui-même était initié ! Quand j’entrai dans la famille à mon tour, le maître voulut paternellement me mettre au courant de la cachette : « Tu t’approches tout doucement de la cheminée, tu saisis cette ficelle… » Et il s’arrêta, ne la trouvant pas. La ficelle était cassée dans la serrure !
Entre la cheminée et la porte d’entrée, sur la gauche, s’allongeait, obstruant l’accès de la bibliothèque, un lit de repos sur lequel, trop souvent dans les derniers jours, on surprenait le maître assoupi, sa chatte Éponine sur l’épaule, et laissant tomber le volume de Shakespeare entamé. Les fauteuils étaient en chêne, très-élevés du dossier, et tendus de reps rougeâtre. À droite de la porte d’entrée, s’adossait au mur le pupitre-table de l’écrivain, meuble sans apparence et dont se fût à peine contenté un clerc de notaire dans son étude. C’est cependant sur la pente de ce pupitre ultra-modeste que se sont alignées, les unes au bout des autres, tant de pages impérissables. Où est-il maintenant cet établi d’un grand ouvrier ? Où est-elle la planchette de chêne qu’ont frappée du talon, en s’envolant, tant d’idées aux ailes éployées ?
Au-dessus de ce pupitre un cadre détachait son carré de blancheur. Baigné dans la pénombre, discrètement attirant, c’était le seul qui fût dans la pièce : le portrait de sa fille Estelle, par M. Hébert, un admirable crayon, qui est peut-être le chef-d’œuvre de l’artiste.
En face de l’entrée, il y avait encore une fenêtre, donnant sur une cour, et dont le jour était gênant : on paraît à son obliquité en la tenant à demi masquée sous les rideaux. Devant elle une table en chêne animait et meublait de ses encombrements de journaux, de lettres et de papiers journaliers un coin un peu délaissé de l’habitacle.
L’autre moitié de la pièce, formant chambre à coucher, était occupée par le lit, un lit énorme à colonnes torses, dans le style de la bibliothèque, et par une armoire. On y remarquait encore une sorte de petit coffre bas, sans destination, que le maître s’était fait faire pour son usage et sur lequel il aimait à s’asseoir à l’orientale. À droite, entre la fenêtre et la porte de la salle de bain, se noyait dans l’ombre une lithographie anglaise n’ayant d’autre valeur que celle d’un aimable souvenir, et qui représentait Mme Carlotta Grisi dans le rôle de Giselle, un ballet du poëte.
Quand Théophile Gautier ne travailla plus, il vécut dans sa chambre à peu près comme un lion vit dans sa cage, marchant à petits pas traînants de la cheminée à la fenêtre de la rue, s’asseyant dans un fauteuil, puis sur son petit coffre, usant aux angles des meubles sa nostalgie sans mesure. Parfois il ouvrait la fenêtre, s’accoudait à la balustrade, et son esprit prenait l’essor par-dessus les arbres du jardin voisin, par-dessus ceux du bois de Boulogne et par-dessus Paris. Nous savions tous où il allait. Il restait là, immobile, l’œil fixe, et si on tentait de l’arracher à son rêve, il avait un regard si plein de tristesse et de reproches que l’on en restait déconcerté. À cette fenêtre il a refait un à un tous ses chers voyages, il a revu les êtres aimés, il a revécu sa vie entière.
Les objets qui ornaient la cheminée de la chambre étaient ceux-ci : une pendule en marbre noir et les candélabres de cuivre ; une petite boîte d’or et de malachite ; un narghilé ; un bloc d’améthyste brut ; une plaque de verre traversée par un rayon électrique ; de petits bronzes et des écrans japonais. Les personnes qui désireraient savoir comment était composée sa bibliothèque n’ont qu’à consulter le catalogue qui en a été dressé à sa mort par Adolphe Labitte. Si les curieux ont été déçus qui espéraient la trouver riche en ouvrages romantiques, c’est que le livre est une valeur que l’on prête trop et que l’on ne rend pas assez, et aussi que les clefs restaient là, comme à toutes les portes, dans les serrures. Les ouvrages les plus curieux de sa collection étaient ceux qu’il tenait d’un legs de l’abbé de Montesquiou.
Le second étage, auquel on parvenait par l’escalier tournant qui prolongeait jusque-là sa haie de tableaux et d’esquisses, était composé primitivement des chambres de domestiques et d’un grenier ; Théophile Gautier fit convertir ce grenier en atelier. J’en donne une description dans le chapitre sur « Gautier peintre ». L’une des chambres renfermait le réservoir qui alimentait d’eau toute la maison ; mais elle servait aussi de retraite à des chats d’humeur farouche qui s’y multipliaient en liberté.
Beaucoup de gens ont dit et cru que la maison où habitait Théophile Gautier était sa propriété. C’est une erreur, et il n’en fut jamais que le locataire. Il ne put même obtenir après la guerre et ses désastres aucune diminution sur ses loyers arriérés, quoiqu’il eût dépensé là une trentaine de mille francs en réparations, agrandissements et embellissements qui sont restés au propriétaire et quoique ce propriétaire fût cinq ou six fois millionnaire. Quant au jardin, il en partageait la jouissance avec les locataires de la maison voisine. Il n’y descendait d’ailleurs que fort rarement, et il lui préférait la rue, où du moins il était chez lui, ― et chez tout le monde.