Théodore Weustenraad, poète belge/Dernières années et mort de Weustenraad

Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 161-194).

X

Dernières années et mort de Weustenraad


Les deux dernières années que vécut Weustenraad furent, littérairement, à peu près stériles. Le 11 janvier 1847, le poète du Remorqueur avait été élu membre correspondant de l’Académie royale de Belgique, dont la classe des lettres, en ce temps-là, n’était pas fermée aux littérateurs. Ses nouveaux collègues eurent la primeur d’un de ses poèmes les plus remarquables, l’Hymne au siècle, qu’il venait de composer. Cette œuvre, lue une première fois, en mai 1847, dans un banquet qui réunissait les trois classes de l’Académie, y fut vivement applaudie ; le lendemain, dans une séance publique, elle excita des « transports », rapporte Quetelet, à qui je dois ces renseignements. « Le poète était à tous moments interrompu par les bravos de l’assemblée, atteste Eug. Goffart, dans une étude intéressante quoique trop élogieuse[1]. L’ovation fut complète. Jamais de pareils accents n’avaient retenti sous les voûtes de l’Académie ; jamais la poésie lyrique ne s’était élevée en Belgique à un si haut degré de perfection ».

Weustenraad semble avoir été un académicien assidu. « Son séjour parmi nous, poursuit Quetelet, contribua à répandre de la variété dans nos travaux académiques ; il nous communiqua successivement les prémices des charmantes compositions qu’on trouve à la fin de ses Poésies lyriques et qui ont dignement couronné sa carrière ». Ces « charmantes compositions » sont vraisemblablement, outre l’Hymne au siècle, les pièces intitulées Vœu, l’Avenir et Nuées, qui datent toutes de 1847. Le recueil des Poésies lyriques ne contient aucune pièce datée de 1848 ou de 1849, et je n’ai rien trouvé dans les papiers du poète qui se rapporte à cette période. La veine poétique, encore une fois, semble s’être à peu près tarie chez Weustenraad, pour des raisons difficiles à démêler, deux années environ avant sa mort.

Les élections législatives de 1847, qui donnèrent le pouvoir au parti libéral, durent absorber le rédacteur en chef de la Tribune. Son ami Rogier lui écrivit à cette époque un grand nombre de lettres politiques, d’un caractère plus ou moins confidentiel, qui respirent la fièvre du combat. L’une d’elles contient ces mots en post-scriptum : « Je viens d’apprendre la mort de l’auditeur Bourdeau. Nous voudrions bien t’avoir à Bruxelles. » Weustenraad succéda-t-il à ce Bourdeau ? Toujours est-il qu’en août 1847 il passa à l’auditorat militaire du Brabant. Vers la même époque il abandonna la Tribune, dont il avait été rédacteur en chef aussi longtemps qu’il fut nécessaire pour aider au succès de ses amis politiques.

Il ne renonça pas au journalisme, tout en s’accordant plus de loisirs en tant que journaliste. L’Indépendance publia de lui un assez grand nombre d’articles : « Sa dialectique était toujours pressante, dit Stas, son style clair, nerveux et incisif. » On a lieu de croire cette appréciation fondée. Weustenraad avait, en 1847, une longue expérience de la prose, et j’ai dit les solides qualités qui distinguent déjà les pages publiées par lui dans la Revue belge en réponse à la brochure de Grandgagnage sur la neutralité belge. Le publiciste, depuis lors, n’avait pu que gagner.

Le poète, en revanche, semblait glisser au découragement, à la lassitude, au marasme. Il voyait avec tristesse décliner peu à peu l’exaltation patriotique qui avait produit la Révolution belge. Le prosaïsme et le mercantilisme croissants de ses contemporains l’écœuraient. Lui-même, d’ailleurs, avait passé l’âge des grands enthousiasmes et perdu mainte illusion, et il penchait, comme son temps, vers un positivisme qui, du reste, pouvait avoir sa beauté. On approchait du milieu du siècle, et l’exaltation romantique avait fait son temps.

Les Poésies lyriques sont ornées d’un portrait de Weustenraad gravé par Biot. La face anguleuse et maigre, le front vaste et un peu fuyant, les amples arcades sourcilières, le long nez pointu, les lèvres sinueuses et serrées, le menton au dessin ferme composent une physionomie curieuse et complexe, qui semble exprimer à la fois la réflexion, l’entêtement et une grande amertume. Malheureusement ce portrait, Quetelet nous en avertit, n’est pas des plus fidèle. Il existe aussi de Weustenraad un buste[2], qui prête au poète une physionomie moins amère. On le dit ressemblant ; mais il a moins de caractère que la gravure.

Tout désenchanté qu’il était, l’écrivain restait capable d’enthousiasme littéraire. Il le montra lorsque Edouard Wacken, poète de talent, prétendit à son tour secouer la proverbiale indifférence de ses compatriotes en matière littéraire et, dans ce but, fonda la Revue de Belgique. Weustenraad s’intéressa à cette entreprise et ne marchanda à Wacken ni ses conseils, ni ses encouragements, ni sa collaboration,[3] bien que l’insuccès de la Revue belge eût dû lui faire envisager avec scepticisme la tentative de son jeune confrère.

Le séjour de Bruxelles ne lui agréait guère. La capitale belge n’était pas, en 1848, la grande cité moderne, le foyer artistique et même intellectuel, qu’elle est devenue surtout après 1870 ; elle devait différer beaucoup moins qu’aujourd’hui, sous le rapport de la vie et du mouvement, des villes belges de la province, Anvers, Gand ou Liège. Et Weustenraad regrettait cette dernière ville, où il avait passé les belles années de sa jeunesse et noué de solides et chères amitiés. Était-ce l’effet de la nostalgie ? « Le climat de la capitale m’est funeste, » dit-il dans une lettre à Rogier, et le fait est qu’à partir du jour où il se fut installé à Bruxelles, sa santé se gâta.

Une occasion s’offrit bientôt à lui de rentrer à Liège dans des conditions particulièrement avantageuses et honorables.

En 1848, Philippe Lesbroussart, professeur de littérature française à l’Université de Liège, était admis à l’éméritat : Weustenraad sollicita la chaire devenue vacante par sa retraite.

