Théodore Jouffroy (Ch. de Rémusat)
Il s’est écoulé plus de deux ans depuis que nous avons perdu M. Jouffroy. Loin de s’être effacée, sa mémoire a grandi, et son nom est cité chaque jour avec plus de respect ; il devient une autorité. Rien là ne doit surprendre ; c’était l’infaillible, mais unique consolation que le temps réservait à ses amis. Dès le jour où il leur fut enlevé, les regrets de tous prouvèrent bien que c’était un coup d’éclat que la mort venait de frapper. Chose heureuse et remarquable, un homme qui n’avait guère parcouru que la moitié de la carrière, qui, par la nature de ses études, la modestie de sa vie, la réserve de son caractère, n’appelait point l’attention si partagée du public, avait obtenu pourtant la réputation solide et brillante dont il était digne. Dans un temps où il se fait tant de bruit qu’il semble impossible qu’un nom soit entendu, s’il n’est répété par les mille porte-voix de la publicité, un philosophe silencieux avait atteint la renommée, donnant ainsi un utile exemple à ceux qui prennent tant de peine pour contrefaire la gloire et réaliser l’oubli, comme à ceux qui se plaignent des jugemens de la multitude et ne croient pas qu’une société tumultueusement démocratique puisse être juste. Jamais, au contraire, il ne fut aussi bon qu’aujourd’hui d’être un homme de mérite ; peut-être même le métier est-il devenu trop facile.
Cette rare estime qu’il avait obtenue, M. Jouffroy la devait sans doute à lui-même ; mais les regrets excités par sa perte tenaient encore à des causes générales. Il appartenait à la génération qui règne maintenant, et qui, à peu d’exceptions près, s’est emparée de l’opinion et de l’influence. Parmi les hommes éminens qui la guident, c’est un des premiers qui aient disparu de la scène, et cette génération s’est sentie atteinte avec lui. Il était de ceux qui ont contribué à former cet ensemble d’idées et de sentimens qui dominent aujourd’hui là où les idées et les sentimens peuvent encore quelque chose. C’est un des auteurs du présent qu’en lui le présent a perdu, et, pour emprunter une expression de Voltaire, c’est un des maîtres à penser de notre temps.
On ne peut en effet le bien juger si on l’isole. Comme tous les hommes supérieurs, il eut son originalité ; mais il se ressentit profondément des circonstances au sein desquelles il s’était formé. On n’échappe point à l’influence des évènemens, et l’on naît dans un milieu social que l’ame réfléchit, comme la mer reflète les couleurs du ciel. M. Jouffroy eut l’esprit de son temps, et il réagit sur l’esprit de son temps. Il faudrait donc, pour le complètement connaître, l’étudier seul, c’est-à-dire dans ses ouvrages, puis le considérer parmi ses contemporains ou dans ses rapports avec le monde où il a vécu. Il y a toujours des liens intimes entre la vie d’un philosophe et son système, entre sa philosophie et le génie de son époque.
La philosophie a cessé d’être le nom d’une science universelle. Elle n’oblige plus à connaître tout ce qui se peut connaître, omne scibile, comme disait l’école ; mais il est certain encore, et il demeurera éternellement certain que, remontant sans cesse aux sources de la connaissance, elle touche à toutes les sciences par leurs principes, et domine en particulier les sciences morales, qu’elle pourrait dans ses jours d’orgueil appeler ses conséquences. Non que des conséquences de cet ordre ne forment par elles-mêmes des sciences dont l’importance et la difficulté réclament au besoin toutes les forces d’une intelligence éminente. L’esprit humain peut s’enfermer dans une partie de son domaine et s’y montrer sublime. Sa grandeur ne se mesure pas à celle du théâtre qu’il a choisi ; il y a plus de gloire à gouverner Athènes que la Scythie tout entière. Mais si l’on considère les sciences morales dans leur liaison nécessaire, on ne peut méconnaître que toutes dépendent logiquement de celle qui s’enquiert des principes du vrai, du juste et du beau, et que celles-là surtout qui traitent de l’intelligence et de la volonté de l’homme relèvent de la philosophie. À cet enchaînement logique, notre siècle a ajouté le fait d’une influence positive et réciproque. En faisant tomber les barrières de la tradition, il a permis à la philosophie de produire ses conséquences naturelles. La raison libre a dû sortir son plein et entier effet, et il est maintenant peu de choses qui se touchent dans la théorie sans se modifier entre elles dans la pratique. L’intellectuel est devenu le réel, et l’homme fait le monde à l’image de sa pensée. Qui donc voudrait aujourd’hui avoir des opinions spéculatives pour les laisser isolées et stériles dans son esprit, comme l’algèbre ou le sanscrit ? Quel homme sérieux voudrait d’une philosophie qui ne se lierait point à la religion, à la morale, à la politique, à la théorie des arts ? Il n’y a plus de métaphysique de pure curiosité, et celui qui s’est élevé jusqu’aux principes prétend aujourd’hui redescendre aux applications et projeter la lumière du flambeau intérieur sur les routes où l’entraîne sa destinée : heureux s’il parvient à établir une constante harmonie entre les idées de sa raison et les règles de sa conduite. Pour les individus comme pour la société le grand effort est en effet de mettre d’accord la science et la réalité, et c’est à cela que tendent nos révolutions.
Cette précieuse unité, l’ambition de tout noble cœur, M. Jouffroy travailla constamment à l’établir en lui-même, et il y parvint autant que le lui permirent et la brièveté de sa vie et les agitations de son ame. Jamais il ne sépara la philosophie de ses nobles et utiles corollaires. Cet esprit méditatif et recueilli s’enferma souvent dans une question spéciale et parut se détacher du reste du monde ; mais il ne prononça jamais de vœux irrévocables, et revint sans cesse à ces généralités pratiques qui, mieux encore que de pures idées, constituent les opinions réelles d’un homme ou d’une époque. Ce ne serait donc pas le faire connaître tout entier que d’exposer ses recherches sur la perception ou l’induction, que d’essayer une analyse, même complète, de ses idées sur l’objet et le rang de la psychologie, que de rédiger un extrait raisonné de tous ses écrits. C’est l’affaire de l’historien de la philosophie ; nous aimerions mieux tracer l’histoire du philosophe, non pas une biographie cependant, les élémens n’en sont pas dans nos mains, mais un tableau successif du développement de ses opinions. À l’intérêt d’un tel récit, quand il s’agit d’un homme distingué, se joindrait l’intérêt plus vif encore qui s’attache à la formation de l’esprit général d’une époque dont M. Jouffroy fut un des plus dignes représentans.
Il était né vers la fin du dernier siècle ; il avait été élevé dans les croyances chrétiennes et dans les sentimens patriotiques, dont l’union trop rare se retrouve encore au sein des modestes populations de quelques-unes de nos provinces frontières. Aussi les montagnes de la Franche-Comté lui sont-elles toujours restées chères comme le berceau de son enfance, et comme l’asile où il s’était formé au pieux amour du devoir et de la liberté. L’esprit de sa patrie et de sa famille l’animait encore tout entier lorsqu’il vint à Paris pour entrer à l’École normale.
C’était vers la fin de l’empire (1813). Quel temps pour le premier éveil d’une noble intelligence !
On se plaint amèrement de l’état des esprits. La critique gémissante est à la mode, et, s’il en fallait croire la société actuelle sur la valeur de ses œuvres et de ses idées, la tristesse devrait le disputer à l’effroi, une grave maladie morale aurait atteint le monde. Mais quoi ! ces lamentations ont-elles si neuves qu’elles doivent beaucoup nous troubler ? n’est-ce pas la redite éternelle de ce que nous entendions, il y a quelque vingt ans ? Il est vrai, d’autres bouches alors parlaient ainsi, et ce langage était plus recevable de la part des adversaires que nous avions à combattre. Déplorer le présent convenait de tout point aux représentans du passé, temporis acti ; mais lorsque aujourd’hui nous nous prenons à les imiter et que nous entonnons le chant funèbre sur le dépérissement des croyances, l’anarchie des intelligences et toutes les calamités à la mode, ne risquons-nous pas d’avoir bien mauvaise grace et de rappeler les Gracques se plaignant de la sédition ? Tout n’est pas bien aujourd’hui assurément ; qui voudrait pourtant changer de siècle ? Le plus grand mal est peut-être dans ce découragement qu’on étale, dans ce scepticisme dont on se vante. Au fond, le monde est moins incrédule qu’il ne dit.
Mais quand l’on se montre si sévère pour le temps présent, qu’aurait-on dit il y a trente ans ? Qu’était-ce que l’état des esprits aux derniers jours de l’empire, avant la restauration ? Que pensait-on alors ? Et qui s’avisait de penser ? Et que pouvait-on croire ? Quelle grande idée ne passait pas alors pour une chimère ? On était revenu de toutes choses, de la gloire comme de la liberté. La politique ne connaissait plus de principes ; la révolution avait cessé d’être en honneur, mais ses résultats matériels n’étant pas contestés, elle ne se plaignait pas. La morale se réduisait graduellement à la pratique des vertus utiles ; on l’appréciait comme une condition d’ordre, non comme une source de dignité. La religion, admise à titre de nécessité politique, se voyait interdire la controverse, l’enthousiasme, le prosélytisme. Il paraissait aussi inutile de la discuter qu’inconvenant de la défendre. Une littérature sans inspiration attestait la froideur des esprits, et, par-dessus tout, un besoin de repos, trop motivé par les évènemens, mais aveugle et pusillanime, subjuguait, énervait les plus nobles cœurs. Déçue dans toutes ses espérances, lasse de ses aventureuses tentatives, la raison était comme humiliée.
La restauration vint, et ce ne fut pas sa faute, si elle n’augmenta point le mal. Elle se croyait elle-même un démenti donné à toutes les croyances de la fin du XVIIIe siècle. Elle se présentait comme une leçon pour les peuples, comme une victoire sur les idées modernes. Ce qu’elle trouvait de moins offensant à signifier à son temps, c’est qu’elle le guérirait de ses illusions, et le rendrait sage en lui contestant toutes ses découvertes, en lui supprimant toutes ses créations. Pour se ressaisir de la société française, on lui faisait incessamment son procès. Nous avons été élevés à nous entendre relire tous les jours notre acte d’accusation, et nos prétendus maîtres ne nous enjoignaient que de cesser d’être nous-mêmes. Il fallait, pour leur plaire, tuer en nous, non pas le vieil homme, comme disent les théologiens, mais l’homme nouveau.
