Théodore Weustenraad, poète belge/Une première ébauche de la Jeune Belgique

Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 57-70).

IV

Une première ébauche de la Jeune Belgique


Ce n’est pas d’hier que date la prétention des Belges à posséder une littérature qui soit l’expression particulière de leurs mœurs, de leur « âme », de leur personnalité ethnique, une littérature nationale. Ils y songèrent avant que 1830 leur eût donné l’indépendance, avant même que, selon l’expression de l’historien de Gerlache, 1815 les eût faits nation, et maintes tentatives, intéressantes comme telles, attestent, au début du XIXe siècle, voire à la fin du XVIIIe, l’éveil graduel de notre conscience nationale dans le domaine des lettres.[1]

Ces tentatives ne furent pas heureuses. Quelles que fussent à cet égard les illusions des écrivains intéressés, on ne pouvait guère, aux environs de 1830, contester la médiocrité, pour ne pas dire la nullité, de notre littérature. Le publiciste P.-F. Claes employa les loisirs que lui valut un emprisonnement aux Petits-Carmes, pour délit de presse, à rechercher, en deux articles fort remarquables[2], les causes de notre faiblesse littéraire et les remèdes qu’il convenait d’y apporter.

L’auteur discute d’abord cette théorie nouvelle et contredite par l’expérience qui veut que chaque nation ait sa littérature propre. Quoi ! une littérature pour chaque nation, même si celle-ci est la création récente et tout artificielle des traités politiques ? Même si cette nation n’a pas d’individualité marquée, et, ce qui est plus étonnant encore, si elle n’a pas de langue à elle, ni qui soit parlée par l’ensemble de ses citoyens ? Une « littérature belge », alors que les Belges parlent, les uns le flamand, les autres le français ? Ces premières pages, où l’on trouve des choses originales et justes mêlées à quelques erreurs, n’ont rien perdu de leur intérêt.

L’entrée en matière est, on le voit, assez pessimiste. Mais le publiciste belge, par une heureuse inconséquence, partage en fait le généreux préjugé de ses compatriotes, puisque, après avoir nié l’existence et jusqu’à la possibilité d’une littérature nationale, il s’enquiert des conditions qui pourraient en favoriser l’éclosion et le développement. Il y voit bien des obstacles, dont le premier est dans le fait qu’il n’y a pas de langue belge. Il en cite d’autres, qui sont, notamment, la situation difficile faite dans notre pays aux écrivains de langue française par un gouvernement qui réserve ses faveurs aux « hollandisants » ; les entraves mises par ce gouvernement à la liberté de la presse ; la timidité des écrivains eux-mêmes, obstinément attachés, pour la plupart, aux genres désuets qu’autorise seuls le pseudo-classicisme. Mais le plus sérieux obstacle se trouvait certainement dans l’indifférence des Belges pour tout ce qui n’était pas intérêt matériel, bien-être positif et extérieur. C’était ce béotisme du public qu’il importait avant tout de combattre. En attendant, Claes appelait de ses vœux une ère d’indépendance et de liberté, qui, avantageuse aux Belges sous tous les rapports, favoriserait particulièrement chez eux l’éclosion d’une littérature nationale. Il vantait à nos écrivains un « sage romantisme », en leur recommandant « d’éviter comme peste et fièvre jaune toute espèce et toute apparence de timidité et de servilité soit littéraire soit politique », et, pour finir, les exhortait à « s’évertuer ».

Quelques-uns des vœux formulés par Claes étaient près de se réaliser. L’année même où il écrivait ces lignes, la Belgique soulevée conquérait son indépendance, dont il ne devait connaître que les prémices.[3] La liberté de la presse était garantie par la Constitution. La liberté des langues l’était aussi ; bien que la Révolution dût avoir pour résultat, par une inévitable réaction, une prépondérance momentanée du français. Vers le même temps, le romantisme, victorieux en France, pénétrait sans fracas dans notre pays, où il n’obtenait droit de cité qu’à condition de s’assagir. Le milieu belge, décidément, devenait favorable à la culture des lettres françaises.

On ne peut guère signaler chez nous, dans le courant des années qui suivirent immédiatement la Révolution, que des efforts littéraires isolés, parmi lesquels se placent les Chants de réveil de Charles Donald. Les quelques revues qui paraissaient en Belgique à cette époque n’avaient pas la prétention de concentrer et d’activer le mouvement littéraire belge. Sans doute jugeaient-elles que le moment n’était pas encore venu. L’effervescence révolutionnaire était à peine calmée, la situation du nouvel état continuait à être précaire, la politique absorbait presque toutes les énergies. Pourtant, de bons esprits voyaient nettement ce qui restait à faire après 1830 : « Une nation qui a la conscience d’elle-même, disait Nothomb[4], est, à la fois, une puissance intellectuelle et politique : la Belgique politique s’est reconstituée ; la Belgique intellectuelle doit renaître ».