Ses principaux compétiteurs étaient un certain Félix Van Hulst, littérateur aujourd’hui oublié, et le poète Ed. Wacken, secrétaire de la Revue de Belgique. Weustenraad pouvait se croire des titres particuliers à la faveur ministérielle. Il était, à cette époque, le poète belge le plus réputé, celui dont l’œuvre exprimait le mieux les aspirations de la jeune nation. Le Remorqueur l’avait mis tout à fait en vue ; d’autres poèmes, la Charité surtout, avaient encore accru sa réputation. En outre, il possédait des titres extra-littéraires, qui pouvaient être, dans l’occurrence, de plus de poids que les précédents. Comme rédacteur en chef de la Tribune, il avait défendu de sa plume les idées politiques de l’actuel ministre de l’Intérieur jusqu’au jour où celui-ci était arrivé au pouvoir (juin 1847). Enfin ce ministre était Charles Rogier, son ami personnel, à qui il avait dédié le Remorqueur six ans plus tôt, c’est-à-dire en un moment où l’hommage ne pouvait passer pour un acte de courtisanerie. Weustenraad semblait donc avoir des chances sérieuses.

Mais le ministre entendait confier le cours de littérature française à une « notabilité littéraire de France». Il s’adressa d’abord à D. Nisard, qui déclina l’offre. Il se tourna ensuite vers Sainte-Beuve, qui, chargé une fois déjà de cette fonction, par lui Rogier, en 1834, s’était dérobé, au dernier moment, parce qu’il ne se sentait pas le cœur de quitter madame Hugo, pour qui il avait du penchant. En 1848, Sainte-Beuve se trouvait libre : il accepta et, cette fois, tint parole.

M. Oscar Grojean a consacré au séjour de Sainte-Beuve à Liège une étude richement documentée[4]. Des lettres inédites, échangées entre Weustenraad et Rogier, me permettent cependant de compléter et de rectifier, sur des points secondaires, il est vrai, ce savant travail.

La nomination de Sainte-Beuve fut généralement mal accueillie en Belgique. « Aussitôt, dit M. Grojean, la presse commença contre Sainte-Beuve une ardente campagne. L’Indépendance, journal officieux du ministère, est à peu près le seul à le défendre, avec le Journal de Liège… L’Émancipation, la Nation, l’Observateur, journaux bruxellois, le Messager de Gand, le Journal du Commerce, d’Anvers, le Journal de Charleroi désapprouvent la nomination. La Gazette de Liège la critique. Le Libéral liégeois et la Tribune de Liège l’attaquent avec violence… »

Quelle fut l’attitude des candidats évincés ? J’ignore comment se comporta Van Hulst ; quant à Wacken, il laissa paraître son dépit dans deux articles très violents de la Revue de Belgique. Il y reproduisait l’article des Guêpes d’Alphonse Karr qui, en 1845, avait fait connaître au public ce trop fameux Livre d’amour où Sainte-Beuve célébrait, en vers médiocres, sa liaison avec madame Hugo, assez clairement désignée par son prénom. Il ne faut pas exagérer la faute de Sainte-Beuve, qui, de toute façon, reste assez grave. On sait aujourd’hui[5] que le Livre d’amour, imprimé en 1843, ne devait être publié qu’après la mort des trois intéressés : Sainte-Beuve, Hugo et madame Hugo. L’existence du livre fut connue en 1843 par l’indiscrétion d’un ouvrier typographe, et Alph. Karr accrut le scandale en lui consacrant une de ses Guêpes. Mais le public belge de 1848, mal informé et persuadé que l’ouvrage incriminé avait paru, en 1843, avec l’aveu de Sainte-Beuve, pouvait hardiment crier à la goujaterie. Il pouvait s’indigner, cet honnête public, qu’on eût appelé en Belgique, pour en faire un professeur d’université, un écrivain français qui, à ses yeux, n’était pas respectable en tant qu’homme. Malheureusement, les Belges firent au grand critique d’autres reproches, qui honorent moins leur goût. N’allèrent-ils pas jusqu’à contester ses titres littéraires ?

Et Weustenraad ? Quelle contenance eut-il dans son insuccès ? « S’il fallait, dit M. Grojean, en croire les allégations du Journal de Liège (9 sept. 1848), ou l’affirmation officieuse d’Adolphe Quetelet, qui, après sa mort, écrivit sa biographie, il n’aurait point pris de l’humeur de son échec. Cependant, si l’on songe qu’il avait dirigé jusqu’en 1847 la Tribune de Liège et que ce journal fut, avec le Libéral liégeois, le plus acharné des agresseurs de Sainte-Beuve, on aura peine à s’imaginer que Weustenraad ait regardé la nomination de ce dernier avec les mêmes yeux que « s’il n’y avait été intéressé en rien », et on se persuadera qu’il fut pour une part dans la campagne que la presse conduisait contre son heureux rival. »

Ce sont là de simples présomptions. Weustenraad avait été, dit M. Grojean, le rédacteur en chef du journal la Tribune, un des plus acharnés agresseurs de Sainte-Beuve. Il l’avait été, mais il ne l’était plus. Au contraire, en 1848, il collaborait précisément à l’Indépendance, « journal officieux du ministère, dit M. Grojean, qui était à peu près seul à le défendre. » À une présomption défavorable on pourrait opposer une présomption favorable… Mais Weustenraad se défend, dans une lettre à Charles Rogier, d’avoir rien publié contre Sainte-Beuve et le ministre, et sa sincérité est si bien attestée par les contemporains, que nous pouvons, à mon avis, le croire sur parole. Par contre, M. Grojean suspecte à juste titre les affirmations du Journal de Liège et d’Adolphe Quetelet relatives au noble « désintéressement » du poète. À priori elles sont trop flatteuses pour ne pas inspirer quelque méfiance. Et je suis en mesure de prouver par des documents inédits que Weustenraad, loin d’envisager la nomination de Sainte-Beuve « comme s’il n’y avait été intéressé en rien, » en conçut un vif dépit, qui s’exhala dans des conversations, sinon dans des articles de journaux. C’est ce qui résulte de la lettre suivante, adressée par Ch. Rogier à son ami dans les premiers jours de septembre. (Weustenraad a écrit de sa main, en tête de cette lettre : 6 sept. 1848.)