Des préjugés peuvent être utiles, ils peuvent même être vrais ; mais une fois détruits, les vouloir rétablir à titre de préjugés, c’est une entreprise insensée. On ne refait pas de main d’homme l’œuvre du temps. On ne peut ramener les esprits à des vérités méconnues ou délaissées qu’en rajeunissant leur forme, qu’en les délivrant de cette rouille du passé qui les cache et les ronge. L’or d’une médaille fruste peut être fin et pur, la médaille même est précieuse comme monument ; cependant elle ne peut plus servir à rien, et il la faut refrapper si l’on veut en faire de la monnaie.
La restauration ne connut jamais ni sa force ni sa faiblesse. Sa force aurait été de se fier au présent, sa faiblesse était de s’en tenir au passé. Si en épousant le pays elle eût adopté ses intérêts et ses sentimens, si, forte de la situation que lui créaient les souvenirs de l’histoire, elle eût en quelque sorte apporté le passé en dot au présent, l’union durerait encore, et elle aurait réussi à remettre en honneur le peu de vérités politiques dont elle avait conservé le dépôt. Il n’en est aucune qu’elle n’ait compromise.
Prenons pour exemple la plus sainte de toutes, la religion. Malgré certaines doctrines philosophiques, elle demeure au moins comme la forme nécessaire et consacrée des croyances les plus essentielles de l’humanité. Nul esprit élevé ne lui dispute cette inviolabilité historique qui en fait comme une institution perpétuelle. De qui lui refuse la croyance, elle obtient facilement la vénération. Or la contre-révolution se croyait à juste titre des devoirs envers elle. Qu’en voulait-elle faire cependant ? Un moyen de gouvernement, un instrument politique, et comme un châtiment de l’esprit du siècle. À l’en croire, Dieu punissait les peuples par les révolutions, et les révolutions par les restaurations. Ainsi le christianisme, qui, dans son vaste sein, devrait recevoir toutes les formes politiques, le christianisme, qui, s’il a des préférences pour quelque régime, en devrait à celui qui tient le plus de compte de la dignité humaine, semblait accepter pour mission de reconstruire toutes les usurpations renversées, toutes les inégalités détruites. Lui qui se glorifie de l’abolition de l’esclavage, on le présentait comme incompatible avec l’émancipation des peuples. On paraissait ne le réhabiliter que comme l’ancien régime de la raison et l’auxiliaire du pouvoir absolu. Telle était la religion pour le système de 1815, quelque chose de périssable comme un gouvernement et de commode comme un moyen de police. En toutes choses, la restauration a imité ce prince de triste mémoire qui, pour retrouver le respect des peuples, allait rouvrir les caveaux de l’Escurial, et qui, rapportant un cadavre du tombeau sur le trône, mettait la couronne sur un front livide, le sceptre dans une main glacée, et croyait ainsi faire réparation à la royauté en rendant ses insignes aux restes inanimés d’une reine au cercueil.
Il n’y avait point de chance de convertir la nation. Cette tentative de remettre debout des préjugés abattus pouvait produire des hypocrites, non des croyans. La France se laissa faire, et non persuader. Sa raison résista, et même elle se développa par la résistance. La lutte lui fut bonne, et lui rendit ses forces en les éprouvant. Mais au début, quand la restauration commençait, qu’on se représente la situation d’un esprit élevé et sérieux, mis à l’épreuve du conflit d’idées qu’amenèrent les évènemens de 1815. N’avait-on pas tout autrement droit alors de se plaindre et de déplorer le désordre des intelligences ? Il fallait se défendre contre un double courant d’idées et de passions contraires, résister à deux réactions opposées qui s’appelaient l’une l’autre et choisir entre elles deux la bonne voie avec discernement et résolution. Pense-t-on qu’il fût alors si doux et si aisé de faire un choix, de dégager la vérité de tout ce que les souvenirs, les ressentimens et les préjugés y mêlaient d’altération, de profiter enfin de l’expérience de tous, sans se laisser aller au scepticisme, fruit le plus ordinaire de l’expérience ?
C’est le tableau des perplexités de cette situation que nous présenterait l’histoire des premiers jours de la jeunesse de M. Jouffroy. Nous l’avons dit, il était né dans une famille de mœurs simples et sérieuses : il avait sucé avec le lait ces principes de morale et de religion que donnent la leçon et l’exemple d’une bonne mère ; mais il avait aussi respiré dans ses montagnes l’air des sentimens patriotiques et des idées de la révolution. Deux surtout de ces idées s’étaient profondément enracinées en lui, l’égalité et la nationalité. C’en était assez pour déterminer irrévocablement le parti auquel il appartiendrait un jour ; d’ici là, pourtant, il fallait sur tout le reste se faire un avis. Dans les écoles publiques, il avait trouvé l’insouciance de la raison, l’indifférence en matière de théories, résultat à peu près immanquable de l’éducation lettrée et régulière, mais superficielle, que l’empire en déclin avait fini par nous donner. M. Jouffroy possédait une qualité, je dirais presque une vertu d’esprit, qui ne lui permettait pas de suivre le torrent : il ne pouvait être convaincu que par lui-même. Il aimait mieux ignorer que douter, et douter que croire de léger. Comprendre à peu près, savoir à demi, adhérer de confiance, répéter sur parole, tout cela lui était insupportable et presque impossible. Il ne se rendait pas aisément aux opinions communes, dût-il finir par les adopter. Il n’avait pas besoin de penser autrement que les autres, mais de penser comme eux de son chef et en son propre nom. Ce n’est que sur sa propre autorité qu’il souscrivait au sentiment de tout le monde. On pressent combien il dut avoir à faire lorsque, arrivant à la jeunesse, il ne trouva rien de fixe, rien de convenu, et vit tous les sentimens et toutes les passions aux prises, toutes les croyances et tous les principes en question. Cependant il ne se sentait sur aucun point une conviction réfléchie, une conviction qui fût son œuvre, rien, sinon que l’absence de conviction était une faiblesse et une souffrance. La nécessité de tout savoir, de tout approfondir à la fois, se dressait donc devant lui, impérieuse et pressante. C’était quelque chose comme le doute universel de Descartes, sauf que le doute de Descartes était volontaire et accepté triomphalement, parti pris d’un esprit ferme, confiant, téméraire, qui se donne la mission de détruire le monde intelligible, parce qu’il se sent la puissance d’en faire un autre. Une mission analogue venait en partage à M. Jouffroy, mais comme une dure nécessité que lui imposaient fatalement son temps et sa nature, comme un fardeau qui lui tombait sur les épaules. Il devait tout reconstruire dans son esprit, non pour faire un système, il n’y songeait pas alors, non pour opérer une révolution dans les sciences, il n’eut jamais cette ambition, mais seulement pour savoir que penser, pour donner plus de calme à son esprit et dissiper un malaise intérieur. C’est ainsi qu’il devint philosophe.
Simple écolier, il ne s’était distingué que par les talens littéraires qui s’annoncent dans les colléges ; rien ne révélait en lui une autre aptitude. Il savait à peine ce que c’était que la philosophie ; seulement, ne trouvant rien dans ses études qui répondît aux désirs de sa raison, rien qui résolût cette question immense et vague qu’il se posait incessamment et confusément : que sais-je et que dois-je penser ? Il apprit un jour qu’il existait une science dont la prétention était justement de répondre à cette question-là. N’était-ce donc pas ce qu’il cherchait péniblement, ce qui devait lui donner ce qui lui manquait, le guérir enfin et le ranimer ? Avant de posséder la science comme un bien, il la salua comme une espérance.
C’était à l’École normale. Ses succès de collége lui avaient ouvert cette école célèbre, plus puissante encore qu’elle n’est célèbre, et dont l’influence aura été grande sur notre temps. Institution singulière qu’on aurait peine à croire une œuvre impériale, si ce n’était un fait historique que la volonté de Napoléon fonda ce séminaire où la puissance de l’esprit de corps devait étroitement s’unir à celle de l’indépendance de la pensée. L’École normale de 1813 ressemblait peu à celle d’aujourd’hui. L’érudition y était faible, et l’étude de l’antiquité plus littéraire qu’archéologique. Au-dessus des lettres elles-mêmes, il y dominait une préoccupation des choses dont les lettres ne sont que l’expression. L’amour du beau dans les arts d’imagination n’y avait que la seconde place, et l’enthousiasme des idées y prenait le pas sur l’admiration du talent. Au spectacle de la chute du colosse impérial, au bruit des débats retentissans que rouvrit la restauration, ces jeunes ames s’émurent, et, à défaut de systèmes arrêtés, toutes les sérieuses pensées assaillirent leur cœur. Dans leur propre sein s’engagea la lutte intestine des opinions qui semblaient se disputer le monde, et si tous ne furent pas dès le premier moment ralliés dans une croyance immuable, ils le furent du moins dans la persuasion commune qu’il y a une idée en chaque chose, des principes pour tout, que le monde matériel, politique, social, n’existe que pour le monde moral, et que tout sur la terre reconnaît la souveraineté de la pensée. Que ce soit l’éternel honneur de M. Royer-Collard d’avoir implanté au sein de l’élite de la jeunesse française cette généreuse foi du spiritualisme pratique. Sûrement il n’acceptait pas lui-même toutes les opinions qui devaient en sortir ; il a toujours volontairement clos en d’étroites limites la liberté native de sa puissante raison ; enfin, cet esprit indomptable souffre malaisément la contradiction et la dissidence. Et cependant, lorsqu’il y a trente ans, sous les auspices d’un gouvernement défiant, intolérant par nature, il exerça légalement sur l’enseignement une autorité presque illimitée, il respecta, il protégea dans cette jeunesse qui devait instruire l’autre, et à laquelle il commettait ainsi l’avenir du trône et du pays, l’indépendance intellectuelle, le droit de penser par soi-même et de tout ramener en ce monde sous la loi de la raison en liberté. Je ne connais rien dans sa noble vie d’aussi grand que cela.