Chose remarquable, l’impulsion ne partit pas de Bruxelles, capitale du nouveau royaume, mais de Liège, que F. Grandgagnage, dans son Alfred Nicolas, paru en 1835, appelait un peu ironiquement « l’Athènes de la Belgique ». La grande cité wallonne était alors un ardent foyer de cet esprit de liberté dont le triomphe venait de nous donner l’indépendance. Elle était toujours « la Cité ardente » ! Plus qu’ailleurs dans notre pays, semble-t-il, on y avait conscience d’être belge. « Liège à cette époque, a dit Stecher, avait la fièvre de l’activité politique et même littéraire ; c’était comme un retour de cet esprit d’agitation novatrice qu’on a signalé à la fin du régimes des princes-évêques »[5].

C’est à Liège que fut fondée, dans les derniers jours de 1834, très probablement sur l’initiative de Théodore Weustenraad, auditeur militaire en cette ville depuis 1832, l’Association nationale pour l’encouragement et le développement de la littérature en Belgique. Cette association eut pour organe la Revue belge[6], qui commença à paraître en 1835 ; année de réveil intellectuel, « année climatérique et décisive pour la Belgique littéraire, dit encore Stecher, car elle vit en même temps naître à Gand et à Anvers le mouvement flamand ».

On lit avec intérêt le manifeste de la nouvelle association[7], publié au début de 1835 dans divers journaux et dans la première livraison de la revue. En dépit d’un style pauvre et emphatique, il respire toute la juvénile ardeur qui, cinq ans auparavant, avait fait la Révolution de septembre. On y lit notamment ceci : « La Belgique entre dans une ère nouvelle ; son rôle va différer entièrement de ce qu’il fut tant qu’il lui manqua l’indépendance. Dès qu’un pays est admis à prendre rang parmi les états européens, il contracte envers le reste de la grande famille des peuples l’obligation de verser au foyer commun son contingent de lumières ; il éprouve le besoin de concourir pour sa part à augmenter le tribut de savoir que l’Europe doit au reste du monde ». Ces lignes significatives de l’Appel au public, œuvre de Weustenraad, concernent notre renaissance intellectuelle en général. Il y a plus de netteté encore, et plus d’énergie, dans les rapports que le même écrivain eut à rédiger, en 1835 et en 1836, sur l’état de l’Association, dont il était le secrétaire général, et qui ont spécialement trait à notre renaissance littéraire. « La Belgique, dit Weustenraad, a conquis son indépendance politique en 1830 ; il est temps qu’elle conquière également son indépendance littéraire… Il y a un préjugé répandu, même en Belgique, sur l’incapacité littéraire des Belges. Ils seraient réduits à piller les idées d’autrui, à contrefaire les livres qui viennent de l’étranger. Si la littérature est « l’expression de la société », la Belgique peut avoir une littérature aussi bien que la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, et que tout pays 1° instruit, 2° doué d’une langue souple et savante, 3° dont les institutions et les mœurs portent le cachet d’une individualité nationale. Or la Belgique réunit ces trois conditions ; elle est un des pays les plus instruits ; sa langue est le français ; elle est douée de la nationalité tant dans la vie publique que dans la vie privée… » J’abrège. Mais je souligne l’assertion de ce Maestrichtois, de ce patriote belge, pour qui la langue littéraire de la Belgique est le français.

Sa gallomanie, il est vrai, ne va pas au delà. Weustenraad n’a rien de ce qu’on appelle en Belgique un « fransquillon ». Il entend n’emprunter aux Français que leur langue et repousse tout le reste. Cette « indépendance littéraire » dont il nous parle, c’est surtout contre la France, on le devine, qu’il importe de la défendre, parce que la France, en vertu de la similitude de langue, est le pays dont nous subissons le plus l’influence. À cet égard, ses affirmations sont multiples et singulièrement énergiques : « Nous voulons affranchir notre pays, dit-il, des tributs humiliants que lui impose la France ». Et ailleurs : « Il faut surtout renoncer a cette idée que la France seule peut et doit nous servir de guide ».