« Il me revient de divers côtés que vous vous plaignez vivement de la nomination de M. Sainte-Beuve ; je ne le vous reproche pas, et mon intention n’est pas de revenir sur les raisons que j’ai eues de vous le préférer, plusieurs de nos amis communs ne vous les ayant pas cachées. Mais voici ce qui m’est aussi rapporté et ce que j’ai peine à croire, malgré la véracité de ceux qui me le disent. On m’assure que vous allez jusqu’à me reprocher un manque de parole. Veuillez recueillir tous vos souvenirs et me dire où, dans quel lieu, quel jour, je me suis engagé positivement à vous nommer à Liège. Vous savez parfaitement qu’aux questions instantes que vous m’avez souvent posées, je vous ai répondu que bien certainement je vous préférais à Van Hulst ; mais que jamais, jamais, vous n’êtes parvenu à m’arracher la promesse de ne pas vous préférer une notabilité littéraire de France. Quand je vous ai annoncé la nomination de Ste-Beuve, vous ne m’avez pas dit, (et vous ne le pouviez pas sans porter atteinte à la vérité), « mais vous me manquez de parole. » D’où vient donc que ce que vous ne m’avez pas dit à moi-même, vous allez le dire à d’autres ? D’où vient que vous ayez continué à me voir, à me parler amicalement, si j’avais eu vis-à-vis de vous le grave tort que vous allez me reprochant ? Avec un ami qui vous manque de parole on rompt immédiatement et on lui dit pourquoi. Tout autre rôle ne pouvait aller à un caractère loyal ; c’est vous dire combien j’ai été peiné et surpris du langage qu’on vous attribue, rapproché des relations que vous avez continué d’entretenir avec moi. »

Cette lettre de reproches peut se résumer comme suit : 1) vous m’avez accusé d’un manque de parole alors que je ne vous avais fait aucune promesse ; 2) vous êtes allé vous plaindre à des tiers quand vous auriez dû venir me demander à moi-même des explications. Vous avez manqué de franchise à l’égard de votre ami.

On possède la réponse de Weustenraad, dont le brouillon a été conservé. Le poète ne relève pas le second reproche, ce qui permet de croire qu’il le reconnaît fondé. Mais il discute longuement le premier, et il paraît bien résulter de ses explications que le ministre s’était rendu coupable envers lui d’un manque de parole, ou peu s’en faut. Ne lui avait-il pas laissé croire, après le refus de Nisard, qu’il serait nommé ? Lui avait-il soufflé mot de ses négociations avec Sainte-Beuve ? En somme, chacun des deux amis avait à se plaindre de l’autre ; et on comprend l’embarras qu’ils éprouvaient tous deux, au dire de Weustenraad, quand ils se trouvaient tête à tête. Au surplus la voici, cette lettre :

« Je viens à l’instant de recevoir votre lettre et je m’empresse d’y répondre. Peu de jours après que je me fusse porté candidat à la chaire de littérature de Liège, vous m’avez fait connaître que votre intention était d’offrir d’abord cette chaire à une célébrité littéraire de la France, et vous m’avez cité le nom de Nisard.

» Je n’ai fait aucune objection à cela. Je ne pouvais songer à me poser en concurrent d’un écrivain aussi éminent et d’un professeur aussi distingué. Je m’inclinai donc devant ce choix. Mais bientôt vous reçûtes la nouvelle du refus de M. Nisard. Vous eûtes la bonté de me la communiquer, et même de me demander : si j’étais maintenant content. Ce furent vos expressions. Je vous répondis que je serais heureux de retourner à Liège et de quitter Bruxelles, dont le séjour est funeste à ma santé. Je vous demandai ensuite : quand pourrai-je être nommé ? Je ne le sais pas encore, me répondîtes-vous, il y a tout un travail à faire, et ce n’est pas aussi facile qu’on le pense. — Je n’insistai pas ; cependant je vous adressai une dernière question, et cette question la voici : Puis-je me préparer ? — Prépare-toi toujours, telle fut votre dernière réponse. Je fis part à Materne[6] de cette conversation et je lui demandai ce qu’il en pensait. Je te regarde comme nommé, me dit Materne, puisque Nisard a définitivement refusé.

» Je pouvais donc, moi aussi, regarder ma nomination comme à peu près certaine. Je m’en réjouis ; je communiquai à deux ou trois de mes amis le résultat de mon entretien avec vous. Ils l’apprécièrent comme moi. Je fus donc vivement surpris, mon ami, et péniblement affecté d’apprendre, trois semaines après, par la bouche de Materne, (tandis que j’étais retenu chez moi par une maladie), que Sainte-Beuve, (dont il n’avait jamais été question entre nous,) allait être nommé à la chaire de littérature vacante par la retraite de Lesbroussart.

» Je n’ai donc pas à vous reprocher un manque de parole ; vous ne m’avez jamais positivement promis la chaire ; mais cependant vous m’avez laissé croire, après le refus de Nisard, que je serais nommé. Je reconnais maintenant que je me suis fait illusion sur la portée de vos paroles, pardonnez-le moi. Vous saviez que je désirais vivement obtenir la chaire ; vous m’aimiez, vous m’estimiez, vous eussiez désiré, à votre tour, m’accorder l’objet de ma demande, et je comprends tout le regret que vous éprouvez de n’avoir pu le faire. Ma candidature vous avait placé dans une situation gênée, et je m’explique très bien les hésitations que j’ai quelquefois remarquées chez vous. Moi-même j’étais gêné et embarrassé vis-à-vis de vous. Tous deux nous avons souffert. Maintenant tout est décidé et je me suis résigné.

» Si maintenant d’autres me prêtent des paroles que je n’ai jamais prononcées, je les désavoue. Beaucoup de personnes s’intéressent à moi. Chaque fois qu’elles m’ont demandé des nouvelles, je leur ai fait connaître les faits, tels qu’ils s’étaient passés, ajoutant toujours : je ne sais si je serai nommé, afin de ne pas compromettre votre liberté d’action.