M. Jouffroy était tout prêt. Ces premiers dogmes de la croyance qu’il n’avait pas encore, ce rationalisme vague, étaient dans les instincts de son esprit. Cependant tenir la pensée pour la reine du monde, ne reconnaître à la raison de limites que celles de la nature humaine, professer que rien d’extérieur et de visible n’a un droit absolu sur la liberté de l’intelligence, et que nulle autorité n’est légitime si elle ne justifie de son titre, c’est assurément croire quelque chose ; mais ce n’est point répondre à toutes les interrogations du cœur, de l’imagination, de la raison même, et il reste encore après cela bien du vide dans l’esprit. On est loin de s’être mis à l’abri des atteintes du doute et des angoisses de l’incertitude ; on n’est encore qu’au début des épreuves que toute jeunesse sérieuse a de nos jours infailliblement traversées. Lorsqu’on s’est prescrit de ne penser et de ne croire que par soi-même, on n’a fait encore qu’augmenter la difficulté de penser et de croire. Une phase de scepticisme est donc en ce cas pour chacun la transition inévitable. Ceux qui le nient ne sont pas sincères ou n’ont de leur vie pensé à rien. Ceux qui le dissimulent sont des politiques qui feignent la croyance pour l’imposer ou cachent la vérité dans l’intérêt de la vérité même. C’est une innocente hypocrisie que de prétendre qu’on n’a jamais douté.
Récusons donc tous ceux qui se disent indignés du moindre aveu d’un jour de scepticisme. Que la restauration s’en fâchât, à la bonne heure : elle voulait très sérieusement changer les conditions d’un âge d’examen ; elle s’imaginait supprimer l’incrédulité en l’anathématisant, et des esprits censurés lui semblaient des esprits convertis ; elle croyait posséder par privilége la vérité toute faite, et se mettait de la meilleure foi du monde au rang des choses sacrées dont on ne dispute pas. Cette prétention lui a mal tourné, et c’est pour s’être érigé en principe absolu que son principe a péri. La prétention serait non moins malheureuse et beaucoup plus ridicule aujourd’hui, et aucun pouvoir existant n’a de principe à soustraire à l’examen. Mais si le rationalisme s’applique à tout désormais, le doute universel n’est pas pour cela l’état permanent de cette société ; et comme je crois fermement que la vérité a un droit naturel et divin sur la raison, et que la raison est naturellement et divinement apte à la vérité, je regarde la croyance comme le prix de la réflexion, et je vois la foi au terme de l’examen.
Ces considérations nous éloignent moins qu’il ne semble de la jeunesse de M. Jouffroy. Elle a passé par toutes les épreuves ; elle a été livrée aux incertitudes inévitables, et sa raison a subi la loi commune, le travail. Le pain spirituel aussi n’est gagné par l’homme qu’à la sueur de son front.
Les études littéraires éclairent l’intelligence, forment le goût, élèvent les sentimens, inspirent l’amour de ce qui est pur et beau ; mais aux esprits méditatifs elles ne suffisent pas. Elles ne nous entretiennent pas nécessairement des principes des choses, et laissent beaucoup à faire à celui qu’un impérieux penchant force à se rendre compte de ce qu’il pense. Des armes défensives lui manquent contre les attaques du scepticisme contemporain. Il peut devenir insouciant et frivole ; du moins quelque chose n’est pas développé en lui, ce qu’on pourrait appeler la conscience de l’esprit. Les études philosophiques seules comblent le vide. Voilà, pour le dire en passant, le motif qui en fait le nécessaire complément de l’éducation des colléges. Elles donnent pour accompagnement à l’amour du beau l’amour de son camarade, le vrai. Elles n’ont point pour but de consacrer tous les hommes à la méditation des problèmes spéculatifs ; mais elles font plus que leur donner une teinture de ce que la raison humaine, attestée par ses plus dignes organes, a pensé sur les questions qui touchent de plus près l’humanité. La philosophie des écoles a pour principal avantage d’inculquer à la jeunesse que la raison aussi a des devoirs, parce qu’elle a une loi, la vérité. Sans études métaphysiques, on peut assurément déployer de grands talens comme de grandes vertus ; mais la raison demeure sans règles. Il manque à l’esprit des principes ; c’est une lacune que rien ne remplit, et dont j’ai vu souffrir, jusque dans l’âge mûr, les meilleurs esprits.
M. Jouffroy demandait beaucoup à la philosophie. Il espérait d’elle la solution de toutes les questions ensemble, car elles s’agitaient toutes autour de lui. En France, quand la controverse s’élève, elle est encyclopédique. Il cherchait dans une science qui renaissait alors l’apaisement de toutes les anxiétés du doute et de l’ignorance. Son esprit était exigeant et difficile, son cœur inquiet et troublé, et il invoquait la philosophie au moment où elle se cherchait encore elle-même. Obscures et ambiguës, les réponses de l’oracle ne changèrent point l’état de son ame, état douloureux qu’il a décrit dans quelques pages vraiment éloquentes, que toutes les sortes de fanatismes ont à l’envi défigurées[1]. Un fragment où il raconte ses débuts dans l’étude de la philosophie, où il retrace avec beaucoup de sagacité et de chaleur ces premières épreuves de la raison, bien connues de quiconque prend au sérieux les idées et s’inquiète de la vérité, a été publié depuis sa mort, et dans cette confession, qui rappelle à la fois saint Augustin et Rousseau, l’esprit de parti a cherché des armes contre lui, contre ses amis, contre l’Université, contre la philosophie. Aveux étranges en effet ! révélation monstrueuse ! Quoi ! M. Jouffroy à vingt ans n’avait pas ses croyances arrêtées ! M. Cousin presqu’au même âge n’était point parvenu à enseigner une philosophie complète et définitive. L’École normale était l’asile d’esprits consciencieux et ardens qui cherchaient péniblement la foi et la science ! Enfin il paraît prouvé que la philosophie est une initiation laborieuse à la vérité, et qu’elle a comme l’humanité, comme le monde, des problèmes qui accablent et tourmentent l’intelligence ! Voilà, certes, un beau sujet d’étonnement, et jamais l’indignation ne fut plus légitime !
Parlons aux hommes sincères et sérieux. La philosophie n’est point une inspiration soudaine, ce n’est point l’œuvre d’un jour, mais l’acquisition lente de la vérité par la raison. C’est la pensée recherchant sa nature, retrouvant ses lois, raffermissant ses bases et s’élevant par degrés à la possession réfléchie de la science. Or cette science ne suffit qu’à celui qui en a tout à la fois reconnu les fondemens et les limites, et qui, sans être plus troublé de ses lacunes qu’ébloui de ses lumières, accepte les immuables conditions de l’esprit humain, et n’exagère ni la confiance dans ce qu’il sait, ni la résignation à ce qu’il ignore. Comme l’homme de la grace, l’homme de la raison a tout ensemble sa dignité et son humilité ; l’union de la connaissance et de l’ignorance est en une certaine mesure le terme nécessaire de la philosophie comme de la religion. Seulement le philosophe s’abaisse sous la volonté de Dieu telle que sa propre nature la lui manifeste, et le chrétien sous la volonté de Dieu telle que la lui révèle une autorité extérieure.
La philosophie, pour M. Jouffroy, se personnifia d’abord dans Cousin. Bien que l’un et l’autre, aux yeux de la multitude, représentent la même école, et que le premier ait été le disciple du second, des différences éclatantes les séparent. La philosophie, pour M. Jouffroy, semble n’être que l’esprit humain s’étudiant lui-même ; pour M. Cousin, le génie de l’humanité étudié dans son histoire.
Cependant l’origine des deux doctrines est commune. Depuis Descartes, la clé de toute science philosophique est la réflexion prise au sens propre et rigoureux, c’est-à-dire la pensée réfléchie sur la pensée ; c’est ce qu’on appelle en langage d’école, le point de vue psychologique, et en psychologie la conscience ou le moi. C’est par ce procédé suivi à la manière des Écossais que M. Royer-Collard, mettant en cause tous les systèmes modernes, pensait leur avoir victorieusement intenté un procès de tendance au scepticisme. Aux hypothèses érigées par quelques-uns en principes, il avait substitué le sens commun, éclairé et légitimé par l’observation rigoureuse des phénomènes de conscience. C’est sur cette base que devait s’élever l’édifice ou modeste ou magnifique de la science. C’est cette première pierre qui devait supporter le Parthénon, soutenir le Capitole, ou rester l’humble borne, appui de la pauvreté souffrante et nue.
M. Jouffroy médita long-temps assis sur la pierre. Son esprit circonspect s’en tint long-temps à un seul point de la philosophie, et c’était le point de départ. M. Cousin avait bien fortement aussi appuyé sur ce premier pas, il est le grand promoteur parmi nous des méthodes psychologiques ; mais enfin, le terrain solide une fois trouvé et mesuré, il y posait le pied et s’élançait dans toutes les voies où marche la raison humaine ; le flambeau de la critique à la main, il éclairait jusqu’aux nuages voisins des cieux. Son jeune émule au contraire paraissait vouloir s’en tenir au premier pas. Jamais il ne croyait avoir consacré trop d’heures et de soins au principe de la psychologie. Il assouplit donc scrupuleusement son esprit à l’observation de lui-même ; il s’enfonça de plus en plus dans cette méditation du moi, sans cependant s’y perdre jamais, et, toujours fidèle à la méthode expérimentale, il poussa la contemplation très loin sans tomber dans l’extase ou dans le mysticisme. C’est un des caractères de l’esprit moderne et occidental que de savoir, en méditant, éviter cet écueil où se sont brisés l’antiquité et l’Orient.