L’influence de la littérature française, à cette époque, lui semblait particulièrement à craindre. Cette littérature traversait, en effet, la crise du romantisme frénétique et dévergondé, contre lequel d’excellents esprits, en France même, commençaient à protester. « Afin de prémunir nos jeunes écrivains, disait-il, contre les dangers d’un servilisme propre à dénaturer le type national, nous cherchons à hâter la réaction qui se manifeste, au profit de la morale et de la raison, contre cette littérature honteuse, qui exploite, dans un intérêt purement matériel, les plus ignobles passions de l’époque ». Cette phrase ne se recommande pas par son atticisme, et elle semble témoigner d’un goût un peu timide. Les mots de « raison » et de « bon sens », à cette époque, se rencontrent plus souvent qu’il n’est légitime dans les manifestes de notre jeunesse littéraire. Peut être aussi Weustenraad oppose-t-il avec une excessive insistance la « gravité » belge à la « légèreté » française. « Le caractère national est essentiellement grave, dit-il. Ne disputons pas à ces messieurs le privilège de ce babil spirituel et élégant dont eux seuls possèdent le secret. Ce ton ne nous va guère : notre génie et nos mœurs y répugnent… Que la raison et le bon sens dominent dans nos écrits ». En vérité, tout cela est d’une tournure bien bourgeoise ; et l’on est tenté de trouver, quand on lit les essais littéraires parus en Belgique vers 1835, que la « gravité » de nos pères ressemblait parfois à de la « lourdeur ».

Il faut cependant aimer le zèle que les fondateurs de la Revue belge mettaient à garder intact le cc type national » ; zèle qui, vraisemblablement, n’eût guère été moindre, si la littérature française, en 1835, n’avait pas été en proie au romantisme effréné. Car il s’agissait de quelque chose de plus important que l’originalité littéraire. La littérature, étant surtout considérée comme l’expression du caractère national, comme une preuve de notre existence propre en tant que nation, devait surtout servir à nous distinguer nettement d’un peuple avec qui on n’était que trop porté à nous confondre. En conséquence, le caractère essentiel de notre premier essai de renaissance littéraire consiste en ceci, qu’il fut tout national, tout belge, et témoigna d’une réaction consciente et volontaire contre l’influence française. Sans doute, c’est en vain qu’on prétend échapper, dans le domaine littéraire, à l’influence d’un peuple dont on parle la langue. Les fondateurs de la Revue belge firent pourtant ce rêve. Nos littérateurs réagirent autant qu’ils purent, en 1835, contre une influence à laquelle, quarante ans plus tard, ils devaient se prêter si complaisamment.

On démêle sans peine les raisons de cette attitude. J’ai indiqué tantôt la principale. Je crois en trouver une autre dans les sentiments que les Français professaient pour nous à cette époque : on voit par moments percer, dans les articles que leurs écrivains nous consacrent, un sans-façon, un dédain, un mépris même, qui devaient piquer au vif nos ancêtres. Ces articles étaient-ils bienveillants ? Leur bienveillance avait quelque chose de protecteur et n’était guère moins désobligeante. La Belgique était traitée tantôt comme une Béotie, tantôt comme une province française momentanément détachée de la mère-patrie. La « contrefaçon littéraire », pratiquée chez nous au détriment des auteurs français, donnait lieu à des attaques très vives et assez justifiées d’ailleurs, dans leurs journaux et leurs revues. Enfin il faudrait ignorer la nature humaine pour croire que les Belges, en 1835, devaient être fort reconnaissants aux Français de leur intervention en 1831 et en 1832, qui n’avait sauvé la Belgique qu’en faisant éclater sa faiblesse militaire ; d’autant plus que cette intervention, il est à peine nécessaire de le dire, n’avait pas été absolument désintéressée.

L’Association nationale ne voulait pas seulement soustraire notre littérature à l’influence étrangère. Son ambition était plus haute. Elle prétendait que notre littérature exerçât à son tour une influence sur l’étranger. Son premier manifeste, on s’en souvient, parlait déjà de « l’obligation contractée envers le reste de la grande famille des peuples, de verser au foyer commun un contingent de lumières ». Weustenraad insiste sur cette idée dans son rapport de 1835 : « Sachons, dit-il, protéger nos écrivains contre les sarcasmes des sots, contre l’idiotisme des indifférents, contre les préventions des hommes à idées fixes, qui, par la seule raison qu’une chose n’existe pas, en nient la possibilité… Propageons leurs œuvres, des génies s’élèveront, et dans vingt ans, dans dix ans peut-être, l’étranger à son tour deviendra notre tributaire ». Paroles prophétiques ! Weustenraad ne se trompait que de quarante ou cinquante ans ; ce n’est pas en 1845 ni en 1855, c’est dans les dernières années du dix-neuvième siècle, que, grâce au talent d’un Verhaeren et d’un Maeterlinck, l’étranger a pu véritablement devenir « notre tributaire ».