» Je n’ai à me plaindre que d’une chose : c’est que vous ne m’ayez jamais parlé de Sainte-Beuve. Si, immédiatement après le refus de Nisard, vous m’eussiez dit : Je vais maintenant offrir la chaire à Sainte-Beuve, il n’y aurait pas eu de malentendu entre nous. »


La réponse de Rogier ne dut pas satisfaire Weustenraad. Le ministre ne se lave pas entièrement du reproche d’avoir laissé ignorer à son ami ses négociations avec Sainte-Beuve ; et il interprète un peu librement le « prépare-toi toujours, » qui pouvait passer pour une quasi-promesse de nomination.

« Je tiens à préciser les faits, dit-il, et vous comprendrez les motifs de mon insistance.

» Vous reconnaissez, comme vous le deviez pour rester loyal, que vous ne pouvez me reprocher un manque de parole, que je ne vous ai jamais positivement promis la chaire. Votre grief consiste à dire que je ne vous avais pas prévenu des négociations ouvertes avec Sainte-Beuve, après celles entamées avec Nisard.

» Je dois vous rappeler qu’après vous avoir donné lecture d’une lettre relative à Nisard, j’ai ajouté, en répondant à l’une de vos questions : Est-ce tout ? — Non, les négociations continuent encore. Et en effet il n’y avait pas que Nisard en France, je n’avais aucun motif de préférence personnelle pour lui, et jamais je ne vous ai dit : « Nisard ou vous ». Je vous ai toujours déclaré, non sans peine, que je vous préférerais une notabilité littéraire de France, et tout ce qu’il vous a été permis de croire, c’est que, si je choisissais dans le pays, ce serait vous, en dépit des objections que rencontrait votre candidature et dont je ne vous entretenais pas. Que je vous aie dit un jour, pressé par vos questions incessantes, prépare-toi toujours, je ne le nie pas. Mais en vérité pouviez-vous me rappeler cette parole comme un engagement de ma part ; et pouvais-je vous répondre moins ? Ne trouvant pas mieux que vous à Paris, mon intention formelle était de vous nommer ; j’ai donc pu vous dire de vous préparer dans cette éventualité.

» Ce qui m’a blessé et vivement, je ne le cache pas, dans tout ceci, ce n’est pas tant que vous vous soyez plaint de moi en termes amers, que de vous avoir vu me tendre la main et me traiter en ami après avoir exhalé ces plaintes qui portaient atteinte à ma loyauté.

» La nomination de M. Sainte-Beuve est devenue un texte d’opposition dans quelques journaux. Je doute que les esprits distingués et les vrais amis du progrès littéraire en Belgique s’associent aux récriminations de l’Émancipation et de l’Observateur.

» Si j’étais à votre place, je sais très bien le rôle que je choisirais dans cette misérable polémique. Je prendrais hautement parti pour Sainte-Beuve. Si je vous donne ce conseil, c’est pour vous, non pour moi. Je ne me sens aucunement embarrassé de défendre cet acte, qui m’a beaucoup coûté quant à vous, et qui pour cela même est plus méritoire au point de vue général.

» Je serais heureux que ce fâcheux incident ne vînt pas altérer l’intimité de nos rapports d’amitié déjà ancienne. Je ferai tous mes efforts pour faire disparaître de mon cœur toute espèce d’amertume. Je suis convaincu de la bonté du vôtre, et j’écarte tout soupçon d’intentions malveillantes de votre part dans les paroles qui ont pu vous échapper.

» Croyez à mes sentiments dévoués. »

La deuxième lettre de Weustenraad à Rogier est d’un haut intérêt. Le poète s’y exprime librement au sujet de la nomination de Sainte-Beuve, et ses sentiments sur ce point paraissent avoir été ceux d’un grand nombre de Belges. Tout n’y fait cependant pas également honneur à son esprit. Par exemple, reprocher à Sainte-Beuve son manque de « convictions littéraires, » n’est-ce pas méconnaître ce qui fait précisément sa supériorité en tant que critique ? Et n’y a-t-il pas un peu de naïveté provinciale dans l’indignation qu’excitent chez le poète belge les démarches faites par Sainte-Beuve pour entrer à l’Académie ? Au surplus, certaines appréciations, qui étonnent sous la plume de Weustenraad, doivent sans doute être mises sur le compte du dépit et de la mauvaise humeur. Cet « état d’âme » est particulièrement sensible dans la dernière partie, où le candidat malheureux déclare, sur un ton passablement amer, n’éprouver aucun sentiment d’amertume. Voici cette lettre :

« Je vous ai exposé les motifs qui m’avaient autorisé à croire que je serais nommé à la chaire de littérature vacante à Liège après le refus de M. Nisard, tout en convenant, pour rendre hommage à la vérité, que je n’avais jamais reçu de vous une promesse positive proprement dite.

» Je renouvelle également la déclaration que je vous ai faite, que jamais, jamais, je n’ai dit à qui que ce soit qu’en nommant M. Sainte-Beuve vous eussiez manqué, sous ce rapport, à une parole donnée.