Avec une incomparable patience, M. Jouffroy, pendant de longues années, se contenta de réduire la philosophie à la psychologie, et même à une psychologie plus descriptive encore qu’inductive, et qui servit à témoigner comme à développer en lui la sagacité de l’observateur et le talent de l’exposition. Il apprit à connaître avec profondeur ce qui se passe en nous, et à le rendre avec une lucidité parfaite. L’intimité du moi est comme la caverne mystérieuse où le Scythe de Platon allait chercher des spectacles inconnus qu’il rapportait ensuite à la clarté du jour.
Cette philosophie certaine, mais bornée, pouvait d’abord paraître un peu stérile. Réduite à ne constater que des phénomènes internes, elle pouvait sur le reste ne produire que le doute. Les sceptiques ne sont pas tous des téméraires. Le scepticisme fut souvent le fruit d’une dialectique hardie qui se joue du naturel et du vraisemblable ; mais il naît quelquefois chez les modernes d’un excès de prudence ou plutôt de timidité. L’abus des méthodes d’observation y peut conduire un esprit profondément expérimental qui constate et ne conclut pas. Cette excessive réserve fut un des caractères de la philosophie naissante de M. Jouffroy, et même à une époque plus tardive, lorsque sa doctrine s’était enhardie, elle conserva des traces de scepticisme[2], elle se contint en-deçà de ses légitimes conséquences ; du moins parut-il encore suspendre son jugement, alors même qu’il le suggéra sous la forme d’une irrésistible induction. C’est le fruit de son opiniâtreté à vouloir retrouver à toutes les vérités philosophiques le caractère primitif de faits de conscience, caractère qu’une sagacité ingénieuse ne parvient pas toujours à leur restituer. L’unité et la sévérité de sa méthode l’obligent à des efforts infinis de pénétration et quelquefois de subtilité pour transformer ainsi toutes nos idées spéculatives, et pour enlever sur tous les points aux naturalistes le privilège de la science expérimentale, en faisant de la méthode de Bacon la clé d’une philosophie qui n’est au fond rien moins que celle de Bacon.
Je ne l’ai point entendu dans sa jeunesse, alors qu’il était répétiteur à l’École normale, ou qu’il enseignait la philosophie au collége Bourbon (1819) ; mais j’ai lu et tous les amis de la science se rappellent son premier ouvrage. C’était une Introduction aux Esquisses de Philosophie morale de Dugald Stewart (1826). La méthode psychologique y est déjà supérieurement décrite et maniée. Elle est dirigée avec art contre les conclusions excessives de la physiologie appliquée à l’esprit. Pour établir l’existence morale de l’homme, il la montre attestée par des phénomènes non moins certains que tout autre fait d’expérience, bien qu’autrement observables que les faits de l’histoire naturelle ; et, content de cette première victoire, il s’arrête et semble, après avoir constaté des phénomènes spéciaux, hésiter à leur attribuer un sujet spécial comme eux. L’être spirituel lui paraît plutôt une haute probabilité, et il n’en fonde l’existence que sur une démonstration négative, le néant des preuves du matérialisme. Je sais que c’est déjà plus en dire que tel des pères de l’église ; je sais que c’était garder la position prise par Stewart ; je sais, enfin, qu’il y avait un peu d’ironie dans ce respect exclusif pour l’observation des phénomènes, ou du moins une condescendance calculée aux prétentions des sciences naturelles. Toutefois, je suis forcé de rappeler que la philosophie a des droits plus étendus, que la raison en elle-même est plus féconde, et j’ajoute qu’il y a loin de ce modeste début aux conclusions rationnelles qu’il saura quelque jour tirer de la psychologie même, lorsque, franchissant les bornes de l’empirisme écossais, il restituera dans la science toutes les vérités sublimes et familières, titres impérissables de la vieille foi du genre humain.
Mais nous ne prétendons pas ici suivre tout le développement de sa philosophie. Contentons-nous d’en dégager les idées fondamentales ; peut-être paraîtront-elles bien simples, aujourd’hui qu’elles courent le monde, et l’on aura quelque peine à en reconnaître l’originalité. C’est le sort de tous les esprits d’élite : ils ne font guère que devancer leur temps, et quand leur temps les a rejoints, eux et lui marchent du même pas. Leurs nouveautés de la veille sont devenues vulgaires, et ils pensent comme tout le monde ce qu’ils ont pensé avant tout le monde, car la pensée est de sa nature universelle, et n’a besoin que d’être comprise pour devenir la propriété du premier venu. Le talent seul ne passe jamais dans le domaine public. Heureux donc ceux qui savent à temps donner à leurs conceptions individuelles l’empreinte du talent qui les date et les conserve ! C’est une injustice peut-être : les vérités sont de plus haute valeur que l’art tout personnel de leur prêter de l’éclat ou du charme, le beau n’est que la parure et partant que l’accessoire du vrai ; mais enfin ainsi sont faits les hommes, il faut leur plaire ou les toucher pour rester dans leur mémoire ; ils sont plus sensibles à l’art qui exprime qu’au génie qui invente, et l’éloquence laisse plus de traces que la vérité. Non que la vérité périsse, mais elle devient promptement une idée raisonnable, une opinion reçue, enfin un lieu commun, et la multitude s’imagine qu’on a su de tout temps ce qu’elle ne se souvient pas d’avoir appris.
Voici donc quelles étaient les maximes philosophiques de l’école de M. Jouffroy. La première vérité de la science comme la première règle de la méthode, c’est que l’observation de soi par soi ou la conscience attentive est la source de la certitude. Tout système est donc faux ou fragile qui ne se fonde pas sur une connaissance exacte de l’esprit humain par lui-même interrogé. Toute métaphysique séparée de la psychologie est hasardée ou suspecte, conséquemment sans autorité légitime. Cependant comme l’esprit humain ne peut trouver que dans la conscience ce qu’il conçoit de lui-même, jamais ce qu’il en conçoit ne saurait être absolument fictif, essentiellement faux. C’est au moins et nécessairement un fait de conscience, et l’erreur n’est pas de l’admettre, mais de l’admettre seul, et d’en exagérer les conséquences ou de le généraliser à l’exclusion de tout le reste. D’où il résulte que le faux n’est que le partiel, ou qu’il n’y a point d’erreur complète. Tout système est un fragment de la vérité. Or, la condition de la connaissance de la vérité étant l’observation qui n’exclut rien, on ne peut apprécier tous les systèmes qu’en les rapportant à l’observation, ni contrôler l’exactitude de l’observation que par la revue de tous les systèmes. Ils doivent contenir tout ce qu’elle constate ; elle doit donner tout ce qu’ils renferment. C’est ainsi que les recherches psychologiques éclairent l’histoire de la philosophie, qui les éclaire à son tour.
De ces deux idées qui se balancent et se répondent, M. Cousin avait saisi l’une comme la plus vaste, et partant celle qui était le mieux à sa mesure. M. Jouffroy sembla préférer l’autre, qui supposait un regard attentif, une vue perçante, toutes les patientes qualités d’un grand observateur. L’un sut tout embrasser, l’autre s’efforça de tout pénétrer, et tous deux contribuèrent puissamment, par des efforts divers, à introduire dans les choses de l’esprit une qualité précieuse et une véritable vertu, l’impartialité ; car la science aussi est sœur de la justice.
Mais l’impartialité n’est ni le doute ni l’indifférence. Elle éclaire, sans refroidir les nobles esprits, et elle s’allie parfaitement à cette connaissance de la marche générale des choses humaines qui ne permet à aucun de nous l’immobilité. Appliquée aux destinées de l’humanité, la méthode d’observation nous les montre composées des destinées des nations, et celles-ci à leur tour emportent dans leur sein les individus. Les individus ont donc leur part du mouvement universel. Or, ce mouvement, la direction peut nous en échapper quelquefois, mais l’origine en est moins mystérieuse que le but, et elle donne au rôle des individus dans l’action générale les caractères d’une mission. Il n’y a donc point d’indifférence permise, parce qu’il n’y a pas, à parler rigoureusement, d’inaction possible. Cela conduit et oblige en même temps le philosophe à s’enquérir, à se préoccuper de son temps et de sa patrie. De là, à toutes les époques, le lien nécessaire de la philosophie avec la politique actuelle ; et ce lien, par ses principes même, M. Jouffroy ne pouvait ni l’ignorer ni le rompre.
Les hommes marchent sous la loi de leurs idées ; ce n’est qu’en seconde ligne que se forment à la suite de ces idées des intérêts et des passions. Ces idées, dans leur développement historique et social, se confondent en une seule ou peuvent se ramener à une seule, celle d’un ordre vrai vers lequel gravite le genre humain. Cet ordre, s’il se réalisait jamais, serait celui d’une justice relativement parfaite, c’est-à-dire qu’il réduirait à ses moindres termes le mal sur la terre, le mal ou tout ce qui dégrade la dignité, restreint la liberté, altère la pureté de l’homme. Cet ordre restera éternellement idéal ; mais c’est vers l’idéal qu’il est toujours permis ou plutôt nécessaire de tendre. Nations et individus marchent à ce but, sans prendre toujours les voies les plus droites, sans toujours avancer d’un pas rapide ou sûr. Tout grand mouvement social est un effort qui suppose une résistance ; partout et toujours il y a donc lutte, conflit, sous des formes variées, et lorsque des évènemens grandioses et caractéristiques signalent une de ces luttes, on l’appelle, dans son développement régulier, du nom de révolution. Toute révolution qui rapproche soit l’humanité, soit une société, du but idéal, est bonne en soi et mérite la fortune. Ainsi doit se juger la révolution française.
On a tout dit sur le mélange du mal au bien dans les révolutions. La nôtre, jugée même en dehors de ses actes, considérée dans ses systèmes, n’échappe pas à la critique. Elle a payé largement tribut à la faiblesse favorite de l’esprit humain, c’est-à-dire que des idées exclusives l’ont souvent égarée, et cent fois plus exclusifs que les idées sont encore les sentimens de l’homme. Les sentimens exclusifs engendrent les actions iniques. De là les fautes et les excès de la révolution. À elle aussi devait donc s’appliquer la méthode critique qui servait à juger les doctrines, car les doctrines ne sont que les évènemens et les révolutions de l’histoire de l’esprit humain. Après vingt-cinq ans, la révision méthodique des systèmes et des actes politiques sous la condition d’une fidélité inaltérable à la cause qui ne pouvait cesser d’être la bonne, devait épurer et améliorer en quelque sorte la révolution en la rendant plus impartiale. Une connaissance plus complète des élémens sociaux correspondait en politique à un dénombrement plus exact en psychologie des faits intellectuels, et c’est ainsi que la même méthode pouvait agrandir et assurer ensemble la pensée du philosophe et celle du citoyen.