La Revue belge, organe de l’Association nationale, devait être, selon les vues de ses fondateurs, un recueil ouvert à tous les écrivains sans distinction de doctrines littéraires ou politiques ; en somme, elle se proposait de réaliser dans le domaine littéraire l’Union qui avait triomphé, en 1830, dans le domaine politique. Elle prenait ce nom de littérature dans son acception la plus large. Outre des contes, des légendes, des poésies, des études critiques, elle publiait des récits historiques, qui pouvaient avoir un caractère littéraire, et des travaux sur l’économie sociale, l’instruction publique, les chemins de fer etc., qui en étaient moins susceptibles. L’histoire passait même avant la littérature proprement dite. Et, en général, cette littérature, tout intéressante qu’elle était par endroits, comme tendances ou même comme réalisation, n’avait pas sa fin en elle-même, à ce qu’il semble. Weustenraad parlait, dans une lettre au Roi, que reproduisait son rapport de 1836, de la « création d’une littérature vraiment nationale, et de la propagation de toutes les idées qui tendent à la consolidation de notre indépendance. » On voit que l’écrivain belge donnait à ces mots, « littérature nationale », un sens assez différent de celui que nous leur donnerions aujourd’hui. C’est surtout par le choix des sujets que notre littérature fut d’abord nationale. Que trouvons-nous dans la Revue belge ? Des récits historiques et romanesques retraçant tel épisode glorieux de nos annales, remettant en lumière tel héros belge oublié, de romantiques « promenades » destinées moins encore à nous révéler la beauté de nos sites qu’à commémorer les souvenirs historiques qui s’y rattachent ; des articles sur « l’orgueil belge », sur les artistes, les chemins de fer, l’industrie belges ; de vives polémiques engagées avec des publicistes français au sujet de notre nationalité. Presque toute cette littérature porte l’empreinte des circonstances, qui, en ce moment, se prêtaient peu, dans notre pays, au recueillement qu’exige la création littéraire. Il est vrai que les mêmes circonstances favorisaient le sentiment national, où nos écrivains pouvaient trouver et trouvèrent parfois une source d’inspiration.

Quoi qu’il en soit, l’Association n’atteignit pas le but qu’elle se proposait. Elle ne donna pas à la Belgique la littérature qu’elle lui avait promise. La Revue belge groupa quelques écrivains de talent, parmi lesquels on remarque Théodore Weustenraad, qui cependant s’y signala plutôt comme polémiste que comme poète : mais elle ne révéla aucune personnalité littéraire vraiment éminente. Dans ces conditions, elle ne pouvait sérieusement songer à vaincre, en Belgique, ce que Weustenraad appelle « l’opaque indifférence de la foule ». Au reste, les encouragements lui firent défaut. La presse, qui aurait pu agir sur le public, donna généralement l’exemple du silence et de l’inertie. Les pouvoirs ne firent rien, ou firent peu de chose, pour seconder une entreprise vraiment nationale. Le roi Léopold Ier semble pourtant s’être intéressé aux efforts de l’Association : il le prouva par l’envoi réitéré d’un subside, qui, pour l’époque, était assez élevé.

Il ne faut donc pas s’étonner si le beau mouvement d’enthousiasme qui, en 1834, avait donné naissance à l’Association, fut suivi d’un découragement assez rapide. La commission centrale avait été établie à Liège, et les trois quarts de ses membres étaient d’ailleurs liégeois. Des sous-commissions devaient avoir leur siège dans les villes de Bruxelles, Anvers et Gand ; elles paraissent n’avoir jamais existé qu’à l’état de projet. Dès la troisième année de son existence, la Revue belge renonçait à publier le rapport sur l’état de l’Association et la liste de ses membres. Sans doute avait-elle d’excellentes raisons pour cela. Elle ne cessa cependant de paraître qu’en 1843 ; ou, pour mieux dire, elle se métamorphosa, cette année-la, en la Revue de Liège, revue plus modeste, et dont le programme, le titre l’indique déjà, n’était pas de donner à la Belgique une littérature.

À tout prendre, la collection de la Revue belge mérite d’être feuilletée : elle est pauvre en révélations littéraires, mais intéressante par les tendances, par l’esprit dont elle témoigne. Il semble que cette revue ait moins contribué, chez nous, au développement des lettres proprement dites qu’à celui des études historiques.

  1. Voir l’Histoire de la littérature française en Belgique de 1815 à 1830, par Fritz Masoin Cf. Potvin, Histoire des lettres en Belgique, dans Cinquante ans de liberté.
  2. Ces articles parurent d’abord dans la Revue Belge, qui, fondée en 1830, ne survécut pas à la Révolution. Ils furent réédités par la Revue encyclopédique belge, en 1834.
  3. J.-F. Claes mourut en 1831.
  4. Essai historique et politique sur la Révolution belge.
  5. Notice sur F. C. J. Grandgagnage, membre de l’Académie, par J. Stecher.
  6. Il ne faut pas confondre cette Revue belge avec une autre revue du même nom, citée plus haut, et dont l’existence fut des plus éphémère.
  7. Appel et statuts de l’association, Revue Belge, 1835, 1er volume.