» Maintenant permettez-moi de répondre à quelques assertions de votre dernière lettre. Vous dites que vous m’avez donné lecture d’une lettre relative à Nisard. C’est une erreur. Vous m’avez simplement annoncé que Nisard avait refusé la chaire. Il est très possible que je vous aie demandé : Est-ce là tout ? et que vous m’ayez répondu : Les négociations continueront. Je ne le conteste pas. Mais ces négociations ne pouvaient, dans ma pensée du moins, s’appliquer qu’à de nouvelles tentatives faites auprès de M. Nisard pour le déterminer à revenir sur son refus, (n’ayant jamais eu connaissance de négociations ouvertes avec d’autres écrivains). Cependant, comme le refus de Nisard vous paraissait définitif et qu’il l’était en réalité, j’ai pu vous adresser cette autre question : Puis-je me préparer ? Question à laquelle vous avez répondu : Prépare-toi toujours. Mais, me dites-vous, pouviez-vous prendre cette parole comme un engagement formel de ma part ? Non, aussi ne l’ai-je point prise comme telle ; ce qui le prouve à l’évidence, c’est que j’ai demandé à Materne, le lendemain de ma conversation avec vous, ce qu’il pensait de cet entretien, question que je ne lui aurais pas adressée si j’avais eu la certitude d’être nommé. Je m’attendais à l’être, je l’avoue, surtout après la réponse de Materne : Je te regarde comme nommé. Ne soyez pas surpris de la vivacité des plaintes qui ont pu m’échapper immédiatement après que j’eus appris que la chaire avait été offerte à Sainte-Beuve et acceptée par lui. Mais l’expression de ces plaintes n’a jamais eu le caractère qu’on leur a méchamment donné. Je ne vous ai jamais reproché un acte de déloyauté. Vous étiez parfaitement libre de nommer Sainte-Beuve. Vous l’avez nommé. J’estime beaucoup le talent littéraire de Sainte-Beuve. La France renferme peu d’écrivains aussi distingués. Et cependant la nomination de Sainte-Beuve est une faute à mes yeux. C’est une faute parce que vous avez vivement blessé le sentiment national, dont la susceptibilité, même exagérée, devait être respectée, dans les circonstances actuelles surtout, en présence des injures et des menaces qui nous sont presque journellement adressées par une partie de la presse française. C’est une faute parce que votre choix s’est arrêté sur un écrivain d’un talent éminent sans doute, mais sans convictions littéraires ; sur un écrivain dont la plupart des œuvres portent l’empreinte d’un dévergondage d’esprit et de mœurs très peu édifiant ; sur un écrivain qui, pour arriver à l’Académie, dont il avait été repoussé une première fois parce qu’il personnifiait la réaction anticlassique, a brusquement changé d’opinion, a réhabilité les classiques qu’il avait souffletés, et a écrit dans le Journal des débats des articles élogieux à l’adresse de tous les académiciens sans distinction, dont il recherche les suffrages.

» C’est une faute parce que l’homme élevé aujourd’hui au rang de professeur a été publiquement flétri par une imputation déshonorante dont il ne s’est jamais lavé.

» Si j’avais eu connaissance des négociations ouvertes avec Sainte-Beuve, je vous aurais fait ces objections. Après la nomination de Sainte-Beuve elles deviennent inutiles, et si je me permets de vous les faire aujourd’hui, c’est pour vous faire comprendre l’impossibilité, pour moi, de défendre le choix de Sainte-Beuve.

» Mais si, au milieu de la polémique qui s’est livrée, quelqu’un s’avisait de dire que la chaire donnée à Sainte-Beuve m’avait été promise par vous, oh ! alors, soyez tranquille, j’élèverais à l’instant même la voix pour lui donner un démenti formel.

« Seulement il faudrait m’en informer, car je vis ici complètement isolé ; je ne lis qu’un seul journal, l’Indépendance, et j’ignore ce qui se dit dans d’autres feuilles. Je sais que beaucoup d’entre elles critiquent la nomination de Sainte-Beuve et se servent d’arguments parfaitement ridicules et bêtes. L’Émancipation surtout a ce privilège ; ma nomination aurait été peut-être critiquée tout aussi vivement par ces aimables journalistes qui ne cherchent que matière à opposition.

« Je sais que ma candidature eût pu rencontrer et a rencontré en effet des objections. On a dit que j’étais flamand, on m’a reproché mon accent ; on m’a même opposé ma taille et ma figure comme des fins de non recevoir. Ce n’est pas vous qui m’avez fait ces objections, mais elles ont pu vous être faites par d’autres. Je conviens que je ne remplis pas toutes les conditions physiques requises pour le rôle de professeur. Mais je suis persuadé que ces objections n’auraient exercé aucune influence sur votre détermination. Le choix de Sainte-Beuve, qui n’est pas non plus un géant ni un Adonis, le prouve du reste.

» Je désire maintenant que Sainte-Beuve réussisse. J’ai hier même recommandé à tous les professeurs que je compte au nombre de mes amis, de lui faire bon accueil, dans l’intérêt de l’enseignement et de l’université dont il est devenu membre.

» Je ne garde rancune à personne. Je ne puis pas haïr. Vous me promettez que, de votre côté, vous ferez tous vos efforts pour bannir toute amertume de votre cœur. J’ai droit d’y compter.

» Pour moi, quoique je me trouve aujourd’hui rejeté dans une situation inférieure à celle où j’étais en 1827, époque à laquelle, libre et indépendant, j’étais parvenu en moins de quelques mois à me créer une belle clientèle au barreau de Maestricht ; inférieure à celle où j’étais en 1828, quand M. Van Ewyck, administrateur de l’enseignement supérieur, ému du retentissement produit en Hollande par la publication de quelques-unes de mes poésies hollandaises, me fît offrir, par l’intermédiaire de M. Kinker, la chaire de littérature hollandaise à Utrecht, que je refusai parce que je voulais rester belge ;

» Quoiqu’on m’ait oublié longtemps, que je me sois vu devancé dans la carrière des emplois publics par tous les hommes de mon âge, intelligents ou imbéciles, malgré les services que je crois avoir rendus dans la presse à la cause de mon pays ;

» Quoique j’aie joué plus d’une fois mon existence sans arrière-pensée d’ambition, avec une abnégation dont je m’honore, pour rester fidèle à des principes dont le triomphe devait amener le bonheur de notre patrie commune ;

» Quoique ma carrière soit brisée par la suppression de la haute cour militaire et mon avenir tué par l’impossibilité d’entrer désormais soit dans la magistrature régulière avec un rang convenable, soit dans l’enseignement supérieur ;

» Malgré tout cela je n’éprouve aucun sentiment d’amertume et je resterai ce que j’ai toujours été. »