On voit comment cette méthode devait conduire M. Jouffroy en métaphysique à un spiritualisme, en politique à un libéralisme, qui ni l’un ni l’autre n’étaient exclusifs. Si l’on veut appeler cette doctrine du nom prodigué d’éclectisme, entendons par ce mot la restitution dans la science de tous les faits oubliés, de tous les principes omis, et concevons que dans un tel travail l’esprit s’étende et l’ame se modère sans que la fermeté des convictions et le dévouement à la vérité s’affaiblissent.
C’est au lecteur à décider si la doctrine, dont nous venons de retracer brièvement les procédés et les résultats, n’a point peu à peu, et sous des formes diverses, pénétré dans les esprits, modifié les opinions, influé sur les évènemens, et contribué même à déterminer le caractère de la révolution de 1830. Assurément ceux qui ont, comme M. Jouffroy, concouru avec éclat à la constituer et à la propager, n’ont point confiné leur action dans l’intérieur des écoles. Les traces de leur passage se voient partout sur le sol où nous marchons.
Le jour vint où cette philosophie sortit de l’ombre des classes. À partir de 1820, l’opposition libérale se rajeunit et se fortifia. Des hommes nouveaux, venant la joindre, lui composèrent cette réserve d’ardentes recrues qui devait faire plus tard la force de l’armée du gouvernement de 1830. C’est l’époque où l’intérêt de nos communes idées, je devrais dire de notre commune cause, me rapprocha de M. Jouffroy. L’histoire de la formation des divers groupes d’écrivains qui renouvelèrent alors la presse militante serait intéressante à raconter ; une réserve que l’on comprendra ne me permet que de l’esquisser.
La restauration a eu du malheur ; elle succédait à un gouvernement qui avait abusé de la guerre et du pouvoir : elle apportait la paix et la liberté, excellentes conditions pour se faire bien venir d’un pays et demeurer populaire ; mais elle sacrifia ce double avantage au désir insensé de faire de son avénement le triomphe d’un parti. Elle tenait à honneur de punir la France en la contrariant ; elle gâta la paix en froissant le patriotisme, et la liberté en la donnant à regret. Ainsi, de gaieté de cœur, elle jeta les deux plus beaux joyaux de sa couronne au flot des révolutions.
Elle avait l’air de se chercher des ennemis. Elle en avait de tout faits dans les partisans obstinés des gouvernemens déchus ; mais ceux-là, elle pouvait les gagner en ne les outrageant pas, une bonne conduite les devait ramener. Elle y eût échoué, que le temps seul, en éclaircissant leurs rangs, aurait rendu leur hostilité moins redoutable. D’ailleurs les mécontentemens partiels ne prévalent jamais contre les intérêts généraux et permanens, quand ceux-ci sont satisfaits. La restauration n’a pas voulu, et sa chute a pu se prédire dès qu’on a vu ses ennemis de fondation grossis ou remplacés par les générations même élevées à son ombre. Dans toutes les classes, dans toutes les professions, de nouveaux adversaires se rencontrèrent en foule, nulle part plus nombreux et plus formidables que parmi les hommes voués à ce qu’on pourrait appeler le métier de l’intelligence. Après les tentatives plus ou moins malheureuses du carbonarisme, la scène s’ouvrit surtout à ceux qui, sans antécédens obligatoires, sans engagemens de situation, se jetèrent par choix dans les hasards d’une guerre raisonnée contre le pouvoir. La presse devint leur instrument presque unique ; la légalité, leur arme et leur abri. Nous tous, qui avons milité dans ces guerres, ne l’oublions jamais, la presse, quoi que nous soyons, la presse nous a faits ce que nous sommes.
Bien que le drapeau fût le même, il y avait plusieurs pelotons dans l’armée. Quelques-uns de nous, d’abord obscurs, inconnus, venus de loin, devaient tout à eux-mêmes. Aucune tradition de famille, aucune situation notoire ne les avait prédestinés à l’opposition active, ils en étaient, parce qu’ils l’avaient voulu, et puisant leur mission dans leur instinct, leur puissance dans leur nature, le temps en avait fait des écrivains politiques. Élevés loin de Paris, ils s’étaient rapidement acclimatés dans ce monde nouveau, en conservant quelque chose de l’énergie d’une éducation rude, sans mollesse et sans distraction. Ils avaient respiré leurs opinions avec l’air vital, et, profondément imbus des sentimens de la France, ils étaient capables de les juger en les éprouvant, et par là-même de les mieux servir et de les régler. C’étaient, par leurs passions, les représentans naturels de cette démocratie impétueuse qui s’était tant égarée, mais par la droiture de leur intelligence ils pouvaient en devenir les modérateurs et presque les maîtres. Contenir l’opinion libérale en la propageant, l’éclairer en la flattant, acquérir à force de sympathie avec le pays le droit de résister à ses emportemens, de redresser ses erreurs par le courage de la vérité, telle était leur puissance et leur but. Esprits étendus, mais positifs, ardens, mais pratiques, suppléant à l’imagination inventive par l’élévation des facultés usuelles à leur plus haute puissance, la politique et l’histoire étaient, de toutes les choses intellectuelles, celles qui leur allaient le mieux. À cette époque, où comme à nous tous l’expérience leur manquait, ils devaient beaucoup ignorer des personnes et des choses ; leurs vues pouvaient être étroites encore que sensées, et ils avaient à redouter cet emportement logique auquel résistent peu les esprits fermes et convaincus. Mais un bon sens supérieur maîtrisait tout en eux, et les systèmes et les passions, tandis que leurs instincts, sincèrement nationaux, les rendaient propres à prendre de l’ascendant sur les masses. Si l’étude et la méditation n’avaient pas encore suffisamment agrandi leurs idées, il était certain que les faits exerceraient toujours un empire décisif sur des intelligences si justes et si vigoureuses. Jamais rien de la réalité ne leur devait échapper. Ils avaient à cœur d’achever l’œuvre effective commencée par nos pères. En eux se devait personnifier quelque jour la révolution, éclairée et non affaiblie par le temps, ayant conservé toutes ses passions et gagné toute sa sagesse.
Ce n’était pas dans les brillantes et mobiles écoles de Paris qu’ils s’étaient formés. Les véritables élèves de ces écoles, ceux qui en continuaient la féconde impulsion, étaient de jeunes hommes dont la science et l’étude avaient assoupli et développé l’esprit, nourri d’abord des croyances et des idées populaires. Déjà les mécomptes de la politique, et l’on pourrait dire de la philosophie révolutionnaire, la curiosité naturelle à des gens lassés des banalités d’une littérature usée, les loisirs laborieux de la paix, l’excitation générale produite par les luttes de principes que la restauration provoquait follement, avaient enfanté un certain nombre d’esprits critiques, mais graves et enthousiastes, élevés et difficiles, tout-à-fait propres à renouveler les goûts et les idées. Après des études approfondies et variées, familiarisés avec l’examen de tous les systèmes sur le vrai et de tous les genres de beau, ces hommes à tendances spéculatives avaient comparé toutes les doctrines à toutes les réalités, et, trouvant peu d’accord, ils étaient naturellement amenés à se refaire des principes sur chaque chose. Leur prétention était de sortir de toutes les routines, et d’ouvrir l’œil et l’oreille aux idées neuves, sans prédilection de parti pris, sans engouement systématique. Politique, littérature, beaux arts, mœurs même, tout les intéressait à la fois, et en tout ils cherchaient la pensée profonde que le vulgaire méconnaît. La nouveauté les séduisait trop peut-être, mais il leur semblait que les revers nombreux de la cause du siècle attestaient de telles erreurs, que c’était le servir que l’éclairer sur lui-même et rajeunir ses idées. D’ailleurs ils prétendaient bien ne rien omettre, ne rien supprimer, et retrouver des raisons inconnues même pour les vérités communes. Plus rationnels que pratiques, ils pouvaient manquer quelquefois de l’art, sinon d’exciter les intelligences, du moins d’échauffer les ames, et ils semblaient plus faits pour agir sur l’esprit humain que sur l’esprit des hommes. Il y avait en eux ce qui fonde une école plutôt que ce qui forme un parti.
On reconnaissait dans cette partie de la presse opposante l’influence de la philosophie que nous avons décrite, comme dans l’autre partie les traditions améliorées de la révolution française. Des deux côtés étaient de nobles esprits, dont les efforts ont diversement, mais peut-être également, contribué à la formation de la pensée publique. Pour compléter le dénombrement, je devrais citer encore des écrivains qui vinrent d’un nouveau point de l’horizon et s’entendirent avec les uns et les autres. Dans une région sociale différente, des hommes du même âge, appartenant pour le plus grand nombre aux classes élevées par la révolution et l’empire aux fonctions publiques, avaient su se défendre des piéges et des séductions du pouvoir, et, pénétrés des idées et des sentimens contemporains, sacrifier à leurs convictions de faciles avantages. Ils apportaient à la cause plus de connaissance de la scène politique et des acteurs, et comme une expérience anticipée. Moins populaires que les uns, moins originaux que les autres, ils ne pouvaient exercer le même ascendant, ils pouvaient rendre autant de services. Nul n’avait aussi librement qu’eux choisi sa direction, nul ne se rendait mieux compte de son choix. Leur patriotisme moins communicatif n’était ni moins pur ni moins fidèle, et une absolue liberté d’esprit leur donnait une clairvoyante impartialité. C’étaient toutefois des combattans redoutables, car ils avaient vu de près l’ennemi, le connaissaient bien, et l’attaquaient sans colère comme des soldats volontaires qui guerroient par honneur et par goût. Enfans de Paris pour la plupart, ils avaient ce qui est si puissant à Paris, l’arme de la conversation, et ils servaient par elle au moins autant que par leur plume la cause qu’ils avaient embrassée.
Je raconte ce que j’ai vu. De ces trois classes d’écrivains, la première arriva exclusivement par la presse périodique ; la seconde, venue presque tout entière de l’Université, passa de l’enseignement à la presse et de l’étude à la controverse. À la tête de l’une, le lecteur aura déjà placé M. Thiers ; au premier rang de l’autre, on devinera qu’il faut mettre M. Jouffroy.
Je me rappelle encore les jours où je les rencontrai l’un et l’autre, non pas ensemble, ils ne furent jamais rapprochés, et ceux avec qui je venais formaient comme un intermédiaire entre les deux. Des sentiers divers nous avaient conduits sur le même terrain, et nous travaillions en commun au triomphe des principes dont il nous semblait que la défense devait un jour nous donner le pouvoir en héritage. « Nous sommes la jeune garde, » me disait M. Thiers en 1823.
C’était à l’occasion d’une entreprise qui nous réunit. Un recueil périodique s’était fondé, un moment remarqué, oublié aujourd’hui, les Tablettes universelles. Il disparut bientôt, brisé par les difficultés légales qui alors entravaient la presse. Chacun se reprit à chercher de son côté des chances de succès, des occasions de travail. M. Thiers et M. Mignet rentrèrent dans la voie où ils trouvèrent plus tard à créer le National. Pour nous, nous fûmes bientôt ralliés autour d’une œuvre qui a laissé quelque souvenir : je veux parler du Globe, recueil périodique que M. Dubois et M. Leroux fondèrent vers la fin de 1824.
Je rappelle ce fait parce qu’il fixa décidément M. Jouffroy dans les rangs de la presse militante. L’École normale dominait le Globe à son origine ; le nom de M. Dubois ne peut laisser à cet égard aucun doute. À cette direction appartenaient MM. Damiron, Trognon, Patin, Farcy, etc., et se rattachèrent M. Ampère, M. Lerminier, M. Magnin, et un peu plus tard M. Sainte-Beuve. Venus d’ailleurs, MM. Duvergier de Hauranne, Duchâtel, Vitet, d’autres encore, tempérèrent ce que cet esprit pouvait avoir d’exclusif, par une diversité nécessaire d’études et de goûts. Nous formâmes ainsi un faisceau de critiques qui, je le puis dire sans témérité, exerça dans la philosophie, la littérature et la politique, une véritable influence pendant les cinq dernières années de la restauration.
M. Jouffroy primait parmi nous. Il y avait en lui quelque chose de doux et d’imposant qui nous captivait. Sa raison n’était pas froide, mais calme, et nous nous sentions plus assurés encore de nos convictions quand elles passaient par sa bouche. Il avait là deux fidèles amis à qui son souvenir reste à jamais présent, M. Dubois, qui prêtait à nos opinions la verve d’un talent passionné et l’autorité d’une ferme loyauté, M. Damiron, auteur d’écrits bien précieux, le plus sage de nous tous, le seul sage peut-être, puisqu’il n’a pas cessé d’être heureux, puisqu’il n’a pas cessé de vouer à la science toute son ambition. M. Jouffroy était philosophe par l’esprit et les mœurs ; mais son ame était loin d’avoir atteint cette stoïque insensibilité à laquelle aspire, dit-on, la philosophie. Elle recélait une ardeur contenue qui a pu répandre quelques souffrances dans sa vie, mais qui animait d’une manière heureuse la gravité de son talent. On peut en juger encore par ses écrits. Il semble ne s’y attacher qu’à se rendre raisonnable, c’est son travail évident : toujours il procède par l’observation rigoureuse des faits, jamais il ne trouve assez d’appuis à sa pensée ; mais sous les formes sévères de sa méthode se cache ou plutôt se trahit une imagination qui reproduit vivement, si elle ne crée pas. Cette imagination le sert et parfois le séduit en se cachant de lui avec plus de soin encore que ne faisait, dit-on, celle de Malebranche. Ce qui se montre dans ses écrits se retrouvait dans sa nature, et il était plus ému des choses que ne le laissait voir la noble tranquillité de sa figure et de son attitude.
On peut relire les fragmens qu’il a écrits pour le Globe. Les plus importans ont été recueillis. La raison s’y montre partout sans doute, mais une raison ardente et persuasive, et les idées générales n’y servent qu’à voiler une forte polémique. On sent en le lisant, qu’un adversaire puissant est là, et que la vérité est en péril. L’état général des esprits à cette époque était le sujet inépuisable de nos articles. C’est le fait que nous considérions sous tous ses points de vue, fait puissant qui contenait tous les autres, centre de toutes nos recherches, et que nos constans efforts avaient pour but de caractériser et d’établir, comme le plus fort obstacle aux vues de la restauration et la plus forte objection à ses doctrines ; car, malgré la sagacité de ses plus illustres défenseurs, elle avait constamment méconnu, elle mettait son orgueil à méconnaître la réalité et la profondeur de la révolution dans les idées. Elle voulait tout attribuer aux passions individuelles, aux illusions d’un moment et se représenter comme un mal passager une rénovation sociale. De là l’espoir insensé de tout réparer à sa guise, et de là aussi la vanité de ses efforts. C’était donc lui répondre et l’intimider peut-être que de lui montrer sans cesse la grandeur des résultats accomplis comme supérieure à toute tentative de réaction. La discussion des principes, si goûtée et si brillante au début de la révolution, devait être en ce sens modifiée et complétée, quand nous approchions de son terme, par l’observation et la description des faits. On sent combien cela devait convenir à l’esprit de M. Jouffroy. Dans la politique, il retrouvait ainsi sa philosophie, et pouvait appliquer aux questions du jour la même méthode qu’aux recherches des lois éternelles de l’esprit humain. C’est ce qui donne tant de solidité à sa polémique. Lorsqu’il raisonne, il semble raconter ; l’observation se mêle partout à la déduction ; les idées les plus neuves prennent l’air de simples notions du sens commun, et la conviction est irrésistible sans paraître passionnée[3].
La cause qu’il défendait si bien triompha un jour, et la révolution de 1830 fit en un moment des idées contestées les idées reçues, de l’offensive la défensive, de l’opposition le pouvoir. Le Globe disparut, sa mission était finie ; M. Jouffroy, libre comme la France, revint à l’enseignement, et ne tarda pas à entrer dans la politique active.
Suivons-le, mais rapidement, dans cette double carrière.
Dans l’une, nous retrouvons la philosophie proprement dite. M. Jouffroy remonte dans sa chaire, avec un esprit plus mûr, avec des doctrines mieux arrêtées, plus complètes ; à son enseignement définitif correspond la publication de ses plus importans écrits. Les douze dernières années de sa vie sont les plus fécondes, et pour analyser ses travaux il faudrait exposer toute une philosophie. Il est trop tard, et cet article ne se prolonge que trop. Quelques mots seulement sur l’ensemble et le caractère de sa doctrine.
Le fondement de tout est, comme on sait, la psychologie. Il y a un esprit humain ; il se connaît par la conscience et dans la conscience. Ses opérations, ses facultés, ses lois, sont des faits ; la psychologie, et par suite la philosophie tout entière, est une science de faits, et il n’existe d’autres sciences que des sciences de faits. Seulement, tous les faits ne sont pas semblables, et toutes les sciences ne sont pas les mêmes, parce que tous les faits ne sont pas de même nature ; mais toutes reposent sur l’observation. L’observation diffère dans son procédé, suivant la nature des faits. De là, diversité de méthode et de certitude ; mais la méthode est également sûre, la certitude également entière, qu’il s’agisse des faits internes ou des faits externes. La psychologie n’est pas la physiologie, elle en est profondément distincte, elle s’appuie sur des bases mieux connues et procède par des inductions moins contestables. Tous ces points, que M. Jouffroy a cent fois traités, ne l’ont jamais été peut-être avec plus de clarté et de force que dans un de ses derniers écrits qu’il composa pour l’Académie des sciences morales et politiques[4].
Mais la psychologie serait fausse, si elle se bornait à constater des opérations et à en conclure des facultés. Il naît de ces opérations et de ces facultés des inductions constantes, universelles, qui sont des faits aussi, des faits de l’esprit humain, et qui tout à la fois se livrent à l’observation, satisfont la raison, et forcent son assentiment. Les démêler, les constater, les mettre dans tout leur jour, c’est établir indirectement, mais solidement, les grandes vérités qui en découlent, et la même méthode sert à connaître et l’esprit humain, et ce que l’esprit humain connaît, et ce qui est. La psychologie n’est donc pas réduite à retracer ce qui nous semble. Elle donne, à la suite des faits primitifs de conscience, elle y rattache, elle y enchaîne des conclusions qui vont au-delà du cercle de la pensée et se réalisent en dehors nous. La philosophie écossaise, qui commence bien, s’arrête en chemin. Elle ne connaît pas toute la fécondité de l’esprit humain, elle ne connaît pas toutes les ressources de la raison et la certitude de ses conceptions. Les vérités, pour avoir débuté par être des idées, n’en sont pas moins des vérités, c’est-à-dire les objets et les types des idées[5].
Pourtant les sciences philosophiques, bien qu’appuyées sur de fermes fondemens, n’ont pas su toujours les découvrir, et quelquefois les ont sapés elles-mêmes. Elles n’ont pas établi irréfragablement l’autorité de leur méthode, elles n’ont pas rigoureusement déterminé l’existence et la nature de leur objet, elles n’ont pas exactement tracé leurs limites, et tour à tour elles ont empiété sur d’autres sciences ou se sont laissé envahir par d’autres sciences. Elles sont donc mal faites et mal ordonnées, elles ne sont pas organisées. Il y a eu de grands travaux philosophiques, surtout de grands philosophes ; il n’y a pas peut-être de philosophie[6].