Cette affaire aurait pu amener une brouille ; elle fut tout au plus cause d’un refroidissement passager. Charles Rogier, nature généreuse et spontanée, ne pouvait garder longtemps rancune à Weustenraad, envers qui, peut-être, il se reconnaissait secrètement des torts. Mais le poète semble avoir été plus lent à pardonner, quoi qu’il en dise lui-même. Dépité, humilié, découragé, et d’ailleurs excessif en tout, il fit un coup de tête. Auditeur militaire à Bruxelles, il demanda à pouvoir « permuter » avec son collègue de Namur, qui, cela va de soi, acceptait la combinaison. J’ai retrouvé dans les papiers de Weustenraad le brouillon de la requête qu’il adressa à cette occasion au ministre compétent. Il y invoque son « désir de vivre en famille, éloigné de tous les troubles de la vie politique, la nécessité de soigner sa santé altérée par son séjour à Bruxelles. » Et, comme le changement sollicité eût constitué pour lui, sous tous rapports, le contraire d’une promotion, il prie le ministre de mentionner dans son arrêté que la permutation a lieu à la demande de l’intéressé, « afin qu’elle ne puisse être considérée comme une disgrâce ou une déchéance. »

Il existe une lettre de C. Materne à Weustenraad, datée du 11 septembre 1848, où ce fonctionnaire s’exprime comme suit, au sujet du refroidissement qui s’était produit entre le ministre et le poète : « Je ne reviendrai pas sur cet incident, qui sera bientôt de l’histoire ancienne. » Puis il passe à l’étrange requête de Weustenraad et désapprouve vivement le dessein formé par ce dernier d’aller « s’enfouir à Namur. » « Ta place, dit-il, n’est pas dans cette Thébaïde, où tu te trouverais en dehors de tout courant d’affaires, de tout mouvement intellectuel… Note que tu perds beaucoups de chances pour l’amélioration future de ta position et que tu semblerais obéir à un sentiment de découragement peu digne de ta force d’âme habituelle. »

Mais le poète s’entête, comme un enfant boudeur. On peut lire au verso de la lettre résumée ci-dessus le brouillon de la réponse qu’il y fît. Cet écrit jette un jour singulier dans l’âme du poète à la fin de sa vie, même si l’on y fait à la mauvaise humeur du candidat évincé la part qui semble lui revenir. Ses enthousiasmes sont tombés, son énergie est brisée, il éprouve un désenchantement, un découragement, une atonie, qui étonnent chez un tel homme et qui s’expliqueraient peut-être en partie par son état de santé, assez mauvais en ce temps-là.

» Mon projet de m’établir définitivement à Namur a rencontré, dit-il, de vives objections de la part de mes amis. Je les ai parées toutes, et, malgré le fondement de quelques-unes d’entre elles, je persiste dans le parti que j’ai pris. Tant que je resterai auditeur militaire, je ne retournerai plus à Bruxelles. Cette situation pourra se prolonger très longtemps encore ; je n’attends rien pour moi du ministre actuel[7]. On trouvera toujours, pour remplir des fonctions que je pourrais solliciter à l’avenir, un homme plus capable que moi. Tu dis qu’on m’oubliera ici, je le sais, mais on m’oubliera tout aussi complètement à Bruxelles. Je ne gagnerai donc rien au change. Tu ajoutes que je serai ici en dehors de tout courant des affaires, de tout mouvement intellectuel. C’est vrai, mais je n’espère plus qu’en la solitude et l’isolement. Un profond dégoût s’est emparé de moi. Je ne vis plus que pour remplir des obligations de famille que je me suis volontairement imposées. Le jour où je ne pourrai plus me résigner aux privations que j’aurai à supporter pour y faire face, ce jour-là je quitterai la vie sans remords et sans regrets. Heureusement mes besoins personnels ne sont pas grands et je suis habitué à une vie de sacrifices. L’avenir, quoiqu’il ne me sourie guère, ne m’effraye pas, je travaillerai, je remplirai mes devoirs comme je l’ai toujours fait, et puis advienne que pourra. »

La requête de Weustenraad, heureusement, ne fut pas agréée. Ses amis le défendirent contre lui-même et, à son insu, s’occupèrent d’améliorer sa situation. En octobre 1848, il fut désigné pour les fonctions de greffier du tribunal civil de Bruxelles, qu’il n’avait pas sollicitées. Cet emploi, qui devait lui procurer une certaine aisance et lui laisser quelques loisirs, le réconcilia sans doute momentanément avec Bruxelles. Il revint à ses travaux de prédilection et, s’il ne produisit aucune œuvre nouvelle, réunit du moins en un recueil intitulé Poésies lyriques ses divers poèmes. Quelques-uns, publiés précédemment en plaquettes, étaient devenus rares ; les autres n’avaient paru que dans des revues. Les journaux annoncèrent le livre de Weustenraad, qui vit le jour à Bruxelles, chez l’éditeur Decq, vers la fin de janvier 1849.[8]

Le poète avait écrit pour son recueil une préface, datée du 31 décembre 1848, un peu solennelle peut-être dans la forme, ainsi le voulait le goût du temps, mais au fond très juste et très mesurée. Il y soulignait l’intérêt qu’il avait toujours porté à la question sociale, il marquait le caractère humain et actuel de sa poésie. « Rien de ce qui est humain ne m’a paru étranger, pouvait-il dire à juste titre. Tantôt triste et désolée, tantôt confiante et heureuse, ma poésie s’abandonne à tous les rêves, sombres ou rayonnants, qui agitent le cœur de l’homme à l’époque orageuse où nous vivons ». En même temps que le caractère humain et actuel, il indiquait le caractère patriotique de sa poésie ; mais il se montrait ici plus modeste, puisqu’il souhaitait seulement d’avoir « contribué, pour sa part, à préparer les fondements de notre nationalité littéraire, destinée à compléter, plus tard, l’édifice de notre indépendance politique. »

L’ouvrage eut du succès, à ce qu’il semble. Les comptes-rendus que j’ai pu en lire sont très élogieux et insistent sur ce que ces poèmes ont de « belge » au moins autant que sur leurs mérites littéraires. « Il est, disait la Tribune, (9 février 1849), un culte auquel il est toujours resté fidèle : c’est l’amour de la patrie, c’est le sentiment profond de notre nationalité. On peut en trouver des preuves presque dans chacune des pages du volume qu’il vient de publier. Au début de notre révolution, quand tant d’autres doutaient que l’état qui venait d’être fondé pût se consolider, il se fit remarquer parmi les plus chauds partisans de l’ordre nouveau… Cette publication est une de celles qui font le plus d’honneur à notre littérature, celle où il y a le plus d’originalité et qui porte le mieux l’empreinte de notre génie national. »

À propos du Remorqueur et du Haut-Fourneau, le critique de la Tribune disait : « Ce n’est pas dans notre pays seulement que ces vers ont eu du retentissement ; en France même on a été surpris de toute la vigueur du talent de notre poète. Les journaux littéraires français en ont parlé avec éloges ; et il nous a été rapporté qu’Alfred de Vigny, à la lecture de ces pièces, s’est exprimé d’une manière on ne peut plus flatteuse sur le compte de notre compatriote. » Tout cela est bien vague. On voudrait être mieux renseigné sur les éloges de ces « journaux littéraires » et particulièrement sur le jugement « flatteur » du poète de la Maison du berger, une autorité s’il en fut en matière de poésie. À défaut des « expressions d’Alfred de Vigny sur le compte de Weustenraad », nous connaissons celles de deux écrivains qui le suppléent mal, Alexandre Dumas et Émile Deschamps&nbsp[9]. C’est vraiment peu. Le temps n’était pas encore venu, en 1849, où un écrivain belge pouvait espérer que des Français le liraient attentivement et sans prévention.

Weustenraad ne devait guère survivre à la publication de ses Poésies lyriques. Il avait été atteint peu de temps auparavant, dit Eug. Goffart, d’une maladie assez grave. Pour achever de se rétablir, il était allé passer quelque temps à la campagne, probablement chez le mari de sa belle-fille, Jules Borgnet, qui habitait Jambes, près de Namur. Mais sa santé restait ébranlée, semble-t-il. Jaminé nous parle bien « d’un mal qui ne pardonne ni ne s’arrête » et auquel « il aurait infailliblement succombé dans peu d’années, » mais l’emphatique biographe ne s’explique pas autrement sur la nature de ce mal mystérieux. Quetelet, qui, dans sa notice, a raconté les derniers jours de Weustenraad, ne dit rien de cette impitoyable maladie. Il rapporte seulement que le poète, ayant été, vers Pâques, appelé par l’Académie à faire partie d’un « jury d’examen pour les lettres, » prit ses fonctions nouvelles très au sérieux, s’y surmena, et qu’une « violente atteinte de grippe » acheva de l’affaiblir. Il avait besoin de repos et de grand air. C’est pourquoi il suspendit tous ses travaux, laissa notamment inachevé certain poème qu’il comptait lire dans une séance publique de l’Académie, (je n’ai pu en retrouver le brouillon), et partit pour son pays. Il s’arrêta quelques jours dans la province de Liège, poussa jusqu’au bourg néerlandais de Fauquemont, dont il avait toujours aimé le site romantique. Entre autres amis, il revit l’historien Adolphe Borgnet, professeur à l’université de Liège, et il inscrivit dans l’album de sa charmante fille, Mlle  Élise Borgnet[10], les vers suivants, sans doute les derniers qu’il ait écrits :

Tu demandes des vers, ma bonne et belle Élise !
Des vers ! Pardonne-moi d’en être un peu surpris.

Des vers, que feras-tu de cette marchandise ?
Attends donc que la bourse en ait coté le prix.


Si c’est pour conserver un souvenir fidèle
D’un ami qui bientôt n’en composera plus,
Eh ! bien, garde ceux-ci, mais ne va pas, ma belle,
Me dire : Est-ce là tout ? après les avoir lus.


J’aurais pu te rimer quelque couplet aimable
Sur tes yeux, tes cheveux, ta bouche… et cetera.
Mais le genre est usé ; puis il est fade en diable ;
Ne te nourris jamais de ces sornettes-là.


Elles font mal au cœur et souvent à la tête.
Préfère au faux le vrai, l’austère même au doux,
Et ne brigue, plus tard, qu’une seule conquête,
L’amour d’un honnête homme et l’estime de tous.

Ces vers sont assez prosaïques, quoique d’un tour naturel et d’une langue ferme ; et, pour des vers dédiés à une jeune fille, on les trouvera peu galants, bien qu’ils contiennent d’utiles conseils. Ils sont d’un poète désabusé, chez qui les grands enthousiasmes ont fait place à une sagesse amère. On remarquera surtout les vers mélancoliques où Weustenraad fait ses adieux à la poésie. Lui semblait-elle désormais un passe-temps trop frivole ? Ou bien n’y renonçait-il que malgré lui, pris du pressentiment de sa fin prochaine ?

Weustenraad ne retourna pas directement de Liège à Bruxelles ; il prit le chemin des écoliers et passa par Jambes, où il arriva le 23 juin après-midi. Il comptait s’arrêter quelques jours chez Jules Borgnet, à la Maison blanche. Sa famille et quelques-uns de ses amis étaient là. Le poète se trouvait dans ces heureuses dispositions où l’on se livre aux projets d’avenir : il aspirait au calme champêtre, à la maison rustique, aux spectacles apaisants de la nature. Ces aspirations, on s’en souvient, s’étaient déjà exprimées dans Fantaisie et Vœu, deux pièces dont j’ai signalé précédemment la réelle beauté. Peut-être, malgré ses adieux à la poésie, son talent poétique allait-il se renouveler et se transformer… En attendant, Weustenraad, près de rentrer à Bruxelles, jouissait des dernières heures de repos et de loisir dans l’air pur des champs, il canotait sur la Meuse, ou plutôt, pour parler comme le bonhomme Siret, « il faisait murmurer l’onde paisible sous le poids d’une nacelle. »[11]

Mais ses instants étaient comptés. Le 24 juin, vers neuf heures du matin, il sentit les premières atteintes du choléra, qui, cette année-là, régnait sur les bords de la Meuse, et dont il avait sans doute contracté le germe en traversant Liège. La maladie fit des progrès rapides et tout espoir de guérison fut bientôt perdu. Théodore Weustenraad expira, entouré des siens, dans la nuit du 24 au 25, vers une heure.