Cependant l’histoire de la philosophie doit être étudiée, non-seulement parce qu’elle est curieuse, intéressante, brillante même, mais parce qu’elle est le tableau de l’humanité recherchant la vérité. Or, les hommes pensent, même lorsqu’ils se trompent ; leurs idées sont nécessairement des faits intellectuels ; à ce titre, elles ne peuvent jamais être fausses. Il y a toujours du vrai dans le faux et de la raison dans l’erreur. Seulement, toute la vérité n’est nulle part ; la raison n’est jamais toute la raison. On ne peut s’approcher de la vérité, de la raison, qu’en réunissant, qu’en combinant tout ce qu’à différentes époques l’esprit humain a su apercevoir et constater ; et ce n’est que des fragmens de vérité épars dans toutes les philosophies qu’on peut constituer enfin la philosophie[7].
Jamais, cependant, la philosophie ne résoudra toutes les questions. Il y a dans la nature humaine un indomptable inconnu, dans la destinée humaine un impénétrable mystère. L’objet de la religion existe aussi réellement que celui d’aucune science ; mais il n’est pas susceptible de la connaissance parfaite : les croyances primitives, qui sont comme la substance de la religion, se démontrent par l’étude de l’esprit humain aussi invinciblement que tout autre fait scientifique, et la religion qui les consacre et les transmet sans les altérer est essentiellement vraie.
C’est par la même méthode qu’on peut réussir à juger tous les systèmes ou sur le juste ou sur le beau. La science du juste ou celle du droit naturel ne peut avoir de fondement solide, si elle ne repose sur une idée rationnelle donnée par une analyse rigoureuse de l’esprit humain. La science du beau ou l’esthétique a besoin de s’appuyer sur une démonstration semblable ; en cette matière, comme en morale, tous les systèmes sont conciliables, pourvu qu’on les subordonne tous à celui qui prend au fond même de l’ame l’idée du juste ou du beau, comme une notion nécessaire[8].
C’est dans le détail qu’il faut étudier une telle philosophie ; dans le détail éclate tout ce qu’elle peut avoir d’ingénieux, de saisissant, d’original. Le texte seul des ouvrages de M. Jouffroy peut faire admirer la clarté de son exposition, la simplicité de sa manière, le style sain, naturel, animé, et par intervalles éloquent, dans lequel il sait rendre sa pensée. Qui veut le connaître le lise. Quant à nous, nous renonçons à essayer ici un jugement définitif. Nous avons loué hardiment ; s’il fallait juger, nous serions plus timide. Nous ne pouvons dire que la philosophie de M. Jouffroy nous satisfasse complètement. Quoiqu’il ait su donner à ses principes une fécondité inespérée, il nous paraît cependant être resté en-deçà des vérités certaines, et il n’a pas égalé le connu au connaissable. En vain s’est-il efforcé d’exclure, ou plutôt de restreindre le doute, inséparable des connaissances d’un être borné tel que l’homme, il laisse encore au doute une part plus grande qu’il ne faut, et sa défiance envers la philosophie nous paraît excessive. Nous croyons la science mieux faite et plus avancée qu’il ne dit ; mais ce sont là des idées qu’on ne peut motiver en passant, il ne s’agirait pas de moins que de discuter les plus grandes questions de la science. Bornons-nous à dire que, comme les Écossais ses maîtres, mais avec plus d’étendue, de force et de profondeur que ses maîtres, M. Jouffroy nous paraît avoir établi une excellente philosophie d’introduction, et que toutes les fois que dans l’avenir on reviendra aux questions préliminaires de la science, surtout à l’examen des fondemens, des procédés et de l’objet de la psychologie, son nom se présentera naturellement ; il sera cité comme une autorité tant que l’histoire de la philosophie restera dans la mémoire des hommes.
Un dernier mot encore. Cette philosophie est-elle un sacrilége ? Question étrange à poser et dont M. Jouffroy, dans ses derniers jours, n’eut certes pas prévu le retour ; mais depuis un temps, les ennemis de la science ne sont pas devenus moins ridicules, seulement ils sont devenus plus hardis. Aucune réponse ne leur est due ; une apologie serait peu digne d’une pure et noble mémoire. Je ne sais qu’une chose, c’est que leurs déclamations se réduisent à quatre ou cinq propositions que voici. — La philosophie n’est que vanité et faiblesse ; elle a pour origine l’orgueil humain et les passions terrestres. — Le doute est le résultat le plus clair de toute philosophie. — L’éclectisme est une méthode mortelle à toute croyance et à toute religion. — Et je sais aussi qu’on lit dans saint Grégoire de Nazianze : « Rien de plus fort que la philosophie ; rien n’est invincible comme elle[9]. » On lit dans saint Clément d’Alexandrie : « Il est visible que l’ancienne science hellénique est avec la philosophie même venue de Dieu aux hommes[10]. » On lit dans saint Cyrille d’Alexandrie : « Le principe de la connaissance est l’inquisition, et la racine de l’intelligence des choses qu’on ne sait pas est le doute[11]. » On lit enfin dans le même saint Clément : « J’appelle philosophie non celle des stoïciens, ni celle de Platon, ni celle d’Épicure, ni celle d’Aristote ; mais tout ce qui a été dit d’excellent par chaque secte, tout ce qui enseigne la justice avec une science pieuse, c’est ce tout, cet ensemble éclectique, que j’appelle philosophie. La philosophie introduit donc et prépare à l’avance ceux que le Christ achève[12]. »
Voilà de l’ancien christianisme ; mais peut-être n’est-il pas du goût du nouveau.
« La même loi de la raison, dit M. Jouffroy, qui en s’appliquant tour à tour à l’individu, à la société ou à l’espèce, fait concevoir à l’homme que les individus, les sociétés et l’espèce sont ici-bas pour une fin, en s’appliquant à l’univers au sein duquel l’humanité n’est qu’un phénomène, lui fait concevoir aussi que cet univers en a une, et comme la partie ne saurait être contradictoire au tout, que la fin de l’humanité doit concourir à cette fin totale, n’en être qu’un élément et par conséquent avoir en elle sa raison et son explication dernière. Ainsi, par un mouvement irrésistible, la pensée s’élève de l’ordre individuel à l’ordre social, de l’ordre social à l’ordre humain, et de l’ordre humain à l’ordre universel. Là seulement elle peut s’arrêter, parce que là seulement elle rencontre le dernier mot de l’énigme qui la tourmente, la dernière raison des phénomènes dont elle cherche le sens. Mais je me trompe, messieurs, elle va plus loin encore, et elle doit le faire. L’ordre universel lui-même n’est qu’une loi, loi suprême, il est vrai, qui résume toutes les autres et qui contient la raison dernière de tous les phénomènes, mais qui dans l’ordre ontologique n’est encore qu’un fait et présuppose un être intelligent qui l’ait conçue et par conséquent réalisée. En d’autres termes, l’ordre universel suppose l’ouvrier universel dont il est tout à la fois la pensée et l’œuvre. L’intelligence humaine va donc jusqu’à Dieu, et là elle se repose, parce que là enfin elle trouve la source de ce fleuve immense que l’inflexible logique des principes qui la gouvernent l’oblige de remonter. Dieu trouvé, l’aspect de l’univers change, l’ordre devient la providence, et les mille rameaux de la loi universelle deviennent les mille résolutions de la volonté et la sagesse divine. L’ame humaine échappe avec joie à l’empire de l’inflexible fatalité, et se range avec bonheur sous celui de la sagesse et de la bonté de Dieu. Les rapports paternels du Créateur à la créature succèdent aux rapports sévères de la loi et du sujet, et la question suprême et dernière qui était de savoir quel rôle joue la destinée de l’espèce humaine dans la destinée totale de l’univers, revêtant des formes plus consolantes, devient celle de savoir quels sont les desseins de Dieu, c’est-à-dire d’un être souverainement sage et bon, sur l’homme, c’est-à-dire sur un être faible par son pouvoir, mais semblable à lui et supérieur à tout le reste par le don de l’intelligence[13]. »
La politique n’a jamais été la première pensée de M. Jouffroy, non qu’il fût indifférent aux grands intérêts de la société ; c’eût été l’être aux intérêts de la justice et de la vérité, et rien ne serait moins philosophique. Il aimait la France, et il s’inquiétait du rôle de son pays dans le monde. La révolution lui était chère, la recherche des moyens d’en concilier les principes avec la sûreté et l’influence de notre nation au milieu des nations européennes le préoccupait vivement ; les affaires étrangères avaient pour lui l’attrait qu’elles offrent presque toujours aux esprits philosophiques. Peut-être est-ce que, par l’étendue même de la sphère dans laquelle elles se meuvent, elles rappellent davantage la généralité des problèmes, familiers à la philosophie.
M. Jouffroy était appelé naturellement à siéger dans la chambre élective, et le rang qu’il occupait parmi ceux de son âge le désignait aux suffrages de ses concitoyens. Il fut nommé député en juillet 1831, aux seules élections qui se soient effectuées sous le ministère de M. Casimir Périer. Il entra dans la chambre avec l’intention si naturelle aux nobles esprits, mais que je n’ai jamais vu un homme raisonnable suivre jusqu’au bout, d’y garder une indépendance absolue. Ce dessein était peut-être d’une exécution moins difficile pour lui que pour un autre, il vivait assez solitaire, les petites passions lui étaient étrangères, les petites questions indifférentes. Généralisateur par penchant et par métier, il ne s’abaissait pas aisément aux conditions des affaires courantes, aux exigences momentanées des associations parlementaires. Il acceptait, il entendait à peine les considérations particulières qui, à toutes les époques, presque à toutes les séances, déterminent dans les assemblées la conduite des partis. Il n’entrait pas aisément dans les pensées des autres ; son intelligence ne recueillait en quelque sorte que ce qu’elle avait semé. Il put donc, un temps du moins, traverser avec assez d’indifférence les luttes passionnées des premières années de sa vie publique.
Cet esprit, habitué à tout tenir de lui-même, était par cette raison lent à se modifier. M. Jouffroy resta donc d’abord dans une sorte d’isolement. Toujours bienveillant et de bon conseil pour ses amis, il ne les suivait point et se tenait à distance. Il aimait leurs succès, il ne leur refusait ni les encouragemens ni les éloges ; mais sa sympathie n’allait pas plus loin. Il demeurait sur le rivage, regardant tristement les flots agités, toujours prêt à soutenir d’une parole amie ceux qui luttaient contre l’orage, à tendre une main secourable à ceux qui, regagnant la terre, venaient se reposer sur la plage auprès de lui.