La mort de l’auteur du Remorqueur fit un certain bruit en Belgique. Cela est assez démontré par les lettres qu’adressèrent à sa veuve d’éminentes personnalités, par les articles nécrologiques, les vers de circonstance que publièrent les journaux et les revues, et que je ne songe pas à reproduire ici. On y rend hommage à la noblesse, à la bonté, à la franchise de son caractère ; on le loue comme homme, comme fonctionnaire, comme publiciste ; on glorifie en lui le poète de génie (ni plus ni moins), dont le nom est « impérissable » (La Tribune), et dont les œuvres sont « dans toutes les bibliothèques » (L’Indépendance). Et la Revue de Belgique déclare que sa mort a été pleurée « par la patrie entière. »[12]

Lorsque le prix quinquennal de littérature française, institué sous le ministère Van de Weyer, dut être décerné pour la première fois (période 1848-1852), il fut partagé ex æquo entre les trois ouvrages suivants : De la Rhétorique ou de la composition oratoire, par Baron, Histoire de la littérature française, par Moke, et Poésies lyriques, par Weustenraad. (L’arrêté royal portait que la part attribuée à ce dernier ouvrage serait liquidée au nom de Mme  Veuve Weustenraad.) Le rapport du jury caractérise assez justement l’œuvre du poète belge : « Cette œuvre, dit-il, est celle qui, avec le plus de talent, se ressent le moins de l’imitation des poètes français contemporains… (Weustenraad avait eu pour principal concurrent le hugolâtre Van Hasselt, que Grandgagnage surnommait « Hugotin ».) L’auteur a ouvert une source nouvelle à la composition poétique ; environné des merveilles de l’industrie, son génie s’est allumé à ce feu qui ne semblait devoir vivifier que des intérêts matériels : ces intérêts, ces productions du génie, il les a poétisés ; il leur a donné, ainsi qu’à plusieurs idées toutes modernes, des couleurs pleines de force et d’éclat… »

Ce n’était pas trop mal dit. On remarquera cependant qu’un seul des aspects principaux de la poésie de Weustenraad, le plus hardi et le plus neuf, à vrai dire, se trouvait souligné dans ce passage du rapport officiel. On appréciait en lui le chantre de l’industrie et des chemins de fer plus que le poète patriote, interprète des aspirations nationales, ou que le poète social et humanitaire.

Au reste, la « gloire » de Weustenraad était à son apogée. Elle se maintint chez les hommes de sa génération idéaliste, qui, comme Grandgagnage, admiraient en lui le « chantre ardent et vigoureux de la renaissance belge. » Quant à leurs successeurs, ils paraissent s’être de moins en moins inquiétés de littérature. (C’est de 1850 à 1880 que les temps furent vraiment durs, en Belgique, pour les littérateurs.) Ceux d’entre eux qui s’intéressèrent, comme eût dit Jottrand, aux « productions de la muse indigène », purent lire les vers de Mathieu ou de Van Hasselt, poètes contemporains de Weustenraad, qui avaient eu l’esprit de ne pas mourir comme lui à quarante-trois ans, et qui, par une production abondante, se rappelaient sans cesse au souvenir d’un public ingrat. Leurs œuvres témoignaient d’une certaine virtuosité banale… Ils purent lire les vers de Wacken, poète élégant et délicat dans ses bons moments… Mais la poésie, en général, était le moindre de leurs soucis. Les Poésies lyriques, œuvre d’un artiste incomplet, avaient beau être éloquentes et vigoureuses : elles étaient condamnées à l’oubli.

  1. Soirées bruxelloises. Histoire littéraire de l’année. Études critiques et biographiques sur Weustenraad, Walef, Lainez, Clesse. Bruxelles 1854. L’étude consacrée à Weustenraad est de Goffart.
  2. Ce buste, œuvre de G. Geefs, orna la tombe du poète, dans le cimetière de Jambes. Il en existe diverses reproductions. De plus M. G. Borgnet possède un portrait-charge de Weustenraad, par Balat, qui est amusant et passe pour réussi. Enfin le Cercle artistique et littéraire de Liège fit frapper une médaille en l’honneur du poète. Cette médaille, que je n’ai pu découvrir, est l’œuvre du sculpteur Jéhotte.
  3. La Revue de Belgique publia onze poésies de Weustenraad (années 1846, 1847 et 1848).
  4. Sainte-Beuve à Liège, par O. Grojean. Bruxelles. Misch et Thron édit.
  5. V. le Sainte-Beuve de Léon Séché.
  6. Constant Materne, secrétaire-général aux affaires étrangères, et ami commun de Weustenraad et de Rogier.
  7. En marge : « Je n’espère pas davantage du cabinet qui lui succédera ».
  8. Pour couvrir les frais d’impression, l’auteur avait ouvert une souscription entre ses amis. (Lettre inédite de Weustenraad à J. de Saint-Genois. 24 déc. 1848.)
  9. « Weustenraad aurait été loin, dit E. Deschamps. Il avait la verve, la vigueur, l’image et la pensée. Son instrument poétique n’était pas égal dans toutes les parties, et il y avait des défaillances dans sa versification, à côté de ses plus belles audaces. Le temps et le travail auraient nivelé tout cela. » Cité dans l’ouvrage d’Alvin sur A. Van Hasselt, à propos de l’étude d’Achille Jubinal sur les poètes belges, p. 363.
  10. Mlle  Élise Borgnet épousa ensuite M. Retté, et fut la mère du poète Adolphe Retté. Je la remercie de m’avoir aimablement autorisé à reproduire ces vers.
  11. La Renaissance, 1849, p. 63.
  12. C’était le temps où les locomotives portaient des noms d’hommes illustres. Je lis aux Faits divers du Politique, numéro du 3 juillet 1849 : « Le ministre des travaux publics a décidé, par un arrêté en date du 1er  juillet, que le remorqueur n° 169 portera le nom de Weustenraad. »

    Le même journal, rendant compte, quelques jours plus tard (8 juillet), du service funèbre célébré à la mémoire du poète, cite parmi les assistants : les ministres de l’intérieur, des finances, de la justice et des travaux publics ; MM. Verhaegen, président, Delfosse et de Brouckere, vice-présidents de la chambre des représentants ; Lebeau, Devaux, Vilain XIIII, De Decker, Quetelet et beaucoup d’autres notabilités. Le gouvernement rendait ainsi un dernier hommage au poète national. Ce n’était que juste.