Mais le temps fléchit tout, et les esprits indépendans sont ceux qu’il est le plus lent à dompter. Le temps ne fit jamais de M. Jouffroy un député ambitieusement actif, cependant il le rapprocha de plus en plus des hommes politiques et l’unit avec eux par des liens plus étroits. À mesure que nos discussions se pacifièrent, sa voix tranquille put se mieux faire entendre ; elle réussit toujours à se faire religieusement écouter. Il parlait doucement, gravement, sans prétendre à l’effet, disant avec simplicité des choses originales, avec noblesse des choses sensées, quelquefois de belles choses qu’il rencontrait et ne cherchait pas. Il fut un des premiers à proclamer à la tribune une vérité peu comprise et qui put paraître au premier moment un lieu-commun de philosophie éclectique : c’est que dans les diverses nuances du parti constitutionnel tout le monde est au fond du même avis, et qu’il n’y a pas sur les choses essentielles de dissidence sérieuse dans l’immense majorité de la chambre. Je me rappelle encore l’effet un peu singulier que produit cette déclaration à une époque où la nouveauté la rendait paradoxale, et je ne doute pas qu’elle ne le paraisse encore aux Machiavel des salons conservateurs. Il est remarquable que M. Jouffroy ait des premiers vu et développé cette idée avant qu’elle dût être bien comprise, et que depuis qu’elle a pu devenir une règle de politique pratique, il ait paru quelquefois découragé de sa propre pensée et accessible à d’autres conseils.
Je ne dirai que ces mots du dissentiment qui a pu nous séparer dans quelques circonstances des deux dernières années de sa vie. Sur une grande question qui intéresse le monde, la question d’Orient, il avait eu une pensée heureuse, si les circonstances eussent souffert qu’elle fût praticable, celle d’un concert européen (1839). Il avait cru conciliable le maintien d’un accord unanime avec le succès de la politique française : cet espoir fut déçu par l’évènement. Il imputa aux hommes ce qui, je crois, tenait à la nature des choses, et réprouva toute politique qui n’avait pas réalisé sa pensée. Rien ne s’explique mieux que cette persistance d’un esprit sévèrement méthodique qui s’est fait un principe et qui en veut les conséquences. Mais la politique des faits ne se déduit pas comme un système. M. Jouffroy le savait bien. Cependant ses convictions, fortement méditées, souffraient peu la contradiction, même celle des évènemens ; il s’attrista, et, las de débats stériles à ses yeux, de dissidences vaines, il condescendit à la politique qui l’avait jusque-là trouvé froid et même dédaigneux. L’âge venait, et il commençait à se glisser dans son ame ce que les années nous apportent tôt ou tard, un peu de lassitude des choses de la terre. N’est-ce pas ainsi que nous disons devenir sages en vieillissant ?
La position de M. Jouffroy a toujours été élevée dans la chambre. Elle s’était créée sans efforts ; c’était l’œuvre naturelle de son mérite, et comme un simple effet de sa présence. Il était respecté ; sa haute valeur était reconnue même des moins capables de le comprendre. Dès qu’on le sut atteint d’un mal menaçant, lorsqu’on put entrevoir les périls d’une santé toujours fragile, la sollicitude commune répondit à l’anxiété de ses amis, et, quand vint le jour fatal, tout ce monde, si absorbé dans les futiles intérêts du présent, trouva un moment pour regretter un homme qui ne les servait pas, et dont la vie n’était utile qu’à la science et à la vérité.
M. Jouffroy avait une figure calme et régulière qui annonçait l’attention pénétrante et l’élévation de l’esprit. Sa taille était grande, ses manières distinguées et simples ; sa bienveillance sans abandon accueillait et ne prévenait pas. Il unissait à la dignité la sérénité, si du moins on en devait croire son front et son accent, et sans doute il déroba toujours son ame aux émotions éphémères qui troublent la vie, aux épanchemens fugitifs qui les aggravent en les exprimant. Cependant un œil clairvoyant découvrait sous ce calme apparent une sensibilité facile à blesser, et la trace de souffrances qu’il n’avouait pas. Il pouvait se résigner à être inconnu, mais non méconnu, et les attaques injustes, même les contradictions vives, trouvaient le faible de son cœur. Peut-être manquait-il de philosophie avec les hommes, puisqu’il leur avait laissé le pouvoir de lui faire du mal. Comme on sentait dans ses graves écrits un feu caché d’imagination, sous le calme inaltérable de son attitude on devinait une vivacité d’impressions qui put coûter quelque chose à son bonheur, et rien à sa dignité. De tendres amis ont seuls pu savoir dans quelle mesure se compensaient en lui la sensibilité qui trouble l’ame et la raison qui l’apaise. Peut-être sa destinée ne fut-elle pas aussi heureuse qu’elle fut tranquille. Dieu seul assiste la vie intérieure de l’ame. La paix du cœur n’est souvent que la douleur ignorée.
Qui pourrait cependant ne pas envier le partage de M. Jouffroy ? Il a vécu pur, digne, honoré ; il a connu les affections intimes, le bonheur de la famille. Ses talens et son caractère l’auraient dans tous les temps distingué parmi les meilleurs. Les circonstances où il a vécu ont rehaussé sa valeur ; il a traversé un temps instructif, où, s’il n’a guère été permis de faire de grandes choses, il a été facile d’en apprendre, d’en concevoir, d’en propager d’excellentes. Il n’a failli à aucun de ces devoirs. Il s’était formé à cette école de la disgrace où les esprits se fortifient, où les caractères s’ennoblissent. L’opposition dans une bonne cause est le meilleur des apprentissages ; qui ne l’a point traversé s’en ressentira toujours. Nous avons eu le bonheur d’être pendant longues années en lutte légitime contre un pouvoir assez fort pour résister, non pour opprimer ; condamnés par-là à une excellente discipline, nous avons pu nous façonner à tous les devoirs de la vraie liberté. Pour la jeunesse d’alors, la vérité était tout, le calcul peu de chose ; la préoccupation d’un avancement personnel, cette idée fixe qu’on inspire avec tant de soin à la jeunesse bien élevée, était alors une chimère inconnue. La crainte pusillanime d’être appelé téméraire pour avoir bravé un préjugé, ou niais pour s’être fié à une idée, était un sentiment qu’on n’eût point compris. On n’avait pas découvert alors que la tranquillité publique fût tout l’ordre moral des sociétés. J’ignore ce que l’avenir réserve aux nouvelles générations. Puissent-elles ne regretter jamais de n’avoir point passé par les utiles épreuves qui nous ont été imposées ! Il leur sera plus difficile de s’élever à ces scrupules de la raison qui, dans les siècles de discussion, sont un appui nécessaire à ceux de la conscience. L’industrialisme qui aujourd’hui s’applique à tout, qui règne jusque dans la vie politique et dans la vie littéraire, ne peut guère trouver de contre-poids que la foi dans les idées. La probité privée est d’un secours médiocre, les intérêts personnels s’accordent trop souvent avec les vertus domestiques. Une politique qui ne s’appuierait que sur ces vertus-là peut aisément se corrompre et s’avilir. Le jour où, pour gouverner un pays, on n’en appellerait qu’aux sentimens qui font le bon père de famille, c’en serait fait de la dignité nationale, car c’est aussi une des formes de la décadence que l’honnêteté dans la bassesse. Pour moi, je ne puis penser sans reconnaissance envers l’arbitre de nos destinées que j’ai vu d’autres temps et entendu d’autres leçons. Peut-être est-ce un préjugé de l’âge, mais il me semble que notre dignité à tous se mesure sur notre fidélité à ces souvenirs, et à mesure que l’expérience, cette conseillère tant vantée, détache les hommes de ce qu’ils nomment des illusions, je crois les voir s’affaisser ; Dieu sait où cela les mène. Que d’autres soient heureux ainsi, j’y consens ; mais qu’ils nous laissent nous obstiner dans la pensée que nous ne nous sommes pas trompés quinze ans. Schiller dit quelque part que l’homme fait doit porter respect aux rêves de sa jeunesse : la première marque de respect qu’on leur doive donner, c’est de ne pas dire qu’ils soient des rêves.
- ↑ De l’Organisation des sciences philosophiques, seconde partie. — Nouveaux Mélanges philosophiques, p. 111.
- ↑ Voyez, dans les premiers Mélanges, le fragment intitulé : du Scepticisme, p. 200, et dans le premier volume du Cours de droit naturel, la neuvième leçon : Réfutation du scepticisme.
- ↑ Voyez surtout, dans les premiers Mélanges, les articles intitulés : Comment les dogmes finissent et la Sorbonne et les Philosophes.
- ↑ Mémoire sur la légitimité de la distinction de la psychologie et de la physiologie. — Nouveaux Mélanges, p. 223.
- ↑ Préface de la traduction de Reid, tome I des Œuvres complètes.
- ↑ De l’Organisation des sciences philosophiques. — Nouveaux Mélanges p. 1-221.
- ↑ De l’Histoire de la philosophie. — Premiers Mélanges, p. 221. — Ouverture du cours d’histoire de la philosophie ancienne — Nouveaux Mélanges, p. 349.
- ↑ Leçons préliminaires du cours de morale. — Premiers Mélanges, p. 383. — Cours de droit naturel. — Cours d’esthétique.
- ↑ Orat. XXVI, p. 481 ; tome I de l’édition des bénédictins de Saint-Maur.
- ↑ Stromat., liv. I, p. 287 ; édition de Paris, 1641.
- ↑ L’inquisition, le doute, deux mots qui ont servi à désigner les sceptiques, appelés quelquefois zététiques et aporétiques. — S. Cyrill. Alex. op. Comm. in Johan. ev., lib. II, cap. IV, p. 180 ; tome IV de l’édition de Paris, 1638.
- ↑ Stromat., liv. I, p. 288,292.
- ↑ Méthode pour résoudre le problème de la destinée humaine. — Premiers Mélanges, p. 466.